La royauté sacrée

Dans l’ancien Rwanda, la position et les pouvoirs du mwami faisaient partie d’un ordre social global où l’importance des éléments d’ordre mythique et religieux était grande. Cet ordre était pyramidal et équilibré ; sa structure était soutenue par la « prémisse d’inégalité ».

Le concept de la royauté sacrée rwandaise comportait notamment les dimensions suivantes : (a) un ensemble symbolique incorporant les caractéristiques sacrées de la fonction royale ; (b) un cadre idéologique procurant une légitimité à l’organisation des relations sociales ; (c) un axe institutionnel autour duquel se développait la vie politique du royaume. Une situation d’élite conquérante, telle celle des Tutsi, est toujours éminemment susceptible de donner naissance à des constructions justificatives idéelles.

Le système de croyances qui s’établit au Rwanda en corrélation fonctionnelle avec la stratification sociale fut une idéologie inégalitaire. D’après d’Hertefelt cette idéologie politique et sociale comprenait trois « paliers » : (a) le palier le plus abstrait constitué par la prémisse d’inégalité d’après laquelle les individus « nés dans des castes différentes sont inégaux dans leur équipement inné, physique aussi bien que psychologique, et ont en conséquence des droits fondamentalement différents » ; (b) le palier des propositions de portée générale qui traduisent l’application de la prémisse d’inégalité à divers domaines de la vie sociale; (c) enfin, le palier des mythes d’origine et des autres mythes qui leur sont assimilables du point de vue fonctionnel: les miranda et credenda du régime politique. M. d’Hertefelt relève cinq thèmes principaux dans les mythes rwandais d’origine : les Tutsi sont d’origine céleste; des différences fondamentales et « naturelles » existent entre les membres des différentes « castes »; les Tutsi ont importé une civilisation supérieure et les Hutu et les Twa se sont mis spontanément à leur service; il existe des sanctions divines contre ceux qui se révolteraient contre le régime établi; le roi est investi par Dieu.

La monarchie jouait dans ce complexe un rôle légitimateur éminent. Bien qu’en fait les pouvoirs du mwami fussent naturellement limités, la théorie de la royauté rwandaise faisait du roi un monarque absolu dans le sens le plus complet du terme. Cette conviction se fondait sur l’origine divine des rois :

Lui, le Maître de la terre et du ciel,

Lui, le Maître des vaches et des tambours,

Lui, le Maître des fontaines et des pacages.

Mwami si muntu : le mwami n’est pas un homme. Dans une large mesure, le système entier n’était acceptable et accepté que grâce à cette légitimité surhumaine. L’organisation sociale, avec son inégalité foncière, reposait sur cette croyance. Pour sauvegarder cette base, il fallait que le mwami restât ce qu’il était.

Cependant un roi indigène surhumain, et de surcroît souvent perçu comme inhumain, était inacceptable pour l’Administration belge, étant contraire, non seulement à sa perception de la justice, mais également à une administration « rationnelle ».

C’est ainsi que, étape par étape, l’Administration détruira les fondements symboliques de la monarchie, sans se rendre compte toujours des conséquences à terme dévastatrices de ses interventions qui s’échelonnèrent, en ce qui concerne la fonction royale, essentiellement de 1917 à 1931.

Premières mesures

Diverses « mesures civilisatrices » furent prises dès le début de l’occupation militaire, dans une ambiance de méfiance et d’intrigues. Le mwami Musinga fut accusé à un moment donné d’avoir voulu empoisonner le commandant de la zone Est et plusieurs autres fonctionnaires belges. Le parquet de Kigali se saisit de cette affaire et arrêta plusieurs notables. Le substitut demanda même télégraphiquement à l’auditeur général à Kigoma, le 25 mars 1917, l’autorisation d’arrêter Musinga. C’est alors que le commissaire royal, le général Malfeyt, décida d’envoyer le major De Clerck comme résident ; celui-ci, après enquête, conclut à l’innocence du mwami.

Un des attributs essentiels du pouvoir du mwami était son droit de vie et de mort sur ses sujets. En 1917, le major De Clerck annonça à Musinga qu’il serait désormais interdit à la Cour du roi de prononcer ou d’appliquer une peine de mort sans l’autorisation du résident. Il semble que la Cour ignora longtemps cette interdiction comme elle l’avait fait d’une décision semblable imposée par les Allemands ; les victimes, devenues en général moins nombreuses et moins nobles, furent exécutées de nuit et des rumeurs répandues à cet effet laissaient croire qu’elles s’étaient exilées à l’étranger. Le principe que le mwami avait le droit de tuer Subsista. Ce n’est apparemment que vers 1922 que les exécutions à la Cour cessèrent, et l’effet ultime de cette perte de pouvoir fut grand. Alison Des Forges cite un observateur rwandais qui estime : « Naturellement le mwami pouvait tuer comme il le voulait et il le faisait parce que c’était son pays… (Il tuait) jusqu’à l’arrivée des Européens qui devinrent plus puissants que lui ».

Il fut décidé en 1922 que le mwami serait assisté dans ses fonctions judiciaires par le délégué du résident à Nyanza. L’Administration se rendit compte qu’en pratique, seules les affaires peu importantes étaient débattues en présence de l’Européen et que les affaires graves ou importantes pour la Cour étaient toutes réglées à l’insu de l’Administration. C’est pourquoi les séances, tenues jadis devant la hutte de la reine-mère, Nyirayuhi, eurent lieu devant le bureau de Musinga, et plus tard au poste administratif même.

L’Administration tenta également, avec peu d’insistance et encore moins de succès, de garantir la sécurité de la propriété individuelle. Les ordres en ce sens ne furent, en général, pas respectés à l’ibwami (Cour du roi). Le concept européen de propriété privée, même en dehors de toute relation de clientèle ou de pouvoir, a d’ailleurs dû être à cette époque très peu susceptible d’une application stricte et correcte.

L’année 1923 annonça une autre limitation grave aux pouvoirs du mwami. Afin de garantir une certaine stabilité aux commandements politiques, Musinga se vit notifier l’interdiction de nommer ou de révoquer les gouverneurs de provinces indigènes, et ceux-ci de nommer ou de destituer leurs subordonnés, sans l’accord préalable de la résidence. Un observateur ajoute que « devant leurs réticences et leur incompréhension, on se passa même en nombre de cas de leur avis préalable ; il eut été difficile, en ces années de début, de faire autrement pour obtenir le but poursuivi ».

En intervenant de la sorte, l’Administration belge devint petit à petit la source finale d’autorité : les chefs et les sous-chefs n’étaient plus, en définitive, les subordonnés de Musinga mais ceux de l’Administration mandataire.

Liberté de religion

 En juillet 1917, le mwami fut obligé de décréter la liberté de religion. Etant donné le caractère sacré de la royauté l’impact de cette mesure fut particulièrement grand. Le fait que cette liberté s’adressait également aux nobles aura pour effet un glissement progressif de légitimité et d’allégeance. Musinga, Constantin malgré lui, rédigea ainsi son Edit de Milan :

« Moi, Musinga, mwami du Ruanda, je décide qu’à dater de ce jour tout sujet de mon royaume sera libre de pratiquer la religion vers laquelle il se sent incliné. Tout chef ou sous-chef qui défendra à ses subordonnés, à ses sujets et aux enfants de ceux-ci de pratiquer le culte de leur choix ou de suivre les leçons des écoles pour y recevoir l’instruction, sera puni, selon la coutume, comme tout chef qui oublie qu’il me doit respect et obéissance, de un à trente jours de réclusion ».

Musinga fut ainsi contraint à reconnaître et protéger la force qui devait, en peu de temps, enlever à la royauté ses qualités surnaturelles.

Le major De Clerck garantissait cependant par la même occasion que serait respectée la séparation entre l’Etat et l’Eglise, un principe certainement inconnu de Musinga. Il promulgua, en août 1917, des instructions spécifiant que les missionnaires étaient venus pour instruire les peuples à la religion et non pour les gouverner ; qu’il appartenait aux chefs de trancher les litiges ; que les chefs ne relevaient que du roi et ne pouvaient s’employer au service des missions que sur son ordre.

Le mwami obtint en outre des garanties pour la liberté négative de religion. Lorsque le ministre des Colonies, L. Franck, visita le Rwanda en 1920, le mwami – voyant l’essor que prenait la foi catholique et les conversions en nombre croissant des Tutsi – le supplia de ne jamais contraindre ses sujets à se convertir. Franck, embarrassé par cette plaidoirie pour une cause qui lui semblait élémentaire et juste, assura le mwami que la liberté de religion était un acquis dans les pays civilisés et que l’Administration belge n’obligerait jamais quiconque à abandonner sa foi traditionnelle. La Belgique ne faisait d’ailleurs là que respecter les clauses du mandat relatives à la liberté de conscience et au libre exercice des cultes, qui reprenaient des dispositions analogues de l’Acte de Berlin et de la Convention de Saint-Germain-en-Laye.

En pratique, Musinga n’admit jamais cette liberté de religion lorsqu’il s’agissait de ses proches et, malgré l’insistance des missions, l’Administration refusa de forcer la main du mwami dans ce domaine. La christianisation progressive du royaume établit Jésus, sur le plan de la royauté, comme le concurrent du mwami. Le langage utilisé par les Pères blancs prêtait à confusion et contribuait à déprécier la royauté du Rwanda. Les traductions de la Bible rendaient, par exemple, le terme « Royaume » (de Dieu) par « u Rwanda » et « Notre Seigneur Jésus Christ » par « Uwami wachu Yezu Kristu ». Le mwami Mutara Rudahigwa, successeur de Yuhi Musinga, boucla le cercle lorsque, le 27 novembre 1946, il consacra le Rwanda au Christ-Roi (Kristu Mwami).

Interdiction de pratiques rituelles

En 1925, la résidence informa Musinga que le rite d’umuganura  était désormais interdit, et avec lui d’autres rites contenus dans l’ubwiru, le rituel ésotérique de la Cour. Cette interdiction frappait en fait des cérémonies uniques à la Cour et contribuant à sa légitimité. Ces éléments intangibles étaient aussi importants à l’autorité de la royauté que le droit de vie et de mort. Musinga, connaissant le rôle légitimant de ces pratiques, savait pourquoi il voulait préserver les idées, cérémonies et coutumes vieilles de plusieurs siècles. Et il croyait sans doute lui-même, tout comme son peuple, à l’efficacité réelle de certains de ces rites. Cependant, pour l’Administration belge, ces coutumes religieuses ou purement cérémonielles étaient des « superstitions » qui entravaient la marche vers le progrès.

Au début Musinga tenta de résister. Un jeune administrateur particulièrement zélé, A. Defawe, voulut forcer Musinga à transgresser un interdit relatif aux bami du nom de Yuhi en l’obligeant à franchir les rivières Nyabarongo et Akanyaru. Defawe estima intéressant de prouver à Musinga qu’il pouvait franchir la rivière sans que cet acte ait de conséquences néfastes, ce qui démontrerait qu’il fallait abandonner ces règles « ridicules » : Lorsque Musinga se rendit compte des intentions de Defawe, il affirma avec véhémence vouloir se tuer plutôt que passer outre à l’interdit traditionnel. Impressionné, Defawe, retourna à Nyanza sans plus insister. Dix ans plus tard, le gouverneur Postiaux réussirait à convaincre Musinga de faire ce qu’il avait refusé à Defawe. Le gouverneur expliqua à Musinga qu’il ne pouvait gouverner effectivement s’il ne voulait visiter tout son pays. Il aurait donc à franchir la Nyabarongo. C’est ce qu’il fit, non sans que ses conseillers eussent préalablement justifié ce déplacement par une fiction originale qui devait permettre de combiner l’obéissance au colonisateur et le respect de la prohibition traditionnelle : Musinga en route n’était plus le roi officiel Yuhi, mais le tuteur du vrai monarque, un de ses fils. Accompagné du jeune prince, auquel il n’était pas interdit de franchir la Nyabarongo, Musinga pouvait se déplacer à travers tout le royaume. Après le retour du mwami à Nyanza, les Européens, inconscients de la fiction constitutionnelle, affirmèrent en se moquant que l’abandon de cette coutume n’avait de toute évidence pas précipité le pays dans la catastrophe. Le gouverneur estimait que « l’accueil fait par ses administrés à Musinga, durant son voyage à Kigali, démontra qu’en rompant avec les usages qui avaient fait jusqu’alors obstacle aux déplacements au-delà de l’Akanyaru et de la Nyabarongo, le mwami ne heurtait aucun sentiment respectable et que les indigènes considéraient cet événement avec une grande joie » ; il ne se rendait probablement pas compte que l’érosion de l’autorité royale augmentait par chaque action rendant Musinga plus proche du commun des mortels.

Les administrateurs et missionnaires considéraient cette acceptation des mœurs occidentales comme un considérable élément de progrès vers la « civilisation ». De Lacger cite deux exemples de cette joie un peu naïve. Mgr. Classe notait dans un rapport du 30 juin 1919 : « Musinga peut voir ses enfants, ce qui est interdit par les usages. Il les présente. Il habille ses quatre aînés à l’européenne. Qui eût dit l’an passé que Musinga allait prendre la coutume de recevoir voyageurs, officiers et missionnaires en leur offrant cigarettes et rafraîchissements ? C’est l’effet d’une année de bonne politique du gouvernement d’occupation ». Et le père Delmas de se réjouir de son côté à Kigali : « Musinga commande une automobile. Sa mère se laisse photographier. Ses filles causent avec les Européens. Les plus grands obstacles à la civilisation succombent ». On aurait pu ajouter : et la royauté sacrée, pierre angulaire de l’équilibre social et politique, s’écroule…

Remplacement de la source d’autorité

En 1925, l’Administration décida de reléguer au Burundi le grand sorcier (umupfumu) Gashamura. Cette mesure s’imposait « à raison de l’opposition obstinée de Gashamura à tout progrès et l’ascendant illimité et néfaste qu’il exerçait sur Musinga ».

L’Administration se passa pour cette décision de l’assentiment du mwami. Même si Musinga, en son for intérieur, avait été d’accord à ce sujet, il n’aurait pu le déclarer vu qu’il craignait Gashamura et ses pouvoirs magiques. Le rapport pour l’année 1925 note que le mwami se résigna, d’ailleurs, très vite au point qu’il refusa quelques semaines plus tard d’envoyer au relégué un troupeau qui lui était demandé pour l’entretien de celui-ci. C’est peut-être illusoire : le diaire de la mission de Kabgayi note en date du 12 mars 1925 qu’elle reçut une longue lettre du mwami décrivant sa désolation au sujet de la relégation de Gashamura.

Vers le milieu des années vingt, l’Administration belge prenait de plus en plus la place du mwami Musinga comme l’autorité véritable du royaume et les notables commençaient à faire la cour aux Européens plutôt qu’au roi.

Un rapport officiel offre un bon exemple de ce déplacement d’autorité. Avant l’occupation belge, le mwami ou la reine-mère sollicitaient souvent les chefs à abandonner une colline au profit d’un favori. Lorsque la résidence entama sa politique de regroupement territorial, il fut décidé que Musinga ne pourrait plus favoriser ses courtisans de la sorte sans l’assentiment du résident. Le mwami tenta de se soustraire à ce contrôle, mais les chefs de province, se sentant soutenus par l’autorité européenne, résistèrent aux caprices du mwami, donnant comme prétexte à leurs refus la crainte de contrevenir à un ordre de l’Administration. Rien d’étonnant alors que Musinga se plaignit : « Je ne suis plus aujourd’hui le mwami. Je ne puis plus tuer qui je veux, ni déposséder mes gens à ma discrétion. Comment peut-on dire que je suis encore le roi ? Au reste, tout ce que je dis, tout ce que je fais, tout ce que je pense, les Européens le savent aussitôt ».

Vers la fin de l’année 1924 le résident intervint afin de faire attribuer les propriétés de l’oncle de Musinga, Kabare, au fils de celui-ci, le chrétien Rwabutogo, que Musinga détestait. Cette décision lésait un favori de la Cour qui avait géré ces domaines. Quelques mois plus tard, le résident privait trois favoris importants de leurs domaines dans le nord. Ces décisions démontraient que la résidence entendait contrôler la distribution des richesses et du pouvoir ; qui plus est, dans l’exercice de ce pouvoir, l’Administration semblait favoriser les opposants du mwami et punir ceux qui lui restaient loyaux. Le rapport pour l’année 1925 en fournit une excellente illustration. Depuis quinze ans un différend opposait le chef Kayondo aux chefs Kanuma et Bandora. Ce litige important, portant sur une cinquantaine de collines et plusieurs milliers de têtes de bétail, était la conséquence des détournements commis par Bandora et Kanuma au détriment de Kayondo à l’époque où ce dernier était placé sous leur tutelle. A sa majorité Kayondo ne parvint pas à rentrer en possession de ses biens. Il soumit le litige au mwami et à la reine-mère, qui furent obligés de lui donner raison. La sentence ne connut toutefois aucun commencement d’exécution : Bandora et Kanuma, sachant que le mwami n’oserait pas les contraindre à exécuter, refusèrent de restituer. Devant l’inertie de Musinga, Kayondo s’adressa au résident, qui confirma la sentence rendue et tint la main à son exécution, et ce de toute évidence contre le gré du roi.

« La décision de l’Européen a eu, dans le pays, un retentissement énorme. L’intérêt de cet épisode réside dans le fait que Bandora symbolisait la résistance de la tradition et Kayondo l’alliance aux idées européennes. L’Administration s’était érigée en arbitre final et avait donné raison à l’adversaire du mwami. Ainsi, elle s’était non seulement appropriée le pouvoir du mwami, mais elle l’usait contre lui.

Il faut dire que Musinga remporta également quelques manches. Afin d’améliorer les communications avec la Cour royale et afin de mieux la contrôler, le résident Van den Eede décida en 1920 d’installer la résidence à Nyanza. Ceci ne plut pas à Musinga pour qui la présence du résident près de la Cour était évidemment une perspective peu attrayante. Subtilement il se mit à compromettre le résident dont la position devint rapidement intenable. La résidence ne resta à Nyanza que pendant une année et l’expérience avait été si décevante que Van den Eede proposa même de retirer tout le personnel européen de Nyanza et de reprendre une pratique de l’Administration allemande, qui avait traité uniquement par lettre avec l’ibwami. En 1920 également le mwami parvint à obtenir l’éloignement du délégué du résident, A. Defawe, de Nyanza et en 1921 son « expulsion » vers le Burundi. Musinga s’était plaint de la familiarité de l’administrateur à son égard et à celui de sa mère.

En 1929, il put convaincre le gouverneur d’obliger les administrateurs à faire preuve de respect à son égard lors de ses visites dans les territoires : l’administrateur ne pourrait intervenir en public dans les décisions du mwami ; il pourrait le conseiller en privé et en cas de désaccord persistant, le résident serait l’arbitre final. De même, en cas de divergences de vue entre le mwami et le résident, le gouverneur aurait le mot final. Les administrateurs furent avisés également du fait que le pouvoir du mwami d’approuver toutes les nominations devait être respecté, ce qu’ils avaient souvent omis de faire dans le passé.

La consécration de la déchéance du pouvoir royal et son remplacement par le pouvoir européen fut la destitution de Musinga en 1931. La déchéance du mwami, prononcée par une autorité étrangère et séculière, confirme la sécularisation de la royauté et l’instauration d’une division entre le politique et le religieux. L’affirmation de la source première du pouvoir était évidente : l’Administration européenne remplaça explicitement les sources traditionnelles du pouvoir royal.

 La destitution de Musinga et l’avènement de Rudahigwa

L’enthousiasme initial de l’Administration belge pour la monarchie, fondement initial de sa politique d’administration indirecte, se mua rapidement en désenchantement. Alors qu’en 1925, on signale encore qu’en toute matière, « l’accord entre le roi et la résidence a été complet » et que Musinga était « un indigène intelligent, plein de tact, soucieux de bien faire, ami du progrès, dévoué aux représentants de la Belgique, sous la direction desquels il désire à l’avenir gouverner son peuple », le Rapport de 1926 indique que Musinga, « roi sans énergie, usé et vieilli avant l’âge, d’une susceptibilité maladive, est d’une invraisemblable crédulité concernant la divination, les sortilèges et les maléfices et se soumet aveuglement aux injonctions de ses sorciers ».

C’est à partir de ce moment que l’Administration commença à entretenir l’idée d’une déposition éventuelle de Musinga. Lorsque le gouverneur, qui devait à la demande de la résidence étudier la possibilité de destituer le mwami, demanda l’avis de Mgr. Classe, celui-ci prit la défense de Musinga. La raison de cette prise de position favorable de la part du vicaire apostolique n’est pas sans équivoque, étant donné surtout que le mwami avait fait preuve récemment d’une grande sympathie pour les Adventistes du Septième Jour. Il est possible que Mgr. Classe ait espéré ramener Musinga à une position plus favorable à l’Eglise catholique. Il se pourrait également qu’il ait estimé que le temps n’était pas encore venu, notamment parce que les fils de Musinga n’avaient pas encore atteint l’âge de régner ; or, l’exemple du Burundi illustrait les problèmes d’une régence prolongée. Mgr. Classe a indiqué lui-même qu’il avait longtemps défendu Musinga parce que c’était nécessaire au début de l’occupation, qu’on ne pouvait rien lui reprocher dans sa conduite pendant la guerre, et qu’il eut été impossible d’éviter l’anarchie s’il avait été démis. Il estimait « qu’on pouvait alors espérer un changement en bien dans sa mentalité et croire qu’il accepterait, au moins en fait, de coopérer à la transformation du Rwanda ».

Mais le glas avait sonné. Pour l’Administration, le choix devenait de plus en plus celui entre l’abolition de la monarchie tout court et le changement du titulaire de Kalinga. En 1929, le gouverneur Postiaux insista près du ministre des Colonies sur l’abolition de la monarchie et l’instauration d’un régime d’administration directe par le résident et les notables. Le ministre rejeta cette idée craignant sans doute la mauvaise impression qu’une telle mesure provoquerait près de la Société des Nations, déjà défavorablement impressionnée par l’étendue de la famine qui sévit dans le pays en 1928-29. Il faut rappeler ici que ce n’était pas là la première fois que la Belgique entretenait l’idée d’abandonner sa politique d’administration indirecte au Rwanda. Lors de la crise de confiance provoquée par la cession du Gisaka, le commissaire royal avait déjà indiqué que « nous devons nous tenir prêts à gouverner contre et éventuellement sans Musinga. La déportation éventuelle du roi doit être envisagée ainsi qu’une réorganisation complète du royaume basée sur sa division en un certain nombre de grandes chefferies dont la direction serait confiée aux grands vassaux rendus autonomes ».

A partir de 1930, le vicaire apostolique, Mgr. Classe, ne retira pas seulement sa protection à Musinga mais plaida activement sa destitution. Fin 1930 il publia un article dans L’Essor colonial et maritime auquel les éditeurs crurent pouvoir ajouter l’idée centrale dans un sous-titre suggestif : « il faut débarrasser le Ruanda de Musinga ». Ce fut un véritable réquisitoire, dont la conclusion était sans équivoque :

« Pratiquement, il faut le reconnaître, au lieu d’être un élément d’union pour les chefs et les chefferies, par suite un auxiliaire d’un peu de valeur pour le gouvernement, il est devenu autant que faire se peut un élément de discorde, de suspicion, de gêne pour tous, Batutsi et Bahutu, sans aucune utilité pour le pays, et, j’en suis intimement convaincu, un grand inconvénient pour le gouvernement ».

L’administrateur du territoire de Nyanza était plus explicite encore. Après avoir souligné que les hésitations de l’Administration à l’égard de Musinga provoquaient une crise de confiance dans le territoire, il indiqua que l’expression de ses opinions fort négatives sur le mwami n’avait qu’un seul but: « celui de contribuer à avancer, ne fut-ce que de quelques mois, la date à laquelle le Gouvernement songera à écarter un pseudo-collaborateur dont toute la collaboration consiste à entraver de façon systématique tous nos efforts et à contrecarrer toutes nos tentatives de réformes ». Le gouverneur FF. H. Postiaux estima, quant à lui, que « le mwami était incorrigible et qu’au lieu de se soucier du sort de ses sujets, il se préoccupait uniquement des tributs à prélever, des charges nouvelles qu’il pourrait imposer à ses vassaux, lesquels s’empressaient de les faire retomber sur les indigènes… ». Musinga n’était pas sans savoir ce qui se tramait contre lui et l’abbé Kagame rapporte qu’il envisagea, sur les instances des abiru, d’introniser un de ses fils comme co-régnant, afin que celui-ci traitât avec les Belges. Le mwami trouva la suggestion opportune, mais la reine-mère s’opposa énergiquement au projet, alléguant que les rois du nom dynastique de Yuhi ne régnèrent jamais avec leurs fils. Selon l’abbé Kagame le vrai motif de ce refus était en fait que les abiru auraient affirmé qu’il était interdit à la reine-mère de voir le règne de son petit-fils ; dans cette éventualité, Nyirayuhi aurait dû se suicider.

L’histoire de la destitution du mwami Musinga, le 12 novembre 1931, a été bien relatée ailleurs et nous pouvons nous limiter ici aux aspects constitutionnels de cette mesure. Quelle était la base légale de ce mode de succession royale ? En 1931, le texte régissant la politique indigène est toujours l’ordonnance-loi n° 2/5 du 6 avril 1917. L’article 4 considère le « sultan » comme une réalité existante, sans préciser comment il accède à Kalinga, ni si et comment il peut être destitué. Puisqu’il n’y avait pas de disposition de droit écrit, il faut se référer au droit constitutionnel coutumier du pays. Or, la coutume ne connaissait pas et ne reconnaissait pas la procédure de destitution d’un mwami régnant, ce qui n’est pas étonnant étant donné le caractère divin de la fonction royale.

L’acte d’autorité commis par l’Administration fut donc un véritable coup d’Etat. N’essayant même pas de fonder légalement sa décision, elle souligna « la mauvaise administration, la résistance passive et l’hostilité de l’ancien mwami (…), son cruel égoïsme (…), son opposition lourde à tout progrès moral et social de la population comme à tout développement économique du pays (…). Son désintéressement de la chose publique, les dérèglements de sa vie privée, son hostilité, voilée mais tenace, à l’amélioration du sort de la classe inférieure, compromettaient chaque jour davantage l’autorité de la dynastie, base précieuse de l’organisation politique indigène du Ruanda ». Le rapport sur l’administration du Ruanda-Urundi pour 1931 se félicite pourtant des progrès effectués et signale que la situation politique est satisfaisante. Une raison importante de la destitution de Musinga semble avoir été son opposition au catholicisme ; il avait constamment refusé de se faire baptiser, il était resté polygame ; il tenait ostensiblement aux croyances de ses pères… R. Bourgeois est même convaincu que « si Musinga avait été catéchumène catholique ou baptisé il n’eût jamais été destitué ». Cette opinion est confirmée par l’usage que fit l’Eglise catholique de Mutara Rudahigwa, le successeur de Musinga. Une seule justification, peu soulignée, était basée sur les obligations de la Belgique en droit international : la mentalité et l’attitude de Musinga étaient autant d’obstacles à l’accomplissement des devoirs prescrits par diverses stipulations du mandat de la Société des Nations. La destitution ne causa d’ailleurs quasiment pas de difficultés à la puissance mandataire devant la Commission permanente des mandats, laquelle accepta que « la déposition qui n’a provoqué aucune manifestation sur un point quelconque du territoire était devenue nécessaire.

Musinga partait donc comme il était venu : par une révolution de palais. Seulement, dans ce cas, il s’agissait d’un « coup d’Etat des Blancs », tandis que celui de Rucunshu avait été indigène. Les faiseurs de roi, dont Mgr. Classe était le plus important, voulurent sauver au moins quelques apparences coutumières lors de l’intronisation du successeur du mwami déchu. Deux fils de Musinga, Rwigemera et Rudahigwa, entraient en ligne de compte pour la succession. Les deux parties intéressées avaient des vues divergentes : l’Administration cherchait un fonctionnaire docile et bien formé, les Pères blancs un bon chrétien. Le choix se porta sur Rudahigwa, chef du Marangara, la chefferie dans laquelle se trouvait Kabgayi, siège du vicariat apostolique. Du point de vue coutumier, c’était un des successeurs possibles de Musinga, mais il n’accéda pas à Kalinga de manière traditionnelle. Selon la coutume, le mwami devait désigner lui-même comme successeur un de ses fils, qu’il pouvait choisir librement. Or Musinga n’avait encore désigné personne.

Contrairement à la coutume, la proclamation du nom du successeur ne fut pas faite par les abiru. Le choix fut fait par l’Administration et entériné par Mgr. Classe. Ce dernier choisit également le nom dynastique en concordance avec la coutume: Mutara suit, dans l’ordre coutumier, Yuhi. Aucun umwiru ne joua un rôle dans l’intronisation et le nom dynastique choisi fut sans doute le seul élément de respect de la coutume. Que le mwami Mutara ne fût pas investi sur base de la tradition et du droit de succession, mais par décision d’un pouvoir étranger est illustré par la formule de l’intronisation. C’est le gouverneur du Ruanda-Urundi, Ch. Voisin, qui déclara au nouveau roi : « Rudahigwa, par la désignation du roi des Belges, je te proclame roi du Ruanda ». Mgr. Classe indique le nom dynastique : votre titre de règne est Mutara, ainsi le veut la règle dynastique ». Rien d’étonnant dès lors à ce que l’opinion soit largement répandue que Rudahigwa était le « mwami des Blancs ». L’habituel cri « umwami alimye » (« le roi saillit ») s’était mué en une position plus modeste : « Rudahigwa aragabanye (« Rudahigwa est investi »). Cette mutation de l’esprit populaire marquait, plus qu’un long commentaire, les changements de 1931.

L’investiture basée sur une légitimité et un cérémonial européen était la confirmation définitive de la désacralisation de la fonction royale; l’autorité fondée sur des valeurs intangibles devenait un pouvoir légitimé par l’assentiment d’un étranger. Le rituel royal allait tomber dans l’oubli, les courtisans et les abiru quittaient la cour et désacralisation suprême, en 1935 une église était construite sur le kigabiro, l’ancienne résidence du souverain déporté. Nous verrons plus loin que la mise en veilleuse des procédures coutumières de la succession royale aura des répercussions importantes en 1959, lors de ce qui a été appelé le « coup d’Etat de Mwima« , perpétré par l’UNAR, parti politique traditionnaliste.

Au Rwanda même, la légitimité du règne de Mutara Rudahigwa ne fut pas sérieusement mise en question, en partie parce que nombreux étaient ceux heureux d’être débarrassés de Yuhi Musinga. Son autorité de roi subsistait cependant. En décembre 1933 le gouverneur faisait savoir à Musinga que s’il ne cessait de multiplier ses contacts avec la population et les chefs, il serait assigné à résidence forcée dans le sud du Burundi. R. Bourgeois, à l’époque administrateur du territoire de Shangugu où Musinga était relégué, signala à cette occasion que le mwami pouvait aisément soulever les chefs et les populations « tant son prestige est resté considérable ». C’est pour cette raison et parce que le bruit courait que les Allemands reviendraient et qu’ils restaureraient Musinga qu’au début de la seconde guerre mondiale, l’ancien mwami fut déporté à Moba au Congo belge, où il mourut en 1944.

La royauté nouveau style

Sous le nouveau mwami, Mutara III Rudahigwa, la royauté continuera à évoluer dans le sens laïque. Immédiatement après son avènement, l’ordre de service n° 2678/Org. du 24 décembre 1931 du résident limita l’hommage des grands vassaux au mwami à un séjour annuel de quinze jours. En même temps, l’hommage des sous-chefs aux chefs fut limité à 10 ou 12 jours par an. Il fut également décidé de créer un conseil du roi. Le jeune âge du nouveau mwami (il avait 21 ans) et l’appréhension des autorités belges de le voir en butte à l’opposition de certains chefs et grands féodaux attachés à l’ancien régime, amenèrent le résident à former ce collège de notables de grandes familles dont la mission était d’aider et de guider le jeune homme. Ils résidaient, à tour de rôle, pendant un mois environ, auprès du mwami et l’accompagnaient dans ses déplacements. Le conseil était composé de quatre membres en 1931, puis de six à partir de 1936.

A la fin de 1933, le nouveau mwami quitta sa hutte pour s’installer dans la résidence que le gouvernement lui avait édifiée sur la colline de Rwesero et il conduisait lui-même sa voiture. Le 15 octobre 1933 il épousa Nyiramakomali, non pas issue des Ega, le clan de sa mère et de sa grand-mère, mais du clan des Gesera. A la reine-mère, Kankazi Nyiramavugo, le mwami laissa les honneurs mais il ôta la réalité du pouvoir de l’umugabekazi. Le roi était catholique pratiquant ; ce fut un succès énorme pour l’Eglise qui put se réjouir d’une christianisation massive du pays après l’avènement de Rudahigwa. L’abbé Mbonimana note qu’à la suite de l’ordre royal » « chacun se crut obligé de marcher sur les traces de Rudahigwa, c’est-à-dire de se faire catéchumène catholique, car la volonté du mwami ne se discute pas. »

Cette période d’édification d’un royaume chrétien est connu comme la « Tornade ». Nous avons déjà dit que Rudahigwa acheva la formation de ce « royaume chrétien au cœur de l’Afrique » lorsqu’il consacra le Rwanda au Christ-Roi en 1946. Fin 1947, le mwami fut fait commandeur de l’ordre de Saint Grégoire le Grand pour les services rendus à l’Eglise.