Bureaucratisation Des Chefferies Du Ruanda D’Avant L’Indépendance
L’aliénation du système ou la contradiction inhérente de l’administration indirecte
La bureaucratisation des cadres coutumiers fut un processus graduel, mené par l’Administration belge en réponse très souvent à des nécessités spécifiques ; il aboutit dans la première moitié des années trente. Les tendances principales en furent les suivantes: (i) L’extension consciente de la sphère géographique de l’autorité centrale tutsi et l’instauration généralisée d’un système administratif uniforme; (ii) La substitution de la « trinité des chefs » (terre, bétail et armée) par un système où l’autorité était concentrée entre les mains d’un seul chef par entité géographique; (iii) La détermination de l’exercice du pouvoir par les chefs et les sous-chefs dans des règles précises, élaborées pour atteindre les exigences de normes bureaucratiques; (iv) La monopolisation, en principe, des commandements par les Tutsi; (v) La stabilisation des fonctions, qui furent mises à l’abri de l’arbitraire de l’autorité coutumière supérieure, l’administration belge se réservant le droit d’intervenir; (vi) La formation administrative « à l’européenne » des cadres coutumiers; (vii) La « salarisation » des revenus des notables; (viii) L’imposition, aux chefs et aux sous-chefs, de fonctions bureaucratiques.
Le résultat, à la fin de cette opération, fut que les seigneurs de jadis étaient devenus des fonctionnaires indigènes de l’Administration européenne. Les caractéristiques structurelles et normatives du système politique s’en trouvèrent fondamentalement modifiées. Lemarchand résume ces réformes ainsi :
« Changements )structurels que ceux opérés par l’abolition de la triple hiérarchie de chef du bétail, chef des terres et chef de l’armée, et son remplacement par une seule entité administrative, soumise à la juridiction, et par le fait même à l’arbitraire, d’un seul chef; changements fonctionnels, également, dans la mesure où de nouvelles charges administratives sont venues s’ajouter aux fonctions traditionnellement reconnues aux chefs pour mener à bien l’entreprise « civilisatrice » du colonisateur; changements normatifs enfin en vertu même de la nouvelle définition du rôle de chef au sein de la société. Le chef traditionnel s’est ainsi transmué en fonctionnaire ».
Comme d’autres réformes politiques et administratives introduites par la Belgique au nom de l’efficacité et de la viabilité financière, ces modifications ont contribué à approfondir les clivages entre les ethnies et les régions. Dans leurs efforts de transformation radicale de l’ordre traditionnel, les autorités coloniales ont bouleversé l’essentiel de la structure des normes, positions et rôles qui cimentaient la société rwandaise. La chute de la monarchie en 1959 en sera la conséquence : les institutions traditionnelles furent incapables d’absorber ces nouvelles ressources politiques introduites sous l’égide de la colonisation.
La contradiction fondamentale du système d’administration indirecte, et donc de la position des autorités coutumières, se trouve sous entendue dans une formulation résumée par Ryckmans du programme politique : « Maintenir la paix publique en nous appuyant sur l’autorité des chefs traditionnels: mais s’imposer à ceux-ci, par des ordres, et pas seulement par des conseils, les réformes indispensables ». Respecter et contraindre, tradition et « civilisation », liberté d’action et protection contre les abus : ce sont là des objectifs inconciliables et la politique ambiguë menée par l’autorité mandataire envers les autorités indigènes en est une illustration frappante.
La première mention de sanctions envers les chefs se retrouve dans le Rapport 1924 sur l’administration du Ruanda-Urundi, qui indique que plusieurs chefs, « d’esprit rétrograde et qui se refusaient à abandonner leurs procédés arbitraires », avaient été destitués. La politique que la Belgique entendait suivre vis-à-vis des chefs et des sous-chefs trouva une première formulation officielle et cohérente dans le Rapport de 1925. En résumé il est proposé :
– Reconnaissance et raffermissement de l’autorité coutumière ;
– Stabilité des fonctions politiques ;
– Application honnête, notamment par les chefs, des coutumes « respectables » – Remplacement des chefs et sous-chefs malhonnêtes, récalcitrants, ou qui abusent de leur autorité ;
– Remplacement graduel des « vieux » chefs par des éléments lettrés.
Si le Rapport 1927 signale que « l’organisation et les autorités coutumières ont été maintenues et consolidées » il ajoute immédiatement que pour servir à la réalisation du programme civilisateur que se propose le gouvernement, il convient également que cette organisation subisse une refonte et une adaptation. »
Abolition de la triple hiérarchie des chefs
Les provinces ou districts traditionnels avaient à leur tête deux fonctionnaires nommés par le mwami : l’umutwate Wumukenhe ou umunyamukenke (chef des pâturages) et l’umutware w’ubutaka ou umunyabutaha (chef du sol). En général, le premier était un Tutsi ayant autorité sur les propriétaires vachers, soumis à la prestation de lait et à d’autres redevances bovines; le second était un Hutu ayant autorité sur les habitants ne possédant pas de vaches, soumis à la prestation de l’impôt vivrier (ikoro) et à deux jours de travail sur les cinq que comptait la semaine traditionnelle (uburetwa). Dans le district qu’ils commandaient, ces deux fonctionnaires jouissaient d’une autorité égale, chacun dans son rayon respectif et sans partage territorial. Chaque rwandais faisait en outre partie d’une armée (ingabo) dirigée par l’umutwane w’ingabo (chef d’armée). Les autorités civiles (umunyabutaka et umunyamakenke) ne s’occupaient pas des armées dont ils ignoraient l’existence en administration civile. Cette organisation politico-administrative était « une véritable mosaïque systématiquement composée et recomposée sans cesse, tendant à susciter et à entretenir concurrence, rivalité et espionnage mutuel entre les délégués du pouvoir central dans l’intérieur du pays, à prévenir tout essai de coalition en faisant vivre chacun dans une constante alerte, dans la peur de perdre son bénéfice ou sa charge par la dénonciation d’un voisin ». Chacun des trois chefs exerçait donc une surveillance réciproque sur les deux autres, au profit du roi et des masses hutu ; pour le mwami en particulier, la triple chefferie était un moyen puissant de contrôler le pays.
Une réforme importante fut entamée à partir de 1926 ; l’abolition du système des trois chefs eut un impact profond sur les relations sociales et sur la situation de dépendance des Hutu en particulier. Cette réforme doit être vue dans le cadre de la rationalisation des fonctions politiques et de la réorganisation territoriale dont il sera question plus loin. Sous l’occupation militaire déjà, les autorités belges s’étaient rendu compte des difficultés de traiter avec plusieurs autorités à la fois, notamment pour les réquisitions de vivres et de porteurs. Afin d’éviter des négociations avec une multitude de notables dans chaque région, l’Administration commença vers 1922-23 à désigner un notable par région pour l’exécution de ses ordres. Lorsqu’aucun notable n’était prédominant, les administrateurs nommaient un notable coopératif comme « chef d’akazi » (chef des corvées). Par la désignation des chefs d’akazi l’Administration avait fait un premier pas en direction de la bureaucratie qu’elle entendait instaurer : un système simplifié et hiérarchique de commandements définis et unifiés de taille plus ou moins équivalente.
Le but de l’Administration était d’arriver à une gestion du pays plus en ligne avec les concepts européens d’administration, qui ne concevaient pas que trois autorités puissent co-gouverner dans un même espace géographique. On trouve un exemple parmi d’autres de l’étonnement et de la méfiance des administrateurs belges face à cette triple hiérarchie traditionnelle dans cette description reprise dans différents rapports : « Ce chef de province commande les terres et les wahutu, c’est le chef de l’ubutaka. A côté de ce chef de province, on trouve un autre chef, provincial également et qui lui aussi ne dépend que du roi, mais dont l’autorité s’exerce sur les troupeaux, les pâturages, les watutsi. Lui aussi a ses surveillants, ses délateurs. C’est le chef de l’umukenke. Cet état de choses provoque infailliblement une situation chaotique. En effet, si le chef de l’ubutaka possède du bétail à faire pâturer ou désire installer un muhutu sur le terrain appartenant au chef de l’umukenke il devra s’entendre avec ce dernier, qui prétendra commander le muhutu ou exigera que ce dernier travaille pour lui, comme pour son premier maître, d’où un « imbroglio » permanent, qui est à l’origine de presque toutes les palabres du Ruanda. Surgit alors parallèlement aux deux premiers un troisième compère, le chef de l’ingabo. En théorie, c’est un chef guerrier, un commandant de formation guerrière. En pratique, c’est un patron de plus, qui exigera des prestations et qui moyennant cadeaux servira dans les procès de protecteur et d’intermédiaire près du roi. Du fait des pouvoirs et des biens qu’ils détiennent du roi, les chefs sont astreints à des devoirs d’allégeance, qui se traduisent par des impôts et prestations. » Pour des raisons d’efficacité administrative et de ce qu’elle percevait comme une amélioration du sort des Hutu, la résidence décida la suppression de cette triple autorité. Les fonctions des trois chefs furent donc fusionnées. Le plus souvent c’est le chef d’armée qui reçut le commandement unifié et territorialement stabilisé, parce que la dénomination umutware (chef) tout court était comprise comme faisant référence au chef d’armée.
Cette réforme fut d’une importance capitale et dépassa certainement les conséquences que les autorités belges avaient anticipées. Les relations sociales entre les groupes ethniques en furent fondamentalement affectées dans le sens d’une évolution rapide vers un système plus autoritaire, centré autour d’une seule autorité provinciale. En effet, avant la réforme, les Hutu pouvaient être subordonnés à quatre seigneurs : les trois chefs et le shebuja, patron dans la relation de clientèle du bail à cheptel (ubuhake) dont il sera question dans la troisième partie. Puisque les autorités tutsi étaient engagées dans une lutte permanente pour sauve garder ou étendre leur pouvoir, ils écoutaient les plaintes des Hutu au sujet d’un chef concurrent d’une oreille favorable, ce qui permettait aux Hutu d’obtenir le soutien d’un chef dans leurs litiges contre un autre. Les Hutu étaient donc plutôt protégés que menacés par ce système. Cette possibilité de « recours » à un protecteur leur fut enlevée par l’instauration du chef unique, l’Administration belge ne se rendant pas compte que sa réforme détruisait une structure compliquée de relations entre les strates sans la remplacer par une autre structure viable. Ce fut d’ailleurs le cas de bien des réformes politico-administratives effectuées par la Belgique au Rwanda. Cette réforme n’augmenta pas seulement les possibilités des notables tutsi de gouverner de façon plus oppressive, mais – fait plus significatif à longue échéance – l’élimination de la possibilité des Hutu de faire appel à un Tutsi diminua la probabilité que les Hutu considéreraient les Tutsi, ou certains d’eux, comme leurs protecteurs.
Kagame met surtout l’accent sur la disparition des chefs des armées et, avec eux, du respect de certaines règles du code militaire, lequel assurait une protection judiciaire et politique à chaque individu, membre de Vermée, qui était tenu en contrepartie de remplir certaines obligations. L’armée n’était pas uniquement destinée au combat ; elle formait une vaste corporation à laquelle incombaient principalement des droits et des devoirs d’ordre social. G. Feltz estime qu’avec la suppression des armées sociales la souveraineté du mwami perdit son principal attribut du pouvoir monarchique. L’influence considérable des chefs d’armée contrebalançait efficacement le pouvoir des chefs du sol et des pâturages. Ils protégeaient des lignages, qui dépendaient de leur juridiction, contre les exactions des autorités administratives civiles. Le code militaire tombé en désuétude, l’intérêt personnel le remplaça par la « généralisation abusive du contrat de servage pastoral » (ubuhake).
La « rationalisation » de la structure administrative, premier but de cette réforme, ayant sans doute été réalisé (et il fut, à court terme, certainement le plus important pour l’Administration), le deuxième, la protection des Hutu contre des exactions de toute sorte, ne le fut pas. Au contraire, l’Administration s’est montrée incapable de comprendre l’essence des concepts normatifs sur lesquels la relation entre les chefs et leurs sujets était basée. La conséquence en a été que les pressions additionnelles exercées sur les Hutu rendirent plus difficiles à supporter les obligations traditionnelles, qui ne disparurent pas pour autant.
Stabilisation des fonctions politiques
A partir de 1919 la Cour fut obligée d’informer l’Administration de toute modification dans les commandements. La Cour et les notables ne respectèrent cette directive que dans la mesure où elle ne les gênait pas et l’Administration ne prit pas d’initiatives spéciales pour la faire appliquer. Le résident ne parvint à obtenir de la Cour une liste complète de tous les notables que quatre ans après en avoir fait la première demande. Selon un rapport officiel, c’est le mwami lui-même qui contrecarra l’élaboration de ces listes parce qu’il craignait que les informations sur les collines et leurs notables permettraient à l’Administration de combattre effectivement l’arbitraire dans l’attribution de commandements. L’Administration fut obligée d’annoncer en 1922 que tout notable qui accepterait un commandement sans l’approbation du résident serait passible d’une peine de servitude pénale pouvant aller jusqu’à deux ans. Le mwami devait dorénavant en référer à l’autorité européenne pour toute investiture ou révocation de chef. La même obligation pesait sur les chefs pour la nomination et la destitution des sous-chefs et d’autres autorités subordonnées.
Ces mesures signifiaient en réalité que l’Administration contrôlait les nominations et les destitutions à tous les niveaux ; l’intervention du mwami était requise uniquement pour apposer le sceau de la légitimité. Rien d’étonnant dès lors qu’à la Commission permanente des mandats M. Rappard eût du mal à s’y retrouver : « Les chefs sont nommés par le mwami ; mais s’ils ne donnent pas satisfaction, c’est l’Administration qui les révoque; mais c’est de nouveau le mwami qui nomme leurs successeurs. » Le représentant accrédité de la Belgique, M. Halewyck de Heusch, n’y voyait aucun problème « Théoriquement et aux yeux des populations, le mwami est l’auteur des nominations comme aussi des destitutions. Pratiquement, il suit les directives de l’Administration européenne. »
L’effet de cette mesure fut considérable. Elle diminuait l’inquiétude, l’instabilité et l’absentéisme des chefs qui étaient auparavant pratiquement obligés de séjourner la plupart du temps à l’ibwami (Cour de Nyanza) afin d’éviter que des rivaux leur fassent perdre les grâces du mwami. Cet état de choses n’était pas seulement nuisible à la bonne administration de la circonscription, mais il avait une autre conséquence dont les Belges se rendirent compte plus tard: puisque les notables importants passaient le plus gros de leur temps à Nyanza, ils déléguaient la responsabilité pour l’administration de leur fief à des subalternes. Ces derniers, afin de se soustraire aux obligations imposées par l’Administration belge, relayaient les contacts avec celle-ci à des subordonnés de moins en moins importants. Les administrateurs se retrouvaient dans la situation où ils donnaient des ordres à un obscur client sans pouvoir (26). L’administrateur de Gisenyi signalait en 1923 : « Au point de vue administratif, nous nous sommes trouvés en présence de chefs méfiants, se faisant remplacer pour tous rapports avec l’administration par des ‘capita‘, hommes de paille, soi-disant sous-chefs. Les véritables titulaires, les uns par hostilité ou indifférence vis-à-vis de l’Européen, les autres voulant éviter son ingérence afin de conserver indépendance et autorité absolue, se tenaient à l’écart et évitaient parfois soigneusement de se faire connaître ; certains détenteurs d’un commandement furent victimes de leur mensonge initial en se voyant remplacé automatiquement par ceux que, délibérément, ils avaient pris comme façade. »
L’administration estimait qu’il était nécessaire que les chefs limitassent leurs séjours à la Cour, afin notamment de diminuer les intrigues et de garantir un exercice plus permanent et effectif de leurs commandements. Nous avons vu qu’après son avènement, le mwami Mutara Rudahigwa réalisa ce désir par une décision qui contribua à sa popularité, mais qui dépouilla davantage la fonction royale de son ancien prestige. En 1932, il établit une liste des courtisans et limita leurs séjours à la Cour à quinze jours par an. De ce fait, il s’isola de circuits d’influence qui avaient atteint un niveau élevé de cohésion. Tout en devenant plus accessible au peuple et plus populaire, il se privait de la plupart des attraits de la royauté ancestrale et se rendait plus vulnérable au pouvoir européen, qui devint son partenaire principal. Cette décision administra un coup important à la conception même de la fonction royale, dont les relations entre le mwami et les grands notables et la possibilité pour le mwami d’utiliser un notable contre l’autre, étaient des éléments importants. Cette mesure démontra également que le véritable pouvoir glissait de plus en plus du mwami vers les autorités européennes.
Réorganisation territoriale
Entamée en 1926, la réorganisation territoriale avait pour buts la simplification, l’uniformisation et la « rationalisation » des subdivisions politiques indigènes. Elle peut être étudiée dans le contexte de la bureaucratisation des cadres coutumiers, mais son impact ne fut pas aussi désastreux que celui de certaines autres mesures, sans doute parce qu’elle n’affectait pas fondamentalement les relations sociales et politiques. La réorganisation doit également être mise en rapport avec l’extension du royaume central. La réorganisation débuta par le plus petit des commandements politiques, l’igikingi (pluriel ibikingi). L’igikingi était, au moment de la réforme, un petit domaine comprenant une colline ou une partie (parfois minime) de colline, habitée par quelques ménages (deux à quinze, rarement plus). Ils étaient distribués en nombre considérable, à la demande du mwami ou de la propre initiative des chefs et des sous-chefs. L’Administration estimait que ce morcellement à outrance de la chefferie ne provoquait pas seulement des complications du point de vue politique, mais qu’il avait également le grave inconvénient d’accroître les charges pesant sur les paysans hutu. En 1926 le mwami dut renoncer, sur les instances de l’Administration, à ce que de nouveaux ibikingi fussent créés ; il fut décidé de rattacher à la colline (ou sous-chefferie) tout igikingi devenu vacant par le décès du titulaire ou autrement. Par sa lettre n° 5395/Ord. du 4 décembre 1930 le résident décida la suppression des ibikingi subsistants.
Ceci ne fut qu’un premier pas et la résidence se rendit compte que l’organisation territoriale restait inconciliable avec les nécessités d’une administration « rationnelle ». Pour remédier aux inconvénients d’un éparpillement poussé des circonscriptions indigènes, l’administration entama en 1927 une politique de groupement des chefferies, de façon à assurer graduellement la constitution de subdivisions territoriales contiguës. Le but était d’arriver à une situation où le chef de province indigène deviendrait « le pivot d’une véritable décentralisation administrative ». En même temps la constitution de caisses provinciales était envisagée afin de donner une certaine autonomie financière à l’administration provinciale. Comme dans les territoires britanniques, l’administration indirecte devait aboutir à un régime de « local govenment », c’est-à-dire une large décentralisation du pouvoir vers des entités locales et régionales autonomes.
Afin de réaliser progressivement le regroupement souhaité, l’Administration poursuivit la constitution de sous-chefferies, comptant d’abord au moins 100 contribuables et 300 ensuite. L’Administration appliquait une politique pragmatique afin d’atteindre cet objectif : toutes les circonstances favorables furent mises à profit pour regrouper les commandements. Dans un premier temps, l’initiative fut dans une certaine mesure laissée aux notables même ; ils furent invités à échanger des terres de territoire à territoire ou dans le même territoire. A la suite de nombreux échanges le chef Kayondo, par exemple, possédait des terres dans presque toutes les régions du territoire d’Astrida, ce qui lui permettait de regrouper la majorité de ses sous-chefferies dans une ou deux provinces ou chefferies. Les notables furent avertis qu’ils ont le plus grand intérêt à procéder au plus tôt à ces opérations, car dans six mois, un an peut-être, nous interviendrons nous-mêmes d’une façon effective. Rappelez-leur qu’un mauvais arrangement vaut toujours mieux qu’un bon procès.
La destitution de certains notables, « incurablement mauvais », offrit d’autres possibilités de regroupement par le rattachement des territoires des notables déchus aux commandements voisins. L’interdiction progressive des cumuls de commandements, parfois fort éloignés les uns des autres, et l’obligation imposée aux chefs de ne résider en personne dans leur chefferie contribuèrent également à la rationalisation voulue par l’administration. C’est dans ce contexte que le résident s’adressa aux délégués en 1930. Après avoir donné des exemples de notables destitués, il demanda d’attirer l’attention des chefs sur certaines lignes de conduite, notamment :
1° Les sanctions prises l’ont été avec l’accord de Musinga ;
2° Les anciens notables eux aussi peuvent voir agrandir leur commandement si nous constatons que leurs voisins n’exécutent pas les ordres reçus concernant l’extension des cultures ;
3° Tous peuvent éviter d’être dépossédés. Il leur suffit de s’occuper activement de leurs gens et de veiller à ce que ceux-ci ne manquent pas de terres à défricher.
On constate qu’en 1930 la patience avait cédé au désir d’intervenir et de hâter les choses. En outre, la résidence espérait faire d’une pierre deux coups : tout en réalisant la réorganisation territoriale, un stimulant négatif était donné aux notables afin que ceux-ci se conformassent aux instructions de l’Administration, notamment en ce qui concerne l’augmentation des cultures agricoles.
La réorganisation territoriale et la simplification de la hiérarchie qui s’ensuivit posait le problème des contrats existants d’ubuhake. Suite à un remembrement, par exemple par un échange de domaines entre deux chefs ou sous-chefs, quelqu’un pouvait devenir le client d’un notable dans le cadre d’une relation de clientèle ubuhake et le sujet d’un autre dans le contexte administratif. Afin d’éviter les conflits, l’Administration voulait faire coïncider les contrats d’ubuhake avec les relations politiques, bien que les deux fussent de caractère foncièrement différent. Les notables échangeant des commandements politiques furent exhortés à procéder également à un échange de clients. Ces mesures durent en général être imposées et semblent avoir été appliquées de manière peu uniforme et parfois arbitraire. L’effet en fut surtout de démoraliser les notables et en 1929, à la fin de la grande famine de 1927-1929, le gouverneur dut interdire les mesures qui perturbaient gravement l’ubuhake. A l’avenir, les clients ne purent plus être soustraits à un notable, sauf en cas de punition pour un fait grave et concret.
La réorganisation fut achevée fin 1932. Il y avait alors au Rwanda 65 chefs de province exerçant chacun l’autorité sur une moyenne de 5.500 contribuables, et 1.043 sous-chefs comptant chacun une moyenne de 343 contribuables dans leur circonscription. Il resta donc entre le mwami et les contribuables deux niveaux intermédiaires de pouvoir politique et administratif. Pour aboutir à cette simplification de la structure administrative indigène, l’Administration provoqua, surtout de 1930 à 1932, une véritable hécatombe parmi les notables, dont le tableau suivant montre l’étendue.
Formation des cadres coutumiers
La formation de ces cadres fut un souci constant de l’Administration belge dans le contexte de la bureaucratisation des autorités coutumières. Une « Ecole pour Fils de Chefs » fut ouverte à Nyanza en 1919 afin de rencontrer les objections de Musinga à l’égard des écoles chrétiennes. Tel déjà indiqué, cette école eut un succès immédiat dès que le résident eut expliqué au mwami que l’Administration avait l’intention de nommer de plus en plus de jeunes cadres lettrés et capables d’assimiler les idées européennes pour remplacer graduellement les vieux notables. Musinga fit inscrire ses trois fils ainés, Munonozi, Rudacyahwa et Rudahigwa et ordonna à ses intore (pages) d’en faire de même. La première promotion de trente jeunes fils de chef sortit en 1923 et entama un stage pratique de six mois à un an dans les administrations territoriales avant d’être nommés à des postes de commandement. En 1925, 58 « auxiliaires noirs », anciens élèves de l’école de Nyanza, furent acceptés dans les postes administratifs. Au cours de leur séjour près de l’administrateur, le rôle essentiel de ces jeunes gens était d’assister celui-ci dans ses rapports avec la population : recensement, collecte de l’impôt, et surtout le règlement de palabres et les enquêtes que celles-ci nécessitaient. Leur stage terminé, s’ils étaient fils de notables, ils assistaient leur père dans le commandement d’une ou de plusieurs collines, parfois même d’une province. S’ils appartenaient à une famille de Tutsi pauvres n’exerçant aucun commandement, ils étaient dotés d’un commandement par le mwami dès que l’occasion s’en présentait.
L’administration entendait ainsi constituer graduellement « une pépinière de candidats pénétrés de nos conceptions civilisatrices, parmi lesquels pourront être choisis les éléments dirigeants de l’avenir. » Cette politique ne tarda pas à porter ses fruits. A la fin de 1935, la proportion des lettrés par rapport à l’effectif total des chefs et sous-chefs fut de 60% au Rwanda. Ceci permettait notamment aux administrateurs de donner des instructions par lettres circulaires aux notables de la circonscription, au lieu de devoir les convoquer au poste administratif. L’enseignement de l’art de lire et d’écrire n’était évidemment pas le seul but de l’école. En 1921 déjà, le commissaire royal a.i. fit savoir au ministre des Colonies : « Plus de cent fils de chefs suivent, à Nyanza, les cours de l’école, qui durent trois ans. Trois ans pendant lesquels on ne se borne pas à les instruire : ils vivent dans l’entourage constant de l’Européen, se confient à lui, s’éduquent à son contact, sortent de là acquis définitivement à notre influence ; tous les chefs de demain seront formés suivant nos vues ; par eux, c’est tout le pays que nous tenons. » Quelle confiance dans la force d’une culture dominante !
Le remplacement des anciens cadres par ceux formés à l’école de Nyanza se fit en général assez harmonieusement. L’Administration était convaincue qu’il était préférable de garder, dans la mesure du possible, un chef médiocre, mais appartenant à une famille exerçant le pouvoir depuis des générations et facilement obéi, que de recourir à un jeune élément nouveau venu, doué de plus de qualités mais moins bien soutenu par les populations. La politique appliquée était de maintenir provisoirement la stabilité des charges, tout en se pliant à la nécessité de retirer quelquefois des cadres coutumiers considérés comme incapables ou par trop arriérés. Les notables eux-mêmes renonçaient d’ailleurs souvent volontairement à leur commandement pour céder la place à un successeur instruit désigné par la coutume. Ce serait cependant une erreur de croire que ce remplacement se fit toujours sans heurts. Deux générations, avec des idées et des méthodes fort différentes, s’opposaient. Le mwami Musinga faisant partie de la vieille école, l’Administration a dû lui forcer la main puisque « les jeunes chefs, imbus de nos principes civilisateurs, ne sont pas toujours ceux qui jouissent de la plus grande faveur auprès du mwami, dont l’entourage est fortement imprégné de croyances superstitieuses. »
Alison des Forges fait remarquer que si l’Administration avait clairement indiqué qu’elle ne désirait à terme travailler qu’avec des notables lettrés, elle faisait également comprendre qu’il était dans l’intérêt de ces notables d’être en plus chrétien. Ce message fut bien compris : en 1928, pratiquement tous les élèves de l’école de Nyanza étaient catéchumènes ou chrétiens. L’alphabétisation allait de pair avec la christianisation.
L’accent mis sur la christianisation des autorités indigènes est frappant : en 1936, lorsque 78% des chefs et 84% des sous-chefs étaient catholiques, seulement 18% de la population ordinaire était convertie. Les missions se rendaient parfaitement compte du pouvoir indirect que représentait un corps d’autorités indigènes catholiques. Les Pères blancs signalent dans un rapport annuel : « Les chefs et les sous-chefs du pays sont pour la plupart chrétiens et catholiques, ce qui nous donne sur eux une influence qui a sa répercussion sur la vie sociale du pays. Chaque mois, les chefs catholiques ont leur réunion à la mission où ils reçoivent une instruction sur la façon dont ils doivent se comporter à l’égard de leurs administrés, comment eux, chefs chrétiens, ils doivent respecter les lois de la justice et de l’honnêteté. » Cette politique était conforme aux directives du cardinal Lavigerie, fondateur de la Société des missionnaires d’Afrique (Pères blancs), qui prônait qu’il fallait christianiser le pays par les chefs. L’abbé Mbonimana estime pour cette raison qu’on peut parler de « christianisation indirecte » au Rwanda. Cependant, là où le cardinal Lavigerie avait parlé de « chefs », certains Pères blancs, dont Mgr. Classe, y virent des « chefs tutsi », introduisant par ce biais une dichotomie fondamentale dans la société rwandaise : la christianisation par les chefs s’allia ainsi à l’administration indirecte.
Le 11 juillet 1929, le gouvernement signa avec la Congrégation des frères enseignants de la Charité de Gand une convention portant création d’un Groupe scolaire officiel à Astrida. Cette école devait d’abord compléter et ensuite remplacer celle de Nyanza ; le Groupe scolaire entra en activité le 20 janvier 1932. Il admettait en majorité, mais « sans exclusion de principe » , des jeunes gens issus de la classe dirigeante tutsi. L’école de Nyanza, qui se vidait au fur et à mesure que celle d’Astrida se remplis sait, fut liquidée en 1935. Cette fermeture fut prématurée et causée par le fait que les élèves se décourageaient parce que les places disponibles de secrétaires indigènes et de sous-chefs commençaient à faire défaut. Le Groupe scolaire détachait les élèves, candidats notables, de leur milieu coutumier. Le niveau des diplômes était élevé et un mépris pour les milieux conservateurs, dont la Cour de Nyanza était le centre, s’installa parmi cette génération.
Les nouveaux chefs
Les modifications profondes ayant affecté l’image globale des autorités coutumières ont été réalisées dans le cadre de ce qu’on a appelé le « Programme Voisin ». En 1929, le ministère des Colonies estima que le temps était venu de consolider les initiatives prises durant les années précédentes et de formuler une politique cohérente à suivre à l’avenir. La base des directives qui allaient suivre furent les réponses à un questionnaire adressé en 1929 aux administrateurs de tous les territoires par le gouverneur du Ruanda-Urundi. Le dépouillement de ces rapports aboutit, le 25 septembre 1930, à la formulation d’un programme de politique indigène par le gouverneur Ch. Voisin. Ce programme peut être résumé comme suit :
- Respect et renforcement de l’autorité autochtone dans la mesure où elle s’exerce suivant les directives civilisatrices ;
- Surveillance étroite pour empêcher les abus en matière de prestations et corvées coutumières. La classe dominée doit prendre conscience de ses droits ;
- Destitution et remplacement des chefs incapables par des candidats désignés d’accord avec le mwami ;
- Regroupement des chefferies de façon à supprimer la dispersion des fiefs et rendre l’administration aisée et efficace. Le personnel de l’Administration européenne doit s’imprégner de l’idée que sans la collaboration des autorités indigènes, le pouvoir occupant se trouverait impuissant et en présence de l’anarchie.
Cette formulation n’apporta en fait rien de neuf au programme politique tel qu’il existait et avait été formulé à maintes reprises. Le rapport pour l’année 1931, période du « Programme Voisin » souligne d’ailleurs que les grandes lignes du système en vigueur à ce moment avaient déjà été fixées en 1926.
Les cadres coutumiers étaient ainsi devenus de plus en plus des fonctionnaires d’un cadre indigène, réellement au service de l’Administration. D’autres éléments viendront renforcer cette tendance, notamment une salarisation progressive des revenus des chefs et des sous-chefs. Cette dernière fut rendue possible par la création de caisses de chefferie et par le rachat des prestations coutumières. Les nouvelles fonctions administratives imposées au chef, s’ajoutant aux prestations d’ordre coutumier, rendirent son autorité plus pesante et son patronage plus éloigné des normes traditionnelles et acceptées. Cette bureaucratisation fait conclure à Margery Perham que « it makes little difference whether the Chief was originally a naturel authority, or is merely an appointed agent. »
Après une période d’objectifs administratifs limités, de reconnaissance et d’affermissement des autorités indigènes, période qui prit fin dans la deuxième moitié des années vingt, l’Administration entreprit de remodeler le système traditionnel dans le sens d’une administration bureaucratique d’inspiration européenne. Ce qui avait été essentiellement une hiérarchie d’autorités héréditaires devint une hiérarchie recrutée sur base de compétences et d’aptitudes, reconnues de plus en plus par l’éducation formelle ; les revenus des chefs provinrent progressivement de salaires et non plus de tributs ; ils furent promus, transférés et démis de manière administrative. Leur nombre de plus en plus réduit et la possibilité de mutation faisait que les chefs contrôlaient de moins en moins directement le destin politique et la gestion économique des régions et des populations.
C’était toutefois la fonction du chef et du sous-chef qui subit le plus profond changement. L’Administration exigeait d’eux des performances qui étaient contraires à leurs fonctions traditionnelles. Lloyd Fallers a fait, pour le Busoga, des constatations qui valent, mutatis matandis, pour le Rwanda.
« Traditional Saga political institutions emphasized the value of particular rights and obligations, a pattern which Parsons had described by the term particularism and functional diffuseness (…) The value system associated with bureaucratic organisation is in most respects in opposition to this pattern. Here the guiding norm is (Weber) ‘straightforward duty without regard to personal considerations’. Relations in such a system are to be, in Parsons’ termes, univelrsalistic and functionnally specific. »
Quelque attitude qu’il prenne, le chef était donc puni. Ces revendications contradictoires expliquent partiellement le nombre élevé de destitutions de chefs et de sous-chefs ; lorsque quelqu’un est sujet à des demandes opposées il devient très difficile d’éviter les sanctions. En plus de rôles dans le cadre des institutions indigènes, le chef était censé en occuper dans les institutions importées de l’administration coloniale ; ces fonctions étaient souvent contradictoires. Dénués de responsabilités réelles, détestés par leurs sujets pour les travaux qu’ils leur assignaient pour le compte de l’Administration, le chef et le sous-chef étaient obligés de se rapprocher de l’administrateur belge dont ils devenaient les instruments. Pour se maintenir, ils s’aliénaient la sympathie populaire dans le simple but de protéger leur commandement. Ils s’installaient ainsi dans une carrière administrative, qui s’accentuera comme un gagne-pain avec le rachat des prestations coutumières.
Dernier conflit : l’allégeance. Dépendant du mwami en vertu du droit constitutionnel coutumier, les chefs et sous-chefs dépendaient en réalité de l’Administration européenne. Là encore ils devaient poursuivre un équilibre constant entre les deux protecteurs, dont l’Administration belge devenait progressivement le plus important. Attitude, fonctions, loyauté : à chaque fois le chef était pris dans le piège du conflit engendré par une mosaïque d’obligations et de contraintes contradictoires. En fin de compte, si l’Administration et l’Eglise ont soutenu la position de la classe dirigeante, ils l’ont en outre rendue totalement dépendante de leur soutien. C’est la conséquence de la volonté de remplacer une domination traditionnelle par une domination bureaucratique (dans le sens de Weber) à chaque niveau.