Extension Du Pouvoir Central Et Tutsi Vers La Fin Du 19eme Siècle Au Ruanda
Extension du royaume central
Vers la fin du 19e siècle, le Rwanda était constitué d’un noyau central sous l’administration directe du mwami et de sa Cour, de zones périphériques sous le contrôle nominal de délégués du mwami, et de zones où le gouvernement central exerçait une influence mais qu’il ne contrôlait pas effectivement. La forme et l’impact du contrôle central étaient déterminés par plusieurs facteurs dont la durée de l’implantation tutsi et de l’incorporation dans le royaume, l’organisation politique régionale, la valeur stratégique de la région et les besoins particuliers de l’administration centrale. Particulièrement les régions situées sur les versants de la crête Congo-Nil, bien que nominalement soumises au mwami du Rwanda, conservaient une grande autonomie et une attitude insoumise. Leur relation avec la Cour se limitait en général au paiement d’un tribut annuel en nature, l’ikoro. Plusieurs seigneurs tutsi nommés par le mwami pour les gouverner n’osaient pas s’établir à demeure parmi ces « farouches montagnards ». Plusieurs auteurs signalent que certains de ces groupes hutu possédaient un embryon de royauté sacrée avant la colonisation tutsi et que pour autant qu’on puisse s’en rendre compte, la monarchie hutu n’apparaît pas autre en sa constitution que la monarchie tutsi ; elle semblerait même en être le prototype.
Le fait que le royaume rwandais central soit dirigé par des Tutsi n’empêcha pas que certaines autorités régionales tutsi se soient également opposées à la politique d’assimilation de la Cour royale. C’était le cas notamment au Gisaka à l’est et au Kinyaga à l’ouest.
Il est compréhensible que dans le cadre de sa poursuite d’une organisation politique indigène « rationnelle’ l’Administration belge ait eu des difficultés à admettre que certaines parties du territoire échappassent à l’autorité du mwami. Les frontières indigènes n’étaient donc pas identiques aux frontières coloniales, même si le concept indigène de « frontière » et de « territoire » était moins fixe que le concept européen. L’intensité de la souveraineté n’était uniforme ni dans le temps ni dans l’espace. A l’extérieur du royaume central, ces zones d’influence ou de contrôle n’étaient pas seulement territorialement changeantes, mais encore le contrôle central ne s’exerçait-il pas de la même façon dans toutes les régions. C’est ainsi que certaines régions périphériques étaient quasi-autonomes, soit parce que le mwami l’admettait (par exemple le Busozo et le Bukunzi), soit parce qu’il n’avait pas les moyens de les soumettre (par exemple le Mulera, le Rukiga et le Ndorwa). Pareilles situations de souveraineté incomplète étaient trop contraires aux conceptions européennes pour être comprises et acceptées. Elles étaient surtout opposées au désir européen d’établir un commandement unique et une administration uniforme. Les différences culturelles de ces régions périphériques avaient déjà confronté le royaume rwandais précolonial à un problème considérable, puisque le gouvernement central devait incorporer des zones hutu qui n’étaient pas habituées à l’oppression de la classe tutsi. Atterbury (Newbury) estime qu’en ce sens, un déséquilibre fondamental hypothéquait déjà le système rwandais au moment de la pénétration des premiers Européens. Nous verrons cette opinion confirmée, en particulier au nord et au nord-ouest.
On voit que le Rwanda était un pays bien plus hétérogène que celui présenté par l’historiographie d’avant 1960. Cherchant à homogénéiser l’administration du territoire sous mandat, les Allemands d’abord et les Belges ensuite voulurent mettre fin à l’autonomie relative des régions périphériques. L’expansion géographique du pouvoir central, entamée vers le milieu du 19e siècle par le mwami Kigeri IV Rwabugiri, fut accélérée d’abord par la résidence allemande qui prit des mesures de circonstance dictées par les besoins du moment. Ainsi, un incident concret, le meurtre du père Loupias en avril 1910, provoqua de la part des Allemands une expédition punitive contre les régions du nord. Il en résulta l’installation d’un nombre de chefs tutsi « loyaux » pour l’administration de ces provinces. Ce qui avait été introduit par l’Allemagne pour parer à des problèmes localisés fut poursuivi par la Belgique dans le cadre d’une politique systématique, celle de l’extension généralisée à tout le Rwanda belge de l’autorité royale centrale. Cette option impliquait le remplacement graduel des autorités locales hutu par des notables tutsi, même dans des régions où ces derniers n’avaient aucune légitimité historique. Un élément de valeur ethnique était dès lors introduit là où il n’existait pas, ce qui devait profondément modifier la structure du commandement et les relations entre les ethnies au détriment des Hutu.
On pouvait s’attendre à ce que le clivage entre le pouvoir monarchique et la légitimité royale serait le plus grand là où la conquête était la plus récente. Ce n’est, dès lors, pas une coïncidence qu’au début de la pénétration européenne, la légitimité du pouvoir central était particulièrement fragile dans les régions du nord et du nord-ouest. L’annexion formelle de ces régions périphériques est donc un phénomène relativement récent. Cette politique d’expansion fut appliquée effectivement dans les années vingt dans le nord (Ndorwa, Mutara, Mulera), le nord-ouest (Bushiru) et le sud-ouest (Bukunzi, Busozo). Ces régions n’ayant jamais été effectivement occupées et administrées par le pouvoir central, il est remarquable que la puissance mandataire ait justifié ces opérations comme des « restaurations » de l’autorité du mwami. Ce ne fut que bien plus tard que l’Administration belge se rendit compte des dangers de cette expansion artificielle. Le rapport du Conseil colonial sur le décret du 14 juillet 1952 note que :
« l’unification politique du Ruanda (…) s’est opérée du dehors et par le haut. La structure étatique y est la résultante d’une force extérieure qui, mécaniquement en quelque sorte, a groupé sous une même autorité – sous un même tambour -, des terres et des populations jusque-là dispersées. A cette structure étatique ne correspondait guère ou ne correspondait que très imparfaitement une société vraiment organisée. »
Le Mulera fut la région où la Belgique expérimenta les techniques d’extension du contrôle central à partir de 1923 avec l’affectation de E. Borgers comme administrateur. Celui-ci « organisa » le Mulera en imposant le contrôle des Européens et des Tutsi sur toute l’étendue de la région. L’expansion au Mulera étant effectivement dirigée par les Belges, ceux-ci étaient à même d’intervenir également dans l’octroi des commandements par la Cour. En principe, les nominations devaient être faites conjointement par le mwami et le résident. En pratique cependant, les choix se faisaient sur place et l’instrument effectif de l’occupation fut l’administrateur. Une bonne illustration du caractère historiquement illégitime de l’occupation est que l’Administration dut faire appel à des notables d’autres régions au fur et à mesure de l’extension de l’occupation. Face au nombre insuffisant de Tutsi au Mulera, des notables furent « importés » du sud. Les commandements inférieurs furent confiés à ces Tutsi qui étaient soit pauvres, soit politiquement peu influents, soit de famille modeste. Ceci rappelle une situation plus ou moins analogue en Ouganda, où des « agents » ganda furent envoyés dans d’autres régions du pays pour occuper des postes « coutumiers » créés de toutes pièces. L’utilisation par les puissances coloniales d’un groupe dominant afin d’étendre leur contrôle sur l’ensemble d’un territoire administré par elles a été appelé « sous-impérialisme » ailleurs, mais C. Newbury préfère correctement parler de « double colonialisme » au Rwanda, parce que l’extension du pouvoir central tutsi avait déjà débuté avant l’arrivée des Européens. Toute résistance à l’occupation effective du Mulera, notamment par des lignages hutu du Kibari, du Bukonya et du Bugerura, fut réprimée vigoureusement par les notables et les forces de l’ordre.
Borgers fut également le promoteur de la fin de la dernière expérience d’autogouvernement des Hutu au nord-ouest. L’Administration, incapable au début des années vingt d’occuper le Bushiru et impressionée par la résistance efficace des Hutu de cette région contre les Tutsi et par leur organisation politique sous un seul monarque généralement accepté, l’umuhinza, avait toléré l’autorité de celui-ci sur son peuple.
L’autorité de l’umuhinza, Nyamakwa, était basée sur le consentement de ses sujets. Mais les obligations imposées par les Belges aux Shiru augmentèrent à tel point que ces derniers n’acceptèrent plus l’autorité belge, ce qui à son tour entama l’autorité de l’umuhinza qui devait exécuter les ordres de l’Administration. Ceci l’obligea à recourir à la contrainte contre son peuple, contrairement à la relation traditionnelle fondée sur le consensus. Il devint impassible à l’umuhinza de combiner ses fonctions traditionnelles et celle d’agent de l’Administration coloniale. Il ne pouvait dès lors plus remplir ses obligations ni envers ses administrés, ni – ce qui était plus grave – vis-à-vis de l’Administration belge. Pour cette dernière, c’était la confirmation de ce qu’elle croyait savoir depuis longtemps : les Hutu étaient incapables d’exercer des commandements de manière convenable. Il fut donc proposé à Musinga d’étendre le contrôle central et tutsi au Bushiru, ce qu’il s’empressa d’accepter, ayant depuis longtemps essayé en vain d’occuper cette région. Le chef envoyé au Bushiru de commun accord par le mwami et le résident répartit la province entre des notables nommés par lui et détruisit les derniers vestiges du pouvoir politique des abahinza.
Le nord et le nord-ouest furent ainsi nominalement intégrés dans la hiérarchie centrale. En réalité, l’assimilation était fort incomplète. En 1929 encore, l’administrateur du territoire du Mulera (Ruhengeri), qui comprenait notamment les régions « intégrées » du Mulera, du Bushiru, du Ndorwa et du Buberuka, signalait: « Les chefs du territoire sont peu, on pourrait dire pas du tout, en relations avec le mwami actuel; il y en a qui sont très mal vus de Musinga et qui ne sont même pas reçus à Nyanza par le roi. Il est évident que sur ces notables Musinga n’a aucune influence et sur les autres notables l’influence du roi n’est que relative ».
L’installation du pouvoir central au Bukunzi et au Busozo dans le Kinyaga (sud-ouest) fut une histoire encore bien plus particulière puisque ces régions jouissaient d’une certaine autonomie de la volonté même de la Cour. Ces provinces étaient des protectorats pour des raisons historiques, difficiles à comprendre et à apprécier pour une administration européenne. Le statut spécial du Bukunzi provenait du fait que son chef, appelé mwami, était censé contrôler le système des pluies pour tout le Rwanda. Il payait un tribut nominal au mwami du Rwanda, mais recevait de la Cour l’équivalent ou plus pour faire tomber la pluie au moment propice. Les causes de la protection du Busozo remontent aux fonds brumeux de l’histoire. On raconte que le mwami Ruganzu II Ndori, au retour d’une de ses expéditions, traversa la région où il reçut un accueil chaleureux du chef, qui le traita royalement. Des danses furent organisées et on lui offrit de nombreux présents. Ruganzu, flatté dans sa vanité et reconnaissant des égards qu’on avait pour lui, laissa au pays une certaine autonomie, permit au chef de prendre le titre de mwami et lui octroya quelques privilèges. Depuis cette époque, les Sozo députaient chaque année une ambassade et offraient des cadeaux au roi, en hommage de suzeraineté et non à titre onéreux. Ces présents étaient symboliques et ne représentaient pas une charge réelle pour le Busozo.
Jusqu’en 1923, l’Administration belge n’avait pas porté atteinte au statut spécial de ces Etats, en partie parce que la Cour de Nyanza les protégeait, en partie à cause d’interventions en leur faveur par la mission catholique de Mibirizi. Cette situation, contraire aux principes d’une administration uniforme, était toutefois considérée comme provisoire. La Belgique tenta d’abord d’occuper ces régions paisiblement par des moyens administratifs et contre le gré de Musinga ; en 1925, elle s’estimait finalement obligée d’occuper militairement le Bukunzi. La reine-mère, Nyirandakunze, fut tuée et Ngoga, le jeune mwami, fut emprisonné à Kigali où il mourut. L’occupation militaire dura jusqu’en septembre 1926. Une année plus tard, les troupes occupèrent le Busozo dont le commandement fut confié à un jeune notable tutsi lorsque le vieux- mwami du Busozo mourut en 1926.
L’occupation du Bukunzi et du Busozo, « régions insoumises », démontre clairement que, pour l’Administration belge, l’efficacité d’un système administratif uniforme venait à la première place et primait la volonté du mwami central de poursuivre dans certains cas des arrangements flexibles qui avaient prouvé leur utilité pendant des générations. La fin du statut spécial de ces deux Etats fut une atteinte sensible à la capacité de la Cour de protéger les faibles et ceux qui étaient considérés comme utiles pour la vie du royaume. Avec l’élimination de ces « roitelets hutu » et leur remplacement par des autorités tutsi importées, l’aspect ethnique, qui allait diviser le pays, était mis davantage à l’avant-plan. Il faut ajouter ici que, même après une occupation militaire prolongée, il fut difficile d’absorber ces provinces dans le carcan du gouvernement central. L’administrateur territorial de Shangugu attira encore en 1932 l’attention de la résidence sur la situation du Busozo, qu’il estimait devoir soumettre à une administration plus intensive.
Le mouvement d’extension du pouvoir central, sous forme d’une coalition belgo-tutsi, s’acheva au nord-est, où les régions du Ndorwa, du Buberuka, du Rukiga et du Ruyaga résistèrent jusqu’à la fin des années vingt. L’Administration dut recourir à la répression lorsque, après une période de résistance passive aux autorités tutsi récemment installées, un leader hutu, Semaroso, parvint à rassembler autour de sa personne les Hutu du Ndorwa et du Rukiga dans une lutte plus active contre les notables tutsi et les Européens. Selon les rapports officiels, il se faisait passer pour Ndungutse, fils du mwami Kigeri Rwabugiri et demi-frère du mwami Musinga. Suite au coup d’Etat de Rucunshu en 1896 il prétendait être le mwami légitime. La rébellion fut assez Facilement matée par les chefs tutsi avec l’aide de troupes de la Force publique. Durant trois ans et demi une occupation militaire fut installée dans la région et un nouveau poste administratif dut être créé. Un autre mouvement messianique, dit de Nyiraburumbuke ou de Ndanga, souleva les populations du Gisaka et du Bugesera en 1926-27. Même s’il fut soumis en 1927 par une intervention de la Force publique, la population du Gisaka refusa de travailler les champs jusqu’en 1929. En octobre 1930, le Bumbogo se souleva contre les autorités tutsi et les cultures obligatoires. Grâce à l’intervention de la mission de Rulindo la paix put être restaurée sans intervention militaire.
Ce n’est donc qu’en 1931 que l’occupation complète du Rwanda fut réalisée. L’autorité du mwami était partout instaurée (et non « restaurée ») et les limites royales et coloniales coïncidaient dans leurs grandes lignes. Mais la position des chefs des régions intégrées resta aléatoire et peu conforme à leur position traditionnelle. Leur autorité n’avait d’autre base de légitimité que la force et l’autorité du colonisateur. Au nord surtout, ceci ne facilitera pas l’acceptation d’autorités indigènes importées et imposées. En fait, ces régions furent – en vertu des principes de l’administration indirecte – mises sous un régime d’administration directe tutsi.
Monopole politique tutsi
Pour les administrateurs et missionnaires européens, l’hypothèse que les Tutsi étaient des Hamites rendait leur droit de gouverner les populations bantoues idéologiquement plus facile à accepter. En effet, l’hypothèse hamitique », très répandue dans la littérature africaniste de l’époque, soutenait que « everything of value found in Africa was brought there by the Hamites, alledgedly a branch of the Caucasian race ». Dans la région interlacustre l’explorateur britannique Speke fut le grand propagateur de cette hypothèse telle qu’elle est connue aujourd’hui ; lorsqu’il découvrit le royaume du Buganda avec son organisation politique sophistiquée, il attribua cette civilisation à une race de pasteurs nomades apparentés aux Galla « hamitiques ». Puisque les Hamites rencontrés en Afrique noire paraissaient être des pasteurs, tandis que l’occupation habituelle des nègres était censée être l’agriculture, le pastoralisme et ses attributs recevait une auréole de supériorité culturelle. L’attraction de cette hypothèse pour les Européens résidait dans le fait que des caractéristiques physiques pouvaient être liées à des capacités mentales : les « Hamites » étaient des dirigeants-nés et, en théorie, ils avaient droit à une histoire et un avenir presqu’aussi noble que leurs « cousins » européens. On pouvait donc collaborer avec les Tutsi, considérés comme apparentés aux Européens ; ce soutien idéologique est bien rendu par cette description des Tutsi : « Ils n’ont du nègre que la couleur ».
L’extension du royaume central et l’installation de notables tutsi dans les régions périphériques coïncidaient paradoxalement avec une tentative limitée de remplacement dans le royaume central de certains notables tutsi par des Hutu. Cet épisode est peu documenté et n’est pas explicitement relaté dans les rapports officiels de l’Administration. La réorganisation politique, et notamment l’unification de la triple hiérarchie des chefs qui touchait à sa fin en 1926, rencontrait une résistance pour le moins passive de la part des chefs et sous-chefs tutsi conservateurs. Cette inertie et cette résistance passive encouragèrent l’Administration à tenter une réforme radicale en 1927-28 : on ne maintiendrait au pouvoir que les chefs et sous-chefs tutsi les plus justes et ralliés à la politique de la Belgique ; les autres seraient remplacés par des éléments hutu jugés plus intègres et moins réfractaires aux innovations. Le monopole politique et les privilèges héréditaires de l’aristocratie tutsi étaient ainsi fortement relatifs, ce qui mettrait évidemment en danger le régime de l’administration indirecte qui exigeait le respect des institutions existantes. Mgr. Classe vit immédiatement les implications potentiellement révolutionnaires d’une telle initiative et prit la défense de la strate dominante contre les « oscillations et les tergiversations de l’Administration coloniale à l’endroit de l’hégémonie traditionnelle des bien-nés batutsi ». Dans une lettre du 21 septembre 1927, Mgr. Classe écrivit au résident Mortehan : « Si nous voulons nous placer au point de vue pratique et chercher l’intérêt vrai du pays, nous avons dans la jeunesse mututsi un élément incomparable de progrès, que tous ceux qui connaissent le Rwanda ne peuvent sous-estimer. Avides de savoir, désireux de connaître ce qui vient d’Europe, ainsi que d’imiter les Européens, entreprenants, se rendant suffisamment compte que les coutumes ancestrales n’ont plus de raison d’être, conservant néanmoins le sens politique des anciens et le doigté de leur race pour la conduite des hommes, ces jeunes gens sont une Force pour le bien et l’avenir économique du pays. Qu’on demande aux bahutu s’ils préfèrent être commandés par des roturiers ou par des nobles, la réponse n’est pas douteuse ; leur préférence va aux batutsi, et pour cause. Chefs nés, ceux-ci ont le sens du commandement… C’est le secret de leur installation dans le pays et de leur mainmise sur lui ».
N’étant pas sûr que son opinion ait fini par l’emporter, Mgr. Classe adressa en 1930 un avertissement catégorique à la résidence dans un article dont le passage suivant est souvent cité : « Le plus grand tort que le gouvernement pourrait se faire à lui-même et au pays serait de supprimer la caste mututsi. Une révolution de ce genre conduira le pays tout droit à l’anarchie et au communisme haineument antieuropéen. Loin de procurer le progrès, elle annihilera l’action du gouvernement, le privant d’auxiliaires nés capables de le comprendre et de le suivre (…) En règle générale, nous n’aurons pas de chefs meilleurs, plus intelligents, plus actifs, plus capables de comprendre le progrès et même plus acceptés du peuple, que les batutsi ».
Ce passage, est-il nécessaire de le souligner, est explicitement raciste. Il ne représente cependant qu’une partie du raisonnement de Mgr. Classe. Moins spectaculaire, l’autre partie n’est pas souvent citée ; le vicaire apostolique poursuit que « de là, cependant, je ne tirerai pas la conclusion que tous les chefs doivent être pris uniquement les Batutsi, à l’exclusion totale des Bahutu. Et de conclure : « Je considérerais comme une très grave faute politique et un manque de sens des réalités de vouloir constamment ne chercher des chefs que dans une caste si habile et si nécessaire soit-elle actuellement ; (…). Plus le choix est grand, mieux cela vaudra (…). L’exclusivisme dans les hautes écoles est mauvais et employé persévéramment il de viendra un danger réel ».
Même ainsi nuancé, le message était toutefois perçu comme un plaidoyer vigoureux en faveur d’un monopole de principe pour les Tutsi. Il prend une couleur tout à fait particulière si on le compare à l’attitude de l’Eglise après la deuxième guerre mondiale, et surtout à partir du milieu des années cinquante. Le point de vue défendu par Mgr. Classe représente une volte-face assez impressionnante de la part du vicaire apostolique. En 1922, en effet, il avait écrit : « Toute cette population (du Rwanda) est intelligente. Et, à l’encontre des idées généralement reçues, je dirai que les Batutsi ne sont pas, en général, plus intelligents que les Bahutu ; (…) Le Muhutu, lui, est travailleur, plus tenace, mais moins dégrossi ; aussi voyons-nous, d’ordinaire, dans les études plus sérieuses, le Muhutu dépasser peu à peu le Mututsi; tout comme ici (en Europe) nous remarquons parfois dans les collèges que l’enfant de la campagne finit par l’emporter sur l’enfant de la ville ».
Une plume aussi autorisée eut une influence particulièrement importante en 1930. Elle mit fin aux « oscillations et tergiversations » de la puissance administrante, qui s’engagea définitivement dans la voie tracée par Mgr. Classe. Tous les notables hutu furent destitués et remplacés par des Tutsi, et une politique active en faveur de la protection et du renforcement de l’hégémonie tutsi fut poursuivie avec vigueur. Mgr. Classe continuera à soutenir cette politique de façon conséquente. Un exemple parmi d’autres est donné par l’abbé Mbonimana: vers 1935 le Hutu Kidahiro, neveu du dernier umuhinza du Bushiru, vu ses qualités exceptionnelles, fut proposé comme sous-chef à la place d’un Tutsi qui ne donnait pas satisfaction; la proposition soutenue par les Pères blancs de Rambura et par l’agent territorial R. Gaupin, fut rejetée par Mgr. Classe qui « craignait de créer un précédent ». En barrant ainsi l’accès des Hutu aux fonctions politiques, même inférieures, qu’ils avaient parfois remplies dans le système traditionnel, la Belgique et l’Eglise ont accentué les divisions ethniques. La menace du remplacement par des Hutu avait en outre convaincu les Tutsi de la nécessité de coopérer avec la puissance mandataire.
La politique ethnique de la Belgique sortait renforcée de cette épreuve. Cette politique n’eut pas seulement pour conséquence l’établissement d’un monopole politique net en faveur de l’ethnie tutsi. Munyangaju cite des chiffres pour 1958 qui montrent que le monopole était en fait encore plus restreint: parmi les 45 chefs (tous Tutsi) seuls six des dix-huit clans existants étaient représentés. Les lignages tutsi de deux clans, les Nyiginya et les Ega, se partageaient 80% de toutes ces fonctions ; le lignage régnant des Hindiro à lui seul se réservait presque 30% des mandats. A supposer qu’il y avait, à la fin du 19ème siècle, environ 50.000 Tutsi mâles et adultes et environ 2.500 fonctions politiques (chefs, sous-chefs, notables à la Cour, agents divers), il s’ensuit que la société rwandaise était dirigée par environ 5% seulement des Tutsi. Si le pouvoir politique était dès lors potentiellement le monopole du groupe tutsi, son exercice réel était l’apanage de quelques lignages seulement. Grâce à la généralisation de la discrimination ethnique, depuis le début du mandat, un nombre croissant de Tutsi sortis des écoles gouvernementales et missionnaires parvinrent à se hisser au niveau de sous-chef. L’abbé Mbonimana signale que, sur 680 chefs et sous-chefs en fonction en 1948, on en dénombrait 192 (28,2%) ne comptant ni chef ni sous-chef parmi leurs ancêtres et dont la généalogie ne remontait pas au-delà de huit générations ; la plupart d’entre eux ignoraient leur cinquième ascendant.
Afin de pouvoir concilier le monopole politique tutsi et les besoins d’une administration moderne et rationnelle, il fallait former les candidats notables. Cette formation devait être, en principe, réservée aux jeunes Tutsi. Le major De Clerck déjà avait essayé de convaincre les chefs et la Cour d’envoyer leurs jeunes gens dans les écoles créées un peu partout par les missions. Le mwami et les grands féodaux résistèrent parce que l’enseignement était considéré comme du poison (uburozi), qui détruirait la mentalité traditionnelle. Le caractère chrétien des écoles existantes était en outre fortement ressenti. L’obligation imposée par l’Administration belge d’envoyer les « fils de chefs » dans les écoles fut contournée par l’envoi de fils de clients, de fils de bâtards ou d’enfants peu doués qui ne représentaient aucune menace pour la noblesse tutsi. Cette inscription d’écoliers tutsi pauvres ou hutu riches contenait en germe la crise qui, en 1926, bouscula les autorités traditionnelles et dont il a été question plus haut. Elle présageait l’entrée en lice d’une nouvelle catégorie politique sans ascendants investis. Lorsque l’Administration se rendit compte de cette pratique, le major De Clerck et les Pères blancs expliquèrent à Musinga que l’Administration entendait employer de plus en plus de jeunes cadres formés pour occuper les postes de commandement. Si la Cour refusait que les jeunes Tutsi des grandes familles acquièrent les compétences nécessaires, ces commandements seraient distribués à des Hutu ou des Tutsi pauvres ayant suivi l’école. Musinga comprit et indiqua dans une lettre au général Malfeyt, commissaire royal, que sa seule objection concernait le caractère religieux des écoles existantes.
L’Administration décida donc de créer sa propre « Ecole pour fils de chefs » à Nyanza en 1919. La première promotion de 30 élèves sortit en 1923, et l’affectation des premiers secrétaires indigènes lors de la même année décida même les plus récalcitrants des chefs à libérer leurs enfants. L’Ecole de Nyanza, contrairement à sa contrepartie à Muramvya en Urundi, était exclusivement réservée aux jeunes Tutsi. L’Administration ne cachait pas ses préférences : en 1925, le mwami avait « accédé volontiers au désir exprimé par le résident de voir confier à de jeunes batutsi lettrés, sortis de l’école de Nyanza, le commandement des collines dont le chef serait décédé sans avoir laissé de descendant mâle ».
Immédiatement après l’acceptation de l’école par la Cour et la majorité des grands notables, des bagarres fréquentes éclataient à l’école entre les véritables fils de chefs et ceux qui n’étaient pas coutumièrement destinés à des commandements. Ceci obligea l’Administration à interdire l’admission d’«écoliers pauvres », qui avaient tous disparu en 1926. Chaque chef se chargea dorénavant personnellement du recrutement pour l’école parmi les enfants de ses subalternes. A côté de l’école gouvernementale de Nyanza, la plus connue, il y en avait d’autres à Gatsibu, Ruhengeri, Rukira et Cyangugu, toutes « strictement réservées aux fils de chefs et aux notables de race mututsi.
L’imposition du pouvoir central et l’instauration d’un monopole politique en faveur des Tutsi ont considérablement augmenté les sentiments d’appartenance ethnique. Au Kinyaga Catherine Newbury a constaté que « Le corollaire à l’influence croissante du Rwanda central dans la région fut une conscience plus aiguë des différences ethniques. Au fur et à mesure que les chefs de lignage, au niveau local, furent destitués de leurs pouvoirs politiques en faveur d’agents venant d’ailleurs, les groupes locaux, autrefois importants, perdirent leur position et leur prestige sociaux. Cela eut pour résultat d’introduire des distinctions entre Hutu et Tutsi et une stratification là où, auparavant, il y avait coexistence et autonomie relative ». Le même auteur constate qu’avant l’introduction du pouvoir central au Kinyaga dans la seconde moitié du 19ème siècle, l’identification ethnique avait eu peu d’importance ; c’est prouvé notamment par le fait que les informateurs datent l’arrivée des « Tutsi » dans la région à cette époque. Depuis l’implantation du pouvoir tutsi, doublé par le pouvoir européen, les avantages d’être Tutsi et les inconvénients d’être Hutu augmentèrent considérablement, tandis que le passage de la catégorie subordonnée (hutu) à la catégorie dominante (tutsi) devint rare et difficile. Si ce déséquilibre, causé par l’hétérogénéité des groupes humains et des régions, existait donc au moment de l’arrivée des Européens, il fut sans aucun doute renforcé par les actions de standardisation de l’Administration belge.