L’Administration Indirecte Au Rwanda Selon Le Colon Belge
Il nous semble que cette partie a suffisamment démontré la difficulté de mener à bien une véritable politique d’administration indirecte. De deux choses l’une : il s’agira soit d’une politique de protectorat où la puissance coloniale députe un ambassadeur près du souverain indigène et se réserve un droit de regard, essentiellement sur la fiscalité, les relations extérieures et la sécurité; soit « administration indirecte » est un terme idéologique signifiant une forme d’administration directe, mais faisant usage des autorités « coutumières » comme véhicules, intermédiaires, porte-parole, donneurs de légitimité… Le dilemme logique de l’administration indirecte n’a jamais été résolu et White a écrit à juste titre que « the classical concept of indirect rule might be said to contain the seeds of its own destruction ». Si la Belgique avait estimé au moment de l’occupation qu’il était nécessaire de reconnaître la hiérarchie existante, elle voulut toutefois en modifier, ne fût-ce que « d’une main tremblante », la structure et le fonctionnement afin d’en faire un instrument de civilisation. En modifiant la structure et le fonctionnement de l’ordre social et politique, l’Administration assuma cependant de plus en plus le rôle central de protecteur, remplaçant graduellement des institutions ayant offert une sécurité pendant des siècles. Une situation de dysfonction devait se développer entre un système politique basé sur un pouvoir bureaucratique et oligarchique d’une part, et un système social qui ne pouvait rester insensible à des influences occidentales de l’autre. La période que nous venons d’étudier est marquée par un effort considérable de l’Administration belge dans le sens d’une sécularisation de la société rwandaise. C’est ce qu’entend dire l’Administration lorsqu’elle utilise le terme « rationalisation » dans le sens weberien du terme, telle qu’il est opposé à la « traditionalité » et au « magico-religieux ». On retrouve l’influence des mesures sécularisantes aux niveaux décrits par Almond et Powell. Au niveau des mesures et des procédés politiques, la sécularisation fait apparaître les possibilités de contrôler l’environnement social et économique et d’atteindre des objectifs désirés par des mesures délibérées. Au niveau du système global, la sécularisation augmente l’importance d’une légitimité basée sur la performance au détriment de celle basée sur la tradition et le charisme. Dans une société qui se modernise, et c’est l’effet notamment de cette sécularisation, les objectifs sont vus sous un angle spécifique, plutôt que diffus ou général, et neutre, plutôt qu’émotionnel; ses normes sont universelles, plutôt que particularistes; l’accent est mis sur la performance, plutôt que sur l’hérédité. Implicitement, toutes les mesures de l’Administration belge ont tendu à ce but.
Quelles étaient les caractéristiques et les modalités pratiques de la politique appliquée au Rwanda par la Belgique ? Dans quelle mesure était-ce une politique d’administration indirecte ? En réponse à une question posée par le résident Coubeau aux délégués en 1931, J. Paradis, administrateur d’Astrida, constate d’abord: « Quelles sont les attributions actuelles du mwami? Je me le demande. Dans tous les domaines, en effet, nous avons pris comme ligne de conduite de dicter nos décisions. Musinga continue à donner son avis sur toute question ayant trait à la politique : parfois même, il discute son avis; mais, en fait, c’est toujours le nôtre qui prévaut et je m’empresse d’ajouter que c’est un très grand bien pour le pays, étant donné la triste mentalité du mwami actuel. Cette consultation du mwami dans toute question n’est-elle pas devenue une pure comédie, dont le seul but est de faire entériner par l’autorité coutumière souveraine des décisions administratives qui, parfois, vont directement à l’encontre de la coutume ? (…) Et pour les notables ? Quelles sont leurs attributions actu elles ? Exécuter fidèlement les ordres reçus de l’administration, non pas des directives mais des ordres précis, prévoyant les plus menus détails d’exécution. Dans tous les domaines : les notables ne sont plus que des agents d’exécution de l’autorité administrative ».
Après ces constatations et avant d’exposer ses conceptions de politique indirecte, J. Paradis pose cette question préalable : « L’Administration est-elle décidée à abandonner le système actuel (qui est l’administration directe, la plus directe qu’il soit possible de concevoir) et à adopter, non seulement de nom, mais en fait, la politique d’administration indirecte ? ».
Les remarques de cet administrateur reflètent une opinion alors largement répandue dans le cadre territorial du Rwanda. Dans son rapport politique pour l’exercice 1930, le délégué de Nyanza s’exprime dans des termes analogues :
« Depuis qu’il est question d’unification des commandements, depuis que de jeunes éléments formés par nous ont succédé un peu partout aux vieux sous-chefs coutumiers reconnus incapables, depuis que les jeunes chefs institués par nous reçoivent directement les directives de l’administrateur et sont devenus ses collaborateurs immédiats – on serait tenté d’écrire: des agents territoriaux du cadre indigène -, il me semble que nous ne pouvons plus parler sérieusement d’administration indirecte, celle-ci consistant essentiellement dans l’utilisation d’un état de choses, d’une organisation politique existants »
L’opinion des deux administrateurs cités comme exemple n’est pas aussi subversive que l’on pourrait croire, puisque la résidence elle-même ne cache pas qu’elle entend, contre toute rhétorique officielle, appliquer une politique qui est, en fait, directe. Le rapport annuel de la résidence pour l’année 1930 enlève à ce propos toute illusion : « Toute cette activité politique ne peut plus être appelée administration indirecte. A l’heure actuelle, l’administration s’occupe des moindres détails d’exécution, est en rapport constant avec tous les sous-chefs, contrôle l’activité de ceux-ci et intervient constamment pour faire remplacer ceux d’entre eux dont l’incapacité, l’inertie ou la mauvaise volonté font obstacle au développement du pays. Sans cette intervention directe et efficace notre action civilisatrice serait constamment mise en échec par la caste dominante intéressée à maintenir un système féodal dont elle tirait profit et pour la réforme duquel Musinga ne nous a jamais donné aucune aide ».
Ces considérations doivent bien sûr être vues dans le contexte général du mécontentement de l’époque au sujet du mwami Musinga, mais on ne saurait être plus clair. Les Rapponts annuels, sur l’administration du Ruanda-Urundi ne relatent pas explicitement l’abandon progressif de la politique d’administration indirecte, mais l’évolution s’y retrouve en filigrane. Le Rapport de 1925 décrit toute une philosophie de l’administration indirecte (les idées de P. Ryckmans); celui de 1926 souligne que « les chefs laissés à eux-mêmes font trop souvent preuve de nonchalance et d’arbitraire »; en 1927 on lit qu’il convient que cette organisation subisse une refonte et une adaptation ; à partir de 1930, tout en soulignant qu’aucune modification essentielle n’a été apportée au programme politique précédemment exposé, toute référence aux bienfaits de la politique d’administration indirecte disparaît.
Qu’y a-t-il de surprenant dans ces conditions que celui qui avait formulé le système de l’administration indirecte avec grande autorité, Lord Lugard, ne se retrouve pas dans l’application que faisait la Belgique de ses théories au Ruanda-Urundi ? Déjà en 1925 il déclara à la Commission permanente des mandats « que l’Administration belge affirme qu’elle dirige le pays par l’intermédiaire des chefs indigènes, mais qu’il s’agit d’une assertion sans fondement, car dans tout le territoire les chefs ont une responsabilité minime à cause de la présence des secrétaires formés dans les écoles belges, des troupes et des fonctionnaires européens. Dix ans plus tard il constatait que le rapport annuel semble indiquer que l’Administration apprécie les chefs et sous-chefs principalement en raison de leur efficacité à faire rentrer les impôts. Les chefs et les sous-chefs devenaient, selon lui, des fonctionnaires qui travaillaient sous la supervision immédiate et permanente de l’Administration européenne. Il est, dès lors, assez étonnant de lire de la part d’un autre observateur britannique, R.E.S. Tanner, que le système belge, du fait de la reconnaissance du mwami comme un véritable monarque, impliquait l’incapacité des autorités territoriales de faire valoir leurs idées et règlements dans la conduite journalière de l’administration. Le contraire était vrai et l’administration s’occupa de tout et bien souvent avec succès. La suite de l’article de Tanner suggère d’ailleurs que l’influence directe et réelle de l’administrateur belge fut beaucoup plus grande que celle de son homologue britannique.
Ainsi l’Administration belge était par exemple convaincue qu’il n’était possible de faire avancer le royaume que dans la mesure où le pouvoir royal sur la vie et la propriété de ses sujets était limité ; elle ne voyait toutefois pas ou pas assez qu’en limitant ce pouvoir, elle détruisait l’autorité sur laquelle elle voulait se baser pour la réalisation de nouveaux progrès. La Belgique n’était certes pas seule à tomber dans le piège de cette contradiction. Dans son ouvrage de grande autorité, Native Administration in the British African Territories, Lord Halley constate :
« If originally there was some difference between them (administration directe – administration indirecte) in principle, there is today far less distinction in practice (…). Those governments (…) which have relied in principle on the use of traditional institutions are seen to have so transformed them in the process that Africans of a past generation might find it difficult to recognise them (…). Even though they may continue some appeal as recalling established custom, the community is constantly being made aware that the sanction on which the institution rests is no longer tradition or religion but the authority of the government. Custom ceases in short to be recognized as custom when it is stamped with the government seal ».
Il y a un autre élément, qui prendra toute son ampleur à partir des années cinquante. Au Rwanda, où l’organisation politique était centralisée à l’extrême et valorisée en tant que telle à la fois par le groupe dominant et par l’Administration belge, le système d’administration indirecte agissait dans le sens de la structuration sociale et politique coutumière. Ceci eut pour effet non seulement de maintenir le double consensus – consensus traditionnel liant la masse hutu aux dirigeants tutsi et consensus de type colonial liant ces dirigeants aux représentants de l’Administration – mais encore d’étendre l’autorité de la classe dominante tutsi à des régions où elle n’avait jusqu’alors jamais été reconnue. Une colonisation européenne vint ainsi dans un sens se superposer à une colonisation tutsi (« double colonialisme »). Un pacte colonial fut conclu entre ces deux colonisateurs, assurant aux autorités traditionnels la continuation du pouvoir et aux autorités européennes non seulement l’assistance des gouvernants mais également les positions stratégiques du pouvoir à l’échelon national, préservé – grâce notamment à ce pacte tacite – des effets du nationalisme africain jusqu’à la fin des années cinquante.
Un des effets du système de l’administration indirecte fut l’instauration d’une loi de monopole tutsi. Ce monopole fut certainement renforcé par la politique essentiellement productiviste de la Belgique : elle impliquait une dérivation du souci de l’administration européenne vers des objectifs absorbants et peu gênants pour la classe tutsi. La tension entre l’ancien et le nouveau est, nous l’avons fait remarquer, une des exposantes essentielles de cette politique. Bien que l’idée soit de préserver l’ordre traditionnel, des nouvelles opinions et procédures sont inévitablement introduites. Au Rwanda, les mesures prises par l’Administration belge avec la collaboration des autorités coutumières eut pour effet le renforcement de l’identification ethnique : l’extension du royaume central, le renforcement du monopole tutsi et l’uniformisation des prestations coutumières augmentèrent indéniablement le caractère oppressif des relations sociales et politiques. Le double colonialisme, soutien de cette évolution, contribua à l’émergence de couches sociales possédant une conscience ethnique de plus en plus prononcée. Initialement, l’administration indirecte était sans doute la seule formule viable pour l’administration du Rwanda ; la Belgique y adhéra verbalement jusqu’en 1959, moment où, confrontée à l’effondrement de tout ce qui était considéré comme sacro-saint, elle dut renverser ses options de manière dramatique en constatant l’échec d’une politique menée pendant quarante ans.
Du point de vue constitutionnel, le Rwanda pouvait – tout comme les autres territoires coloniaux – être qualifié d’Etat administratif. Des agents administratifs ne contrôlaient pas seulement l’organisation bureaucratique, mais, dans une large mesure, ils détenaient également les domaines de la législation et de l’administration de la justice. On peut dire, avec Morris et Read, que la structure de la hiérarchie administrative était, en fait, la constitution. La définition de Coleman, selon laquelle le système colonial est un modèle classique de gouvernement bureaucratique à l’état pur s’applique également au Rwanda. Constitutionnellement, le gouverneur général – et au niveau du Ruanda-Urundi, le gouverneur et le résident – étaient des chefs absolus, à peine soumis au contrôle lointain du gouvernement et du Parlement belges. L’absence d’un réel système consultatif a été qualifiée comme un des traits les plus frappants du système colonial belge. La séparation des pouvoirs était quasiment inexistante ; les libertés publiques n’étaient pas intégralement garanties, même envers les Européens ; les conceptions de démocratie étaient basses sur l’échelle des valeurs à poursuivre. L’Etat colonial était en somme un Etat paternaliste et autoritaire. C’était particulièrement vrai au Rwanda, où il se superposa à l’Etat tutsi qui était, lui aussi, paternaliste et autoritaire.