L’administration indirecte comme méthode de politique coloniale existait déjà bien avant les débuts de la colonisation de l’Afrique. En Afrique, ce fut une « application spéciale d’un principe ou d’un système qui était aussi ancien que l’idée d’empire ». Les Romains l’avaient appliquée dans leurs conquêtes et plus récemment les Britanniques l’avaient utilisée en Inde, en Egypte et en Malaisie. Imposée d’abord par les contraintes de la colonisation, notamment les moyens réduits en personnel et en argent de l’administration européenne, la méthode de l’administration indirecte devint, grâce notamment à la publication de l’ouvrage classique de Lord Lugard, The Due Mandate in British Troopical Afica, un concept théorique de politique indigène. L’administration indirecte a été définie comme le système d’administration coloniale exercée par le biais d’institutions indigènes adaptées aux besoins des temps modernes. Sir D. Cameron, gouverneur du Tanganyika, en fournit la définition suivante :

« (The principle of indirect rule is that) of adapting for the purposes of local government the institutions which the native peoples have evolved for themselves, so that they may develop in a constitutional manner from their own past, quided and restrained by the traditions and sanctions which they have inherited (moulded or modified as they may be on the advice of British officers) and by the general advice and control of those officers« .

Le pouvoir mandataire reconnaît des institutions politiques indigènes, qu’il assiste dans leur adaptation aux fonctions de gouvernement « local » c’est-à-dire « décentralisé » (communal, provincial, régional…). Le système fut introduit dès 1900 par Lord Lugard au Protectorat du Nigeria septentrional comme une forme d’administration à laquelle l’organisation locale existante était particulièrement adaptée. Lugard n’avait sans doute jamais imaginé que le système puisse être appliqué de façon plus générale. Il trouva sur place un nombre d’émirats musulmans, créés par des envahisseurs Fulani qui étaient parvenus à s’imposer politiquement aux Hausa autochtones. Il existait dès lors une organisation qu’il ne fallait adapter que légèrement aux besoins de l’administration européenne. Le personnel indigène en place connaissait les circonstances réelles et était bien plus nombreux que celui qu’une administration étrangère pouvait affecter au protectorat.

Il y eut plusieurs raisons pour l’introduction de ce système par la Grande-Bretagne au Nigeria du Nord et ensuite dans d’autres territoires africains (Rhodésie du Nord, Nyassaland, Tanganyika, Ouganda…). La première en est l’efficacité : de vastes territoires pouvaient être occupés avec un minimum de personnel européen. « Expediency is the first reason I would put forward for utilising the indigenous institutions of a backward people ». Une deuxième raison est d’ordre politique : dans un discours idéaliste le but de la colonisation est le progrès des populations indigènes vers la liberté et l’auto-gouvernement, »which can best be secured to the native population by leaving them free to manage their own affairs, through their own rulers, proportionately to their degree of advancement, under the guidance of the British staff, and subject to the law and policy of the administration ». L’idée centrale est que l’administration indirecte est le meilleur moyen d’amener les peuples « primitifs » à des conditions de vie modernes (c’est-à-dire occidentales)

Cette idée est basée sur la conviction qu’il existe dans la vie de tout groupe une forme ou une autre d’autorité autochtone ou naturelle qui possède une réelle légitimité et qui saura se faire obéir. Il serait peu efficace et probablement impossible d’ignorer une telle force.

Lucy flair a résumé ainsi les caractéristiques essentielles de l’adminis-tration indirecte :

(i) Le gouvernement des peuples indigènes par leurs propres dirigeants doit rester une réalité : les ordres doivent venir des notables coutumiers et l’intervention de l’Administration européenne doit se limiter à la persuasion dans toutes les circonstances où cela est possible. En cas de nécessité, l’exercice d’une pression réelle sur l’autorité traditionnelle ou le besoin de donner des ordres doit sauvegarder au moins l’impression d’indépendance de cette autorité vis-à-vis de ses administrés. Lord Lugard a formulé ainsi cette caractéristique de l’administration par résident »:

« The Resident acts as sympathetic adviser and counsellor to the native chief, being careful not to interfere so as to lower his prestige, or cause him to lose interest in his work. His advice on matters of general policy must be followed, but the native ruler issues his own instructions to his subordinate chiefs and district heads – not as the orders of the Resideht but as his own -, and he is encouraged to work through them, instead of centralising everything in himself » .

(ii)L’administration indigène doit percevoir et dépenser ses propres revenus. Ceci est surtout essentiel au développement de l’administration indigène dans le sens d’une adaptation aux circonstances modernes.

(iii)Une troisième caractéristique est de formulation plus récente et fut stimulée surtout par Cameron au Tanganyika ; c’est l’adaptation des institutions indigènes aux exigences nouvelles d’un monde moderne. L’administration indirecte doit préparer l’autonomie interne d’abord, l’indépendance ensuite.

Lord Lugard a souligné un aspect essentiel de cette politique lorsqu’il insistait sur le fait que les notables coutumiers devaient être considérés comme un élément intégral de l’organisation administrative :

« There are not two sets of rulers, British and native, working either separately or in co-operation, but a single government in which the native chiefs have well defined duties and an acknowledged status equally with the British official. Their duties should never conflict and overlap as little as possible ».

Au Tanganyika, Cameron avançait un motif additionnel pour l’introduction d’un système d’administration indirecte : le territoire était géré sous mandat de la Société des Nations, ce qui impliquait pour lui que la présence européenne était conditionnelle et limitée dans le temps. L’administration indirecte était donc également l’inévitable conséquence d’un strict respect de la conception du mandat comme une tutelle temporaire. L’administration indirecte devait ainsi fournir aux Africains la formation politique nécessaire à une accession éventuelle à l’autogouvernement. Cameron a, cependant, également attiré l’attention sur le danger que l’administration indirecte permette la consolidation d’une oligarchie privilégiée au détriment de la majorité de la population. Il fallait donc trouver des garanties contre les risques d’oppression qu’offrait l’organisation politique indigène.

Ces deux éléments soulevés par Cameron pour le Tanganyika, le mandat international et les risques d’exploitation politique par une élite dirigeante, sont de toute évidence également pertinents pour le Rwanda. Nous avons remarqué dans la première partie que la Belgique avait estimé dès le début de l’occupation que le Rwanda présentait le type de société auquel un système d’administration indirecte conviendrait bien. Le ministre des Colonies L. Franck avait déclaré en 1919 devant la Chambre des Représentants : « Notre administration prendra le caractère d’une administration par résident, comme elle est pratiquée par les Anglais, dans plusieurs de leurs colonies, avec un grand succès. Le Blanc, dans ces colonies, est le guide et le conseiller des souverains et des chefs. Il met les chefs et les souverains indigènes entre lui et les populations noires. L’exemple que nous donnent certaines colonies britanniques, administrées de cette façon, est le meilleur guide que nous puissions suivre ».

Mais si la Belgique entendait suivre l’exemple britannique, elle ne pouvait avoir de modèle théorique comme source d’inspiration puisque la première édition de l’ouvrage de Lord Lugard, The Dual Mandate in British Tropical Africa, ne date que de 1922. Le gouvernement belge partait donc d’une idée générale assez vague : respecter les institutions politiques indigènes, mais les adapter et les utiliser dans la voie de la « civilisation ».

La présence au Rwanda d’une minorité ethnique dirigeante donnait un caractère particulier à la politique d’administration indirecte. Elle comportait en effet structurellement ce que d’Hertefelt a appelé un « double consensus » : d’une part, un consensus de type traditionnel liait la majorité de la population à ses gouvernants « naturels » autochtones (la hiérarchie tutsi); d’autre part, un consensus de type colonial s’établit entre ces dirigeants et les représentants de la puissance administrante européenne. On doit cependant immédiatement mettre un point d’interrogation derrière l’utilisation du terme « consensus ». Ces deux « consensus » étaient en effet dans une large mesure imposés par le plus fort au plus faible : consensus colonial imposé par le colonisateur, consensus traditionnel imposé par la classe dirigeante tutsi.

Cette situation explique pourquoi le terme « démocratie » n’apparaît pas dans les formulations de la politique indigène appliquée par la Belgique ou dans les rapports faits au parlement belge et à la Société des Nations. C’est que, dans le cadre de ce double consensus, le but n’était pas d’instaurer un système démocratique ; le but était la mise en place d’une administration efficace, forte et honnête sur base de la hiérarchie traditionnelle existante. On ne saurait de surcroît oublier qu’en Belgique le suffrage universel ne fut introduit – en faveur des hommes seulement – qu’en 1921 ; il n’est pas étonnant dès lors qu’à la même époque la démocratie ne figura pas sur la liste des objectifs à réaliser dans les territoires africains.