Autant l’évocation de Dieu baignait dans un climat de sérénité, autant celle des défunts était entourée de craintes et de suspicions. Les représentations et préoccupations les concernant étaient si pesantes, l’ambivalence des sentiments à leur égard si forte qu’elles semblaient parfois envahir tout le champ de la religiosité traditionnelle et pousser au fatalisme. Le culte proprement dit commençait avec les rites de funérailles et de deuil, se poursuivait dans la vie quotidienne ou en des occasions particulières, et prenait un maximum de solennité lors de parentalies de famille, de clan, voire de nation.

Les rites de la mort

Le Rwanda connaissait une grande diversité de rites mortuaires et de modes d’ensevelissement selon les régions et les milieux. A l’enfant qui y assistait ils apprenaient beaucoup sur la vision que sa culture avait de l’homme et de sa destinée. Ils étaient le plus souvent exécutés hâtivement et sans bruit. Dès que des signes de mort apparaissaient, il arrivait qu’on ficelât le malade sur sa natte pour l’inhumer, au risque de l’enterrer vivant. Conscient de ce danger, on lui mettait parfois devant les narines une plante nauséabonde pour guetter une éventuelle réaction. Au besoin on hâtait la fin pour délivrer un agonisant de ses souffrances. Un éleveur quittait ce monde en tenant dans la main quelques poils de pis de vache.

Dépouillé de ses vêtements, mis en position fœtale, les genoux ramenés sous le menton, les mains posées sur les clavicules ou couvrant le visage, la tête inclinée à droite, le cadavre oint de beurre rance était enveloppé dans une natte. On glissait parfois dans ses mains des feuilles d’un arbuste sans épines, des herbes douces au toucher et de la laine de mouton avec cette prière : « Reviens parmi nous (comme esprit) avec la douceur du mouton, sans épines comme cet arbuste et doux comme ces herbes. » Dans le Rwanda central, la veuve et le fils désigné comme exécuteur testamentaire frottaient un peu de bouse de vache sur les jambes du défunt ; chez les Hutu du Nord, ce geste était réservé à la femme du fils aîné, sauf si le prix du mariage n’a pas été payé ou si elle a eu des relations sexuelles avec son beau-père. Ne bénéficiaient pleinement du rituel funéraire que ceux qui ont eu des descendants masculins. A défaut on mettait dans la tombe un charbon éteint ou une plante évoquant le mot « fils », et pour une femme un vieux pilon. Ces morts-là sans postérité étaient condamnés à l’oubli et à une existence vagabonde.

Le plus souvent la tombe était creusée soit dans le rugo même, soit dans la bananeraie ou le voisinage immédiat. Pour un père de famille, on y faisait descendre son fils premier-né pour voir si elle était assez grande, et habituellement c’est lui qui y déposait la dépouille paternelle ; était-il encore enfant, il faisait simplement mine de l’enterrer. La tête devait être en position surélevée par rapport aux pieds et les yeux tournés vers le haut. On jetait dans la fosse quelques menus objets qui pouvaient être utiles au défunt dans son voyage outre-tombe, ou on déposait sur son corps quelques fragments de matière prélevés sur sa hutte ou les pierres du foyer ; puis on enlevait au plus vite toute trace du disparu. Parfois, cependant, celui-ci était veillé dans sa maison pendant huit jours par les hommes de la parenté.

Dans le Nord et l’Ouest, un monticule et quelques pierres signalaient une tombe récente. Au retour de l’enterrement, il ne fallait surtout pas se retourner, mais marcher « comme un animal traqué ». Les rites de deuil (se mettre en deuil se dit « se noircir », sortir du deuil « se blanchir ») étaient destinés à réaliser une sorte de « désintoxication de la mort ». Les asociaux notoires étaient inhumés couchés sur le flanc gauche, la tête placée plus bas que les pieds et les yeux tournés vers le bas : ils étaient ainsi condamnés à une mort définitive et n’avaient même plus le pouvoir de se venger.

« Les enfants assistent à l’enterrement de leur père ou de leur grand-père. Les plus petits apportent du beurre dans des feuilles de ficus et le mettent sur la figure du mort, puis ils vont dans la maison pleurer avec leur mère, cependant que les enfants pubères vont à l’enterrement proprement dit. Deux semaines plus tard, à la fin du deuil, la nuit précédant la cérémonie du kwera (« devenir blanc », sortir du deuil), on mène enfants et femme dans la vallée près d’une source et ils s’y lavent tout le corps et se rasent. Le lendemain ils mettront des habits neufs et ils boiront rituellement du lait ».

Le corps du défunt pouvait aussi être immergé dans un marais, brûlé ou simplement exposé à l’air libre dans un gouffre, une grotte, une crevasse de rocher ou au sommet d’une montagne, devenant ainsi la proie des bêtes. Les rois et les reines-mères étaient censés se donner eux-mêmes la mort en sentant venir la vieillesse. Leurs corps étaient amenés dans des bois funéraires et boucanés à petit feu jusqu’à devenir des momies ; selon la légende, un ver sortait alors de la main du mwami et, soigneusement élevé au lait,il se transformait en léopard.

D’une manière générale, on ne devait parler ni de la mort, ni des morts. On punissait les enfants qui prononçaient le nom d’une personne décédée au lieu de dire simplement « celui qui fut ». Demandaient-ils où elle était, on pouvait leur dire : « elle est tout près d’ici ». Le sous-sol, les fossés, les marais, les bas-fonds, les galeries de taupes étaient associées aux morts, et on les évoquait volontiers en termes scatologiques.

L’enfant pouvait se rendre compte de mille manières que les pratiques de deuil étaient dominées par la crainte de déplaire aux défunts. Les aliments se trouvant dans la maison au décès étaient jetés, les objets soumis à purification et les crânes rasés ; les rapports sexuels étaient prohibés, et on allait jusqu’à séparer les animaux mâles des femelles ; les travaux agricoles, surtout d’ensemencement, étaient suspendus, le principe étant d’éviter toute fécondation ; au besoin on s’y adonnait avec des instruments archaïques en bois. Un enfant conçu en période de continence obligatoire était éliminé sans pitié. En plusieurs régions un feu funéraire au moyen d’une bûche de bois d’érythrine était entretenu plusieurs jours, et les cendres étaient dispersées dans une rivière, un marais ou à une bifurcation de chemins. Selon le statut du défunt, la période de deuil (jours « noirs ») était plus ou moins longue (souvent de deux mois pour un homme et d’un mois pour une femme). Elle se terminait par un jour de clôture appelé « l’abandon du noir pour le blanc », fête de grande liesse avec purifications à l’eau lustrale, copulations rituelles et repas communautaires. A la mort d’un mwami ou de sa mère (annoncée en disant « le ciel est tombé »), le deuil était pour toute la nation de quatre mois, avec suspension de toute activité économique sous peine de mort, même s’il devait en résulter une famine.

Quel est l’élément qui survit ? La notion de muzimu

A la question de savoir de quoi l’homme est constitué, quelle en est la structure interne, quels éléments survivent à la mort et donc en quoi le défunt se différencie du vivant, il n’est jamais facile de donner une réponse univoque parce que les conceptions populaires de l’être humain sont rarement systématisées comme peut le faire une pensée proprement philosophique.

Selon l’anthropologie » traditionnelle (au sens de conception de l’homme), les êtres vivants sont dotés d’un principe d’animation et de vie, émanation divine, que nous pouvons nommer « âme » : celle-ci s’évanouit au moment de la mort en même temps que le corps se déconstruit. Mais le moi intérieur, le principe de conscience qui dirige l’individu, forme une sorte de « double » ou d’ombre » qui ne périt pas avec la chair. On peut parler à son propos d’une réplique à l’identique, mais purement éthérée, subtile, impondérable, peut-être incorruptible, sans pour autant être totalement immatérielle : l’ombre produite par le soleil ou le reflet dans le miroir de l’eau en sont des figures.

Le corps, même animé, n’est finalement qu’une enveloppe, une « coque &cent », un « sac », dans lequel « la petite chose » qu’est le double est cachée aux yeux ordinaires, mais non à ceux des devins et des médiums ; elle s’en évade au moment du décès comme l’insecte ailé se dégage de la chrysalide. Mais alors que chez l’animal cette « ombre » périt avec le corps, elle se muerait pour l’homme au bout d’un certain temps en un autre élément, vivant d’un autre type d’existence, le muzimu, qui assure le prolongement et la permanence de l’ancienne personnalité, et que l’on traduit habituellement par « esprit ». L. de Lacger a été un des premiers à essayer de systématiser cette vision « trichotomique » de l’homme. C’est à partir de huit mois que l’ ‘ mombre » du foetus aurait la possibilité de se muer en muzimu. A. Kagame a émis une opinion différente : ce serait le noyau indestructible de la vie spirituelle nommé magara, et non l’ ‘ombre », qui deviendrait muzimu à la mort par intervention d’Imana. Muzimu signifierait « être humain sans vie ».

« Selon la mentalité rwandaise traditionnelle, aucun homme n’était ni ne portait en lui un muzimu avant de trépasser. Tant que je vis, mon muzimu n’existe pas. Et pourtant, il y a une certaine et réelle continuité entre l’homme vivant que je suis maintenant, ou du moins entre « quelque chose de moi », et le muzimu que je deviendrai à partir de ma mort. Ainsi, la mort n’est ni une libération ni un passage, c’est une métamorphose. Mais elle n’est pas non plus une naissance à une vie plus haute ou plus belle, elle est toujours conçue comme une diminution, un malheur, une lente et progressive extinction… L’homme n’a pas de fin personnelle propre. Il est un chaînon dans le déroulement des générations. Il a reçu la vie humaine pour la transmettre. Le sens de son existence terrestre est de contribuer à la défense, l’affermissement, le renforcement et la transmission de l’héritage culturel reçu des ancêtres ».

Les bazimu sont habituellement invisibles et imperceptibles. Ils peuvent néanmoins apparaître dans les images des rêves et des délires, et, plus « matériellement », sous forme de spectres et de fantômes, spontanément ou appelés par les nécromanciens. La bergeronnette est leur messagère préférée. Ils peuvent traverser toute matière, se rendre instantanément d’un endroit à l’autre et pénétrer dans les corps pour provoquer des phénomènes de possession.

 Sort et psychologie du muzimu

Quel est le sort du muzimu après la mort du corps ? « C’est un être vague et diminué, pâle décalque du personnage qu’il fut jadis, une âme en peine, poursuivant une destinée incertaine, livide et monotone, dans le clair obscur d’une région souterraine, se remémorant avec amertume les jours heureux qu’il vécut sur la terre aujourd’hui lointaine, pitoyable exilé qui revenant parmi les siens, mendie sous menace consolation, réconfort, voire sustentation pseudo-matérielle. Ayant changé de pays et de mode d’existence, il a déposé au seuil de la tombe le fardeau de ses crimes, s’il en a commis, et s’est pour ainsi dire refait une virginité. Mais il n’a pas oublié les injures et les manquements qu’il a subis, et s’il ne les a pas vengés de son vivant, ses ennemis savent qu’ils ont un compte non soldé auprès de lui ».

Les défunts résident dans un monde d’en bas, « sous terre », « dans les « enfers » (au sens de « lieux inférieurs »), où l’existence – pour ténébreuse qu’elle soit – n’est cependant pas totalement dépourvue d’agréments. Certains les situent dans le volcan Nyiragongo toujours en activité. De ce monde souterrain il convient de parler le moins possible, car son maître, Nyamunsi, susceptible et sournois, échappe à l’emprise d’Imana et se met à agir négativement dès qu’il est nommé.

Tant que les corps gardent une certaine forme et ne sont pas complètement décomposés, les bazimu peuvent quitter ce séjour et continuer de hanter les lieux qui leur étaient familiers, toujours animés des mêmes passions que durant leur vie chamelle, avec en plus de la jalousie à l’égard des vivants du fait qu’ils ne possèdent plus la même force vitale qu’eux. Ils aiment prendre part aux fêtes, réunions et repas de famille, et venir s’accroupir auprès du foyer. Ils s’y assemblent parfois en grand nombre, jusqu’à aller s’accrocher aux poteaux de la maison. Ils désirent qu’on s’occupe d’eux. Quand les vivants les sentaient tout proches et si cette promiscuité ne les effrayait pas, ils leur jetaient un peu de nourriture et de boisson dans le feu. En principe, les ancêtres n’ont d’action que dans leur propre lignée, que ce soit pour le bien comme pour le mal.

Le sort outre-tombe n’avait aucune dimension morale : il n’était question à son propos ni de récompense, ni de châtiment ; seul le fait d’être initié rituellement au culte de Ryangombe pouvait procurer une forme de salut aux yeux des adeptes. On se préoccupait donc fort peu de l’avenir post mortem. C’est durant l’existence terrestre que l’homme pouvait éprouver ce qu’était le bonheur en étant fécond, riche, bien portant, fort physiquement et socialement. Et c’est en essayant d’assurer le bien-être de leurs aïeux disparus que les vivants avaient le plus de chances de garantir leur propre bien-être. Car les uns avaient besoin des autres, voire dépendaient des autres pour survivre.

Par une foule de comportements, on faisait comprendre aux enfants qu’invisiblement, mais réellement, les défunts étaient toujours là, tout proches, connus ou inconnus. Les ancêtres, a écrit A. Kagame, « sont d’une actualité hallucinante dans la vie de leurs descendants et interviennent dans leurs affaires’. Les personnes mortes de « mauvaise » mort ou de mort violente, qui ne peuvent se détacher de ce monde-ci et trouver le repos, sont condamnées à errer ça et là dans une existence fantomatique ; elles inspirent une crainte particulière et jouent un rôle majeur dans les récits populaires :

« Au loin, de mystérieuses plaintes se font entendre. Elles émanent de personnes décédées en diverses circonstances et qui n’ont pas droit à une sépulture : femme enceinte, fille-mère, aliénés, etc. Leur identité est inconnue. Ils hantent les bois, les marais, les ruisseaux, les cavernes et peuvent causer des dommages aux passants, notamment… du côté de la vue« .

Etaient en général perçus comme défunts bienveillants les ascendants directs, les frères et sœurs, les oncles et tantes paternels : on n’avait pas grand-chose à redouter d’eux tant qu’on s’en souvenait activement, et ils pouvaient même jouer un rôle positif vis-à-vis de leur famille. Bienveillant était aussi le défunt désigné par le devin comme protecteur de chaque foyer, ainsi que le patron porte-chance de tout individu.

En toute logique, l’attention était dirigée beaucoup plus intensément vers les défunts qu’on soupçonnait d’être malveillants : ceux avec qui on était en difficulté déjà durant leur vie, qui sont morts d’une manière violente ou insolite, qui n’ont pas eu de postérité masculine ou dont personne ne se souciait. Pour s’en préserver, on dressait des « obstacles » à leur approche en se munissant d’amulettes et de talismans. D’autres, on cherchait à les apaiser (« à les faire rire ») à force d’offrandes et de bons procédés. En cas de malheur ou de contrariété, le devin seul était en mesure d’identifier l’agresseur.

D’une manière générale, les défunts étaient présentés comme des êtres plutôt grincheux, tristes, jaloux, capricieux, susceptibles, rancuniers, pleins de ressentiments et aux comportements incohérents. Déjà de leur vivant certains menaçaient : « Vous me verrez quand je serai mort. » On leur attribuait le pouvoir de provoquer des maladies, des stérilités, de faire échouer les entreprises les plus diverses, de donner aux armes des vertus extraordinaires ou au contraire de les rendre inoffensives.

Les défunts étaient les gardiens intransigeants des traditions, se vengeant des moindres transgressions et manques de respect, surtout s’ils avaient encore de vieux comptes à régler ou s’ils sentaient qu’on les délaissait. Il fallait à tout prix ménager leur susceptibilité. Loin de s’atténuer, les traits de personnalité, les goûts, les manies et les vices qui étaient les leurs durant leur vie terrestre ne faisaient que s’exacerber. Il fallait les tenir au courant des projets que l’on formait et implorer leur aide. Ils étaient censés manger, boire, se chauffer, pleurer et rire bruyamment. Mais, s’ils avaient une ouïe très aiguisée, ils ne voyaient pas très clair et n’avaient qu’une faible perspicacité : on utilisait donc à leur égard de multiples ruses- pour tromper leur vigilance et leur faire croire des choses qui en réalité n’existaient pas. Quand par exemple un défunt réclamait qu’on inaugure une habitation en son honneur, il suffisait d’égaliser une toute petite surface, d’y planter quelques brindilles et d’y allumer une torche pour qu’il soit satisfait de ce substitut purement symbolique de case (Kagame, 1956, p. 238). Ou on leur présentait des simulacres d’offrandes, tels de l’eau en disant que c’était du lait. Se créait ainsi une ambiance fantasmatique qui s’imprimait avec vigueur dans les imaginations et les consciences. Selon l’expression de C. Vidal, « le lignage se transfigure en une unité fantômale éminemment dangereuse », un microcosme qui infiltre le quotidien (1991, p. 72). Le nombre des huttes-chapelles et l’identité de leurs titulaires reflètaient l’histoire religieuse de chaque rugo.

La question de la durée de la survie était laissée ouverte : personne, disait-on, n’est jamais revenu révéler ce qui se passe dans l’autre monde. Mais, en général, l’évocation des ancêtres et le culte qui leur était rendu ne dépassaient pas trois à cinq générations. Cela pouvait signifier qu’au-delà les bazimu s’éloignaient, voire se dissolvaient dans le néant. J. Maquet écrit à ce propos que toutes les quatre générations il y avait un important rituel en connexion avec l’enterrement définitif du quatrième prédécesseur du roi régnant ; or comme tous les bazimu étaient censés accompagner l’esprit de ce roi mort depuis longtemps, leur culte était aboli, sauf celui des chefs de famille.

Comme en cas de malheur il importait de pouvoir identifier lequel des ascendants en était à l’origine, chaque enfant devait être instruit de la personnalité, des goûts et des vices de ceux qui l’ont précédé jusqu’au cinquième degré. Si les pères défunts, encore tout proches, étaient en général censés demeurer indulgents vis-à-vis de leurs fils et filles, les grands-pères et arrière-grands-pères pouvaient se montrer plus redoutables. Il appartenait au devin de discerner où se situaient les assaillants et les défenseurs potentiels.

Comme partout en Afrique, parmi les occasions de communiquer avec les défunts il y a le songe : « Le sommeil nous met en relation avec (les esprits) ; toutes les nuits, dans nos rêves, nous communiquons avec nos parents, nos amis trépassés, nous nous entretenons longuement avec eux comme autrefois« , a dit un informateur du R. P. Arnoux. Quand un enfant qui a perdu sa mère fait un cauchemar, on pense qu’il est en communication avec elle. Un conjoint décédé qui éprouve de l’amour pour le survivant peut venir de nuit tourmenter celui ou celle qui a pris sa place (d’où l’intérêt qu’il y a pour un veuf de se remarier avec la sœur de la défunte envers qui il n’y aura pas de jalousie et par qui les enfants seront mieux soignés).

 Le culte rendu aux morts

Le jeune voyait ses parents et grands-parents entretenir le souvenir des morts, mais aussi leur rendre un culte avec prières, louanges souvent hyperboliques et offrandes (de lait, de bière, de miel, de grains d’éleusine, de pois ou de sorgho jetés dans le feu, de farine, de poulets, voire de chèvres) dans les petites huttes-sanctuaires qui leur étaient consacrées dans l’enclos familial, au centre même de l’existence des vivants. Divers objets familiers aux défunts y étaient rassemblés pour les distraire ou les consoler : arc, lance, cognée, lambeau de vêtement ou de natte, calebasse de bière, pot avec du lait, etc. La quantité des offrandes n’avait aucune importance, car c’est de leur « ombre » et non de leur matière que les bazimu se nourrissaient. Ces « chapelles » se réduisaient parfois à quelques branches ou tiges de roseaux fichées en terre, réunies par le sommet et recouvertes d’herbes ; au centre, trois cailloux simulaient les pierres d’un foyer et des braises ardentes y étaient déposées. Un homme venait y présenter sa femme, un autre le taureau choisi comme reproducteur. Il arrivait qu’on s’allongeât de tout son long sur une natte devant elles, comme pour s’imprégner des effluves qui en émanaient. C’était en particulier le cas des veufs et des veuves, ou si on avait perdu un être cher, ou encore lorsque le défunt demandait de pouvoir jouir quelques instants de la présence d’une jeune fille.

Les impétrants – le plus souvent chefs de famille se ceignaient parfois la tête d’une branche de momordique, aspergeaient le sanctuaire d’eau mélangée à du kaolin et battaient des mains. Puis de véritables conversations pouvaient s’engager : « relevez la tête », « souriez », « rétablissez votre coeur », disait-on aux morts en des formules consacrées. Dans la haute société, c’est la hutte même du défunt qui était par la suite réservée à son culte. Mais en dehors des moments où on y priait, ces lieux n’avaient rien de sacré et les enfants pouvaient y jouer :

« Si les parents y ont mis de la bière à l’intention du muzimu et que les petits enfants de deux ou trois ans vont en boire, les parents se réjouiront de ce que leur muzimu a bien voulu en prendre ».

Ce n’est que vers 15 ans qu’un garçon pouvait aller prier lui-même les défunts. M. Vincent rapporte les propos d’un jeune homme :

« Mon père m’a présenté devant l’ indarode mon grand-père et a dit : « Voici cet enfant, si vous le gardez bien. Quand il sera grand il bâtira pour vous. Soyez donc content, ne l’écrasez pas par la maladie ou la mort. Faites qu’il vive assez longtemps pour que votre nom ne soit jamais oublié, car votre nom sera toujours prononcé tant que cet enfant sera en vie ». Alors il a présenté du lait et des haricots : « Faites que mon enfant ait de la chance dans toutes ses entreprises, que sa vie soit longue, puisqu’il est à vous« .

 

De son côté » le R. P. Arnoux a pu constater sur une distance de six mètres pas moins de 37 huttes encore debout chez un païen dont les enfants étaient menacés de variole. Et il cite les paroles d’un missionnaire qui un jour est entré dans une cour sans être vu :

« Vous ne sauriez croire l’émotion que j’ai ressentie à la vue d’un brave vieillard, accroupi, seul, devant la hutte bâtie pour les esprits… Il parlait aux bazimu d’une voix modérée…, leur transmettait les nouvelles de la famille, du pays. Après quelques phrases il s’arrêtait pour une courte pause, comme s’il entendait ou attendait une réponse, puis reprenait le monologue« :

Le même auteur mentionne combien les vieillards étaient préoccupés d’avoir des successeurs qui aient à coeur d’accomplir les rites prescrits après leur mort et il rapporte la supplication adressée par l’un d’eux aux missionnaires : « Je vous ai donné mes fils et mes filles. Tous vont devenir chrétiens. De grâce, laissez-moi un garçon, afin qu’il m’offre des sacrifices quand je m’en serai allé. » Dans les autobiographies que j’ai recueillies en 1975 auprès d’étudiants il est plusieurs fois fait mention de ces prières devant les huttes des ancêtres qu’ils ont observées avec fascination chez leurs grands-parents, alors que les parents christianisés avaient abandonné ces pratiques.

Pour témoigner de son souci de perpétuer l’image d’un défunt, un fils ou un petit-fils pouvait, sur indication du devin, aller jusqu’à une sorte d’identification avec lui :

« Il s’étudie à le continuer, à 1e faire revivre en tout. Il s’habille comme lui ; il adopte ses gestes, ses goûts, ses habitudes ; il porte sa parure et sa lance ; il le plagie pieusement. A-t-il été chasseur, il le sera aussi : avant de se mettre en campagne il lui présentera ses chiens et au retour il lui offrira son gibier ; s’il a été pasteur, il fera défiler devant lui le troupeau et traire les vaches pour lui ; s’il a été forgeron, il battra l’enclume avec la lourde masse pour que le son en parvienne à ses oreilles. Il se place debout devant son mémorial rudimentaire, et, lui parlant à haute voix, il lui demande de rabattre le gibier devant son arc, d’écarter les épizooties du troupeau, de guérir l’enfant malade, de faire aboutir son procès, de lui concilier la faveur du chef ou du mwami, bref d’impartir à tous les siens bonheur et prospérité ».

Dans chaque foyer, un grand-père ou arrière-grand-père défunt faisait fonction de gardien attitré : il était désigné par le devin avant le mariage, et c’est en son nom que le jeune homme prenait femme, de sorte que celle-ci devenait réponse mystique » du protecteur invisible. Quant à la famille étendue, elle portait le nom d’un aïeul qui s’est illustré par une brillante carrière ou une nombreuse progéniture.

Comme la pluie qui pénètre la terre qu’elle féconde sans laisser d’autres traces que la récolte, les femmes, dont les noms ne sont pas conservés au fil des générations, fécondent la terre par leur travail. Elles sont appelées à s’anéantir » dans la parenté du mari une fois parvenues au monde des morts. Seules les filles non mariées et celles qui ont connu un long veuvage reviennent tracasser les vivants, manifestant ainsi que ce n’est qu’en tant qu’épouse qu’une femme peut être heureuse.

On fêtait annuellement des parentalies de famille réunissant proches et voisins, au cours desquelles les défunts étaient évoqués et invoqués. Quant aux lignages, voire aux clans, ils ressoudaient leur unité spirituelle en rendant un hommage collectif à l’ancêtre fondateur commun à la fin de la récolte du sorgho. Ce culte avait pour haut lieu l’endroit où l’aïeul pionnier avait élevé sa hutte, généralement le point le plus en vue de l’aire qu’occupe le groupe. Les deux poteaux qu’il avait plantés au seuil de l’enceinte sont devenus des arbres : un sycomore et une érythrine. Si la demeure a disparu, les deux arbres ont subsisté, monuments commémoratifs et principes de bénédiction. L’ancêtre a été inhumé à leur pied et sous leur ombre se dressait son mémorial constitué d’un faisceau de hampes. Le tambour de la communauté était posé à côté. L’anniversaire de l’aïeul était célébré là sous la présidence du chef de la lignée, à la fois prêtre et patriarche, avec démonstrations de piété, offrandes, supplications, repas de communion, le tout prenant pendant six jours l’allure d’une kermesse avec festins rituels, beuveries et réjouissances.

« Ces cérémonies sont l’occasion de méditation sur la vie. Les souvenirs de tels moments pour les enfants… accoudés contre la cuisse de leur père sont ineffaçables. Les temps religieux sont aussi des jalons privilégiés de la vie familiale et collective, car les barrières ethniques, serviles et autres tombent pour rassembler les hommes dans un éclair de fraternité et d’égalité mystiques » .

Les liturgies des morts étaient célébrées avec faste à la cour royale, car la prospérité du pays était censée en dépendre. Elles pouvaient comprendre des expiations publiques. Mais le roi n’avait à craindre que les bazimu de sa propre lignée.

« La religion des morts est en quelque sorte la mystique des devoirs de l’individu à l’égard de la famille, du clan et de l’Etat. Elle canonise le respect de l’autorité à tous ses degrés, à commencer par celle des parents. Or, dans les civilisations où la morale générale ne trouve qu’un faible appui dans l’idée de Dieu du fait de l’absence des sanctions d’outre-tombe, c’est aux groupes sociaux et premièrement à la famille qu’incombe la tâche de la formation humaine des générations montantes. Le culte des ancêtres qui cimente l’union entre les individus, qui suscite le dévouement à la chose commune, qui favorise la natalité, qui confère au chef un prestige sacerdotal, y représente la force spirituelle, sinon en soi la plus haute, du moins la plus agissante ».

C’est ce qui a amené le chanoine historien Louis de Lacger à penser que malgré un côté superstitieux jugé négatif et le fait que cette vénération ne transcende en rien une mentalité purement humaine, elle s’est néanmoins avérée dans la pratique bienfaisante et éducative en éveillant des sentiments de justice et de piété…

Sauf mentions mineures, le Rwanda semble avoir été allergique à l’idée de réincarnation, très présente dans d’autres cultures paysannes africaines.

Les défunts, qui étaient toujours du côté de la coutume, faisaient ainsi figure de surmoi collectif. Le bonheur et le malheur sur terre dépendaient de leur approbation ou de leur désapprobation dont il fallait sans cesse guetter les signes. Il n’y avait que deux attitudes possibles à leur égard : leur obéir ou les apaiser. On peut se révolter contre des autorités en chair et en os, mais non contre des « pères » invisibles, omniprésents et omnipotents, sur lesquels on n’est jamais assuré d’avoir prise.