Cette lettre est assez souvent évoquée et même citée, en certains de ses passages, par les chroniqueurs du déroulement de l’histoire au Rwanda et tout particulièrement de sa révolution du 1er novembre 1959.

Cette lettre a en effet été importante pour Mgr André PERRAUDIN  ; c’était sa lettre fondamentale, la charte de son épiscopat. Sa devise, survenue dans son esprit et dans son cœur aussitôt après qa nomination comme Vicaire apostolique de Kabgayi – le 19 décembre 1955 – est prise de la lettre de saint Paul aux Colossiens (3,13-14) : « Le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour, et puis par-dessus tout, la charité, en laquelle se noue la perfection. »

Dès sa nomination épiscopale, il puit bien dire qu’il a ressenti dans tout son être un amour, une affection totale pour chacun et chacune des Rwandais et Rwandaises dont il devenait le Père Spirituel. Ce sentiment de paternité spirituelle dans le sens profond de ce mot, qui est tout le contraire du « paternalisme », ne l’a jamais quitté. Il ai fait de la « charité » la consigne de son apostolat.

À ce propos, l’exemple de son père selon la chair a été pour lui une lumière : il n’a jamais entendu son père dire du mal d’autrui; et lorsqu’il était témoin de conversations peu charitables, il en était visiblement contrarié.

Jamais il n’a pu oublier ce témoignage qui, à son sens, était extraordinaire. Il l’a marqué d’autant plus qu’en arrivant au Rwanda, il a trouvé qu’on manquait beaucoup à la charité dans les conversations. Il en a toujours éprouvé beaucoup de peine et il a essayé de combattre cette mauvaise habitude.

Sa lettre pastorale du 11 février 1959 pour le carême de cette année-là, a voulu être un condensé de sa pensée sur la charité. Il l’a méditée et écrite avant tout pour soi-même, pour se tracer le chemin de son ministère pastoral. Il l’a écrite pour tous les fidèles et catéchumènes de son diocèse, et même pour tous ses habitants. Il a voulu proposer au peuple rwandais la pratique de la charité comme l’exigence fondamentale de la vie chrétienne.

Voici d’ailleurs ce qu’il écrivait en guise d’exorde à cette lettre :

« Nous voulons cette année vous entretenir paternellement de la plus grande et la plus nécessaire de toutes les vertus : la charité. Si nous avons choisi comme devise de notre épiscopat l’exhortation de saint Paul aux Colossiens : « par-dessus tout la Charité » c’est parce que nous sommes persuadés, avec le Grand Apôtre, que c’est par la pratique généralisée et généreuse de cette vertu que se réaliseront la perfection et le vrai bonheur de notre cher Rwanda, de chacune de ses familles et de chacun de ses habitants. Dieu est charité. Le signe de Dieu c’est la charité : ce qui n’est pas fait selon la charité n’est pas fait selon Dieu. Sans la charité on n’est pas vraiment chrétien, même si l’on est baptisé. Il n’y a pas non plus ni pour les familles, ni pour les sociétés, ni pour les peuples, d’ordre, de tranquillité, de justice et de paix véritables en dehors de la charité. »

Dans les applications concrètes qu’il a faites de cette vertu, il lui a paru indispensable de mentionner la pratique de la charité dans l’organisation de la société rwandaise d’alors qui privilégiait une ethnie, une « race » par rapport aux autres. Au moment où il écrit, le mot ethnie est préféré à celui de race, mais à l’époque, en 1959, tout le monde parlait de race, sans pour autant soulever des problèmes. Voici ce qu’il écrivait :

« Constatons tout d’abord qu’il y a réellement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées bien que des alliances entre elles aient eu lieu et ne permettent pas de dire toujours à quelle race tel individu appartient. Cette diversité de races dans un même pays est un fait normal contre lequel d’ailleurs nous ne pouvons rien. Nous héritons d’un passé qui ne dépendait pas de nous. Acceptons donc d’être plusieurs races ensemble et essayons de nous comprendre et de nous aimer comme des frères d’un même pays.

Toutes les races sont également respectables et aimables devant Dieu. Chaque race a ses qualités et ses défauts. Personne d’ailleurs ne peut choisir de naître dans un groupe plutôt que dans un autre. Il est injuste par conséquent et contraire à la charité de faire grief à quelqu’un d’appartenir à telle ou telle race, et surtout de le mépriser à cause de sa race. La solution même purement naturelle est que des gens appartenant à des races différentes s’entendent et s’harmonisent surtout si, par le jeu de l’histoire, ils habitent côte à côte sur le même territoire.

Du point de vue chrétien les différences raciales doivent cependant se fondre dans l’unité plus haute de la Communion des Saints. Les chrétiens, à quelque race qu’ils appartiennent, sont plus que des frères entre eux : ils participent à la même vie dans le Christ Jésus et ont un même Père qui est dans les cieux. Celui qui, en disant notre Père, exclurait de son affection un homme d’une autre race que la sienne, celui-là n’invoquerait pas vraiment le Père qui est aux cieux et il ne serait pas entendu.

Il n’y a pas une Église par race, il n’y a que l’Église catholique dans laquelle, comme dit l’Apôtre saint Paul, « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre… car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Gal. 3,28). L’Église n’est donc pas pour une race plutôt que pour une autre, l’Église est pour toutes les races qu’elle embrasse d’un égal amour et d’un égal dévouement.

Dans notre Rwanda les différences et les inégalités sociales sont pour une grande part liées aux différences de race, en ce sens que les richesses d’une part et le pouvoir politique et même judiciaire d’autre part, sont en réalité en proportion considérable entre les mains des gens d’une même race. Cet état de chose est l’héritage d’un passé que nous n’avons pas à juger. Mais il est certain que cette situation de fait ne répond plus aux normes d’une organisation saine de la société rwandaise et pose aux responsables de la chose publique des problèmes délicats et inéluctables.

Nous n’avons pas comme évêque, représentant l’Église dont le rôle est surnaturel, à donner ni même à proposer à ces problèmes des solutions d’ordre technique, mais il nous appartient de rappeler, à tous ceux, autorités en charge ou promoteurs de mouvements politiques, qui auront à les trouver, la loi divine de la justice et de la charité sociale.

Cette loi demande que les institutions d’un pays soient telles qu’elles assurent réellement à tous ses habitants et tous les groupes sociaux légitimes, les mêmes droits fondamentaux et les mêmes possibilités d’ascension humaine et de participation aux affaires publiques. Des institutions qui consacreraient un régime de privilèges, de favoritisme, de protectionnisme soit pour des individus soit pour des groupes sociaux, ne seraient pas conformes à la morale chrétienne.

La morale chrétienne demande aussi que les fonctions publiques soient confiées à des hommes capables et intègres, soucieux avant tout du bien de la communauté dont ils sont les mandataires. Il serait contraire à la justice et à la charité sociales de confier à quelqu’un une responsabilité publique en considération de sa race ou de sa fortune, ou de l’amitié qu’on lui porte, sans tenir compte avant tout de ses capacités et de ses vertus.

La morale chrétienne demande à l’autorité qu’elle soit au service de toute la communauté et non pas seulement d’un groupe, et qu’elle s’attache avec un particulier dévouement et par tous les moyens possibles au relèvement et au développement culturel, social et économique de la masse de la population.

L’Église est contre la lutte des classes entre elles, que l’origine de ces classes soit la richesse ou la race ou quelque autre facteur que ce soit, mais elle admet qu’une classe sociale lutte pour ses intérêts légitimes par des moyens honnêtes, par exemple en se groupant en associations.

La haine, le mépris, l’esprit de division et de désunion, le mensonge et la calomnie sont des moyens de lutte malhonnêtes et sévèrement condamnés par Dieu. N’écoutez pas, Chers Chrétiens, ceux qui, sous prétexte d’amour pour un groupe, prêchent la haine et le mépris d’un autre groupe.

Pour qu’ils soient légitimes, les groupements sociaux ou autres ne doivent pas seulement, par des moyens honnêtes, poursuivre leur bien propre et celui de leurs membres, mais encore tendre à l’union avec les autres classes et subordonner la poursuite de leur bien particulier au bien du pays tout entier.

Ce Bien Commun ne peut en effet consister finalement dans une lutte entretenue mais seulement dans une réelle et fraternelle collaboration, faite d’une répartition plus juste et plus charitable des biens, des charges et des fonctions.

Les catholiques, principalement les responsables de la chose publique et ceux qui sont à la tête de groupements sociaux devraient se rencontrer et penser ensemble les problèmes qui se posent au pays afin d’en trouver des solutions valables pour tous et inspirées de la doctrine sociale de l’Église.

Nous voulons citer encore cette sentence d’un sage : « Quid leges sine moribus ? À quoi bon les lois sans les mœurs ? » Les lois, les institutions, les réformes sociales ou politiques n’obtiendront les résultats qu’on en espère que si elles sont appuyées, chez les hommes, d’une réforme des mœurs et d’un effort généreux de vertu.

Aucun ordre social solide, aucune véritable civilisation humaine ne peut se construire sans soumission franche et cordiale à la loi de Dieu précisée dans l’Évangile et sans cesse prêchée par l’Église et son Magistère vivant.

Nous faisons appel enfin à tous les hommes de bonne volonté et en particulier à nos chrétiens et à nos catéchumènes, à quelque groupe qu’ils appartiennent, pour que non seulement ils écoutent ces enseignements et y réfléchissent, mais encore pour qu’ils les mettent en pratique courageusement dans leur propre vie et travaillent à les faire passer dans la communauté dont ils sont les membres. »

Voilà ce que fut sa lettre pastorale du 11 février 1959 et en particulier les pages relatives à ce qu’il a appelé la « justice et la charité sociales ». Voilà, si l’on veut « le rôle » qu’il a joué à ce moment de l’histoire du Rwanda; son rôle et son intention étaient strictement de l’ordre pastoral, même si indirectement, il a eu une influence peut-être même décisive sur l’évolution du pays.

Certains l’ont prise pour une déclaration de guerre. Quand il en a apporté le texte au Mwami du Rwanda, qui sans doute en avait déjà eu un écho, il lui fit seulement cette réponse lapidaire : « C’est trop tard ». Que voulait-il insinuer par-là ? Il est difficile de le dire : peut-être y avait-il déjà dans son esprit une prise de position de réaction combative, mais il ne puit l’affirmer. Il est certain en tout cas que cette lettre ne fut pas du goût de certains prêtres de l’ethnie tutsi ; l’un d’entre eux, après avoir commencé sa lecture du haut de la chaire, la jeta sur la foule dans un geste évident de mépris. Par ailleurs le gouverneur Harroy en avait conseillé la lecture aux grands chefs du Rwanda, et leur en avait fait remettre des exemplaires.

Elle fut dans la suite souvent citée, en opposition avec l’attitude de l’un de ses prédécesseurs, Son Excellence Monseigneur Classe, premier Vicaire apostolique du Rwanda. Ce dernier en effet avait énormément insisté sur la nécessité d’évangéliser de façon privilégiée les chefs, sous-chefs et de façon plus générale les Tutsi afin, par eux, d’entraîner les masses populaires.

Ses lettres pastorales sont très marquées par ces consignes. Voici à titre d’exemple ce qu’il écrivait en date du 15 mai 1928 dans une lettre intitulée : « Les écoles et l’apostolat auprès des Batutsi »:

« Donnez-vous de plus en plus, mes chers confrères, aux classes de Batutsi à la station, et là où faire se peut, dans les succursales… Nous ne devons cependant pas négliger pour cela les classes des enfants et des jeunes gens bahutu : eux aussi ont besoin d’être instruits et formés. Je profite de ces circonstances pour vous recommander, de nouveau très instamment l’instruction religieuse, le catéchuménat, la conversion de la jeunesse mututsi : karani, ntore, chefs et autres jeunes gens batutsi sans oublier de procurer et de favoriser aussi la conversion et l’instruction religieuse et profane des jeunes filles batutsi. Ce point est d’une nécessité absolue… »

Il ajoutait un peu plus loin :

« Qui aura ces jeunes gens Batutsi, aura le Rwanda entier. »

Même pensée dans la conclusion de son rapport annuel 1927-1928, p. 293.

« Dans toutes les stations, écrit-il, les confrères ont souligné le grand mouvement qui entraîne vers Dieu la jeunesse mututsi… C’est le progrès auquel on peut et doit attacher le plus d’espoir… Les chefs nous donneront le peuple et ces jeunes gens sont déjà ou seront des chefs, surtout s’ils sont ardents, tenaces, convaincus, et animés d’un véritable prosélytisme… Dans le mouvement de cette race vers le catholicisme, il nous faut voir la vraie action de Dieu pour le salut de notre peuple. »

On pourrait épiloguer longuement sur cette différence entre attitude pastorale de Mgr André Perraudin et celle de Mgr Classe ; mais ce qui est élémentaire, c’est la nécessité de situer la pastorale de Monseigneur Classe dans son époque : il a vu, dans le mouvement de conversion des Batutsi, un effet de la Providence; il est certain d’ailleurs que ce mouvement eut une grande influence sur ce qu’on a appelé « la Tornade ».

On peut faire remarquer aussi que Monseigneur Classe ne faisait que suivre les consignes du cardinal Lavigerie qui demandaient qu’on prête une attention toute spéciale à la conversion des chefs, étant donné leur influence énorme sur leurs sujets.

Il ne faut pas oublier non plus que le système politique du temps de Mgr Classe était le système de l’Administration indirecte, c’est-à-dire d’une administration consacrant l’autorité et les privilèges — à quelques exceptions près — des autorités indigènes et de leur façon de gouverner le pays. Les idées démocratiques n’avaient pas encore fait leur apparition.

Après cette longue parenthèse sur la différence entre deux pastorales épiscopales, et revenant à sa lettre du 11 février 1959, il est important de se rappeler que la situation d’injustice et d’inégalité fondée sur l’ethnie, a été dénoncée aussi par tous les évêques du Rwanda et du Burundi dans un document intitulé Directives des Vicaires Apostoliques du Ruanda-Urundi à leur clergé et aux congrégations religieuses, daté du 25 août 1959, où on peut lire cette phrase très significative :

« Les Évêques du Ruanda-Urundi ont jugé à leur tour que la situation de fait du Ruanda-Urundi consacrant une sorte de monopole du pouvoir entre les mains d’un groupe ne répondait plus aux normes d’une organisation saine de la société. »

Ceci dit, je puis bien affirmer que sa lettre pastorale du 11 février 1959 fut, si l’on veut ainsi s’exprimer, son intervention principale dans l’histoire récente du Rwanda ; elle fut une invitation pressante à des réformes libératrices : l’organisation sociale et politique du Rwanda m’avait paru injuste parce qu’elle consacrait un système, un régime de servitude et d’humiliation pour la grande partie de la population; il s’agissait d’une institution légale et non pas seulement d’actions sporadiques.

Même si la population hutu avait de quoi manger, même si elle était, comme on a dit, protégée par le patron tutsi (le shebuja), elle était considérée comme inférieure, corvéable et taillable à merci. J’ai été frappé, par exemple, par la façon dont une ancienne épouse du Roi Musinga, devenue pourtant chrétienne « fervente », appelait ses serviteurs : elle disait : « abahutu banjye » « mes bahutu », comme s’ils étaient sa propriété, sa chose. Cela est très significatif et dépeint bien l’attitude des grands d’alors vis-à-vis des Hutu.

Les cours donnés au grand séminaire par le Père Adriaenssens sur la situation sociale du Rwanda à ce moment-là, montraient à l’évidence que les privilèges étaient l’apanage des Tutsi, et les corvées, le sort des Hutu.

Il était devenu évident aussi que dans les écoles, le grand nombre de ceux qui parvenaient au secondaire étaient de l’ethnie tutsi, cela suite à une sélection silencieuse mais très efficace tout au long des classes primaires. Le problème d’ailleurs avait été soulevé dans de longues séances au Conseil Supérieur du Pays et exprimé de façon très détaillée dans le « Manifeste des Bahutu ». Je l’ai écrit plus haut. Le plus profond encore peut-être, est le fait que le Hutu n’était pas vraiment possesseur, propriétaire de sa terre… il vivait dans une dépendance très humiliante de son « patron »; finalement il n’était pas libre, pas indépendant.

Le colonisateur a, pour ainsi dire, « consacré » cet état de choses par le système du gouvernement indirect :

« Le régime colonial européen, par son administration indirecte plaquée sur l’état de fait du pouvoir établi — établi sur une base raciste — n’a fait qu’étendre et en quelque sorte stratifier le monopole Batutsi sans cesser pourtant de réduire autant que possible les abus d’ordre social dont était l’objet le peuple. »

La situation sociale d’avant la révolution était une situation où la méconnaissance de la dignité humaine des races dites inférieures — hutu, twa — était pour ainsi dire institutionnalisée ; au Rwanda il n’y avait pas seulement des clans ethniques différents, ce qui est le cas de toute l’Afrique, mais il y avait subordination institutionnalisée de deux clans ethniques — hutu et twa — à un autre clan dominateur, privilégié à tous les points de vue, le clan ethnique tutsi.

C’est cette situation qui lui a parue inadmissible au point de vue de l’Évangile et de la doctrine sociale de l’Église. C’est la raison pour laquelle j’ai abordé ce sujet dans ma lettre pastorale du 11 février 1959, telle qu’on a pu le lire ci-dessus.

Les pouvoirs en place d’ailleurs, la tutelle belge et surtout le Conseil Supérieur du Pays, avaient soulevé ce problème, mais ils s’empêtraient dans des discussions interminables, à travers lesquelles il était devenu évident que la classe dominante ne voulait en rien renoncer à ses privilèges.

Comment la lettre pastorale du 11 février fut-elle accueillie ?

 « Il importe de remarquer la parution, pendant ce mois de février 1959, du mandement de carême de Monseigneur Perraudin sur la charité : cette lettre fit choc, en sens divers, au Rwanda et en dehors. »

Dans son supplément au livre du chanoine de Lacger, il en parle plus longuement et il est intéressant de consigner ici son appréciation, étant donné l’autorité dont bénéficie le Père Nothomb aussi bien auprès du clergé séculier que des missionnaires.

Voici donc ce qu’il a écrit en conclusion du résumé qu’il en donnait :

« En toutes ces pages, l’évêque n’était pas sorti un instant de son domaine. Toutefois, il reconnaissait comme légitime pour ceux qui, jusqu’ici, n’avaient eu que peu de possibilités d’affirmer leurs aspirations, le droit de s’associer et de faire entendre leur voix. Il avait sans ambages pris position au sujet de l’opportunité, voire de la nécessité, d’une évolution et d’un changement de certaines institutions traditionnelles, celles-ci étant devenues caduques et inconciliables avec une organisation de la société basée sur les principes chrétiens du respect des droits de tout homme créé à l’image de Dieu.

Une prise de position aussi peu équivoque et courageuse qu’irréprochable, n’allait pas sans susciter quelque mécontentement chez certains, et chez d’autres des enthousiasmes parfois insuffisamment contrôlés.

 Des feuilles circulaient sous cape ou au grand jour, se permettant des écarts de langage et des appels provocateurs, voire des propos irrespectueux, les uns à l’adresse du Vicaire apostolique de Nyundo, les autres à celle de son collègue de Kabgayi. Nous devions signaler ces réactions pour situer dans son contexte psychologique de ressentiment et de confusion du politique et du religieux, les explosions qui se préparent. »

Une lettre, datée du 2 mars, de Monseigneur Alfred BRUNIERA, Délégué Apostolique, me félicitait chaleureusement :

« Je viens de lire, écrivait-il, avec plaisir et profonde édification la belle et opportune lettre pastorale que Votre Excellence vient d’adresser à ses collaborateurs et à ses fidèles à l’occasion du temps de carême… Je ne doute pas que vos exhortations et votre appel seront bien écoutés et mis en pratique par tous ceux qui désirent suivre vraiment l’enseignement du Christ : « Super Omnia Caritas.»

Voici à titre documentaire quelques autres appréciations de personnes autorisées et bien au courant des événements :

1 – HARROY, dans son ouvrage Rwanda à la page 251 :

« …un indice de la réalité de ce virage se retrouve dans la protection que Kabgayi assura à Grégoire Kayibanda quand celui-ci mit à profit sa fonction de rédacteur en chef de Kinyamateka pour distiller goutte à goutte dans la mentalité des masses rwandaises les ferments de la révolution.

Autre indice significatif, la lettre collective que les évêques du Rwanda et de l’Urundi adressèrent pour le carême de 1957 à leurs chrétiens, y dénonçant toutes formes d’injustices sociales, etc.

Puis deux mois après que j’aie, devant le conseil général, officialisé la position de la Belgique, Mgr Perraudin fit de même pour l’Eglise catholique en son mandement de carême du onze février 1959.

Répondant aussi par la négative à l’affirmation de Mutara qu’il n’y avait pas de problème Tutsi-Hutu, le Vicaire Apostolique de Kabgayi énonçait des phrases comme celles-ci

« Pour le moment, le problème est surtout agité à propos des différences de races entre Rwandais. Cette diversité de groupes sociaux et surtout de races risque chez nous de dégénérer en divisions funestes pour tout le monde » ou encore: «Dans notre Rwanda les différences et les inégalités sociales sont, pour une grande part, liées aux différences de races, en ce sens que les richesses, d’une part, le pouvoir politique et même judiciaire, de l’autre, sont en réalité en proportion considérable entre les mains de gens d’une même race», etc.

La prise de position de l’Église catholique était donc aussi nette que la nôtre »

2— PATERNOSTRE de LA MAIRIEU dans son livre : Le Rwanda, son effort de développement, p. 209 :

« Le problème politique et social était ainsi passé progressivement au premier plan des préoccupations de tout le pays.

L’Église catholique elle-même, en la personne de Mgr André Perraudin, Vicaire Apostolique de Kabgayi, résolut de rappeler avec douceur mais aussi avec la plus ferme clarté les grands principes de la morale sociale chrétienne. Dans une lettre pastorale datée du 11 février 1959 et composée à l’occasion du Carême, le Prélat s’exprima en ces termes : « La loi divine de la justice et de la charité sociale demande que les institutions d’un pays soient telles qu’elles assurent réellement à tous les habitants et à tous les groupes sociaux légitimes, les mêmes droits fondamentaux et les mêmes possibilités d’ascension humaine et de participation aux affaires publiques. Des institutions qui consacreraient un régime de privilèges, de favoritisme, de protectionnisme, soit pour des individus soit pour des groupes sociaux, ne seraient pas conformes à la morale chrétienne.»

Du même Paternostre de la Mairieu dans sa biographie de Monsieur Kayibanda à la page 134 :

« La compréhension des problèmes ayant ainsi évolué grâce au soutien si précieux de l’ONU et de ses Missions de Visite, et cette compréhension devant mener dans un avenir proche à des réformes institutionnelles, le Vicaire Apostolique de Kabgayi, Mgr Perraudin, résolut de rappeler une bonne fois, avec modération mais clarté, les grands principes de morale sociale applicables en l’occurrence. Le 11 février 1959, dans une lettre pastorale de Carême qui devint immédiatement célèbre, il rappela que: « la loi divine de la justice et de la charité sociale demande que les institutions d’un Pays assurent réellement à tous les habitants et à tous les groupes sociaux légitimes les mêmes droits fondamentaux et les mêmes possibilités d’ascension humaine et de participation aux affaires publiques. Des institutions qui consacreraient un régime de privilèges, de favoritisme, de protectionniste, soit pour des individus soit pour des groupes sociaux, ne seraient pas conformes à la morale chrétienne… »

Cette lettre « sur la justice et la charité » eut – on l’imagine – un retentissement énorme dans tout le pays. Dans le Vicariat de Kabgayi naturellement, où elle fut lue dans toutes les églises; mais aussi dans celui de Nyundo, où Mgr Bigirumwami la fit lire de même. Les populations s’y sentirent comprises et confortées, tandis que bien des privilégiés s’y sentaient directement concernés et culpabilisés.

3.Donat MUREGO, dans son ouvrage sur La Révolution Rwandaise aux pages 924 et suivantes :

« L’Église catholique, dont l’attitude en face du problème social ne faisait plus de doute depuis la publication de la lettre sur la justice au Ruanda-Urundi, logique avec elle-même, ne peut rester indifférente devant une situation de plus en plus dangereuse pour la vie de la communauté. En la personne de Son Excellence Mgr PERRAUDIN, elle rappela son enseignement sur la justice et la charité, insista sur l’égalité foncière des races, déplora le régime d’inégalité régnant dans le pays, lança un appel aux chrétiens, compte tenu de la tension dans les esprits, pour que leur bon sens et leur charité préviennent des divisions et des oppositions qui peuvent être funestes pour le pays. Cet enseignement fut condensé dans la « Lettre Pastorale pour le Carême de 1959 » que Mgr PERRAUDIN envoya aux chrétiens de son Vicariat Apostolique.

Les répercussions de ce document, d’une clarté, d’une fermeté et d’un courage rares, dépassèrent de loin celles qu’avait eues la lettre de 1957 sur la justice. Si, en général, la masse des chrétiens l’accueillit avec respect, elle souleva contre son auteur et par contrecoup, contre les Missions et l’Église, une campagne de calomnies odieuses lancées à partir d’une partie des autorités coutumières. Jamais, peut-être cette lettre ne lui sera pardonnée par ceux-là qui y ont vu son dernier acte pour lancer le peuple à leur assaut…

Cette prise de position, avons-nous dit, suscita quelque mécontentement chez certains, principalement dans le groupe dirigeant, mais elle entraîna aussi quelques enthousiasmes. Intervenant dans un climat psychologique et politique tendu et traitant d’un problème qui était à la base de la tension qui régnait, l’Église pouvait s’attendre, elle qui avait été très souvent écoutée, à ce que les antagonistes cherchent à retrouver leurs positions respectives dans la sienne. C’est dans la mesure où chaque partie a pu s’y découvrir ou être déçue que la lettre pastorale de Mgr PERRAUDIN a suscité des réactions enthousiastes ou hostiles…

Que reprochait-on à Mgr PERRAUDIN? Deux choses principalement : d’abord pour ceux qui pensaient que le Prélat avait voulu les viser, il était reproché à Monseigneur d’avoir mis les méfaits qui existaient dans la société au compte d’une race — Tutsi — alors que ce groupe estimait que le colonisateur européen devait partager sa responsabilité ; si, disait le groupe des dirigeants coutumiers, les Tutsi jouissent d’un monopole jugé inadmissible, ils y ont été poussés par les gouvernements européens. Dès lors, continuait-il, on ne peut condamner les seuls Tutsi sans juger l’administration européenne, à moins d’en vouloir aux autorités et au groupe dominant. Le deuxième reproche qui était adressé à Mgr PERRAUDIN tenait au fait qu’il reconnaissait comme légitime pour ceux qui n’avaient eu que peu de possibilités d’affirmer leurs aspirations, le droit de s’associer et de faire entendre leur voix. Compte tenu des positions maintenant connues que défendait le groupe traditionaliste, Monseigneur avait eu tort, aux yeux de ce groupe, de se prononcer sans ambiguïté au sujet de la nécessité d’une évolution et d’un changement dans les institutions traditionnelles afin que celles-ci devinssent capables de répondre aux aspirations de tous les groupes composant la société.

Ces faits reprochés à Mgr PERRAUDIN venant s’ajouter à ceux que nous avons déjà indiqués qui avaient été à la base de frictions entre les autorités coutumières et les autorités ecclésiastiques, la rupture fut consommée à l’occasion de cette lettre pastorale.

La conjoncture dans laquelle se trouvait le pays allait fournir à Mgr PERRAUDIN d’autres occasions d’expliquer la position de l’Église face aux événements actuels…

D’autres livres et revues ont cité des passages de ma lettre pastorale : il serait fastidieux de les reprendre ici. Plusieurs hélas ! ont interprété mon intervention dans le sens politique, alors qu’à mes yeux, elle ne voulait être que pastorale.