L’Attitude Plus Conciliante Des Tutsi Et Leur Conversion Au Catholicisme
Quand Mgr Léon Classe retourna au Rwanda en 1922, les Tutsi avaient déjà renoncé à leur opposition directe au catholicisme et avaient prudemment adopté une attitude plus conciliante. Au cours de la décennie suivante, ils devaient opter pour une troisième ligne de conduite : la conversion. Au sein de l’Eglise, les Hutu qui avaient remplacé au moment opportun leurs suzerains tutsi par des missionnaires, allaient rapidement être submergés par une ruée d’aristocrates convertis, qualifiée de Tornade par les prêtres. Sous l’administration belge, l’éducation devint la voie d’accès au pouvoir politique mais, comme le fit remarquer le Cardinal Hinsley, elle était aussi la « voie d’accès à l’Église». Les Belges ayant mis en place un nouveau groupe de cadres politiques alphabétisés, et les écoles des missions s’étant elles-mêmes adaptées pour préparer les candidats à des fonctions politiques, seul Musinga, la source de pouvoir politique, maintenant plus âgé, et le représentant de l’ancienne religion, restait en dehors de la nouvelle structure politique et religieuse. Sa destitution en 1931, et le couronnement de son fils catéchumène, Rudahigwa, marquèrent, dans l’histoire du Rwanda, la fin d’une époque et le début d’une ère nouvelle. Malgré l’éphémère reconnaissance de Musinga pour les efforts du Vicaire Général, Mgr Classe, pour faire restituer le Gisaka, la perte de la partie orientale du Rwanda au profit des Britanniques ne fit qu’accroître la méfiance du roi à l’égard des Européens. Il y perdit, en 1920, de vastes zones de pâturage parsemées d’ ibikingi royaux, et il craignait que ne soit restaurée la maison royale du Gisaka. En 1922, la partition devint effective : ceux qui allaient à Nyanza ou en revenaient avaient besoin d’une note du Résident britannique contresignée par les Belges pour pouvoir traverser la « frontière ». Ils pouvaient toujours apporter des présents au mwami, mais s’ils restaient trop longtemps éloignés de leurs fiefs et ils risquaient d’être destitués par les Britanniques. Ils n’étaient cependant guère encouragés à retourner chez eux. En effet, le Résident britannique qui considérait les Hutu comme des « opprimés » insistait pour que les Tutsi restituent le bétail qu’ils avaient confisqué à leurs sujets. La manière d’affecter les postes de responsabilité bouleversaient également les coutumes. Ainsi, ignorant deux des importants chefs Ega, le Résident accorda 35 collines du Buganza à un Nyiginya de seconde classe. Les missionnaires furent stupéfaits. Ils avaient appris que le mwami était furieux, d’autant plus qu’il avait confié le Buganza à Kanuma, le fils d’un Nyiginya des plus fidèles. Plus grave encore était la menace du Résident de placer un représentant instruit à la tête des nombreux titulaires d’ibikingi.
Le Résident anglais et Isaac Kyakawambara, son assistant Ganda, se trouvèrent rapidement à la tête d’un mouvement de réformes inspiré par les Hutu. Les chrétiens furent les premiers à tirer profit des possibilités offertes par le nouveau régime. Petero Muhanika, un ancien séminariste qui avait autrefois trempé dans le commerce de peaux et l’extorsion, fut engagé en qualité de karani du Résident. Joseph Rukamba, de la lignée royale du Gisaka et ancien catéchiste à la mission de Zaza, qui avait acquis la nationalité britannique et suivi une formation d’adjoint administratif, fut nommé sous-chef; un noble au moins estima qu’il avait suffisamment d’avenir pour demander le pacte de sang. Un autre employé des missions, Simon Nyiringondo, fut plus tard engagé comme interprète. Le contraste entre l’administration britannique et l’administration belge était frappant : on annonça la suppression de l’ubuletwa et des taxes levées sur les récoltes, sauf si elles découlaient de l’octroi de terrains spécifiques à des métayers. Quand la liberté de culte fut proclamée, en dépit de la coopération officielle et cordiale qui régnait entre le Résident et les Pères Blancs, les plaintes à l’encontre des missionnaires affluèrent. Les Tutsi Tsobe furent conduits à la Résidence et leurs potions divinatoires brûlées. En raison, peut-être, des troubles autrefois engendrés par les adeptes de Nyabingi au Kigezi, il fut interdit aux femmes d’être chefs, ce qui poussa la femme d’un important chef Ega à quitter sans délai la région. Un nouveau protecteur, plus puissant, vint occuper le terrain afin de marginaliser les Tutsi et les Pères Blancs. En octobre 1922, Joseph Rukamba fut nommé à titre provisoire chef de la province de Mirenge ; les Tutsi rwandais voyaient ainsi se réaliser leurs pires craintes : les rois du Gisalça avaient été ressuscités.
Bien que Musinga ait été satisfait du retour du Gisaka sous administration rwandaise en 1923, ce n’était pas suffisant pour dissiper son sentiment d’avoir été délaissé et ses ressentiments. Le Père Classe et la Société belge des missions protestantes avaient défendu avec éloquence la monarchie rwandaise auprès de la Société des Nations, mais la Commission des mandats ne prit sa décision que lorsque les Britanniques eurent perdu tout intérêt pour la ligne de chemin de fer qui devait relier Le Cap au Caire. Dépendant pour sa défense des missionnaires, et faible comme il l’était alors, Musinga repensait à l’époque où il jouissait de réels pouvoirs et évoquait avec romantisme la période sous administration allemande quand il était « respecté ». Jamais il ne réussit à s’adapter aux exigences belges qui s’étaient nettement accrues après la restitution du Gisaka.
A la fin de l’année 1919, un pasteur adventiste du Septième Jour occupa les postes de mission abandonnés de Kirinda et de Remera avant d’établir à Gitwe le quartier général des adventistes. Pendant les quatre années qui suivirent le départ des Allemands, les protestants n’avaient plus représenté qu’un minuscule nuage dans l’horizon des Pères Blancs. L’intervention des protestants auprès de la Société des Nations était, pour eux, un mauvais souvenir qui rappelait, une fois de plus, qu’il fallait tenir compte de l’« erreur ». Kirinda fut réouvert par un membre français de l’Evangelische Missions Gesellschaft luthérienne : bien qu’il ait été marqué par ses liens avec l’Allemagne, il fut rejoint en juillet 1922 par d’irréprochables pasteurs belges, Josué Honoré et Arthur Lestrade, et une infirmière dûment formée. Cinq chrétiens baptisés du temps des Allemands se présentèrent à Rubengera où les protestants purent ouvrir une école pour les filles. La Church Missionary Society (CMS), exclue du territoire sous administration belge suite aux enquêtes réalisées par certains de ses membres à propos du traitement infligé aux porteurs en 1917, mais qui, depuis lors, continuait à roder aux abords de la frontière ougandaise, finit par pénétrer au Gisaka lorsque celui-ci passa sous administration britannique. Lorsque le Gisaka fut restitué à Musinga, les missionnaires y restèrent afin d’éclipser, grâce à leur formation médicale obtenue à Cambridge et à leurs origines aristocratiques, leurs collègues belges moins bien pourvus. En septembre 1922, ils baptisèrent, avec les Luthériens, leurs premiers convertis rwandais.
Le mandat donné aux Belges par la Société des Nations pour administrer le Rwanda les confirma dans leur volonté de s’imposer aux Tutsi et d’accélérer les réformes. La CMS avait perdu beaucoup de ses adeptes qui avaient établi un parallèle clair entre les missionnaires, l’administration britannique et les possibilités d’émancipation, mais elle envoya néanmoins un Toro chrétien demander au mwami l’autorisation d’installer sur les bords du lac Muhazi, une mission qui devint par la suite le grand centre protestant de Gahini. Un missionnaire de la CMS écrivit dans leur revue : « Aux yeux des autochtones, un tel consentement a presque plus d’importance que les diktats des administrateurs européens ». Fort peu de choses étayaient cependant cette observation. Pour les Belges, la restitution du Gisaka était l’occasion d’exercer des pressions encore plus fortes sur le roi. On écrivit à Mgr Classe : « J’espère que cela nous permettra de changer de tactique vis-à-vis de Musinga. C’est une occasion unique pour exiger de lui ce qui doit devenir la base du développement de son pays, c’est-à-dire une stabilisation dans les droits de propriété ». Dans une ordonnance en date du 28 avril 1917, les Belges avaient reconnu les cours de justice rwandaises, mais cela laissait les Hutu à la merci des chefs ; ils essayaient désormais d’assurer la présence d’un administrateur dans toutes les affaires importantes. En 1924, l’ubuletwa passa de deux jours sur cinq à deux jours sur sept et, plus tard, à un jour sur sept. La coutume qui reconnaissait aux Tutsi le droit de chiffrer et de réclamer une partie des récoltes de bananes des Hutu et obligeait ces derniers à donner du bétail quand les bêtes des maîtres mouraient, fut abolie. Des taxes par habitant et par tête de bétail furent également instituées. Plus importante encore, politiquement parlant, fut l’obligation faite au mwami de consulter les Belges avant toute affectation de poste. Ces décrets, censés améliorer le sort de la paysannerie, restèrent dans une large mesure lettre morte : les Belges purent seulement modérer le mwami et collecter les taxes. Le soutien apporté par Mgr Classe en faveur des réformes était désormais connu de tous. Le journal belge Le Soir cita quelques lignes tirées d’une brochure qu’il avait écrite et qui était intitulée Le Royaume de Musinga : « Surtout je dirai, tout en me gardant d’aborder la question si grave de la propriété, qu’une réforme progressive s’impose. Il faudrait assurer plus de sécurité dans la possession des biens, des champs, des récoltes, même des troupeaux ». En privé, Mgr Classe semblait plus radical, se plaignant ainsi : « Comme on craint d’attaquer la base de l’organisation sociale, nous sommes exposés à des demi-mesures ». En 1924, il continuait à croire en sa « révolution bourgeoise », mais c’était l’expression de sa profonde déception à l’égard des Tutsi. Quand le vent tourna, ces idées disparurent.
Les Belges dépendaient des Pères Blancs pour les questions secondaires comme pour les affaires d’importance. On attendait par exemple des missions qu’elles fournissent aux administrateurs des domestiques et qu’elles prennent soin de leurs enfants métis. Au début, l’application de presque toutes les politiques agricoles dépendait de la coopération des catholiques. L’époque des réformes qui vient après 1924 ne fit qu’accroître cette dépendance. Mais l’administration avait surtout besoin, parmi les divers services que rendait la mission, des vastes infrastructures des petits séminaires et des écoles catholiques. La conception de l’éducation en Afrique qu’avaient les Belges était essentiellement celle de la Commission Phelps-Stokes de 1924 qui accordait une importance particulière à la formation professionnelle et à l’enseignement en langue locale. Les missionnaires étaient parfaitement aptes à assurer une formation de ce type, mais les pressions des libéraux belges imposaient un minimum d’engagement en faveur de l’enseignement laïc. Le contrôle des écoles par l’Eglise fut âprement discuté et divers échos et éclats de voix parvinrent jusqu’aux collines du Rwanda : le Résident de Kigali enleva de manière péremptoire les enfants de l’école catholique de la ville et il semble même qu’il ait réclamé les installations et le mobilier. Du fait des conflits politiques qui avaient cours en Belgique, et du manque de ressources financières et humaines au Rwanda, le système éducatif resta presque entièrement aux mains des missionnaires, avec seulement quelques institutions laïques modèles.
En dépit des débats qui se tenaient à Bruxelles sur la nécessité de subventionner ou non les catholiques au Ruanda-Urundi, les Pères Blancs furent, à partir de 1921, les heureux bénéficiaires d’une subvention annuelle de 56 675 francs, envoyée par erreur sur de l’argent destiné aux missions du Congo. Ils en avaient sérieusement besoin, car chaque séminariste coûtait 500 francs par an et il leur était souvent difficile de trouver cette somme. Mgr Classe fit de son mieux pour « vendre » ses séminaires : « Les élèves qui se destineront à l’état ecclésiastique ne seront jamais qu’une faible minorité » écrivit-il au Résident. « Notre but est de former des maîtres d’école, aussi bien que des employés de toutes sortes ». Mais les Belges estimaient que le niveau des études était trop faible et le programme scolaire trop « religieux ». En leur qualité de nationaux, les cinq ou six missionnaires protestants présents au Ruanda recevaient 25000 francs. Il était donc difficile d’expliquer le refus d’une égalité de traitement aux catholiques qui étaient beaucoup plus nombreux. Les premiers fonds budgétisés à l’intention des Pères Blancs, 25 000 francs, furent envoyés en 1924 et le montant en fut porté à 55 000 francs en 1925. Ainsi, au Ruanda comme dans les territoires sous administration britannique, le résultat fut-il quasiment identique, à savoir : une identité d’intérêts entre l’Eglise et le régime colonial et un système d’éducation dominé par les missions, la seule différence étant que les Belges étaient davantage motivés pour promouvoir les écoles laïques. Malgré l’essor des missions protestantes, le catholicisme était la religion officielle du pays. La présence de la CMS était tolérée « de mauvaise grâce ». Les protestants allemands étaient mis au ban de la société. Du fait de leur expérience au Congo, les missionnaires « anglosaxons » n’étaient guère appréciés des Belges. Par contre, Mgr Hirth et le Père Lecoindre furent décorés de l’Ordre du Lion. Dans les moments difficiles, l’administration apportait son soutien et fournissait des céréales aux séminaristes. Dans le pôle opposé aux anticléricaux, plusieurs voyaient dans le catholicisme un soutien nécessaire du colonialisme. « Quant aux Pères Blancs, écrivait un chef de service du ministère des Colonies, s’ils n’avaient pas été dans le pays, il aurait été de bonne politique de les appeler » alors qu’un catholique fanatique écrivait à Mgr Classe :
« En double titre de catholique et colonial, je méconnais à l’enseignement protestant toute valeur éducative… Il ne se préoccupe aucunement du génie propre de nos races primitives et leur distribue une nourriture spirituelle révolutionnant leurs concepts mentaux et génératrice d’anarchie … Déterminant un individualisme outrancier, le protestantisme tend nécessairement à détruire le précieux esprit grégaire de nos Noirs qui seul peut réaliser et maintenir l’état de soumission latente, volontaire et collective, indispensable à toute œuvre de civilisation ».
En Europe, le fascisme avait ses partisans catholiques ; c’est peut-être sur cet arrière-fond et sur des mouvements tels que l’Action françaises qu’il faut juger le conservatisme pragmatique de Mgr Classe dans les années 1930, plutôt que sur le radicalisme du clergé missionnaire des années 1950.
Les premiers diplômés sortirent de l’école gouvernementale de Nyanza en 1923. Désormais, les Belges disposaient des hommes, les matières premières, dont ils avaient besoin pour mener à bien leur politique sociale. La trentaine de jeunes tutsi ambitieux qui sortaient chaque année de l’école de Nyanza permettait à l’administration de congédier les anciens chefs et de les remplacer par leurs fils instruits, d’écarter les Tutsi anti-européens de la fonction publique et d’unifier les juridictions sous la direction d’une nouvelle élite. Rwakadigi, le parvenu de Nyundo, céda la place à son fils en 1925 et de nouveaux chefs commencèrent à faire leur apparition aux alentours de Rwaza. Un nouvel élan fut donné au processus visant à imposer les Banyanduga dans le nord. Les royaumes du Bukunzi et du Busozo, dirigés par des abahinza, furent militairement occupés et intégrés aux provinces dirigées par les Tutsi.
Les Belges étendirent leur juridiction sur des régions non touchées du temps des Allemands mais ne firent rien pour accroitre le pouvoir personnel de Musinga. En conséquence, la lutte politique secrète menée à la cour entre le roi et la noblesse tourna en faveur des aristocrates. Comme les Belges fournissaient à ceux qu’ils avaient nommés des terres, des clients et du bétail, le système devint une sorte d’administration féodale dans laquelle le roi avait de moins en moins de place. Les principaux lignages tutsi courtisèrent les nouveaux détenteurs du pouvoir au sein de l’État, les administrateurs belges ou, s’ils étaient devenus trop exposés, passèrent le relais à leur fils’.
Lorsqu’en 1916, le Père Classe estima qu’il y avait une « faction proeuropéenne » à la cour, son jugement était peut-être un peu prématuré. Cinq ans plus tard, les désirs des Belges étaient devenus réalité. Une scission commença à se faire jour à la cour, un groupe cherchant la protection des Belges, les Inshongore — les plaignants — un autre groupe continuant à courtiser le mwami. Le chef Nyiginya Nturo appelait ces traditionalistes Abayoboke — ceux qui ne connaissent qu’un seul chemin. Les Inshongore voulaient pousser la complaisance plus loin que le mwanzi ne le souhaitait. Il existait plusieurs moyens de conserver le pouvoir.
Les tensions qui régnaient autrefois entre le roi et les nobles s’étant accrues du fait de la protection des Belges, le mwami lutta pour garder le contrôle des provinces en multipliant le nombre de ses garagu et en leur accordant des ibikingi. « Le Roi travaille activement à déposséder tous les chefs de province » écrivait Mgr Classe en 1923, « et augmenter le morcellement des provinces pour accroître encore sa puissance personnelle déjà si grande ». Mais Musinga n’avait plus la mainmise sur la chaîne du système de clientèle. Sa colère redoubla lorsque les nobles le dénoncèrent aux Belges et que les chefs de Marangara proclamèrent fièrement leur indépendance de Nyanza.
Ayant contre lui le chef Ega Kayondo et le chef Nyiginya Nturo, le roi n’avait plus qu’une seule alternative : solliciter le soutien de ses ennemis, les Pères Blancs. Pour entrer dans les bonnes grâces des missionnaires et renforcer son influence sur le Gisaka qui venait d’être restitué, Musinga fit une démarche exceptionnelle : il recommanda aux nobles du Gisaka de ne pas s’opposer aux missions :
« A mes chefs : Salut beaucoup. Par la présente, je vous annonce que les Bapadri sont mes amis actuellement comme ils l’ont toujours été. Donc, s’ils veulent installer des écoles pour instruire les Banyarwanda, donnez-leur du terrain et aidez-les. Je suis heureux sous le régime de Bula-Matari [gouvernement belge] et pour cette raison j’aime que dans mon royaume il n’y ait pas d’Européens d’autre nationalité. Et vous aussi dites à vos sous-chefs ce que je viens de vous dire. C’est moi, le Roi du Rwanda. Yuhi Musinga ».
Il ne devait plus y avoir ni réformiste britannique, ni missionnaires de la CMS. Désormais la cour n’accordait plus d’audience aux protestants et, réciproquement, les Pères intervenaient auprès des Belges en faveur du mwami. Mais la tendance à s’éloigner de Musinga était irrévocable. Quand il essaya de donner l’exemple et assista aux cours dispensés par le gouvernement, plusieurs élèves quittèrent l’école et allèrent chez les Pères.
Il semble que l’attitude modérée du mwami ait eu un grand impact sur les Hutu ordinaires. Après la bénédiction de la cathédrale de Kabgayi à laquelle Musinga avait assisté, les catéchistes des collines environnantes furent submergés de postulants. Les missions catholiques continuèrent à progresser durant toute l’année 1924. Rwabusisi, un neveu de la reine-mère, recrutait désormais ouvertement pour les écoles catholiques parmi les chefs et les sous-chefs. Les Pères avaient remarqué que « toute la jeunesse de la classe dirigeante veut savoir lire et écrire ». Pour les Tutsi, une des conditions pour conserver et accroître leur pouvoir était d’avoir suivi plusieurs années d’enseignement. Les nobles vinrent s’inscrire en masse ; bientôt, on trouva de jeunes hommes mariés au milieu des enfants des classes de catéchisme. Un des fils de Kabare devint un ardent évangéliste auprès de la cour, mais pour la majorité d’entre eux, le plus important de leur travail scolaire se passait après les leçons de catéchisme, quand ils apprenaient à lire, à écrire et à compter.
Au début de 1925, les catholiques comptaient 17475 élèves entassés dans les classes ou enseignés à l’extérieur, à l’air libre. C’est à peine si les enseignants en savaient un peu plus que leurs élèves. Avec 12000 élèves de plus qu’en 1922, le système d’enseignement catholique était débordé ; il ne tenait que grâce à l’ardeur de ses clients. Par contre, il n’y avait qu’environ 300 jeunes tutsi à l’école belge de Nyanza, dont 60 étaient catéchumènes. Ils suivaient des cours pendant quatre ou cinq ans et passaient ensuite un an dans un poste administratif pour apprendre le code des impôts et les procédures judiciaires des Européens. Jusqu’à la suppression du système scolaire public en 1929, environ 400 secrétaires, fils de chefs, et quelques étudiants vétérinaires passèrent par Nyanza où pendant deux ans ils apprirent le français et la troisième année le swahili. Après 1925, les catholiques organisèrent leurs propres cours de swahili à Kabgayi, mais dans les écoles de brousse l’enseignement était, naturellement, en kinyarwanda et l’apprentissage mécaniquement par cœur.
Compte tenu de la modification de l’équilibre des forces entre le mwami et les nobles et du nouveau système d’éducation, qui déterminait l’accès aux fonctions politiques, les ambitieux tutsi cherchaient ardemment à s’assurer la protection des missions. Désormais, il fallait peu de choses pour faire plaisir aux Pères et les nobles fallacieux apprirent vite le stratagème de Musinga qui tirait profit de leur rivalité avec les missions protestantes. Quand les protestants du Kinyaga demandèrent à Rwagataraka un permis de construire, le chef s’empressa d’écrire au Père Lecoindre : « Ni wowe mukuru, déclara-t-il, njewe inshuti yanyu itabafatanya na Abaprotesitani nkabandi bose » (« Vous êtes mon supérieur, je suis votre ami et je ne me laisserai pas impressionner par les protestants »). Comme cet astucieux Ega le nota : « si un homme sert deux maitres, il aimera l’un et détestera l’autre». Que ces paroles aient été d’inspiration féodale ou biblique, elles résumaient l’état d’esprit de l’époque : les Tutsi étaient de plus en plus obligés de choisir entre les anciennes et les nouvelles formes de pouvoir et de protection.
L’entrée des Tutsi dans l’orbite des missions modifia profondément la situation de l’Eglise catholique. Il était juste que, de même que Mgr Classe était devenu la principale autorité spirituelle de l’Etat, Gashamura, le principal spécialiste du roi en matière de rites et chef du clan Tsobe, se retire. Gashamura, auquel on n’avait jamais pardonné le rôle qu’il avait joué pour évincer les Ega à l’arrivée des Belges, était hanté par Kayondo. Le chef Ega manœuvrait habilement son neveu, Rwigemera, le second fils de Musinga sur les rangs pour la succession, et accusait publiquement Gashamura de «sorcier » fanatique, accusation censée réussir auprès des Européens. C’est en vain que Musinga fit appel à l’évêque pour sauver son umwiru ; les Inshongore ne savaient que trop bien comment manipuler les missionnaires.
Musinga semblait ne pas savoir comment riposter aux violentes attaques dont les privilèges traditionnels du roi et de la cour faisaient l’objet. Il allait d’humiliation en défaite. Les Belges le forcèrent à se séparer des ntore ; ainsi, il vit, avec impuissance, l’ensemble de son entourage tomber sous la coupe des Européens. Le Résident de Kigali écrivait : « Musinga me parait bien maladroit en ce moment. La peur lui ferait-elle perdre un peu de ce que j’ai vu être le sens politique.., il me parait de plus en plus que l’on a peur d’un fantôme. Les institutions indigènes sont-elles destinées à s’écrouler à notre contact ? ».
Peut-être la main gauche libérale prenait-elle enfin conscience de ce que faisait la main droite ? Il n’en est pas moins vrai que le mwami était obligé de faire concession sur concession. Les cérémonies des prémices furent abandonnées et, en avril 1925, fait sans précédent, Musinga dormit loin de la capitale après une visite à Kabgayi. Une visite du gouverneur fut l’occasion d’une nouvelle humiliation : Musinga refusa de l’accueillir et, sans formalité aucune, reçut l’ordre d’aller à Astrida (Butare), jusqu’à ce qu’on lui intime l’ordre de revenir à Nyanza et de recevoir le gouverneur selon le protocole s.
Le mwami n’était pas le seul à avoir recours aux missionnaires. Tout noble qui le souhaitait avait l’oreille de l’évêque. Kayondo, qui était attentif aux traditionalistes Nyiginya de la cour, aidait les Pères à ravitailler les séminaires en période de pénurie. Nturo se sentit obligé d’en faire autant. A la fin de 1926, alors que se tenait un important procès à Nyanza, Rwagataraka, Nturo et Serukenyinkware, ce dernier étant un des plaideurs, adressèrent une pétition au Père Lecoindre. Ils firent savoir au prêtre que le roi n’était pas au courant de leur correspondance. Mais pour le mwami, la manière dont Rwigemera, son deuxième fils survivant, se plaignait auprès de la mission de Kabgayi d’être « de plus en plus persécuté par son père, à cause de son rapprochement avec les Européens, le gouvernement et les missionnaires » était encore plus dangereuse que ces lettres clandestines. Le jeune prince était aussi un expert magistral en l’art de manipuler les prêtres ; il insistait beaucoup sur les habitudes homosexuelles de Musinga, sûrement après avoir entendu les histoires des martyrs ougandais. Mgr Classe avait écrit : « Dans ce domaine, notre Musinga n’a rien à envier à Mtesa ou à Mwanga de l’ancien Uganda ». Le Vicaire apostolique apprit que Rudahigwa, le fils aîné du mwami, jouissait de « toutes les faveurs de Musinga parce qu’il a promis de continuer les traditions païennes de la famille, dont la garde est confiée au fameux Bandora ».
La stratégie des Insbongore était claire : estimant que Musinga avait perdu tout pouvoir, ils essayaient de l’isoler encore plus en supprimant un par un ses plus proches abiru et alliés. Estimant qu’une Église entièrement hutu dans un territoire belge représentait une menace, ils manœuvraient pour maintenir la position de la classe dirigeante et des principaux lignages tutsi. Les Pères ne purent résister à leur demande. On aurait pu opposer leur « collaboration » et la « résistance » des traditionalistes, mais ce faisant, on aurait amoindri le point le plus important, à savoir que la lutte entre le roi et les nobles, la dynamique féodale, avait été transformée par la Pax belgica et les exigences du christianisme occidental.
Les Belges avaient une très mauvaise opinion de Musinga depuis la fin de 1924 lorsqu’ils eurent peur qu’éclate une insurrection. Son comportement durant la visite du gouverneur n’avait guère arrangé les choses. Aussi, quand Rwagataraka fit courir le bruit que Rwigemera allait être empoisonné en raison de ses relations étroites avec les Pères, on le crut sur parole ; par mesure de sécurité, le prince intrigant fut éloigné de Kigali. Bien que les preuves soient insuffisantes, il semble que l’administration ait envisagé à ce moment-là de déposer le mwami. Il est certain que Musinga fit alors tout son possible pour s’attirer la sympathie des Pères. Lorsqu’en novembre 1926, ils envoyérent Rwagataraka à la cour pour solliciter un terrain pour la mission de Nyamasheke, celui-ci leur fut accordé. Les Pères Blancs estimèrent que c’était une grande faveur car l’emplacement choisi, sur les bords du lac Kivu, était un ikigabiro, un endroit sacré sur lequel une des résidences de Rwabugiri s’était autrefois élevée. En janvier 1927, Musinga écrivit à l’évêque une lettre pathétique implorant à nouveau son amitié et le mettant en garde contre ceux qui font courir des bruits. « Ces personnes [les Inshongore], écrit-il, veulent faire arrêter le roi, comme Gashamura ». Il explique que s’opposer aux traditionalistes, c’est comme vouloir se faire un ennemi du dieu du tonnerre, Inkuba : «Vous ne pouvez rien faire contre eux, mais ils peuvent vous nuire ». Peut être Musinga était-il ce prisonnier de la cour que, pour sa survie, l’Etat tutsi était prêt à sacrifier comme cela se faisait symboliquement lors des cérémonies d’apaisement. Le Vicaire apostolique, Mgr Classe, était disposé à lui accorder le bénéfice du doute : il alla à Bujumbura plaider sa cause auprès du gouverneur ; celui-ci aussi ne croyait plus que la reine-mère était la source de tous les maux, se rendant compte que le roi était à l’avant-garde de ce qu’il appelait la marche-en-arrière.
Il est probable que si les Belges ne déposèrent pas Musinga en 1927, c’est faute d’un successeur qui convienne. Le Vicaire apostolique, semble-t-il, ne voulait pas provoquer de troubles au moment où les Tutsi commençaient à entrer en masse dans l’Eglise. A Kigali, le nombre des catéchumènes passa de 353 en 1924 à 2 697 en 1928, et à Kabgayi leur nombre doubla. Ce mouvement ne touchait que l’Église catholique. Selon les Pères Blancs, les Tutsi étaient peu impressionnés par les doctrines eschatologiques des adventistes du septième jour.
Les Tutsi étaient alors divisés entre traditionalistes, ceux qui regrettaient les anciens rituels de la cour et fréquentaient le culte de Ryangombe sur les collines, et progressistes, ceux qui, dans le cadre de leurs études, étaient prêts à accepter un peu d’enseignement catholique. Mais une religion prophétique qui sème la confusion n’est guère attirante, qu’elle soit représentée par les prophétesses de Nyabingi ou par les prédicateurs adventistes. Il semble qu’entre 1924 et 1928 la popularité des médiums de Nyabingi n’ait eu du succès que chez les Hutu. Sharangabo, le principal noble Nyiginya du Buganza, regardait d’un mauvais œil les mediums de Nyabingi et les missionnaires de la CMS : il avait même menacé de tuer les missionnaires anglais lors de leur arrivée. Bien que les Tutsi aient été disposés à se rapprocher du catholicisme institutionnel, ils considéraient que les éruptions intempestives des esprits, comme Nyabingi, constituaient un danger pour leur monopole du pouvoir.
Ce fut une époque grisante pour Mgr Classe. On racontait que les devins tutsi brûlaient leurs amulettes et leur matériel ; 200 des élèves de l’école de Nyanza étaient catéchumènes ; et bien que la vieille garde comme Sharangabo refusait catégoriquement jusqu’à leur dernier souffle le baptême, leurs enfants étaient très près des fonts baptismaux. Une femme de Musinga, la mère de Rwigemera, fut bannie de la cour et demanda, en février 1928, aux Pères de la mission de Zaza de lui construire une hutte prés de la mission afin qu’elle puisse suivre régulièrement le catéchisme. De manière tacite mais entendue, les prétendants au trône se préparaient à jouer un rôle de roi chrétien.
La vision d’une aristocratie catholique, inspirée par la foi et menant leurs sujets, les paysans, sur le chemin de la vertu et du développement économique ne semblait plus maintenant être le mirage entrevu par le Cardinal Lavigerie de l’autre côté du Sahara. Les catholiques, en particulier, avaient l’habitude de faire appel au sens commun quand un fait était prouvé et au dogme quand il ne l’était pas. Dans les années 1920, la raison et le pragmatisme caractérisèrent de plus en plus la correspondance de Mgr Classe :
« Si nous voulons nous placer au point de vue pratique et chercher l’intérêt vrai du pays, nous avons dans la jeunesse mututsi un élément incomparable de progrès que tous ceux qui connaissent le Ruanda ne peuvent sous-estimer. Avides de savoir, désireux de connaître ce qui vient d’Europe, ainsi que d’imiter les Européens, entreprenants, se rendant suffisamment compte que les coutumes ancestrales n’ont plus de raison d’être, conservant néanmoins le sens politique des anciens et le doigté de leur race pour la conduite des hommes, ces jeunes gens sont une force pour le bien et l’avenir économique du pays ».
A deux pas d’entrer dans l’Église-Mère, les Tutsi apparaissaient à nouveau à l’évéque comme des «chefs nés ». Les Belges avaient tenté sans enthousiasme d’initier quelques chefs hutu et karani mais ils s’étaient heurtés à l’opposition absolue des Tutsi. Le cas de Joseph Rukamba de Zaza illustre parfaitement l’impossibilité de gouverner sans le consentement des nobles. Il se haussa à un poste clé au Gisaka durant l’intermède britannique grâce à son éducation et à ses relations avec la mission. Mais en septembre 1924, sur les ordres de Musinga, il fut remplacé par un des fils de Gashamura. Les pressions exercées par les Belges lui permirent de conserver pendant quelques temps deux collines, mais il en fut rapidement chassé et ne garda sous son contrôle que la colline de Zaza où était installé le poste de mission. Ses seules perspectives d’avenir se situaient dans l’orbite de la mission. Il devint plus tard inspecteur des écoles et son fils, Aloys Bigirumwami, sous-diacre en 1928, devait par la suite être consacré évêque. Après avoir été formé à l’école de Nyanza, le chef hutu catholique du Ndiza eut sous sa responsabilité 73 collines et 3 913 têtes de bétail. Un administrateur le décrit néanmoins comme quelqu’un de « mésestimé sinon méprisé par les Watusi ». Si Mgr Classe ne pouvait concevoir un Rwanda administré par les Hutu, c’est parce que personne d’autre ne l’envisageait.
L’argument reductio ad anarchia cher au Vicaire apostolique n’avait en rien perdu de sa force dans les années 1920. L’umuhinza du Bushiru avait fort peu d’autorité sur les groupes dissidents de son lignage et les querelles intestines entre clans abondaient . Il était notoirement contre les missions et, en juin 1925, il dirigea, aidé d’un catéchumène rebelle, un soulèvement contre la collecte des taxes sur les récoltes. Le dernier des royaumes hutu indépendants tomba en 1928, quand le mwami de Bumbogo fut déposé. Son lignage avait rempli la fonction de responsable de l’umuganura, prémices pour le roi du Rwanda. Les Pères n’étaient guère attirés par le système politique hutu. Le Supérieur de la mission de Mibirizi considérait que « une cause très sérieuse du lent progrès de la mission se trouve dans le manque d’autorité des chefs sur leurs subordonnés. Ceux-ci appartiennent à la classe des Bahutu. Or les chefs bahutu par ici sont peu respectés ».
Quand les Européens évoquaient les royaumes hutu, ils pensaient aux rebelles Kiga et aux médiums de Nyabingi qui perturbaient l’administration belge. Un des administrateurs déclara tout net : « Un muhutu ne veut pas être commandé par un muhutu ».
La visite en Afrique de Mgr Hinsley, en 1927, et les encouragements du Vatican à instruire l’élite africaine poussèrent encore plus les Pères Blancs dans le camp des Tutsi. Le Supérieur Général répétait le message de Mgr Hinsley sur la nécessité de préparer des dirigeants ecclésiastiques et laïcs pour l’Afrique. Mgr Classe adopta immédiatement cette thèse :
« Il s’agit de savoir si l’élite dirigeante sera pour ou contre nous ; si les places importantes dans la société indigène seront aux catholiques ou aux non-catholiques ; si l’Église aura, par l’éducation et la formation de la jeunesse, l’influence prépondérante dans le Ruanda »
Si, comme il le proposa aux Belges, « le privilège historique de la naissance doit être provisoirement maintenu », il s’ensuit que le privilège historique de l’Eglise catholique ne peut être assuré que par des Tutsi catholiques instruits. Il existait désormais un consensus entre l’Église et l’administration à ce propos.
A la fin des années 1920, les subventions gouvernementales permirent au système scolaire catholique de faire face aux immenses demandes auxquelles il devait répondre. Les catholiques formèrent un nombre impressionnant d’enseignants, 467, dont 297 avaient terminé leurs études et acquis leurs diplômes. Presque tous les enseignants des écoles publiques avaient aussi été formés par les missions : pour 677 élèves il n’y avait environ qu’une douzaine d’enseignants « laïcs ». A Kigali et à Ruhengeri, les Pères avaient organisé des classes à part pour les nobles dont on leur avait confié l’éducation. On donnait des cours de français à des élèves tutsi dans quatre écoles de mission ; la plupart des clercs du pays et les enseignants du français étaient ainsi formés au sein du seul système catholique.
Chaque mission possédait un centre scolaire autour duquel rayonnaient un grand nombre d’écoles de brousse où, après le catéchisme, on apprenait aux élèves à lire, à écrire et à compter. A la mission de Kabgayi, par exemple, il y avait 75 écoles annexes, dont 28 étaient dirigées par des catéchistes qui avaient reçu une formation d’enseignants ; y étudiaient 1194 élèves catéchumènes. Dans au moins quatre de ces écoles la majorité des élèves étaient tutsi: on comptait 79 Tutsi issus de familles pauvres ; mais, semble-t-il, un seul des enseignants venait de la noblesse. Le centre scolaire qui comprenait dix classes, avait 143 élèves qui suivaient quatre ans d’études. Les cours étaient dispensés le matin, pendant quatre heures, quatre jours par semaine. A la fin du mois de juillet, il y avait un mois de vacances. Un quart environ des enseignants du centre scolaire était, semble-t-il, d’origine tutsi. Chrysostome Mushumba, le fils d’un notable qui possédait un certificat d’aptitude pédagogique, assurait en une classe les deux premières années de l’enseignement primaire ; Augustin Gatabazi, un ancien séminariste marié, les deux dernières années, le « second degré ».
Mgr Classe signa avec le gouvernement un « Contrat scolaire » qui confiait à l’Église la responsabilité de l’ensemble du système éducatif ; aussi, les écoles publiques furent elles supprimées au début des années 1930. Pour chaque élève le gouvernement versait 47 francs et 600 francs pour chaque enseignant diplômé d’une classe de 25 élèves. Il régnait un accord si parfait entre l’Église et l’État, leurs objectifs étaient si semblables que les écoles laïques étaient superflues. « Il faut choisir des Batutsi », disait Mgr Classe aux missionnaires, « car probablement le gouvernement refusera des moniteurs bahutu… Au gouvernement, dans toutes les branches de l’administration, toutes les places tant soit peu importantes seront désormais réservées aux jeunes Batutsi ». Comme l’entière responsabilité de l’éducation de la classe dirigeante reposait sur les centres scolaires des missions, l’enseignement catholique prit l’allure d’un système à deux niveaux : dans plusieurs postes de mission, une section ne comprenant pratiquement que des Tutsi et des enseignants diplômés avait droit à des subventions supplémentaires spéciales. En 1928, il régnait dans l’école de la mission de Save une ségrégation stricte, avec des sections hutu et tutsi à chaque niveau. La classe de première année de la section tutsi comptait 37 élèves dont 27 en moyenne participaient aux cours ; la classe de la section hutu en comptait 29 dont en moyenne 18 participaient aux cours. L’inspecteur scolaire remarqua que les élèves hutu faisaient peu de progrès : quatre ou cinq seulement savaient lire. En deuxième année, les élèves tutsi avaient pour enseignant Petero Mukangahe. C’était, disait-on, « un homme calme, ayant beaucoup d’autorité sur ses élèves et sachant très bien donner sa classe ». Sur 29 élèves, 25 en moyenne participaient à ses cours. Joseph Ngendahimana enseignait, lui, dans la section hutu. C’était, parait-il un « élément assez médiocre. Il a très peu d’énergie, manque de franchise, a eu plusieurs absences non motivées et sort souvent de sa classe ». Sur 26 élèves, 18 participaient régulièrement à ses cours. Dans les classes du « second degré », le nombre d’élèves hutu dépassait encore le nombre d’élèves tutsi ; les élèves des deux dernières classes savaient écrire et lire en swahili. Ignace Ngayabosha, qui avait étudié à l’ancienne Ecole normale de Dar es-Salaam, avait pris en charge une troisième section comprenant huit élèves hutu afin de les former à devenir enseignants. Quant aux élèves tutsi, ils suivaient des cours particuliers de français.
L’irruption récente des Tutsi fut particulièrement sensible dans deux des centres : Kigali et Kansi, où seulement 63 sur 326 et 15 sur 198 élèves étaient hutu. A Zaza, 48 des 70 élèves étaient Tutsi, mais ils participaient rarement aux cours car Kanuma, le chef Nyiginya, et son fils étaient contre l’école. Généralement parlant, le tableau que l’on peut brosser est celui d’un net mouvement des « petits Tutsi », les membres pauvres mais ambitieux de la classe dirigeante en faveur des écoles catholiques, notamment là où les villes exerçaient une influence sur les Banyanduga. Cependant, aux alentours de Nyanza, la cour semblait-il jouait plutôt à l’encontre de ce mouvement. « L’élément « mututsi, écrivait l’inspecteur des écoles catholiques des environs de Kabgayi, est plutôt l’exception dans les écoles de la station ». Les écoles catholiques reflétaient l’histoire de l’Eglise du Rwanda. La majorité des enseignants étaient hutu, de même que les catéchistes des missions, mais parmi les élèves on trouvait de nombreux « petits Tutsi » qui voulaient tirer profit de l’enseignement et de leur appartenance à l’Église.
La politique des Belges visant à organiser un programme intensif pour former une administration tutsi signifia la fin de l’Eglise hutu. Le système éducatif, « porte d’accès à l’Église », devint le grand créateur et stabilisateur de la structure de classe. Mgr Classe, séduit par la perspective d’une classe dirigeante chrétienne, une « aristocratie de race », consolida le processus.
« Nous ne devons aucunement négliger pour cela les classes de jeunes gens et enfants bahutu, écrit-il aux pères ; eux aussi ont besoin d’être instruits et formés, et ils auront des places à prendre dans les exploitations et l’industrie ».
Peu importait que les écoles de brousse pour l’apprentissage de la lecture soient désespérément surpeuplées aussi longtemps que les centres scolaires respectaient vaguement le programme officiel de 1925 et continuaient à être subventionnée. Le système de répartition par niveaux garantissait aux Tutsi une formation supérieure et était, pour les Belges, un moyen d’imposer à la nouvelle classe politique des critères ethniques d’éligibilité. Bien qu’ayant un niveau général d’éducation inférieur, la noblesse était sûre de bénéficier d’une attention particulière.
Le système de répartition permettait aux Tutsi de consolider leur position tout en subissant les transformations qu’exigeait la situation coloniale ; les tensions que la pénible ascension dans l’échelle de l’éducation des familles pauvres avaient créées entre eux diminuaient grâce à une solidarité de race croissante. La classe dirigeante pouvait désormais s’identifier en tant que «Hamites» et leurs sujets comme des « Bantu » de race inférieure. Dans Un Royaume hamite au centre de l’Afrique, le Père Pagès mit pour la première fois brièvement par écrit l’histoire de la cour. Les élèves de l’école de Gisenyi eurent le privilège d’entendre du Père Pagès lui-même les glorieux exploits de la dynastie Nyiginya. Les missionnaires eurent l’impression que l’histoire des « Hamites » avait connu une édulcoration progressive d’essence religieuse destinée à fleurir dans la plénitude du christianisme. Dès 1907, les Pères Blancs parlaient de l’histoire des Tutsi qui évoquait des souvenirs bibliques « par leurs coutumes souvent empruntées aux coutumes juives ». A cette époque, les liens entre les « Hamites » et les Sémites semblaient incontestables.
Mais ce qui était chez un auteur comme le père Pagès une aimable spéculation, un parallèle entre l’histoire de l’Eglise et l’histoire du Rwanda, devint du pur racisme chez certains administrateurs belges. Selon eux, on pouvait situer les Banyarwanda sur une échelle évolutionniste dont les barreaux avaient la nature grossière de l’anthropologie physique. Pour les héritiers de la sociologie évolutionniste du XIX siècle, le pouvoir des Tutsi était incontestable, « leur supériorité intellectuelle les a imposés ». Par contre, les Hutu avaient besoin d’une autorité paternelle indulgente mais ferme. « Mahuku n’est pas un mauvais sous-chef, écrivait un autre administrateur, mais, muhutu, il doit être surveillé dans tous ses actes ». Plusieurs missionnaires admettaient que les Hutu étaient incapables de gouverner, étaient indisciplinés et grossiers. L’Église hutu y opposait un démenti formel mais, face à la noblesse tutsi et à l’Église triomphante, cela devint quantité négligeable.
Les années 1920 n’apportèrent aucun soulagement aux Hutu. La première conséquence de la législation belge fut d’aggraver le sort des paysans. Ils durent assumer gratuitement des travaux publics obligatoires supplémentaires non rétribués, kazi, et furent obligés de cultiver des cultures vivrières telles que le manioc et les patates douces. Les recettes fiscales augmentèrent, passant de un million de francs en 1925 à presque deux millions en 1928, grâce à la plus grande efficacité de la collecte de l’impôt qui s’élevait à 3,50 francs. S’attaquer aux réformes juridiques était une entreprise très difficile. Seuls deux ou trois administrateurs parlaient le kinyarwanda de façon à peu près compréhensible ; les tribunaux n’étaient accessibles que deux ou trois jours par semaine. Les Belges ne connaissant que le swahili, les Hutu devaient avoir recours à des interprètes pour avoir accès auprès des Résidents. Les comptes rendus d’audience des tribunaux faisaient l’objet d’un contrôle mais les Tutsi trouvaient d’innombrables échappatoires et de nombreuses occasions de soudoyer les juges, les assesseurs et les secrétaires. Etant donné que le seigneur tutsi pouvait encore exercer une influence par le biais du système judiciaire, les exactions arbitraires continuaient. Ainsi, pour faire face à la réduction de l’ ubuletwa, certains chefs commencèrent à l’imposer à chaque individu plutôt qu’à chaque inzu. Même les garagu furent obligés de sarcler pour leurs seigneurs. La perception des impôts par les Belges fournissait une excuse de plus pour piller ; aussi était-elle de plus en plus directement surveillée. L’administration était trop peu nombreuse et trop sédentaire pour pouvoir contrôler l’exercice du pouvoir des chefs. Un Belge avoua que les modestes forces de l’ordre rwandaises étaient des « brutes »; on reconnut que les nouveaux chefs, possédant moins de bétail et de terres, étaient plus rapaces que leurs prédécesseurs. De 1924 à 1930, les bonnes intentions de l’administration indirecte fit progressivement place à un surveillance directe, bien qu’insuffisante, par des agents belges choisis et des administrateurs surmenée.
L’ordonnance du 7 novembre 1924 pour le Ruanda-Urundi concernant les cultures obligatoires incita encore plus les Hutu à quitter le Rwanda. Le taux de change était intéressant ; un bon ouvrier pouvait gagner un franc par jour en Ouganda en travaillant dans les champs de coton. Le prix des houes était passé de 35 centimes en 1916 à trois ou quatre francs au milieu des années 1920 pour atteindre entre dix et quinze francs en 1929; l’économie basée sur les cultures de rente poussait autant qu’elle attirait les Hutu hors du Rwanda. Les Pères Blancs étaient tous opposés à l’exode, de même que les Tutsi qui perdaient leur main-d’œuvre ubuletwa. Les Pères de Zaza informèrent ceux qui partaient que leurs bananiers qui se trouvaient sur les terres de la mission seraient confisquée. Mais il était tout aussi dramatique de rester si les autres partaient. Les travaux obligatoires kazi et ubulettera retombaient sur tout individu sans défense et dans les régions de forte émigration le nombre de personnes disponibles diminuait de mois en mois.
L’attitude des Pères Blancs concernant le développement économique demeurait équivoque. Ils voyaient dans les cultures de rente une garantie contre l’émigration mais aussi un danger. Un missionnaire craignait que « le petit producteur indigène, trop alléché par l’appât du gain que pourraient lui rapporter les produits d’exportation, n’oublie ou ne néglige les cultures vivrières indispensables ». Dans les années 1920, la mission de Rwaza encouragea néanmoins la production de tabac en ouvrant une fabrique de cigares vendus dans l’ensemble du Rwanda. Les agriculteurs de Mulera étaient loin de pratiquer une simple agriculture de « subsistance »; ils avaient autrefois su tirer profit de la vente de leurs surplus de produits alimentaires aux régions frappées par la sécheresse’. Dans cette zone où les Hutu pouvaient compter sur des réserves suffisantes de vivres, la petite fabrique de tabac se développa, élargissant le marché de Nyundo.
En raison peut-être de l’économie précoloniale pratiquée au Mulera., la mission de Rwaza se révéla l’entreprise industrielle la plus réussie des Pères Blancs avec sa fabrique de cigares, sa minoterie et sa menuiserie. A Kabgayi, on fabriquait des paniers, à Nyundo des nattes et à Save de la poterie. Tous les postes de mission importants possédaient un magasin de meubles. Avec l’arrivée des compagnies minières à la recherche d’étain et le partage de l’économie rwandaise entre la Banque populaire belge, PROTANAG (Syndicat belge des produits tannants et agricoles) et les sociétés Empain et Rykman de Betz, les missions, en tant qu’employeurs de main-d’œuvre, perdirent beaucoup de leur importance. Grâce aux Frères, la formation professionnelle se poursuivit : en 1927, la mission reçut pour ce faire une subvention de 23500 francs, malgré l’insatisfaction des Belges face au travail à fournir. Il existait cependant fort peu d’emplois pour les hommes formés à la mission et tout ce qu’ils pouvaient espérer, à Kigali et à Ruhengeri, était un salaire mensuel de 50 ou 60 francs.
Les postes de mission furent également des centres d’expérimentation agricole modestes. Les Pères distribuaient des plants de café à leurs catéchistes qui se lançaient clans la culture de rente sur le terrain des succursales. Le succès de la fabrique de cigares de Rwaza incita de nombreux Hutu à acheter eux-mêmes du tabac à Nyundo, à fabriquer leurs propres cigares et à les vendre enveloppés dans des feuilles de bananier’. Plusieurs chrétiens du Bugoyi se mirent à acheter aux Hunde des bracelets en fibre et à les vendre contre du bétail dans le centre du Rwanda.
Leur rôle en matière de commerce et de culture de rente n’avait jamais enthousiasmé les missionnaires ; ils estimaient, en termes moralisateurs, que c’était là « amour du lucre ». Mais ils ne voulaient pas non plus que les Hutu sombrent à jamais dans une pauvreté dégradante et vivotent en tirant du sol de maigres moyens de subsistance. Loin de là : pour eux, la domination des Tutsi était responsable de l’émigration, fort préjudiciable, hors du Rwanda ; ils se plaignirent quand les Belges parlèrent d’installer des hôtels sur les bords du lac Kivu, considérant que le Bugoyi serait transformé en un « jardin zoologique » humain. Ils s’opposaient aux « mauvais type » d’Européens qui venaient s’installer dans le pays et à la cession de vastes parties de terrains à des sociétés belges ». Mais leur formation en apologétique leur avait uniquement enseigné ce qu’il fallait condamner; hormis l’appel de l’évêque en faveur de la propriété privée, ils avaient peu d’idées nouvelles sur le développement même s’ils croyaient que l’Eglise devait être à la fois Mater et Magistra.
En 1927, l’équilibre des forces politiques pencha carrément en faveur des Inshongore au détriment de Musinga. Le Rwanda, estimait-on généralement, était au bord d’un changement social et économique. Il y avait des voitures et de nouvelles routes, « la course au Klondike de l’étain » au Gisaka, des houes et des cotonnades importées sur les marchés, des pourparlers pour une nouvelle école professionnelle catholique à Astrida et des missionnaires de la CMS accompagnés de personnel médical qualifié. Musinga et les traditions de la cour commençaient à apparaître dépassés, un anachronisme.
A ce moment-là, désespérant de l’efficacité du soutien des catholiques, le roi fit un grave impair en se tournant vers les protestants. Non seulement ils avaient peu de pouvoir mais il y avait eu des querelles aux environs de Kabgayi entre catéchistes catholiques et adventistes et les Pères n’admettaient pas l’intrusion de la nouvelle secte’. Les adventistes avaient beaucoup de succès parmi les Hutu et avaient ouvert une école pour former des pasteurs à Gitwe. Un pasteur fut invité à la cour pour enseigner les jeunes tutsi l » et, quelques mois plus tard, les missionnaires de la CMS furent accueillis à Nyanza et autorisés à enseigner la Bible. Bien qu’en 1926, inquiet, le mwami ait écrit plusieurs fois aux Pères lorsqu’ils négligeaient de faire leurs visites de politesse’, maintenant c’était le silence. Musinga nota soigneusement le nom des nobles qui se disaient catholiques ; des catéchumènes ayant cinq ou six ans d’études n’osaient pas se faire baptiser de peur de s’attirer les foudres du mwami. «Le sultan Musinga, écrivit Mgr Classe à Alger, est devenu, ou plutôt s’est dévoilé absolument anticatholique ». Si le « fiat » du Vicaire apostolique était pour quelque chose dans l’affaire de la déposition de Musinga – et il semble que c’est probable – le mwami s’était alors aliéné un allié sûr et n’avait rien gagné en retour.
Suite à l’apparition à la cour des protestants, les catholiques les prirent au sérieux. Le Vicaire apostolique ordonna la construction à la hâte de structures provisoires dans les régions menacées par les protestants et essaya de les faire passer aux yeux des Belges comme des chapelles-écoles. Mgr Classe ayant fidèlement répercuté la politique sociale des administrateurs au point que l’autorité tutsi était devenue une caisse de résonance orthodoxe, il fut quelque peu offensé de voir les Belges limiter la prolifération de ces chapelles-écoles faites de boue et de chaume, mal aménagées, mais envisagées comme autant de drapeaux de la difficile compétition religieuse plantés de manière provocante.
En raison de la concurrence des protestants, Mgr Classe insista encore plus pour que les missionnaires ne fassent rien qui puisse offenser les chefs. Il voulait faciliter au maximum l’entrée des Tutsi dans l’Église. « Des règles spéciales, au gré des diverses missions, d’une sévérité exagérée » doivent disparaître. Sous aucun prétexte, les Pères ne devaient menacer les chefs en dénonçant au Résident leurs écarts de conduite. « Nous avons besoin d’eux et nous aurons d’autant plus besoin d’eux que la liberté des cultes sera mieux et plus complètement pratiquée ».
Cela ne veut cependant pas dire que les Pères Blancs avaient soudain perdu tout intérêt pour la conduite de l’autorité tutsi. Le comportement des chefs durant la famine particulièrement dure qui sévit dans les années 1928-1929 les consterna. Il y eut plus de 35 000 morts et 70 000 personnes émigrèrent en Ouganda. Pendant ce temps, les chefs faisaient des réserves de céréales et de semences et laissaient leur bétail, comme ils en avaient l’habitude, piétiner les cultures des Hutu' ». Autour du lac Muhazi et au Gisaka, où les pluies avaient complètement disparu, la mortalité atteignit jusqu’à 50-60 %; au plus fort de la famine, 1000 réfugiés par semaine fuyaient vers le nord par Gahini. Dans les régions à la population clairsemée il n’y avait ni réserves alimentaires ni routes permettant d’acheminer des secours. Les Tutsi s’opposaient toujours à l’extension des terres arables craignant qu’elles ne suppriment leurs pâturages et les Hutu considéraient la plantation de cultures vivrières comme une nouvelle punition ou comme du kazi, des travaux obligatoires.
Peu après avoir informé le Gouverneur de la gravité de la famine, Mgr Classe se sentit une fois de plus obligé d’endosser la tenue de réformateur. Il insistait sur deux graves injustices, considérant qu’il était inéquitable de priver les chefs expropriés de leur bétail et de leurs hommes quand ils perdaient leur fonction politique, et déplorant l’incapacité des chefs à reconnaître aux Hutu d’autres droits que celui de l’usufruit sur leurs terres et leur bétail. C’était dans une certaine mesure grâce à l’influence de l’évêque que le Gouverneur adressa aux Résidents du Rwanda les propositions suivantes :
« Un second abus est celui qui consiste à ne reconnaître aux indigènes (bahutu ou batwa) de rang inférieur, même sur les biens produits par leur travail… qu’un droit incomplet (usufruit, usage, possession à vie, etc.)… En tolérant que ce droit de propriété sur une richesse créée en dehors d’eux, et sans qu’ils aient fait apport tout au moins d’une concession du sol ou du bétail géniteur passe pour tout ou partie, immédiatement ou à échéance différée, aux mains des chefs batusi ou autres notables, l’autorité se rendrait en réalité complice d’une usurpation que ni la coutume ou la tradition ne peuvent suffire à justifier… Si l’indigène n’a pas encore à l’heure actuelle de conception bien nette au sujet de ces notions juridiques, c’est à nous qu’il incombe de faire sur ce point son éducation, en corrigeant ses erreurs et en formant avec patience et persévérance sa mentalité ».
L’évêque considéra ces instructions comme le « point de départ d’un recommencement [sic] d’un certain droit de propriété pour les indigènes, droit sans lequel le développement de ces régions serait impossible ». Cette réforme libérale suggérée en 1923 et sur laquelle on insistait désormais assez fortement aurait pu paraître contraire au respect de Mgr Classe pour le statu quo. Le Résident de Kigali s’opposa à la réforme agraire sur la plupart des terrains des catholiques.
« L’agriculteur muhutu est accoutumé, depuis des générations, à travailler la terre … pour lui seul, écrivit-il. Il est individualiste par nature. Or, le culte de l’individu sans lien cohésif puissant engendre l’anarchie. Le fait de proclamer par trop brutalement le « droit à la terre » n’entraînerait-il pas pour le primitif l’idée excessive de liberté et du droit de disposition ? ».
Les cultures de rente telles que le café et le tabac avaient en fait engendré une nouvelle forme de propriété foncière. Les terres des « Européens », et les cultures « européennes » — par exemple, les terrains des catéchistes — avaient de plus en plus tendance à échapper à la juridiction des chefs et à devenir la propriété privée des chrétiens' ». Mais ces changements étaient avant tout le résultat du soutien et de la protection ininterrompus des missions et se produisaient dans le cadre de la relation de clientèle.
Mgr Classe n’avait pas renoncé à son conservatisme et devint un révolutionnaire social. Simplement, il répétait comme un perroquet le thème principal de l’encyclique de Léon XIll, Rerum Novarum « La propriété privée.., est un droit naturel de la personne ; exercer ce droit, notamment comme membre de la société, est non seulement légal mais absolument nécessaire », doctrine libérale tardivement embrassée par l’Église afin de se défendre contre les attaques du marxisme athée. Tout au long de l’époque coloniale, le spectre du communisme ne devait jamais quitter les catholiques et plus d’un des aspects doctrinaires et myopes peuvent être mis sur le compte de la « guerre froide » cléricale que plusieurs missionnaires de brousse s’imaginaient mener. De nombreux gouverneurs partageaient cette obsession. Postiaux avoua confidentiellement à Mgr Classe une inquiétante nouvelle, à savoir que « le communisme et le bolchévisme, autrement dit les deux partis qui ont inscrit à leur programme la ruine de la Société, vont tourner leurs forces de destruction contre les colonies ».
L’enthousiasme de la classe dirigeante pour le catéchuménat se poursuivit tout au long des années 1928-1929, notamment dans des régions comme Muramba et Rambura où de nouveaux arrivants Banyanduga venaient chercher fortune et où étaient installés depuis longtemps de « petits Tutsi ». Des femmes importantes, telles que Nyiranshongore, une des épouses de Rwabugiri, et Mukamulera, une des filles de Musinga, furent attirées. Découvrir que sa fille favorite, Musheshambugu, qui avait épousé le chef Ega Rwagataraka, avait commencé à suivre le catéchisme, fut trop pour le roi. Il la maudit dans une lettre déchirante qui se terminait en l’implorant de montrer si oui ou non elle était une véritable fille du mwami du Rwanda.
Même si le roi était un homme très riche, sous l’administration belge il était devenu un symbole inefficace, pitoyable, irascible et prématurément vieilli. Ses fils manœuvraient en vue de sa succession et ses filles se détournaient de lui. Sous la pression des Belges, il avait fait fi de toute prudence et, pour la première fois, était allé visiter officiellement les provinces, peut-être dans l’espoir de s’attirer des soutiens. Il traversa sur le tard la Nyabarongo et dans tout le nord les Hutu lui réservèrent un accueil chaleureux. Si c’était un ultime effort pour sauver son trône, il était fait sans grande conviction. Il avait déjà tenté de contacter les Anglais en vue de demander asile en Ouganda avec ses troupeaux et ses serviteurs »’. L’argent entrait à flots dans son trésor, Nyanza était puissante, mais le roi était faiblei86. La traversée de la Nyabarongo, au mépris de la tradition des rois « Yuhi », fut une dernière défaite pour les Abayoboke. Le roi tenta d’emprunter un autre chemin mais c’était trop tard à la fois pour les Inshongore et pour les Belges.
Comme la Grande Dépression avait quasiment interrompu les activités commerciales, des jeunes tutsi affluèrent dans les écoles et les classes de catéchisme pour profiter des avantages de l’administration et de l’économie occidentales. En 1930, sur 9014 baptêmes, 1934 étaient des baptêmes de Tutsi. Dans les nouveaux postes de mission comme Nyamasheke, où l’influence de Rwagataraka était forte, on comptait 193 baptêmes de Tutsi sur 393. Dans les petits séminaires, les Tutsi constituaient maintenant la majorité ; 19 des 25 Bayozefiti venaient de la classe dirigeante. Les noviciats des Benebikira connurent une vitalité similaire : il y avait en tout 30 postulantes à Rwaza, Save et Kabgayi.
A la capitale, seuls les deux fils de Musinga, Rudahigwa et Rwigemera, n’étaient pas inscrits au catéchisme et les catéchumènes se moquaient ouvertement du roi. Les Pères s’installèrent à Nyanza avec un pied-à-terre permanent pour les leçons de catéchisme’. L’approche irréfléchie tentée par le mwami auprès des Anglais lui avait définitivement aliéné les Belges, et la scène qu’il avait faite à propos de la conversion de sa fille avait détruit le peu de sympathie que le Vicaire apostolique lui gardait. On disait qu’il délirait publiquement et avait foulé aux pieds un crucifix.
Si en 1926, Mgr Classe était prêt à plaider en faveur de Musinga, il usait maintenant de son influence pour préparer l’opinion publique belge à accepter la déposition du mwami. Peu de temps après la lettre anti-chrétienne du roi à sa fille, Mgr Classe adressa au gouverneur une lettre dans laquelle il décrit Musinga comme « détestant cordialement la civilisation européenne » et envoya deux articles à L’Essor colonial et maritime ; dans l’un il présentait à nouveau des arguments en faveur des droits de propriété, dans l’autre il dénigrait le mwami19 4 . Bénéficiant du soutien du ministère des Colonies, et l’opinion publique belge étant préparée, le nouveau gouverneur belge pouvait se débarrasser du roi. S’étant engagés dans des réformes sociales rendues inopérantes par l’intransigeance des Tutsi, la politique de l’administration indirecte favorisant encore entièrement les Tutsi, les Belges avaient besoin d’un bouc émissaire face à leur échec à offrir aux Hutu une véritable protection. « Il vouerait délibérément ses populations à la stagnation, écrivait le gouverneur Voisin, si tant est qu’un gâtisme précoce lui permît encore d’avoir une volonté autre que la satisfaction de sa perversité et de son hostilité à la christianisation du pays ». Le nouveau gouverneur projetait d’accroître et de diversifier la production agricole du Rwanda, d’améliorer le cheptel, de codifier le droit coutumier sur les redevances, de construire de nouvelles écoles et de réaliser un recensement. C’était faire table rase. Il voulait une liste de tous les péchés du roi à l’intention du ministre au cas où il y aurait des répercussions à Genève. Dix jours après la première lettre confidentielle du gouverneur à l’évêque, l’écho parvint de Kabgayi : « La paix, le bon ordre et une bonne administration, d’une part et d’autre, le progrès matériel, moral et social du Ruanda, ne pourront jamais être obtenus de façon sérieuse et stable… tant que Musinga sera mwami du Ruanda ».
Musinga devait rejoindre les Kabakas Mtesa et Mwanga dans la chambre des horreurs catholique, mais le problème de son successeur restait entier. Voisin proposa Rudahigwa, mais l’évêque était peu enthousiaste : l’homme était craintif et indécis, pensait Mgr Classe qui craignait l’influence de sa mère, l’habile politicienne, Kankazi. Rudahigwa n’avait pas réussi jusqu’alors à faire bonne impression sur les Européens. En 1929, un observateur le décrit comme « nettement et sournoisement hostile aux missions… très intelligent mais manque absolument de caractère, fourbe et dissimulateur ». Au grand déplaisir de Musinga, car cela rapprochait le prince des Pères de Kabgayi, Rudahigwa fut nommé chef de la province du Marangara où il hérita de 10040 têtes de bétail. L’année suivante, le chaos régnait au Marangara car Rudahigwa essayait d’extorquer du bétail aux garagu des seigneurs tutsi et aux titulaires des ibikingi. La résistance était dirigée par le lignage de Kayondo qui se battait pour mettre Rwigemera sur les rangs de la succession. Comme peu de Tutsi du Marangara étaient disposés à lui obéir, Rudahigwa commença à courtiser les Pères de Kabgayi – une initiative qui assurait son avenir.
Le Vicaire apostolique reçut deux visites de Rudahigwa en juin 1931 et parla au prince des changements qui s’étaient produits au Burundi, où le mwami vivait dans une maison luxueuse et circulait en voiture. Mgr Classe avait décidé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, de détourner le prince de l’ancien style de royauté et de lui donner des leçons de français. L’héritier présomptif se rendit ensuite à Bujumbura afin d’avoir une rencontre secrète avec le gouverneur. «Rudahigwa m’a spontanément demandé si vous étiez au courant de mes intentions, écrivit Voisin à Mgr Classe, sur ma réponse affirmative et sur l’assurance que vous étiez parfaitement d’accord, il a paru très satisfait ».
Avec Voisin, un nouvel élan fut donné à l’unification des provinces et de nouveaux chefs furent nommés à la tête de juridictions récemment élargies. La province de Mirenge, dans le Gisaka, fut unifiée sous la direction de Simon Nyiringondo, un chrétien de Zaza, et d’autres hommes de la mission obtinrent plusieurs collines. Kanuma se plaignit « d’être méconnu et rejeté, quoiqu’il n’ait donné à personne sa chefferie ». Ruclahigwa reçut une voiture avec laquelle il revint de Bujumbura ; le mwami s’était plaint que tous, excepté le roi, avaient le droit de circuler en voiture. Les principaux chefs s’étant convertis au christianisme, par crainte pour certains d’être destitués, le mwami resta seul avec la reine-mère à ne pas le faire. «Il ne restera personne pour conserver les coutumes et le culte des ancêtres » gémissait-il.
Le Gouverneur Général du Congo rendit visite à Mgr Classe en septembre afin de fixer la date de la déposition. Rudahigwa lui fut présenté et, une semaine plus tard, les notables furent convoqués à Kigali pour discuter de la crise économique. Musinga était, fort à propos, seul à Nyanza quand on l’informa que son fils allait prendre sa succession. Le roi semblait attendre la nouvelle, il était larmoyant et partit presque immédiatement dans la résidence qui lui était réservée à Kamembe. Le Rwanda semblait indifférent à son sort. Seuls, Le Drapeau rouge, le Manchester Guardian et la reine-mère protestèrent – on disait qu’elle menaçait de se suicider. Musinga avait depuis longtemps cessé de gouverner ; son départ plaintif levait simplement le dernier et principal obstacle à l’expansion de la mission. Le couronnement de son fils fut celui d’un roi chrétien.
Rudahigwa fut proclamé mwami par le gouverneur et Mgr Classe, jouant le rôle des abiru, désigna son nom de règne : Mutara IV. Ce n’est qu’ensuite que l’on informa officiellement les six abiru de la cour. On lui porta un toast au champagne, un Père Blanc joua le rôle de photographe officiel ; le tambour royal Kalinga fut montré à la foule et Rwagataraka traduisit les discours. La première visite du règne de Mutara fut pour Kabgayi où les séminaristes lui offrirent un Larousse et un ami d’enfance lut un discours sur la dépendance divine due aux rois. Le roi exilé, Musinga, avait été « comme un rocher qui arrête le torrent. Enlevé, l’eau se précipite… ». Plus de 10000 nouveaux catéchumènes s’inscrivirent à Kabgayi seulement, et en moins d’un an presque 4 000 nouveaux chrétiens furent baptisés 218 . Un bruit courait selon lequel Rudahigwa voulait que les gens le saluent en faisant le signe de la croix et qu’ils deviennent catéchumènes. Même la nouvelle reine-mère s’inscrit au catéchisme. Compte tenu du système de clientélisme qui prévalait au Rwanda central, de la densité de la population et de l’absence de villages réservés, une fois lancé, le mouvement impliqua une masse de gens. Les Pères appelèrent ce mouvement une Tornade et, effectivement il emporta toutes les contraintes habituelles des Pères Blancs et la sévère discipline à l’égard des catéchumènes. Mgr Classe lui-même fut entraîné et, la CMS commençant à absorber le trop-plein, peu de gens purent résister à l’enthousiasme des Tutsi qui réclamaient à cor et à cri qu’ils se joignent aux catéchumènes. La fin du règne de Musinga marqua la fin de la jeune Église hutu. Au début, les « petits Tutsi » et les Banyanduga s’installèrent au nord de la Nyabarongo, puis ce furent les nobles et, finalement, les femmes et les personnes âgées, les chefs et leurs garagu s’empressèrent de les rejoindre. Le couronnement du roi catéchumène fut le point culminant de la conversion de la classe dirigeante que Mgr Classe avait si ardemment souhaitée. C’était un triomphe pour ;me mission qui avait toujours gardé l’espoir de devenir la religion d’Eut alors que les chances d’y parvenir paraissaient insurmontables.
Les Belges n’avaient pas seulement reconnu la stratification sociale du Rwanda ; ils lui avaient aussi donné une nouvelle définition et une nouvelle rigidité par le biais de leur système politique, éducatif et linguistique. Au départ, la Tornade fut une simple réponse aux nouvelles qualifications, désormais nécessaires pour assumer la fonction de chef et procurer un statut. Mais les Inshongore gagnant du terrain à la cour, elle prit une autre signification : les nobles étaient à la recherche d’une nouvelle légitimité religieuse pour la royauté et pour leurs propres fonctions. Tous les rites traditionnels avaient été retirés au roi, un par un, jusqu’à ce que l’ensemble du système mystique sur lequel il s’appuyait disparaisse. Obsédé par la légitimité discutable de sa revendication au trône, Musinga ne put jamais partager l’attitude cavalière de Kabare à l’égard de la tradition, pas plus qu’il ne pouvait se rendre compte, comme les Inshongore, qu’un puissant système religieux étranger tel que le christianisme doit être assimilé, comme le culte de Ryangombe l’avait été autrefois, si l’on ne voulait pas détruire la royauté.
La conversion des Tutsi signifiait pour tous que le mwami ne représentait plus la source du pouvoir au sein de l’État . Pour certains, il s’agissait d’une reconnaissance fataliste de la faillite de l’ordre ancien et de son système religieux. On racontait que Nyiranshongore aurait dit à sa : « Ma fille, nous avons toujours cru aux mânes ; nous leur avons offert des sacrifices, nous avons en tout suivi les pratiques anciennes ; à quoi nous a servi tout cela? ». Pour d’autres, il s’agissait de reconnaître crûment qu’en dehors du christianisme un homme a toutes les chances d’être écarté des richesses et du prestige, d’être exclu de l’ordre nouveau. Cette crainte, qui était alimentée par des sermons menaçant du feu de l’enfer et peut-être même par les traditions du volcan Nyiragongo, nourrissait les rêves d’au moins un jeune converti tutsi :
« Alors comme nous dormions ensemble dans une grande hutte (nous étions pages du roi), j’eus un rêve terrifiant. Je voyais « Imana » (Dieu) dans une très belle cour, avec de beaux enfants qui jouaient et s’amusaient joyeusement. Voulant m’approcher d’eux, « Imana » me repoussa vers un précipice très profond où il y avait des hommes hideux qui pleuraient et gémissaient. « Voilà ton endroit, me dit-il, tu es méchant ; il te faut souffrir avec les méchants ». Et moi de lui répondre en tremblant : « Ayez-pitié de moi, je ferai tout ce que vous voulez ». Il me repoussa de nouveau et j’allais tomber dans ce gouffre d’im mondices et de fumée, quand heureusement, je m’accrochai aux bois qui penchaient vers le gouffre. Je continue à crier pardon, et ceux qui remplissent le gouffre, parmi lesquels il y avait mon oncle, mort il y a quelques années, me disaient : « Descendez donc, ne vous fatiguez pas inutilement, vous n’avez rien qui Lui plaise… nous-mêmes avons fait la même chose, et cependant nous voilà ici ». Encore plus irrité contre moi, « Imana » vint et me poussa du pied ; je lâchai les bois et m’accrochai aux herbes qui cédaient, et quand j’allais tomber pour toujours, je me réveillai… Je racontai le songe à mes amis cette nuit même, et le lendemain je disais au revoir à notre chef. Arrivé chez nous, de suite j’allai trouver le catéchiste Augustin qui m’admit au nombre des postulants ».
De façon frappante, le catholicisme devint « traditionnel » au moment où un grand nombre de Tutsi se firent baptiser. « Pour presque tous les chefs porter la médaille autour de leur cou et exiger de leurs sujets qu’ils acceptent sans discuter la religion d’Etat était « ce qui se fait » », observa un missionnaire de la CMS. Le terme « religion d’Etat » n’était pas une simple expression acerbe des protestants. Les Résidents avaient averti les Pères Blancs quand les missionnaires de la CMS firent leur apparition dans leur province et le gouverneur Tilkens encouragea Mgr Classe à multiplier le nombre de postes de mission catholiques pour neutraliser l’invasion protestante dans les années 1930. Les termes de la convention de 1906 entre le Saint-Siège et le gouvernement du Congo, pour « favoriser » et « protéger » les missions, ne furent peut-être nulle part interprétés aussi largement qu’au Rwanda. Voisin couvrit la moitié du coût des nouvelles églises de Kigali et Astrida. On sollicitait l’opinion de l’évêque sur d’importants sujets, allant du salaire minimum jusqu’aux processus permettant la destitution des rois.
Mgr Classe était la clé de l’heureuse union entre l’Église et l’administration. Il était comme l’auraient appelé les Rwandais « l’homme des Belges ». Les premières années, c’est essentiellement sa définition de la politique et de la structure sociale rwandaises qui guida la politique et les initiatives des Belges. Ou, pour le définir moins fortement, il a donné l’imprimatur de l’Église à des politiques qui paraissaient à tous les coloniaux sensés aller de soi. Il est certain qu’il faisait autant partie de l’administration coloniale que les abiru faisaient, traditionnellement, partie de la cour. De fait, le Vicaire apostolique ne put rendre meilleur hommage lors du panégyrique adressé au vétéran, Mgr Hirth, à l’occasion de ses cinquante ans de ministère chrétien que de l’appeler « doyen des Coloniaux».
Des intellectuels comme le Père Schumacher trouvaient insupportable le style « seigneurial » de l’épiscopat de Mgr Classe, et franchement malhonnête ou stupide sa façon de mettre dans le même sac Musinga et les Kabakas ougandais »‘. Mais il plaisait à des hommes comme Tilkens, Declerck, Voisin et Postiaux : quelques mots entre gentilshommes, des Pères indiscrets à garder dans l’ignorance », on n’avait besoin de rien d’autre. C’est dans ce monde qu’il aimait évoluer et sur ce roc qu’il espérait bâtir son Église. Si au Rwanda l’Église catholique se développa si rapidement et devint Église d’État c’est, dans une grande mesure, parce que c’était là le râle que Mgr Classe entendait qu’elle joue, un rôle que peu de ses contemporains auraient trouvé déplacé. Indirectement, l’Église hutu avait écarté les Tutsi et divisé les missionnaires. Mgr Classe allait s’écrouler au faite de sa gloire et le roi était à son déclin. Si, après 1932, l’Église devint tutsi, au sens où elle servit de plus en plus les intérêts de la classe dirigeante, c’est parce que les nobles, s’étant débarrassés de Musinga, avaient besoin d’une nouvelle « tradition » pour légitimer leur rôle de gardiens de la culture rwandaise et de propriétaires de ses biens matériels.