la Noblesse Se Transforme En Une Bureaucratie Au Service Des Belges Au Rwanda
LES CHEFS CATHOLIQUES
Les Belges n’avaient nullement l’intention, avant la seconde guerre mondiale, d’administrer le Rwanda sans s’appuyer sur le système féodal. Ils souhaitaient néanmoins l’amender de façon à pouvoir gouverner plus facilement et réduire au maximum les très graves injustices qu’il engendrait. Quand de nouvelles opportunités économiques s’offrirent aux Rwandais dans les années 1930, l’ordre féodal ancien commença à se désagréger : de nouveaux types de relations sociales se développèrent et la noblesse se transforma en une bureaucratie au service des Belges. Les critères d’obtention des postes étant désormais fonction du niveau d’instruction, la mobilité sociale s’accrût chez les Tutsi ; les Hutu furent exclus des fonctions politiques après quelques tentatives malheureuses pour y accéder. Les vertus guerrières n’étaient plus adaptées aux mœurs de la classe dirigeante, niais la situation des Tutsi, en tant que classe politique à part, perdura aussi longtemps que les Belges purent maintenir artificiellement la stratification de la société rwandaise. Ce qui était autrefois une frontière ethnique fluide, que pouvaient traverser aisément les Hutu qui le souhaitaient, devint, sous l’administration belge, une insurmontable barrière entre castes qui délimitait l’accès aux fonctions politiques. Les Belges tenaient fermement en main l’ultime moyen de coercition, la force militaire, mais les Tutsi parvenaient encore à manipuler facilement les tribunaux. En tant que classe, les Tutsi étaient très faibles : ils étaient tributaires des Belges, dépendaient moins de leur richesse individuelle et de leur clientèle, et avaient perdu leur principal instrument de coercition, l’État. Tant par son idéologie que par sa pratique, l’Eglise contribua fortement à la formation des cadres administratifs, au changement d’attitude des Tutsi en tant que classe dirigeante et à la justification de la ségrégation à savoir, selon la conception thomiste de la société organique, «à chacun selon sa fonction ».
Le système des ibikingi fut aboli en 1930, privant le roi de son arme traditionnelle contre les prétentions des propriétaires fonciers. Les chefs qui contrôlaient moins de 25 hommes furent intégrés à un système de sous-chefferies comprenant au moins 100 Hutu. Un an plus tard, le système complexe des chefs d’armée, de terre et de vaches fut démantelé au profit de commandements régionaux simples, ceux des chefs de province. A partir de 1932, les Hutu furent autorisés à payer les taxes sur les cultures en espèces, deux francs par travailleur adulte au souschef, un franc au chef de province. Légalement, les sous-chefs étaient autorisés à réclamer uniquement dix jours de travail par homme et par an ; les chefs trois jours. Les chefs n’avaient le droit d’aller à la cour que quinze jours par an et leurs sous-chefs ne pouvaient leur rendre visite que dix à douze jours par an. L’objectif de telles mesures était de mettre en place une pyramide de chefferies bien ordonnée, allant du roi au paysan, que les effets de l’économie de marché devaient par la suite bouleverser.
Il fut mis fin aux abus choquants comme celui de la forte mortalité chez les Hutu qui accompagnaient leur seigneur à Nyanza et qui, même dans les années 1920, devaient y rester pendant de longues périodes sans nourriture et sans abri’. Mais, pour ambitieuses que fussent les réformes mises en place pour « alléger le joug que faisaient peser les Batutsi sur les Bahutu qui subissaient des premiers une foule d’exactions », elles restèrent en quelque sorte lettre morte. « Comment jugeait-on les hommes ? » écrit Marc Bloch, « II n’y a pas meilleur critère pour connaitre la valeur d’un système social que cette question ». Les greffiers des tribunaux et les visites d’un Résident belge étant pure façade, le système judiciaire resta entre les mains des Tutsi. Les chefs de province et les sous-chefs qu’ils avaient choisis faisaient office de juges et d’assesseurs. La cour suprême était aux mains du mwami et de ses conseillers. Dans la province de Cyangugu, les tribunaux indigènes locaux demandaient treize francs au perdant dans les litiges entre individus à propos des bovins, et huit francs dans les procès concernant les terres et le reste du bétail. L’appel interjeté auprès du tribunal provincial, situé à Cyangugu même, coûtait quarante francs pour les litiges impliquant plus de cinq bovins, vingt francs en dessous. En 1933, les tribunaux locaux furent saisis de 208 affaires dont quatre allèrent en appel ; en 1934, 151 procès et à nouveau seulement quatre appels eurent lieu. Durant les années de famine de 1928 et 1929, respectivement 366 et 322 cas furent portés devant les tribunaux et, durant ces deux années, trois appels seulement furent interjetés’. Il semble que les Hutu faisaient appel aux tribunaux uniquement en désespoir de cause : un habile interprète pouvait présenter au Résident les extorsions, y compris les plus scandaleuses, comme une coutume courante.
Les nouvelles mesures concernant l’ubuletwa modifièrent peu la qualité de vie des paysans ; elles libérèrent simplement les Hutu pour le kazi, tâches supplémentaires obligatoires imposées par les Belges. Les personnes faibles et sans défense souffraient de ces deux corvées’. La suppression des chefs d’armée priva les Hutu d’une cour d’appel informelle. Autrefois, les paysans pouvaient monter ces chefs contre les abanyabutaka voyant en eux la société féodale idéale, avec ses liens réciproques de fidélité et de protection. En l’espace de quelques années, le système de triple chefferie fut brusquement supprimé : le nombre des chefs et des « sous-chefs » que comptait la province de Kigali en 1929, respectivement 119 et 324, passa en 1930 à 8 et 278 et fut finalement réduit à 5 et 72 en 1933. Le vaste réseau de relations entrelacées dans les interstices duquel les Hutu pouvaient se glisser pour trouver protection et parvenir au pouvoir disparaissait. Quand les Hutu de la province de Byumba tentèrent de renverser le processus en se mettant sous la protection de plusieurs sous-chefs, le Résident intervint au nom des Tutsi qui protestaient. Il ne pouvait y avoir de véritables suzerains au Rwanda.
Il était plus aisé de diriger d’en haut un système féodal pyramidal bien ordonné, comme la monarchie normande au XIIe siècle en Angleterre, que la société complexe qu’était le Rwanda précolonial. Les Belges voulaient rationaliser le système « pour s’efforcer de soutenir et consolider les cadres traditionnels de la classe dirigeante batutsi », comme disait le Gouverneur, pour les raisons «hamitiques » habituelles: « leurs grandes qualités, leur indéniable supériorité intellectuelle et leur aptitude à commander ». Le nouveau mwami était assez intelligent pour se rendre compte qu’il devait accepter les réformes destinées à servir de modèle à la Commission des mandats de la Société des Nations plutôt que de présider à une révolution. Il s’installa dans une maison en briques, jetant bas toute une série de traditions de la cour.
Mais en 1934, l’amputation radicale de la société opérée par les Belges avait affaibli la noblesse, un grand nombre de vieux chefs ayant perdu leur fonction ou ayant dû la remettre à leurs fils. Jouant un rôle d’apprenti sorcier, l’économie monétaire gagna du terrain. Dans la province de Cyangugu, la production de coton passa de 38 tonnes en 1930 à 292 tonnes en 1934; après la Dépression, la distribution à grande échelle de plants de café permit d’accroitre la production de café rwandais qui passa de 2,4 tonnes en 1930 à 39 tonnes en 1934. L’abandon par les Anglais de l’étalon-or affaiblit le taux de change de l’Ouganda ; les Hutu restèrent donc davantage sur leurs collines pour se consacrer aux cultures de rente et augmenter la production ». Un très bon producteur de café pouvait gagner plus de 1 000 francs par an. Quelques jeunes Tutsi tentèrent d’acheter au comptant des terres à leurs chefs’ ; les propriétaires fonciers et les chefs y étaient généralement opposés, de même que les Résidents. En dépit des discussions sur la propriété privée, il fut décidé que la terre appartenait au mwami et que les chefs n’étaient que ses représentants. Cela ne correspondait pas aux conclusions des Allemands mais il semble que l’avènement d’un Rudahigwa apparemment docile et la christianisation superficielle rapide des Tutsi avaient convaincu les Européens qu’une réforme agraire similaire à celle de l’Ouganda aurait été ici déplacée et inopportune.
Quelles qu’aient été leurs intentions, les Belges avaient mis en branle les forces capitalistes qui devaient inexorablement détruire le système féodal. Ils avaient inauguré d’importantes transformations sociales qu’il était difficile de contrôler et de diriger d’en haut. L’entrée massive des Tutsi dans l’Église était la preuve manifeste des modifications de structure dans la société rwandaise : de nouvelles relations sociales s’établissaient, les vieilles idées disparaissaient et l’Église frayait à ses clients un passage dans le nouveau monde. Vers le milieu des années 1930, 60 % seulement des cadres administratifs, chefs et sous-chefs, savaient lire et écrire mais 90 % étaient catholiques.
L’Église missionnaire était à la fois stupéfaite et enchantée de son nouveau rôle au sein de la société rwandaise. Elle était très inquiète, bien sûr, en particulier quant aux raisons de ce mouvement et à la qualité des convertis, mais il lui semblait inopportun d’inspecter de trop prés une récompense qui, depuis si longtemps, se refusait à elle. « Tout cela c’est bien, écrivait un Père, mais est-ce vraiment la foi qui travaille et meut cette foule ? » On avait tendance à reléguer la réponse à cette lancinante question sur leur réel engagement à plus tard, après la formation au baptême. A l’époque de la Tornade, une réflexion commune existait, semblable à celle qu’écrit le responsable du Journal de la mission de Zaza : « Le motif n’est pas peut-être des plus désintéressés mais la grâce de Dieu aidant, ils pourront eux aussi devenir de bons chrétiens ».
Pour les Pères Blancs, la conversion était essentiellement une adhésion intellectuelle aux dogmes de l’Église catholique ; ils portaient en cela l’empreinte des Pères Jésuites, les premiers maîtres de novices de leur Société. Appartenir à l’Eglise et accéder aux sacrements mettaient les chrétiens en contact avec la grâce, dont l’action était source de réforme et de transformation. Même si le baptême était considéré comme un tournant important, presque tous estimaient que la conversion était un processus continu ainsi qu’un engagement total et définitif à la personne du Christ ; l’homme n’était, ni radicalement pécheur, ni radicalement bon, d’où la nécessité de se confesser régulièrement et de faire pénitence. En pratique, cela signifiait que les Pères étaient surtout préoccupés de faire comprendre la foi aux catéchumènes. Ils n’encourageaient ni n’approuvaient l’idée de conversion comme un événement intervenant dans un climat de crise et d’émotion. En 1932, la majorité des Rwandais que la mission de Kabgayi n’avait pas admis comme postulants furent renvoyés pour des raisons plus terrestres, à savoir l’analphabétisme : 700 échouèrent à un examen élémentaire, alors que 6 000 furent admis bien que ne sachant pas très bien lire et écrire.
Le rôle des missionnaires changea suite à la Tornade, passant du prosélytisme à celui de direction, de formation et de gouvernement, au sein d’une institution hiérarchique qui couvrait tout le Rwanda. Bien que l’Église comptait, à ce moment, moins d’un quart de la population, politiquement c’était le quart le plus important. Les Pères n’avaient plus à affronter la société rwandaise pour créer les conditions favorables à l’édification de l’Eglise à partir du matériau peu prometteur des communautés de colline ; ils faisaient désormais partie de la société et étaient proches du centre du pouvoir. Rwabutogo, banni de la cour de Musinga à cause de son prosélytisme, devint le plus proche allié de Rudahigwa. Le chef catholique de la province de Mirenge, Simon Nyiringondo, prit en charge le salaire des catéchistes qui enseignaient sur les collines environnant la mission de Zaza. Les chefs commençant à servir la messe, la coutume de dire un Pater et un Ave pour le mwatni et pour les chefs fut rétablie ». Le catéchiste personnel du mwami estima que sa fonction était suffisamment importante pour réclamer une maison en briques à Nyanza et l’octroi d’ibikingi pour ses troupeaux et ses clients. Le Vicaire apostolique, Mgr Classe, jouissait de pouvoirs sans précédents en sa qualité de conseiller de la cour et de l’administration. Quand le Gouverneur Jungers lui écrivait, il pouvait parfois se montrer tout à fait obséquieux : « Car permettez-moi de vous le dire sans flagornerie, vous êtes pour moi un exemple de noblesse véritable et d’aimable distinction ». Rudahigwa allait souvent à Kabgayi consulter l’évêque et se donnait beaucoup de mal pour parler et adopter en public une attitude qui plaise aux Pères Blancs.
Entre 1932 et 1936, la Tornade tripla pratiquement les membres de l’Église catholique, le nombre passant de 81000 à 233000. La vague de convertis chassa de l’esprit de Mgr Classe toute idée de toucher aux fondements de la société rwandaise. Comme les Belges, il ne voyait pas la nécessité de bouleversement profond : on pouvait influencer de façon rationnelle et harmonieuse, de haut en bas, l’ensemble du corps politique en adaptant les structures et en engageant progressivement de petites réformes. Les chefs catholiques devaient être, la société ce que les missionnaires et le clergé rwandais étaient à l’Église. Il n’y avait, estimait-on, rien d’intrinsèquement incompatible — pour minimiser la situation — entre le gouvernement chrétien et la continuation d’une hiérarchie féodale raisonnable.
Certains Pères aimaient utiliser l’expérience de leurs paroissiens en matière de société féodale pour expliquer les relations des chrétiens avec Dieu : « relations qui nous grandissent, nous engagent au dévouement total et nous assurent des biens de beaucoup supérieurs à ceux dont le Mututsi gratifie le Muhutu ». Le sens du mot shebuja, seigneur, était « père d’un serviteur » et le garagu avait l’habitude de parler en public avec effusion de son dévouement à l’égard de son patron.
Si le Vicaire apostolique avait cessé de s’inquiéter à propos de la société rwandaise c’est qu’il admettait que la classe tutsi — qu’il appelait désormais une « caste pouvait apprendre à connaitre les vertus chrétiennes quel que soit le type de gouvernement en vigueur. Et, par un remarquable tour de passe-passe qui s’opère immanquablement quand l’Eglise catholique représente clairement les intérêts de la classe dirigeante, une position politique extrêmement puissante se fit jour, censée être — et les Pères le déclarent — une simple autorité spirituelle, une position apolitique : « La révolution que nous apportions, écrivait le Père Arnoux, se limitait donc à un aspect purement religieux sans rien de politique ».
C’est pourquoi, au cours de la décennie qui suivit le mouvement de conversion tutsi, le Vicaire apostolique était plus enclin à limiter les initiatives belges visant à introduire des réformes sociales qu’à les encourager. Quand, en 1933, ils entreprirent une révision systématique des redevances coutumières et de l’ubuletwa, Mgr Classe se fit l’avocat du statu quo :
« Serait-il plus juste et plus avantageux alors de donner simplement une rémunération convenable aux chefs qui leur permit de vivre et de tenir leur rang? Théoriquement, oui. Pratiquement, non! Ce serait une erreur de psychologie : l’état social du pays et la mentalité populaire ne sont pas mûrs pour un tel changement total. Actuellement, ce serait supprimer virtuellement l’organisation sociale du pays, organisation qui a toujours fait sa force et reste l’aide nécessaire et indispensable du gouvernement pour la transformation et la mise en valeur du pays. Les chefs ne seraient plus les chefs du peuple, les bons éléments sans lesquels il n’y a pas de groupement possible, attachés à la vie, à la prospérité de leurs gens. Ils ne seraient plus « leur tête » qui les conseille et dirige, arrange leurs affaires, leurs procès et reste l’intermédiaire nécessaire entre eux et le gouvernement. En un mot, les chefs perdraient la confiance de leurs gens parce qu’ils deviendraient simplement des « Agents du Gouvernement » qui font travailler et exécuter seulement les ordres du gouvernement ».
Ce plaidoyer en faveur d’une véritable administration indirecte ressemblait fort à de l’opportunisme. Mais il avait son revers idéologique. Le principal stimulant intellectuel du corpus amorphe et lent à réagir de la sociologie catholique du XIX siècle était le renouveau du thomisme. A l’époque où la majorité des Pères avaient été formés, les manuels utilisés au séminaire étaient thomistes et, quels que soient les autres éléments que les missionnaires aient retirés de leurs études, ils avaient en arrivant en Afrique une vision de la société essentiellement organique qui présupposait que l’Eglise était le centre idéal, « l’âme de l’organisme tout entier ». Pour les missionnaires plus intellectuels, la société rwandaise était comme une créature vivante : elle prouvait qu’il existait une hiérarchie, une division du travail et des services qui étaient raisonnable, nécessaire et harmonieuse ». La Tornade offrait au Rwanda un groupe de patriarches catholiques en puissance et permettait aux prêtres de penser en termes de « société chrétienne » et dans les catégories de la sociologie thomiste. Il y avait un accord harmonieux entre le modèle de la société féodale en transition sur laquelle s’était historiquement fondée la pensée de saint Thomas d’Aquin et l’expérience des Pères au Rwanda. Les protestants eux-mêmes, qui mettaient l’accent sur l’individu, parlaient de « symbiose sociale » entre Tutsi et Hutu.
L’optimisme des Belges les poussait à croire que les décrets administratifs mettraient un frein aux excès ; parallèlement, la mission croyait et espérait qu’être membre de l’Eglise rendrait les chefs catholiques charitables et justes. Une lettre du Père Pagès au Résident illustre bien, en 1933, cette attitude :
« Qu’il se glisse des abus, qu’il y ait des injustices commises à l’égard d’individus soumis plus souvent qu’il ne faudrait aux corvées.., ce n’est que progressivement que l’administration mise au courant de ces abus pourra y porter remède sans avoir à renverser le régime actuel. Avec les chefs qu’il possède, sur l’intelligence et la docilité desquels il peut compter, le gouvernement acheminera sûrement le pays dans la voie du progrès moral et matériel, but final de toute colonisation ».
C’est dans le même esprit que le Père Pagès écrivait ses notes sur le régime des biens au Bugoyi, soulignant qu’aucun système social n’est parfait et que nous sommes tous soumis à « des passions qui sont le lot commun de tous les mortels ».
Le Vicaire apostolique et les missionnaires les plus sérieux se considéraient les protecteurs de l’embryon du futur corpus christianum, une précieuse création qu’ils voulaient plus que jamais préserver de toute précipitation. Il y avait des défauts certes, mais le devoir des prêtres était d’éduquer ceux qui ne l’étaient pas et d’absoudre les pécheurs. Dans ses lettres pastorales, Mgr Classe revenait toujours sur le même thème, à savoir que ce processus de maturation ne devait pas être perturbé par l’autoritarisme des prêtres, « cette manie, ou si vous le préférez ce besoin de jouer au chef, d’imposer coûte que coûte son autorité ». Les missionnaires étaient priés de s’abstenir d’attirer l’attention sur les fautes des chefs devant leurs sujets et de ne jamais leur faire d’affront en public. La fonction sacerdotale, en tant qu’âme de l’organisme social, devait être formatrice ; il s’agissait de « les amener peu à peu à prendre conscience du rôle qu’ils peuvent et doivent chrétiennement remplir près de leurs sujets catholiques et autres ».
Les rapports des missions de Nyundo et de Rwaza rappelaient respectueusement que, même si les Hutu avaient rejeté les Tutsi qui étaient autrefois païens, ils avaient accepté volontiers les chefs catholiques « parce qu’on a observé qu’ils sont plus justes et plus humains ». Rwabutogo était, disait-on, un des rares juges impartiaux ». Dans la région nord, les missionnaires essayaient de respecter les instructions, déplaçaient les catéchistes s’ils offensaient les chefs et insistaient sur les vertus de soumission et de loyauté’ mais ils souffraient des dépréciations des Banyanduga.
Le problème du nord demeurait : les Banyanduga étaient des agents du gouvernement qui ne jouissaient d’aucun soutien local, possédant peu de biens et de prestige. Afin de consolider leur position dans les régions où les Hutu fuyaient l’ubuhake, ils étaient obligés d’opprimer leurs sujets. La région riche et très peuplée fit grimper les intérêts en jeu. Ayant accordé leur soutien à Kamuzinzi, le nouveau chef de la province du Mulera, les Pères découvrirent qu’il avait pillé et même tué des dissidents. Quand le Père Supérieur de Rwaza témoigna contre lui à Ruhengeri, trois autres chefs catholiques cessèrent rapidement toute relation avec la mission. D’autre part, les Hutu chrétiens considéraient toujours les missionnaires comme leurs protecteurs, à tel point que l’administrateur de Ruhengeri n’en trouva pas un seul pour occuper les postes de sous-chefs aux alentours de la mission de Rwa.za. Les Tutsi contactés refusèrent, disant que les Hutu de la mission étaient ingouvernables ; ils voulaient bien sûr dire que les Hutu de la mission défendaient leurs droits avec plus d’assurance que leurs voisins. Pour compliquer les affaires, les chefs dépossédés continuèrent à influencer la politique de la région en obtenant des postes de juges et en intriguant contre les magistrats nommés par les Belges.
Les sentiments ambigus des missionnaires de brousse à l’égard des chefs catholiques étaient exacerbés par un petit groupe de jeunes Tutsi prétentieux dont la modernité était pour eux un sujet de critique. Le groupe était connu sous le nom de Basilimu, terme ironique utilisé par Musinga pour désigner les partisans des Européens. Le chef du groupe était Rwigemera ; on l’avait laissé en plan après l’accession au pouvoir de son frère Rudahigwa, et il avait donc de bonnes raisons pour refuser la protection de la mission. Le mouvement commença autour de Rubengera, se déplaça sur Nyanza et convergea enfin tout naturellement vers le centre commercial de Kigali et parmi les jeunes chefs Banyanduga autour de la mission de Rulindo dans le nord. Les Membres du « club » refusaient ouvertement de s’agenouiller dans l’église ou de faire le signe de la croix, et n’allaient pas se confesser, comme le voulait la coutume, avant de recevoir la communion. Rwigernera prit une seconde femme et le Père Schumacher insinua d’un air sombre que les membres du club avaient des femmes en commun ou du moins qu’ils pratiquaient le « libertinage ».
L’adoption des vêtements européens était un signe des temps, annoncée par les Belges comme une importante percée sous le règne de Musinga, désormais considérée comme provocante, sinon subversive. Rudahigwa s’habillait de façon traditionnelle, ce qui était estimé être un mariage heureux entre l’ancien et le nouveau. Quelques nobles avaient aussi voiture et belle maison en briques ; plusieurs Pères estimaient que ce processus de modernisation avait été assez loin. Mgr Classe avait lu attentivement le rapport de la conférence épiscopale tenue à Léopoldville en 1932, au cours de laquelle l’évêque, Mgr de Hemptinne, caractérisa les tendances de l’époque d’« indépendance » et d’« indiscipline », son nécessaire corollaire. Ces termes touchaient une corde sensible chez Mgr Classe qui avait griffonné en marge « surtout chez les déracinés et les clercs, orgueilleux ». En face du titre « Dangers du communisme », il avait noté qu’il fallait accorder une attention spéciale aux enseignants et aux clercs. Léopoldville était au Rwanda ce que Londres était à l’Irlande rurale, un terrible avertissement contre la perte de simplicité et la disparition des vertus morales 51 . Alors que peu de prêtres avaient une idée claire de ce qui se passait au Congo, ils le surveillaient constamment avec une certaine inquiétude ; aussi considéraient-ils Kibangu, les chefs faibles, les villes, les vêtements européens et le communisme comme autant de symptômes d’un dangereux virus qu’il fallait absolument empêcher de nuire à la croissance du corpus christianum au Rwanda.
Si les chefs se montraient en public complaisants à l’égard des Belges, il existait en privé beaucoup de dissimulation et d’animosité. Ils savaient exactement ce qu’ils voulaient prendre de la culture occidentale. Un exemple, Rwabusisi qui avait eu à traiter avec les Européens durant plus d’un quart de siècle » : il communiquait avec ses sous-chefs par lettre, faisait un peu de commerce mais conservait le style de vie traditionnel d’un noble. « On a souvent dit et écrit, observait un administrateur perspicace, que Rwabusisi était entièrement acquis à nos idées et qu’il nous était sincèrement dévoué. J’émets des doutes à ce sujet ; Rwabusisi travaille pour son pays et adopte toute innovation s’il voit que celle-ci profitera au Ruanda». L’ancien mépris pour ceux qui font le chien de chasse pour les Belges était toujours présent ». Un Tutsi ayant fait aux missionnaires une description peu flatteuse de ses sous-chefs, les qualifiant de « karani du Gouvernement », on le prévint qu’il pourrait lui arriver des problèmes car les karani étaient les amis des Blancs.
L’attitude des Basilimu, les jeunes chefs effrontés, eut pour conséquence de rapprocher la cour et les missionnaires dans une opposition tacite à certains aspects de l’ordre nouveau. Le passage aux annales de l’histoire d’hommes comme Nturo et Kayondo accrut aux yeux des gens leur dignité et leurs vertus. Les Pères Blancs, sortis victorieux, estimèrent que les aristocrates étaient des opposants dignes de respect dans la défaite ». Les conceptions des deux parties étaient à certains égards similaires : les évêques catholiques décrièrent des changements mineurs dans la liturgie avec d’autant plus d’indignation qu’ils prédisaient la subversion communiste. Les Tutsi conservateurs se raccrochèrent aux rubriques des cérémonies de la cour. Mgr Classe réduisit au silence les prêtres récemment ordonnés qui proposaient timidement d’introduire des cantiques rwandais dans l’église. Ce n’est qu’en 1939 qu’il résolut lui-même de pardonner ces inquiétantes innovations ». Ce respect pour l’ordre ancien avait des implications politiques : il y eut de graves conflits entre les familles tutsi au pouvoir installées autour de Rwaza avant ou pendant l’époque des Allemands et les nouveaux Banyanduga. Les Pères assurèrent les « anciennes » familles’ de leur inébranlable soutien. Au début des années 1930, les ambitieux sous-chefs du fils de Ruhanga le dénonçaient constamment aux Belges, mais les Pères lui conféraient toute leur autorité. Cette politique fut payante : à Ruhengeri les Belges commencèrent à consolider le pouvoir des anciens Batutsi Balera et à renvoyer au Nduga les plus mauvais des nouveaux arrivés.
Dans les autres régions, la complexité des difficultés rencontrées par les postes de mission fut moindre, mais la suprématie des liens féodaux sur les liens de parenté continua à poser problème. L’assiduité à l’école dépendait dans une certaine mesure du chef catholique ; l’empressement des catéchumènes hutu était souvent lié à leur espoir de faire partie de sa suite et de recevoir une vache ». L’approche pastorale d’ensemble était « à chacun selon sa fonction dans la société ». Les Marna hutu furent réactivés et les pouvoirs du bakuru b’inama limités. Chaque inama comprenait environ 25 hommes qui élisaient leur chef et se réunissaient une fois par semaine sur les collines pour prier et discuter des questions d’entraide. Il fut désormais interdit aux bakuru b’inama d’être partie aux procès. Ces réunions étaient obligatoires ; les questions politiques n’entraient absolument pas dans les compétences des bakuru b’inama et de leurs inama. Une fois par mois, les chefs de groupe faisaient leur rapport au Père supérieur de la mission. Les prêtres pouvaient ainsi contrôler de près leurs activités tout en paraissant respecter l’initiative locale et l’autonomie des groupes. A partir de 1933, chaque poste de mission organisa des réunions mensuelles pour les chefs catholiques « pour leur expliquer leurs devoirs, surtout au point de vue charité et justice, mais en s’abstenant absolument de toute question de politique ». Les inévitables conflits disparurent comme par enchantement dans un concept de société organique.
La formation post-baptismale fut en partie une réponse à l’appel lancé par le Pape Pie XI à l’Action catholique pour christianiser la société. Cela supposait que l’harmonie entre les deux Etats rwandais soit orchestrée par le clergé catholique, l’Église en tant qu’institution restant impartiale, en dehors des politiques qu’elle critiquait. C’est ainsi que Pie XI put publier en l’espace de cinq jours les encycliques Mit brennender Sorge contre le nazisme et Divini Redemptoris sur les dangers du communisme athée. Une telle prise de position était tout à fait possible au Rwanda avant la seconde guerre mondiale car les changements prévus et supervisés par le gouvernement donnaient l’impression de solides progrès. Les années suivantes, elle devint impossible à tenir sans un criant aveuglement, à un moment où les conflits remontèrent à la surface en raison de changements rapides non régulés.
La première parution, en juillet 1933, d’un mensuel catholique en langue vernaculaire, le Kinyamateka, imprimé à Kabgayi, est également le fruit de l’inquiétude de la mission à l’égard des chefs. Au début, c’était un mensuel de huit pages écrit par les professeurs du Grand Séminaire et vendu essentiellement parmi les chefs, les clercs, les enseignants et les séminaristes que les Pères souhaitaient influencer. En un an, les ventes grimpèrent, passant de 400 à 1 500 exemplaires ; elles aboutirent à 4 000 en 1936. S’y ajouta un supplément de huit pages, d’un format plus petit, mais bien rempli, à l’intention des catéchistes, vendu à 1 200, puis, plus tard, à 3 200 exemplaires. Le nombre de lecteurs était supérieur à ces chiffres car les gens lisaient le Kinyamateka à haute voix, multipliant ainsi son impact dans l’ensemble du Rwanda.
Cet accueil favorable était essentiellement là à l’absence de journaux officiels ou de documents imprimés en langue vernaculaire à l’intention du nombre croissant de chrétiens sachant partiellement lire et écrire. Le mensuel permit de transmettre les directives du mwami et des Belges, et de diffuser auprès du public des lectures pieuses, la sagesse traditionnelle et le folklore sous forme de proverbes. Les lettres à l’éditeur étaient généralement censurées ; les questions politiques et tendancieuses étaient rarement publiées. Cependant, suffisamment de missionnaires étaient ennuyés du comportement chicanier des responsables agricoles’ pour pouvoir tolérer les critiques voilées aux mesures gouvernementales. Par exemple, la réponse violente à une question sur les corvées fut publiée dans les colonnes questions-réponses du Kinyamateka n° 15 de 1934. Les exactions des sous-chefs et l’excès du kazi obligatoire imposé aux individus furent carrément dénoncés. Mais le Kinyamateka d’avant la guerre était loin d’être l’organe de contestation des Hutu qu’il devint par la suite. Après l’enthousiasme des premiers temps pour les textes imprimés et, à partir de 1937, les Belges s’en servant de moins en moins comme organe administratif, le nombre de lecteurs chuta.
En termes de statistiques, l’importance que la pastorale donnait à l’élite était logique ; 54 des 69 chefs et 756 des 900 sous-chefs étaient catholiques en 1936, alors que le pourcentage de convertis par rapport à la population totale n’était que de 18 %. Le Père Schumacher enseigna un groupe composé de huit chefs, d’un ancien chef et de cinq sous-chefs de la province d’Astrida qui avaient demandé aux missionnaires de suivre un cours de politesse européenne et de droit. Rudahigwa accorda son soutien au groupe et écrivit avec plusieurs dirigeants tutsi au Supérieur Général des Pères Blancs pour le mettre au courant de leur « parlement » où ils discutaient de thèmes tels que la fusion des chefferies’. Lors de chaque réunion mensuelle à la mission, on s’efforçait également de chercher la pierre philosophale qui permettrait de transformer la hiérarchie tutsi locale en de bienveillants patriarches.
La volonté de l’Action catholique de conserver une sorte d’harmonie sociale au sein du corps politique rwandais fut présentée au Gouverneur comme étant l’objectif d’une politique sociale raisonnable. Mgr Classe lui déclara :«Il ya à éviter un déséquilibre qui pousserait les jeunes gens éduqués et formés à d’autres habitudes et un genre de vie plus élevé, à mépriser leurs compagnons restés avec une mentalité et un degré de culture si différents ». Le mot clé était « équilibre ». A la fin de 1934, l’évêque se plaignit au Gouverneur de l’inadaptation persistante de l’enseignement primaire et du fait qu’un huitième seulement des enfants d’âge scolaire allaient effectivement à l’école ». L’évêque voulait surtout que les écoles répondent aux besoins du pays, sinon la situation engendrerait des « mécontents » et des « déclassés ». Il faut dire que les Belges dépensaient moins d’un franc par an pour l’éducation d’un enfant.
La mission assumait trop de choses en même temps tout en disposant de ressources humaines et financières insuffisantes. Mgr Classe devait gérer le système éducatif subventionné par l’État et veiller également au bon fonctionnement des écoles-chapelles et des catéchistes. Il essayait d’appliquer les instructions de Rome sur le développement d’un clergé indigène et de congrégations religieuses, tout en encourageant l’Action catholique dans le cadre des &rama et des rencontres de chefs ». A partir de 1929, My Classe voulut imposer une taxe d’un franc par chrétien au profit de l’Eglise, le denier du culte, mais les résultats furent décevants. Envoyer les bakuru b’inama « collecter » le denier- provoquait trop de problèmes ; les Pères décidèrent d’y aller eux-mêmes en mobylettes. A Kabgayi, les séminaires étaient toujours à court de ressources ; pour leur entretien, on prit l’habitude de mettre des corbeilles à la porte des églises pour recueillir les dons en natures. Les choses s’améliorèrent quelque peu après 1935 quand les Belges augmentèrent considérablement les subventions. Si Mgr Classe insistait pour que l’enseignement primaire soit développé, c’était aussi qu’il pensait que les catholiques profiteraient davantage des fonds affectés aux infrastructures éducatives.
Avant 1940, les mines de cassitérite et d’or ne confiaient aucun poste qualifié à des Rwandais ». Tous les cols blancs étaient employés dans le secteur public, les hôpitaux et quelques-uns dans le secteur vétérinaire et l’agriculture. L’école des Frères de la Charité d’Astrida [Butare] ne pouvait accueillir plus de 50 élèves par an, le Ruanda-Urundi ne pouvant en absorber plus. Les élèves entrés à l’école en 1933 avaient entre 13 et 15 ans. Ils suivaient un premier cycle d’études secondaires de trois ans, suivi d’une formation spécialisée ou professionnelles’. La journée commençait par la messe et l’étude de la doctrine chrétienne. L’enseignement se faisait en français. Théoriquement, l’école était ouverte à tous, sans distinction de confession. De fait, c’était une école catholique qui accueillait presque exclusivement des Tutsi. Entre 1946 et 1954, pour les deux royaumes du Ruanda et de l’Urundi, l’école accueillit 389 Tutsi et 16 Hutte. Les Belges se défendaient maladroitement auprès de la Société des Nations contre les accusations de discrimination religieuse en déclarant que même si 97 % des élèves étaient catholiques, les protestants avaient été autorisés à y ouvrir une aumônerie. L’école publique de Nyanza fut finalement fermée en 1935; quand les premiers diplômés de l’école d’Astrida sortirent en 1940, de nouvelles différences se firent jour au sein de l’élite tutsi entre la « vieille garde » de Nyanza et les hommes nouveaux, les « Astridiens ». Les amitiés fidèles des années d’école devaient par la suite, dans les années 1950, jouer un rôle important en politiques ‘.
La fermeture de l’école de Nyanza marqua la fin d’une importante vague d’unification et de fusion des chefferies. Il n’y avait plus suffisamment de nouvelles sous-chefferies pour susciter l’intérêt des Tutsi pour les écoles. Mgr Classe et les Belges étaient d’accord sur le fait qu’ouvrir de nouveaux collèges techniques n’avait pas de sens tant que les briquetiers, les menuisiers et les maçons existants n’avaient pas trouvé d’emploi’. La seule école de Nyanza était désormais dirigée par les Pères Blancs qui avaient construit un poste de mission sur le site de l’ancienne résidence de Musinga.
Entre les deux guerres, la principale caractéristique de l’éducation était d’être au seul service des Tutsi et de répondre uniquement aux besoins à court terme de l’administration belge. Dans ce système, l’Église était la servante de l’État. Mais au sein de l’Église, l’engagement idéologique du Vatican exigeait non des agents passifs au service des missionnaires européens mais le développement d’une Église rwandaise à l’image de l’Église de Rome et en pleine communion avec elle. La fraternité chrétienne trouvait sa plus parfaite expression dans la solidarité de groupe au sein du clergé, une solidarité estimée être l’expression essentielle de l’universalité de l’Église. « Il n’y qu’un seul clergé », déclarait le Délégué apostolique aux évêques réunis à Léopoldville, « sans distinctions de race et de couleur, le clergé catholique ». C’est pourquoi les séminaristes rwandais devaient bénéficier de la même éducation que leurs homologues européens et Mgr Dellepiane considérait que sa première responsabilité, en tant que représentant du Vatican, était de surveiller l’éducation dispensée dans les séminaires.
Malgré le coût que cela représentait, Mgr Classe suivait fidèlement les pas de Mgr Hirth et défendait la cause du clergé indigène. Cinq à dix pour cent des élèves qui terminaient leurs études au petit séminaire allaient au Grand Séminaire de Kabgayi qui desservait les quatre vicariats du Rwanda, de l’Urundi, du lac Albert et du Kivu. Ceux-ci comptaient respectivement 58, 20, 9 et 8 séminaristes à Kabgayi en 1934. Le contingent rwandais était toujours intellectuellement supérieur, occupant les dix premières places lors des examens. Mgr Classe refusait toujours de réduire le nombre d’inscriptions rwandaises pour laisser de la place aux autres vicariats : cela aurait signifié exclure les meilleurs au profit des moins aptes.
A Kabgayi, les conditions de vie étaient dures mais pas autant que sur les collines. Les lits étaient équipés de sommiers en roseaux et de légères couvertures de laine ; la nourriture frugale était préparée par les Benebikira. Il était interdit d’utiliser le swahili et le kinyarwanda ; entre eux, les élèves devaient se parler en français ou en latin. Ils entraient au Grand Séminaire vers Page de 18-20 ans, suivaient des études de philosophie pendant trois ans, puis cinq ans de théologie. Venait ensuite une période de probation d’un ou deux ans, en tant que sous-diacre, dans une paroisse, avant le diaconat et l’ordination. La lecture de Cicéron et de Victor Hugo était recommandée, mais celle de Virgile, Ovide ou Horace était estimée trop dangereux’. Seuls les diacres étaient autorisés à porter des chaussures. Pendant près de dix ans tous les séminaristes étaient coupés de leurs familles et dépendaient de professeurs bons mais sévères. Chaque année, quatre ou cinq séminaristes étaient ordonnés prêtres : de 1937 à 1940, le nombre de prêtres rwandais passa de 30 à 46, et celui des Benebikira professes de 74 à 90.
Dès le début, la politique de Mgr Classe avait été de fonder des paroisses et des couvents composés uniquement de Rwandais ; à la fin des années 1930, les paroisses de Rulindo, Janja, Muramba, Muyunzwe (près de Kabgayi) et Save étaient toutes entre les mains de prêtres rwandais. Il tenait beaucoup à maintenir un bon niveau d’études en théologie et évitait les visites trop fréquentes aux familles. Dans ce système, les frictions avec les Pères Blancs furent rares durant les premières années ; quand il y en avait, il n’hésitait pas à prendre le parti des prêtres rwandais. Il était déconseillé aux séminaristes d’entrer dans les ordres religieux européens. Les missionnaires et les prêtres indigènes formaient et restèrent deux blocs, séparés et inégaux. Quelle que soit la théorie qu’ils défendaient, la plupart des missionnaires considéraient dans la pratique que les prêtres rwandais étaient en probation.
La première Ecole Normale pour enseignantes laïques ayant démarré à Save en 1939, et pour les jeunes gens à Kabgayi en 1936, la majorité des religieux rwandais compétents furent engagés comme professeurs. Vers 1945, la moitié du clergé, des Bayozefiti et des Benebikira était issue de familles tutsi. Un ou deux anciens prêtres hutu, tel l’abbé Gallican Bushishi, furent retirés des paroisses pour enseigner au séminaire ; la mainmise des Tutsi sur l’Eglise était surtout visible dans l’éducation, compte tenu du rôle que les prêtres y jouaient. Aller à l’école signifiait avoir un enseignant tutsi; dans l’Eglise, la vie intellectuelle fut bientôt dominée par les nouveaux abbés tutsi. Alexis Kagame, issu d’une famille d’abiru, fréquenta l’école des fils de chefs de Ruhengeri avant d’aller au petit séminaire de Kabgayi en 1929. Il devint le rédacteur du Kinyamateka en 1938 alors qu’il était encore séminariste ; il fut ordonné prêtre en 1941. Stanislas Bushayija, un autre intellectuel exceptionnel, avait été un des ntore de Musinga et ne fut baptisé qu’en 1930. Il fut ordonné prêtre en 1944 au moment où l’écrivain Janvier Murenzi terminait ses études de philosophie.
Il était pénible pour les très patients professeurs du séminaire de ne pouvoir être impressionnés par des hommes de cette envergure qui, de par leur assurance sociale, apparaissaient brillants comparés aux étudiants hutu. Rudahigwa recherchait leur compagnie bien que sa propre carrière catholique soit semée d’écueils. Il épousa une descendante du lignage royal Gesera à Shyogwe en septembre 1933 — décision avisée compte tenu de l’histoire mouvementée du Gisaka dans le cadre du royaume rwandais — mais de cette union naquirent uniquement des enfants mort-nés. Mgr Classe s’abstint avec prudence de baptiser le mwarni avant la naissance d’un héritier mâle. Le mariage dura jusqu’en janvier 1942, date à laquelle il fut dissout grâce à un tour de passe-passe : une règle du Droit canon permettait à Rudahigwa d’épouser une chrétienne, Rosalie Gicanda. Le 17 octobre 1943, le roi fut baptisé en présence de 50 chefs catholiques ; son parrain était le Gouverneur Général, Pierre Ryckmans.
Sans cela, le savant dosage politique de Rudahigwa, entre ancien et moderne, avait déjà la sympathie des Pères. Au Mulera, le roi était bien accueilli ; il disait aux gens combien il était heureux qu’ils l’acceptent comme mwami du nord. Au Buganza, il autorisa les Pères de Rwamagana de couper des arbres dans l’une des résidences de Rwabugiri. En retour, le Frère Adelphe fut mis à sa disposition pour réaliser ses travaux de construction et de menuiserie et la reine-mère fut logée près de Kabgayi dans un bâtiment conçu pour elle par Mgr Classe, bien que ce soit davantage pour des raisons d’espionnage que de courtoisie. Néanmoins, Kankazi conserva une grande partie de ses pouvoirs traditionnels ; à sa demande, des chefs indisciplinés du Marangara furent fouettés devant le roi 107. Le mwami réussit à rétablir les ntore en 1935, en grande partie grâce à l’exemple édifiant des Basilimu européanisés, mais aussi parce que les Belges avaient besoin de convaincre un monde sceptique que leur tutelle « indirecte » n’avait pas eu d’influence néfaste sur les administrateurs. Un an plus tard, le roi comptait déjà six conseillers, mais ses principaux soutiens restaient Rwabutogo, Godefroid Kamanzi, son secrétaire, et Raphaël Serukenyinkware, maintenant catholique, qui avait réussi à dominer le tigre belge durant les deux décennies passées à la cour.
Le personnel administratif belge étant de plus en plus nombreux et les activités des départements agricole et vétérinaire touchant de plus en plus de gens, les missionnaires se rendirent compte que, pour la première fois depuis l’époque allemande, leur autorité était sérieusement mise en question. Ils s’intéressaient beaucoup à l’élevage et aux cultures et étaient mécontents du comportement tyrannique des petits fonctionnaires belges inexpérimentés. Le roi jouait sur la convergence de sentiments entre les anciens missionnaires et les anciens nobles. Quand les Pères le demandaient, il n’hésitait pas à convoquer un Tutsi qui avait pris une autre femme et à le réprimander publiquement’. Cela n’aurait été qu’un simple désagrément si, étant public, un tel comportement ne lui avait été personnellement accordé, mais il impressionnait sincèrement les Pères. Parfois, l’alliance entre catholiques et Tutsi contre les Belges était très explicite, comme dans le discours cité dans le Journal de la mission de Zaza en 1940:
« Il en profita pour dire de fortes paroles aux chefs réunis afin qu’ils mettent de l’ordre pour ce qui regarde les bonnes mœurs sur leurs collines et à aider la mission de leur influence. Il leur rappela qu’ils ne devaient pas oublier que le Rwanda est d’abord au Roi et aux Banyarwanda et qu’ils ne devaient pas se laisser aller à la mentalité qui les fait regarder comme des salariés du gouvernement, et que leur travail de chef ne se borne pas à exécuter les travaux matériels du serkali [agent gouvernemental], mais qu’ils ont une œuvre morale à accomplir dans leur pays en union avec les missionnaires ».
Cet audacieux discours peut avoir été dicté par la nouvelle situation de la Belgique envahie par les Allemands en mai 1940. Cependant, rien ne permet de dire que les Pères allaient au-delà de l’approbation face aux sentiments exprimés.
Celui qui aurait dit, en 1940, que les Belges garderaient le Rwanda in pepetuo aurait été bien téméraire. Compte tenu de l’influence croissante du lobby protestant dans les années 1930, Bruxelles avait apporté des restrictions à la multiplication des postes de mission catholiques et à l’extension de leur mainmise sur les terres. Le Résident du Rwanda joua bêtement avec l’idée d’introduire la législation sur le divorce : Mgr Classe, en colère, commença à brandir l’encyclique de 1930 sur le mariage chrétien, Casti Connubii. Les missionnaires savaient parfaitement que les ex-colonies allemandes étaient des pions pour la diplomatie européenne. Le Père Pauwels s’y était brûlé les doigts lorsqu’il avait dit que le Rwanda, comme le Togo et le Cameroun, pourrait un jour être rendu aux Allemands »’. Les relations n’étaient pas si bonnes, au point que les missionnaires refusaient de suivre l’idée qu’un roi et des chefs catholiques suffisent à garantir la position de l’Église au Rwanda avec autant de certitude que les Belges.
Le catholicisme de la cour n’était pas pure façade. L’ordination de prêtres tutsi cultivés entraîna une tentative délibérée de baptiser certaines des traditions de la cour. Dans ses écrits, Alexis Kagame commença à reconstituer l’ancienne culture et société tutsi. Les mêmes dispositions prévalaient parmi les enseignants et les descendants des familles de poètes dynastiques qui, dans les années 1940, produisirent une très riche série de poèmes catholiques tutsi. L’soko yAmajyambere, « L’histoire du progrès », est un poème de trente chants narrant l’histoire illustre de la cour, suivis d’une stance relatant l’œuvre des missionnaires jusqu’au baptême de Rudahigwa en 1943. Selon les termes de Kagame, « de l’exposé historique se déduit une conclusion morale destinée à inviter la génération actuelle à reproduire les mêmes gestes, mais sur un plan plus élevé, proportionné au degré de notre évolution ». Un catéchiste de la mission de Nyange, Frederiko Kaberuka, composa en mars 1939 un poème de louanges Igisingizo cya Papa Piyo XII sur l’intronisation du Pape Pie XII. Des événements tels que la construction d’une église, la remise d’une médaille du Pape au roi, étaient autant d’occasions de créer de nouveaux vers dans un style épique. Bruno Nkuriyingoma, descendant d’un des poètes de la cour durant le règne de Cyilima II Rujugira, composa une ode intitulée Izuka lya Yezu [la Résurrection de Jésus] dans la forme classique des poèmes dynastiques à la louange des abami. Les poèmes étaient déclamés à la cour et suscitaient parfois un tonnerre d’applaudissements dans l’auditoire.
L’ouvrage du chanoine de Lacger, Ruanda, était essentiellement la version occidentale en prose de poèmes épiques comme Isoko y’Amajyambere. Cependant, son modèle européen apparaît clairement quand il écrit à propos de la première visite de Rudahigwa à Mgr Classe à Kabgayi : « C’était sur une plus humble échelle la répétition du geste historique du Constantin catéchumène, saluant le pape comme son chef religieux » 122 • Le discours de Rudahigwa lorsqu’il dédia le Rwanda au Christ Roi, avait de semblables échos médiévaux : « Seigneur Jésus, c’est Vous qui avez formé notre Pays. Vous lui avez donné une longue lignée de rois pour le gouverner à Votre place, encore qu’ils ne Vous connaissaient pas ».
Rudahigwa avait abandonné les anciens rites de la royauté ainsi que l’idée que le mwami était le centre du pouvoir d’Imana, pour adopter la conception catholique du roi comme représentant temporel de Dieu. Quand le Père Deprimoz fut sacré évêque en 1943, le mwami lui transmit un troupeau de nyambo, bétail royal appelé Inkulirakwamuza, le troupeau du pape, un geste affable qui impliquait, dans un sens, la subordination de l’évêque et, dans un autre sens, le partage de la souveraineté. Réciproquement, la condition pour la reconstitution des deux groupes de ntore avait été qu’ils aillent à l’école des Pères, à Nyanza. Après l’ancienne religion, le christianisme légitima la royauté, mais en pauvre deuxième place : la cour étant très affaiblie, le roi était tenu de lier sa fortune à l’institution la plus puissante du pays. L’Église se réjouissait de cette union, défendait volontiers le mwami qui revendiquait la possession de la terre et soutenait, plus que les Belges ne le souhaitaient, une indépendance accrue pour le clergé et les chefs « Dans les correspondances avec le gouvernement au sujet de concessions ou d’autres », écrivait le byzantin Mgr Dellepiane, « il est utile d’éviter, en parlant du clergé ou des congrégations indigènes, etc. les mots « autonomes », « indépendants », et autres semblables ». Cela avait sans nul doute un léger goût d’indépendance, au point que le nouveau clergé tutsi se mit à consolider la monarchie en écrivant l’histoire de la dynastie, de telle façon que le mwami lui-même puisse rechercher une autonomie tempérée par des vertus morales plutôt que d’avoir recours à la violente résistance de Musinga et à son éthique guerrière.
A la fin des années 1930, la classe dirigeante tutsi revêtit le catholicisme, avec ses structures hiérarchiques, son élite composée de prêtres et de religieux, l’importance donnée à la liturgie, comme un costume coupé sur mesure pour un gentleman sans ressources. Saverio Naigisiki évoque une scène du dimanche matin à la capitale :
« La grand’messe, à Nyanza peut-être plus qu’ailleurs, revêt de la part des fidèles un caractère singulièrement protocolaire. C’est la messe du beau monde. Car les pouilleux à Nyanza… ont honte, comme ailleurs, de mêler leurs hardes de dimanche aux costumes de luxe ».
Même dans la culture populaire, le système religieux étranger remplaçait effectivement les pratiques traditionnelles. Les catholiques se cotisaient pour présenter des offrandes à la messe ; ils faisaient dire des messes pour que les accouchements se passent bien, que les mariages soient heureux et, comme ailleurs, pour assurer le bien-être spirituel de leurs parents défunts. A cette occasion, l’inzu tout entière assistait à la messe à l’église, se confessait et communiait dans une sorte de célébration qui, autrefois, aurait impliqué des offrandes aux esprits du lignage. Le lien étroit entre confession et communion’ était facilement interprété comme une purification ; elle offrait un exutoire – aux sentiments de culpabilité qui, sinon, auraient pu exploser et susciter des accusations de sorcellerie.
Il est également possible de déceler l’impact du christianisme dans le fait que le nom de Dieu, Imana, est de plus en plus souvent entré dans la composition des noms de personne dans les années 1930. Dans l’histoire orale du Rwanda, environ 0,5 % des noms seulement étaient «théophores », comme Habyarimana (C’est Dieu qui engendre), Hakuzimana (Dieu fait croître les choses), Nsengimana (J’adore Dieu). De même, 0,6 % seulement des 518 noms de baptême enregistrés à Rwaza en 1914 contenait le mot Imana; mais en 1946 7 % des 755 noms de baptême enregistrés portaient cette référence ; par la suite les inscriptions scolaires ont indiqué une proportion allant jusqu’à 19 %. Il semble qu’après l’accession de Rudahigwa au pouvoir, Imana fut une force moins neutre, moins stérile et devint davantage une force portant personnellement chance dans la vie de tous les jours. Cette popularisation du « Dieu » rwandais s’accompagnait en contrepartie d’un déclin du culte de Ryangombe et de la religion des ancêtres.
Il était juste que, le catholicisme étant devenu religion de la cour, le protestantisme évangélique ait hérité du voile de Nyabingi, le culte de contestation que pratiquaient les Hutu. La demande de Mgr Classe de soutenir, quoi qu’il advienne, les chefs catholiques signifiait à la fois que les dissidents avaient tendance à chercher de nouveaux patrons parmi les protestants et que les chefs avaient tendance à considérer les protestants comme des dissidents. Selon M. Monnier — et cela a été amplement confirmé par la CMS — les chefs catholiques accusaient leurs sujets d’insubordination s’ils fréquentaient les adventistes ; par contre, ils faisaient construire par leurs Hutu des écoles-chapelles pour les Pères et étaient ouvertement en faveur des missions catholiques : « Nous serions heureux de voir les chefs au service unique de l’Administration », écrivait Monnier de façon pertinente, « et non à celui des pères ».
Les adventistes étaient à ce moment dans la même situation que la « faction des catholiques du nord » à l’époque des Allemands’. Courageusement, Monnier faisait la liste des exactions des Tutsi : manière dont ils forçaient leurs sujets à accomplir des tâches qui, dans le sud, incombaient seulement aux garagu ; dont ils les obligeaient à apporter du bois pour alimenter le feu lors des gardes de nuit détestées au rugo du seigneur ; dont ils rassemblaient femmes et enfants pour travailler pour eux afin de contourner les restrictions apportées à l’ubuletwa. Le Résident pensait que « les missions doivent s’adapter — catholiques et protestants ont su le faire — à l’organisation politique et aux contingences sociales indigènes qu’elles trouvaient et non pas transformer celles-ci à leur convenance ». C’est « à cette compréhension que les missions catholiques doivent une partie de leurs succès ». C’était parfaitement vrai. Mais lorsqu’un autre administrateur dit, dans un accès d’exaspération, qu’il préférait des païens à des chrétiens contestataires et que l’administration n’avait pas de religion, un grand nombre de postulants et de catéchumènes cessèrent d’assister aux classes catholiques à Rambura. Pour beaucoup, le catholicisme était simplement devenu la religion des puissants, opinion tout à fait vérifiable au Rwanda.
Une partie des tensions entre protestants et catholiques provenaient du Congo. Dans ce pays, les Pères recevaient de très vastes concessions foncières : Mgr Dellepiane vivait dans une villa spacieuse, sise sur un domaine de plus de 4 hectares, près de celle du Gouverneur Général. Pour voyager, il empruntait à Léopoldville un avion mis à sa disposition par le gouvernement’. Les griefs des protestants étaient simples : « Au Congo Belge, la liberté religieuse n’est ni pleinement acquise ni complètement reconnue… il n’est certainement pas nécessaire d’être loyal envers Rome pour être loyal envers la Belgique ». Le faste et le luxe du Délégué apostolique dissimulaient la pauvreté des postes de brousse. Les missionnaires donnaient à leurs employés des salaires de misère et de nombreux catéchistes étaient perdus pour les mines et les plantations. En 1938, Mgr Classe imposa trop de charges financières aux missions et le désastre financier plana. Faute de pouvoir payer les salaires, le vicariat ne put envoyer sur le terrain que 300 catéchistes. Les contraintes financières ne permirent pas de s’opposer à « l’invasion » venant des dix postes de mission protestants et les Pères restèrent sur le qui-vive.
Dans le nord-est, ce furent les missionnaires de la CMS et non les adventistes qui héritèrent des traditions du culte de Nyabingi. La mission au Rwanda de la CMS représentait l’aile évangélique extrême de l’anglicanisme et coexistait difficilement à Kampala avec l’évêque et les archidiacres qui cherchaient à les surveiller. On insista bientôt sur l’importance du péché, du repentir et de la conversion totale : en 1934, à Gahini, lors d’une assemblée collective, de nombreuses personnes se levèrent pour se confesser en public’. « Nous avons vu l’esprit de Dieu à l’œuvre sous une forme si manifeste que ce ne peut être comparé qu’aux récits de l’époque de Wesley » racontait un missionnaire en 1936. Au cours d’une assemblée de nuit où les gens priaient et chantaient des cantiques, ils furent « frappés de stupeur et s’évanouirent en prenant conscience de leurs péchés ». La congrégation de Kigeme consacrait aussi des nuits entières en de ferventes dévotions : « Une ou deux personnes commencèrent à tomber en transes ; elles semblaient possédées et leur voix avait changé ».
Le cœur du mouvement se situait près de la frontière du Ruanda avec l’Ouganda, parmi les Kiga, et au Ndorwa, dans la région même qui avait fourni pendant des décennies les prophétesses du culte de Nyabingi. Dès la première réponse aux missionnaires de la CMS, la conversion tomba dans la tradition des chamans :
« Il y a un village hors des sentiers battus… où vit une femme assez jeune qui s’est déjà livrée à la pratique des sciences occultes et que fréquentaient les habitants du lieu qui voyaient en elle une guérisseuse possédant des pouvoirs… Elle se leva à minuit et dit à son mari « Allons adorer Dieu »… Le matin elle alla avec son mari voir le chef local et dit encore dans un langage qui paraissait être celui d’une possédée qu’elle allait suivre Jésus. Et elle exhorta la foule à faire de même. Ils lui dirent « Que savez-vous de Jésus ? » Elle répondit : « N’est-ce pas Lui qui est venu me voir à minuit ?»
Ces femmes rassemblaient des adeptes et ordonnaient aux gens d’aller à l’office du dimanche sous la menace de terribles châtiments. Elles étaient obligatoirement conduites devant l’administrateur, mais la promesse de renoncer à toute violence et l’orientation ecclésiale de leur enseignement suffisaient à leur éviter la prison.
Les missionnaires de la CMS reconnaissaient que le mouvement était « lourd de dangers spirituels » mais ils le considéraient aller dans le contexte du renouveau chrétien qu’ils prêchaient depuis plusieurs années. Comme des centaines de Kiga affluaient à l’Eglise, certains croyant en l’imminence du second avènement du Messie, le renouveau échappa de plus en plus au contrôle de la mission. Connus au Rwanda sous le nom de Abaka, ceux qui brillent (sous le pouvoir du Saint Esprit), les convertis commencèrent à critiquer la conduite des missionnaires. En 1937, W. F. Church décrit comment, à Gahini, les Abaka «commencèrent à soumettre notre vie à l’épreuve de la lumière, nous jugeant selon les critères que nous avions établis pour eux ». Le même type de contestation se produisit au Kigezi, où l’on appelait les groupes Balokole :
«Il semble que les véritables chefs du mouvement étaient des Africains qui s’estimaient particulièrement inspirés et se froissaient des critiques de quiconque. Dans un certain sens, ils semblaient jouir d’un statut spécial de prophètes parmi leurs propres adeptes, qui les vénéraient avec des expressions exagérées, notamment les jeunes filles et les femmes qui les embrassaient en poussant de grands cris de joie, y compris après une très courte absence »
.Le mouvement du renouveau, qui s’est répandu à travers l’est du Rwanda jusqu’au Burundi entre 1937 et 1942, était une traduction, dans le milieu de la sorcellerie et du chamanisme du culte de Nyabingi, de l’enseignement de la CMS sur le caractère radicalement pécheur de l’homme, de la société païenne en particulier, et de l’importance du Saint-Esprit. L’étiologie de la conversion impliquait de sentir l’appel de Jésus et la présence en soi du Saint-Esprit, phénomène qui apparaissait soit en rêve, soit dans l’atmosphère d’intense émotion des assemblées collectives. Les convertis confessaient leurs péchés en public et accusaient, parfois, les gens autour d’eux, demandant qu’eux aussi proclament la « condamnation du péché ». Entourant des membres de la CMS, les groupes faisaient le tour des collines, tenaient des assemblées de prière et suscitaient des confessions. Les accusations semblaient quelquefois être des appels non déguisés à admettre la sorcellerie ; les missionnaires de la CMS se rendaient compte que des gens apportaient des couronnes de cuir avec des cauris, des coquillages, qui dans la tradition représentaient le pouvoir spirituelle. Les chefs Abaka devinrent ainsi des abahamagazi, des devins-invoqueurs : ils se pensaient choisis pour chasser le démon, suivant ce que les missionnaires prêchaient sans relâche », et ils justifiaient leur droit à le faire en se référant au Paraclet plutôt qu’a l’esprit de Nyabingi.
Le sentiment d’être imprégné d’une force maligne, le récit de la culpabilité que les Abaka faisaient et que d’autres éprouvaient, tout cela était en partie dû â l’inquiétude que suscitaient les bouleversements sociaux et politiques de l’époque et était en partie le résultat du monopole des catholiques sur les principaux postes. Les chefs catholiques utilisaient le fouet à leur gré pour corriger les paysans et les sous-chefs récalcitrants ; les Belges imposant de plus en plus de corvées, les Hutu protestants étaient discriminés, accablés de kazi et battus s’ils protestaient. La conscience d’être des étrangers opprimés dans un Rwanda catholique augmentait car ils approuvaient la vision des missionnaires de la CMS qui estimaient que le catholicisme n’était qu’une forme fictive et superficielle du christianisme ; ils étaient, eux, les seuls détenteurs de la « vérité et de la foi pure ». La jalousie et l’hostilité qu’engendrait la discrimination furent intériorisées avec un intense sentiment d’indignité personnelle. Les Abaka étaient à la fois
« purs » et « dangereux » 161 . Le mouvement apparaissait comme la solution dialectique de leur expérience d’un conflit fondamental entre – la vertu et le vice.
Les Abaka représentaient aussi la renaissance de l’ancienne religion chamanique. Ils interprétaient les demandes universelles de l’Esprit Saint comme s’adressant à la société tout entière et non à un domaine réservé, dans lequel les prophétesses étaient amenées à guérir individuellement les maladies et la stérilité. L’élargissement de la sphère spirituelle à l’ensemble de la société était inacceptable pour les missionnaires de la CMS. Pour eux, le mal devait être traité seulement dans un cadre privé, individuel, familial. A la suite de ce mouvement, on eut tendance à reléguer la possession du culte de Nyabingi dans le domaine du pathologique, une affection privée exigeant que l’on exorcise l’esprit du mal.
Lorsque les protestants prétendaient que le catholicisme était une religion d’Ét at, ils avaient parfaitement raison. La messe n’était plus simplement un acte rappelant la fondation de la communauté chrétienne ; elle était devenue la ratification d’une société stratifiée, divisée en classes, en réalité comme dans les bancs de l’église : « Nos jeunes notables subissent le joug de la vanité dès qu’ils reçoivent une colline », écrit un père de Nyundo, « Dès la première semaine leurs femmes qui avaient l’habitude de venir à pied à la messe, arrivent majestueusement et fièrement assises sur un tipoye que portent les nouveaux sujets » 163 . Y compris dans ses aspects les moins visibles et les plus spirituels, c’était une expérience du catholicisme qui empruntait les catégories traditionnelles de la royauté. Lorsque dans Escapade ruandaise, le héros de Naigiziki contemple l’autel, c’est le Christ Roi qui est présent, non le Serviteur souffrant, le Sauveur des pauvres : « De là, aujourd’hui, le roi qui surpasse les rois, le roi qui commande aux rois, sème, de sa main divine qui n’exclut personne et embrasse tous les horizons, la sereine justice et l’éternelle paix ». Comme le mwami dont la paternité couvre tous les Rwanr6is, le Christ Roi ouvre à tous les portes du paradis, y compris à ceux qui n’osent pas assister à la grand’messe parce qu’ils ont honte de leur pauvreté. L’Église catholique avait, pour ainsi dire, conquis la divinité du culte du mwami et fait d’Imana le Dieu des rois et de la hiérarchie. Du point de vue géographique et structurel, les missionnaires de la CMS avaient occupé la zone religieuse périphérique des Hutu » ». Les chrétiens protestants les plus pieux construisirent de petites huttes dans leur rugo, suffisamment grandes pour qu’un homme puisse y dire ses prières en paix. Elles étaient situées à l’endroit où les maisons des esprits, ndaro, avaient autrefois été construites pour vénérer les esprits des ancêtres’. L’anglicanisme évangélique pénétra au Rwanda et dans les foyers hutu à l’époque où les catholiques tournaient le dos à une Église nationale hutu. Il devint, pour un temps, et dans une zone limitée, une nouvelle « religion du lignage » chrétienne, en opposition au « culte territorial » catholique. Seul le catholicisme pouvait parler à l’ensemble de la société au Rwanda, présenter à la classe dirigeante une religion autorisant la réussite sur terre et aux pauvres les béatitudes et une place au paradis. Mais, par ailleurs, seul le protestantisme évangélique admettait la primauté du problème du mal et avait un langage permettant d’exprimer et d’apporter une réponse aux craintes qu’inspirait la sorcellerie.
L’atmosphère de crise et la détérioration des conditions de vie des paysans, partiellement responsables du mouvement Abaka, étaient un phénomène très répandu au début de la guerre. Désormais, pour faire face au surcroît de travail, on demandait de la main-d’œuvre supplémentaire pour dégager les routes et construire des bâtiments, travaux qui s’ajoutaient à la production obligatoire de cultures vivrières et de cultures de rente. Les Tutsi essayaient toujours d’extorquer le maximum de leurs sujets par le biais de l’ubuletwa. On distribuait des plants de café arabica dans tout le pays, dans des types de sols et de climats très divers et, si les plants de café ne poussaient pas, les Hutu étaient accusés d’incompétence' ». Les cultures vivrières comme le manioc n’étaient pas toujours résistantes aux maladies et les paysans qui refusaient de suivre les règles pour leur plantation pouvaient être fortement pénalisés par les ingénieurs agronomes ; des amendes allant de cinquante à cent francs leur étaient imposées s’ils ne suivaient pas les instructions à la lettre. Après 1937, du fait des mesures anti-érosives, les cas de sanctions se multiplièrent. Les Banyarwanda s’étant courageusement engagés à accroître la production de café, qui passa de 2 000 tonnes en 1937 à 4 800 tonnes en 1945, l’exploitation des cultures d’exportation fut généralement considérée comme « un projet des Européens visant leur propre enrichissement aux dépens des Africains ».
L’émigration en Ouganda resta un phénomène important après 1936, lorsque la Belgique imita l’Angleterre et abandonna l’étalon-or, dévaluant ainsi le franc. En 1939, la crainte d’être enrôlé dans l’armée anglaise limita l’émigration. Au cours des premiers mois de 1940, environ 14 000 personnes traversèrent le pont de Kagitumba pour entrer en Ouganda. La Belgique ayant par la suite dévalué le franc, 57 000 personnes suivirent dans les derniers six mois de la même année. Cet exode était davantage lié à l’espoir de recevoir des salaires élevés qu’aux conditions de vie difficiles qui prévalaient au Rwanda : des familles entières émigraient pour s’installer définitivement en Ouganda. Les Belges essayèrent d’utiliser les Pères Blancs pour populariser un projet de réinstallation en 1930 qui échoua. La réponse fut non. Les Pères n’étaient apparemment pas très enthousiastes. Après 1937, on réussit à envoyer quelque 20 000 personnes au Gishari, au nord-ouest du lac Kivu, mais, compte tenu de l’augmentation de la population de 2,52 % par an dans les années 1930, c’était une goutte d’eau dans l’océan. Bien que dans certaines régions le manque de terre était patent, les Belges libérèrent d’énormes étendues pour créer le Parc Albert, privant les Tutsi de Nyundo de pâturages et les obligeant à emmener leurs animaux paître sur les terres des Hutu.
Le temps de guerre vit croître l’animosité contre l’administration belge, qui forçait ses territoires coloniaux à devenir économiquement viables. Musinga salua l’invasion de la Belgique par les Allemands considérant que c’était la fin du gouvernement colonial. De nombreux nobles commençant à s’intéresser de nouveau à lui, il fut précipitamment déporté au Congo ». Le journal Kinyamateka fit office d’organe de propagande de guerre, offrant à ses lecteurs de terrifiantes descriptions d’attaques aériennes allemandes contre les villages belges. L’administration était susceptible au point d’assigner à domicile à la mission de Rambura deux prêtres italiens. Les Tutsi avaient déjà beaucoup souffert avant la guerre des réquisitions répétées de leur bétail pour fournir de la viande et du lait. Voyant maintenant leurs troupeaux décimés par la maladie du sommeil et la peste bovine, un certain nombre se suicidèrent’. Bloquer le prix du bétail en dessous de sa valeur marchande, comme l’expliqua l’Alliance des missions protestantes, eut pour effet de priver l’autochtone d’un juste profit sur sa production et de le maintenir en permanence à un niveau de subsistance minimum. Durant la guerre, les réquisitions de bétail enrichirent les intermédiaires belges et appauvrirent les propriétaires du bétail.
Épuisé et affaibli par trois années de gestion de guerre, le Rwanda succomba à une effroyable famine qui coûta la vie à plus de 300 000 personnes. Les récoltes de pois, de patates douces et de pommes de terre furent anéanties par le mildiou ; ce n’est qu’à la fin de 1943, après une année de famine, qu’une grande quantité d’aide alimentaire d’urgence arriva par route du Congo »’. Il n’y eut cependant pas de pause dans les demandes de travail forcé et, en 1943, un chroniqueur catholique parla du « mécontentement qui règne dans la population, tout particulièrement depuis trois ou quatre ans ». Quand, en 1944, l’Alliance protestante lança un appel au Gouverneur Général à propos des conditions de vie qui régnaient, elle nota une constante détérioration du moral du pays. Comme l’Église catholique avait été identifiée à l’État, ces changements eurent des conséquences immédiates sur les missions catholiques.
De 1939 à 1943, le nombre de catholiques continua à augmenter lentement, passant de 289 174 à environ 330 000. Etant donné la longueur du catéchuménat, c’était l’aboutissement des années d’avantguerre 1935-1939. En 1944, ce nombre tomba à 320 224 et en 1946 à 312852. En 1944, pour les trente postes de mission, il n’y avait plus que 4 502 catéchumènes. Cette chute s’explique en partie par l’émigration — le Père Pagès a calculé que de 1941 à 1943, sur les onze collines entourant la mission de Nyundo, le nombre d’hommes adultes était tombé de 6 041 à 3 742 – 285 mais cela correspond également à ce qu’ils appelaient une « baisse inquiétante de la vitalité chrétienne »: les chrétiens baptisés qui continuèrent à recevoir les sacrements se firent rares et plusieurs Tutsi prirent une seconde femme.
Cette forte baisse peut très bien s’expliquer, d’abord par réaction à la Tornade : beaucoup de ceux qui avaient été emportés dans le mouvement et avaient reçu une instruction minime avaient déserté ; ensuite par le rejet de l’administration européenne et la recherche de patrons plus puissants que les Pères Blancs. Le travail temporaire dans les mines et les plantations de pyrèthre donnèrent aux ouvriers catholiques de nouveaux patrons ; devenus indépendants de la mission, ils saisirent l’occasion pour s’émanciper des contraintes éthiques que leur imposait leur appartenance à l’Église. Prendre une deuxième femme, avoir des liaisons épisodiques avec des femmes devinrent un phénomène courant. L’ivresse était suffisamment répandue chez les adventistes pour les forcer à fermer les yeux sur les buveurs de bière’. Plusieurs chrétiens de Nyundo et de Rwaza profitèrent de la situation pour se transformer en vendeur de bière ambulant, abacuruzi ; le premier prêtre à avoir défroqué fut un Rwandais, à Kabgayi, pour ivrognerie et indiscipline.
Mgr Classe qui avait passé plus de quarante ans dans les missions, prenait maintenant rapidement de l’âge ; il n’avait plus l’idée de procéder à des réformes ou de protester. Bien que les Belges aient impitoyablement augmenté la pression, il se contenta de protester contre le travail forcé qui empêchait les gens de participer aux leçons de catéchisme. Bien qu’affaibli, il travailla assidûment de 1937 à 1943 pour obtenir des privilèges pour les catholiques, exempter de taxes les élèves catholiques fréquentant régulièrement l’école et exempter de kazi et d’ubuletwa les catéchistes et les bakuru b’inamar90 . Sa charge épiscopale se termina, comme elle avait commencé, en S’efforçant inlassablement d’obtenir pour l’Église institutionnelle le pouvoir, le prestige et des privilèges dont elle était privée en France. En janvier 1943, le Père Laurent Deprimoz fut sacré coadjuteur de Mgr Classe et prit en charge l’administration du vicariat.
L’avènement de Mgr Deprimoz permit aux missionnaires de donner, pour la première fois, libre cours à leurs sentiments. Le Père Pagès adressa un courrier à l’administrateur de Gisenyi dans lequel il s’insurge contre les châtiments corporels brutaux infligés à ceux qui, désespérés, arrachent leurs pommes de terre avant qu’elles ne soient mûres191. Deux mois plus tard, l’Alliance protestante envoya une liste de doléances à Léopoldville. Les catholiques ne présentèrent qu’ensuite une protestation officielle complète. Le chef catholique de la population responsable des nyambo, dans le nord-est du pays, avait en effet supplié les Pères d’intercéder en son nom car ses sujets fuyaient en masse au Karagwe pour échapper au fouet et au travail forcé’.
Les protestations des catholiques étaient cependant trop locales et trop tardives : le silence écrasant des premières années de guerre avait détruit la confiance que les Rwandais avaient accordée aux Pères ; plus jamais l’étroite union qui avait prévalu entre les missionnaires et les Tutsi ne fut pleinement restaurée. A partir de 1943, de nombreux Tutsi issus de familles pauvres, suivis de quelques nobles, commencèrent à s’intéresser à la CMS et demandèrent à fréquenter leurs écoles ; certains allèrent même jusqu’à changer de confession. Au Bugoyi, où le chef Kamuzinzi utilisait les catéchistes pour obtenir des informations sur ses sujets, les paroissiens de Nyundo n’hésitèrent pas à aller se plaindre ouvertement à la mission que les Pères n’avaient pas dénoncé les brutalités du chef ; plusieurs sous-chefs de Kamuzinzi devinrent protestants. Désormais, les Pères devaient de plus en plus souvent recruter chez les très jeunes ou les très vieux. Si les protestants n’avaient pas vu dans l’éducation une sorte de préparatif au « royaume de Satan », s’ils avaient ouvert une école secondaire avant 1946, le mouvement aurait pu se répandre plus largement parmi les Tutsi. La situation était telle que la Tornade prit fin brusquement : les Pères ne purent plus considérer l’allégeance des Tutsi comme allant de soi. Ces premiers remous d’anti-colonialisme trouvèrent « la Prostituée de Babylone », sinon dans l’alcôve des Belges, du moins fort compromise aux yeux des Rwandais.
Durant la guerre, les chefs catholiques devinrent exactement ce que Mgr Classe avait redouté : des agents du gouvernement. La richesse et le prestige étaient désormais la précaire chasse gardée des élus des Belges. Sur les collines, une grande partie des brutalités commises et de l’oppression imposée aux paysans était due aux réactions de panique d’hommes ambitieux qui savaient qu’ils pouvaient tout perdre si leurs sujets ne se pliaient pas aux exigences de plus en plus lourdes de l’administration. Les conflits entre les chefs et les chrétiens soutenus par les missions concernant les dispenses de travaux devinrent plus fréquents’ et contribuèrent à brouiller progressivement les chefs et les missionnaires. Ainsi, au moment même où les Tutsi s’apprêtaient à prendre le relais de l’Église et où les laïcs rwandais réagissaient contre les Pères Blancs, le vicariat était dirigé par un homme âgé, « un homme des Belges ». Le nouveau clergé tutsi avait donc tout lieu d’évoquer avec nostalgie le temps où la noblesse était respectée et de souhaiter la séparation de l’Eglise d’avec l’administration autoritaire des Européens, de même que le dégagement de la cour de son emprise.
Même si ce sont les aspects hiérarchiques du catholicisme qui ont prévalu après la Tornade, l’Eglise a parfois continué à prêcher la doctrine fondamentale de l’égalité des hommes aux yeux de Dieu, même si on ne l’a guère vue à l’œuvre. Les bakuru b’inama étaient élus par voie de scrutin et le clergé hutu était pour tous un exemple : la classe paysanne ne souffrait d’aucune tare génétique l’empêchant d’accéder aux plus hautes fonctions. La première génération des prêtres hutu apparaissait comme la preuve vivante que, conformément au message catholique, la grâce des sacrements de l’Église peut transformer une personne. Selon les termes de Lemarchand, les Pères « ont permis aux Hutu d’entrer en contact avec de nouvelles valeurs et des croyances Métaphysiques » mais, paradoxalement, ils l’ont fait au sein d’une institution qui en trompa beaucoup.
Les séminaires étaient l’unique moyen dont disposaient les Hutu pour accéder à l’enseignement secondaire. Même si les Pères avaient été d’accord avec les missionnaires de la CIVIS pour déplorer que « leur désir du Christ est, en premier lieu, d’avoir simplement un Dieu de savoir et de civilisation », ils n’en furent pas perturbés outre mesure. Pour la plupart d’entre eux, le catholicisme, déformé par le prisme du système de protection et de clientélisme, de la royauté et du pouvoir, restait un instrument visant à faire entrer en douceur les Rwandais dans une dépendance douce-amère à l’égard des Belges. Mais pour certains, la promesse essentielle de la fraternité chrétienne leur ouvrait de nouveaux horizons et de nouvelles perspectives. Le fait pour eux de se rendre compte qu’une classe dirigeante chrétienne pouvait être aussi cruelle et aussi tyrannique que la vieille noblesse tutsi, leur permettait de prendre conscience des contradictions inhérentes à la société rwandaise, ce que refusaient beaucoup de missionnaires aux vues trop étroites.
Le début des années 1940 fut une période de conscientisation des Hutu du Grand Séminaire de Kabgayi : les séminaristes tutsi commençaient à y diriger toute la vie. Des hommes tels que Joseph Gitera Habyarimana, Anastase Makuza, Aloys Munyangaju, joseph Ndwaniye et Grégoire Kayibanda ressentaient le mépris des Tutsi s’exprimant dans un style purement chrétien. Se voir traiter d’inférieur, de méprisable et de stupide par des séminaristes tutsi arrogants leur permit de prendre conscience qu’il faudrait autre chose que la « grâce » pour que les Tutsi acceptent de changer d’attitude, sans parler d’abandonner leur pouvoir. A l’intérieur de Kabgayi on se rendait clairement compte que l’Église était devenue un instrument entre les mains de la classe dirigeante. C’est précisément parce que ces séminaristes hum croyaient au message chrétien que ces expériences étaient si formatrices. Même parmi l’élite cléricale, où le principe de l’égalité n’était jamais remis en question, les Tutsi étaient devenus plus égaux que les autres.
La formation dispensée par les Frères Joséphites rwandais eut le même impact sur les aspirants hutu. Balthazar Bicamumpaka, le chef du clan Singa, devint économe à la maison des Frères Joséphites de Kanzi, mais les Frères le traitaient durement et en inférieur. Même si un Tutsi pouvait l’inviter à partager le repas quand il était seul, il n’était pas bienvenu à table s’il y avait plusieurs Frères203 . En octobre 1945, il quitta la congrégation pour préparer un diplôme de professeur. Son ami et contemporain, Jacques Hakizimana, réussit un peu mieux à Astrida où il entreprit avec courage les études d’assistant médical. Tous ceux qui devinrent plus tard des responsables hum, comme Lazare Mpakaniye, Froduald Minani et Calliope Mulindahabi, firent leurs études dans des institutions dirigées par l’Eglise où la domination exercée par les Tutsi avait toutes les chances de susciter amertume et hostilité.
Bien qu’ayant conscience de l’injustice et de l’humiliation dont ils étaient l’objet, ce petit groupe de cols blancs hum n’avait pas encore de définition de la société rwandaise autre que celle des Pères Blancs. Dans leurs critiques, les intellectuels tutsi étaient capables d’exprimer clairement l’anti-colonialisme très répandu chez les personnes instruites mais ils ignoraient la stratification interne de la société rwandaise. Après les cruautés du temps de guerre, le Père Pagès continuait à croire que les vieilles législations contrôlées par les Tutsi « relativement bien adaptées malgré tout aux peuples auxquels elles étaient destinées, loin d’être méprisables, étaient en règle générale basées sur la loi naturelle ». Dans la mesure où cette loi naturelle n’était pas transformée par la charité et l’amour, et où la classe sociale dirigeante était composée d’hommes pécheurs, le système rwandais connaissait de réelles «misères inhérentes » qui pouvaient disparaître uniquement « à la lumière et sous l’influence de l’Evangile, avec l’aide conjuguée de l’administration européenne ». C’était la vieille histoire du patriarche et du prêtre. A l’accablante conception philosophique « à chacun selon sa fonction », les Hutu n’avaient pas de réponse immédiate à apporter.
La tentative de réduire la société féodale rwandaise pour la préparer à l’économie capitaliste à venir avait fait émerger un nouveau groupe de chefs catholiques dont les Hutu étaient totalement exclus. La période 1932-1945 vit la transition d’une Eglise hutu à une Eglise tutsi et se termina par un rejet général des Pères Blancs, le sentiment anti-colonial engendré par l’administration belge, devenue désormais une force réelle et répandue partout, remontant à la surface. A la fin de la seconde guerre mondiale, il y avait davantage qu’une Eglise dominée par les Tutsi au Rwanda : il y avait une Eglise d’Etat. La montée du sentiment nationaliste ne pouvait avoir que de graves répercussions. Par ailleurs, la résistance à l’Etat belgo-tutsi trouva un débouché naturel dans la mission protestante au Rwanda, dans le mouvement Abaka. La résistance hutu ne put quitter que plus tard l’univers purement religieux des protestants pour s’épanouir au sein de l’Eglise catholique dans le catholicisme social du «Manifeste des Bahutu ». Les années suivantes devaient voir Mgr Deprimoz se battre avec l’élite nationale qui fuyait le patronage de la mission et tenter de stopper l’effondrement virtuel de l’Eglise sur les collines.