Un colloque ayant pour objet l’examen de la législation électorale en vue des prochaines élections législatives du Rwanda et des structures d’autonomie interne fut prévu à Kisenyi du 7 au 14 décembre 1960.

Du côté rwandais, ce colloque devait réunir six représentants du gouvernement provisoire du Rwanda et treize délégués des partis politiques dont sept du Parmehutu, deux de l’Aprosoma, deux du Rader et deux de l’Unar.

En fait, ce colloque était destiné à rencontrer en partie les vœux de la Commission de tutelle des Nations Unies et à faciliter la défense de la politique belge au Rwanda à l’Assemblée générale de l’0.N.U.

Le colloque fut présidé par le Gouverneur honoraire Maquet en remplacement du Secrétaire général Van den Abeele. La délégation belge était composée de MM. Wathar, attaché de cabinet, Van Wylick, chargé de mission, Forgeur, commissaire général, Logiest, résident spécial, Guillaume, directeur des affaires politiques, Régnier, résident adjoint, Minot, chargé de mission. La délégation du gouvernement provisoire était composée de MM. Kayibanda, Cyimana, Bicamumpaka, Bovy, Sekere, Ndayambaje, soit trois membres Parmehutu, un Rader, un Aprosoma, un Européen.

La délégation Parmehutu comprenait MM. Rwasibo, vice-président national, Mulindahabi, Kalinijabo, Kalima, Habyarimana Jean-Baptiste, Haba Sebazungu; la délégation Unar : MM. Rwagasore et Muhikira; la délégation Rader : Ndangamira et Ndazaro; la délégation Aprosoma : Gasingwa, Gitera.

Les discussions furent marquées par la constitution d’un « Front Commun» Unar – Rader – Aprosoma et par les interventions importantes de MM. Ndazaro (Rader), Rwagasore (Unar) et Gitera (Aprosoma).

A la deuxième séance, les délégués de l’Unar, du Rader et de l’Aprosoma estimèrent que leur représentation au colloque était insuffisante. L’Unar insista afin que tous ses autres petits partis soient représentés bien que ces derniers ne recueillirent aux élections communales que 67 sièges sur 3.128. M. Gitera proposa un compromis consistant dans le vote par parti et non par délégué. Plusieurs membres marquèrent leur opposition à cette formule qui aurait réduit le Parmehutu à une position minoritaire ne reflétant pas son importance électorale. Le Président se prononça pour une formule remplaçant le vote formel par le simple enregistrement de l’opinion des membres et fit remarquer que le colloque était de toute manière consultatif et que le pouvoir de tutelle pourrait tenir compte des vœux exprimés par les partis minoritaires. La décision du Président fut acceptée par l’Aprosoma, mais les délégués de l’Unar et du Rader quittèrent la salle, conduits par M. Ndazaro.

A la séance du 10 décembre, tous les membres étaient à nouveau présents, sauf le chef du gouvernement, M. Kayibanda, en instance de départ pour Bruxelles. La séance fut marquée par un exposé de M. Cyimana sur la nécessité d’organiser une société multiraciale. Le Parmehutu, par M. Rwasibo, et Aprosoma, par M. Gitera, appuyèrent l’exposé de M. Cyimana. M. Ndazaro, concrétisant la position du Rader, constata la détente dans les débats. Tout en rappelant les souffrances des Tutsi, il marqua sa confiance et sa sympathie inchangées envers la Belgique et signifia, en conclusion, l’accord du Rader sur le texte projeté. L’Unar seule, par M. Rwagasore, demanda que tous les étrangers, y compris les Belges et les Barundi, soient mis sur le même pied quant aux droits politiques.

 Conclusions et recommandations du Colloque du Rwanda

Synthèse des conclusions

1.Le colloque du Rwanda, tenu à Kisenyi du 7 au 14 décembre, et qui réunissait, outre des représentants de la tutelle et du gouvernement provisoire, des délégations des quatre grands partis du Rwanda, a abouti à d’importantes conclusions, dont les principales furent obtenues de l’accord unanime des assistants.

2.Ces conclusions se résument dans l’installation prochaine au Rwanda de structures d’autonomie interne, soit une assemblée législative élue au suffrage universel direct et un gouvernement.

3.Le colloque a adopté unanimement le principe d’une assemblée unique qui sera dénommée assemblée législative et comprendra quarante-quatre membres élus à l’échelon du territoire, chaque territoire élisant de trois à huit députés.

4.Les partis Aprosoma, Unar et Rader ont proposé que la qualité de membres de l’assemblée législative fût incompatible avec celle de ministre, de secrétaire d’état ou de bourgmestre. Le Parmehutu est défavorable à cette proposition. Le gouvernement provisoire admet cette incompatibilité pour le premier ministre.

5.Plusieurs formules de remplacement du chef du pays absent ou empêché ont été proposées. Le colloque adopta finalement un amendement suivant lequel le remplaçant serait élu par l’assemblée législative. En attendant la décision de l’assemblée, le remplacement serait assuré, soit par le président de l’assemblée, soit par les ministres réunis en conseil.

6.L’assemblée aura pouvoir de préparer les structures définitives du pays et de proposer éventuellement à la tutelle la mise en place de ces structures dès avant l’indépendance.

7.Le vocable « chef du pays », qui n’exclut ni n’implique aucune forme de gouvernement, a suscité des objections de l’Unar et du Rader qui insistent pour que soit employé le terme « Mwami ».

8.Le colloque a marqué son accord unanime sur les pouvoirs législatif et exécutif du pays qui s’exerceront respectivement par édits et arrêtés. Le pouvoir législatif sera exercé collectivement par le chef du pays et l’assemblée législative. Les édits seront sanctionnés et promulgués par le chef du pays. Le pouvoir exécutif sera exercé par le chef du pays ; ces arrêtés n’auront d’effets que s’ils sont contresignés par un ministre.

9.Le gouvernement est composé d’un premier ministre et de ministres qui peuvent être assistés de secrétaires d’état. Le chef du pays nomme et révoque le premier ministre de l’avis conforme du résident. Le chef du pays nomme et révoque les ministres et les secrétaires d’état après consultation du premier ministre et de l’avis conforme du résident (unanimité).

10.Le gouvernement se présente devant l’assemblée législative pour obtenir la confiance. Celle-ci est acquise à la majorité absolue des voix de tous les membres qui composent l’assemblée. La responsabilité du gouvernement, d’un ministre ou d’un secrétaire d’état, est mise en cause par le dépôt d’une motion de censure signée par un cinquième au moins des membres de l’assemblée. La motion de censure, pour être adoptée, doit réunir la majorité absolue des voix de tous les membres de l’assemblée. En cas d’adoption d’une motion de censure, le gouvernement, le ministre ou le secrétaire d’état mis en cause remet sa démission au chef du pays (unanimité).

11.Le budget du pays est arrêté par édit sur proposition du gouvernement (unanimité).

12.Le colloque a adopté les conditions d’électorat et d’éligibilité. En vue de donner aux réfugiés et sinistrés qui reviendraient dans leurs communes toutes facilités de participer au vote, le délai minimum de résidence a été réduit à quinze jours (unanimité).

13.En ce qui concerne les personnes auxquelles a été assignée une interdiction de résidence dans un lieu déterminé ou une résidence forcée, il est admis qu’elles peuvent participer au scrutin et qu’elles sont éligibles. Leur participation pourra s’effectuer dans leur commune d’origine ou de résidence antérieure dès lors que celle-ci n’est pas susceptible de porter atteinte à la tranquillité publique.

14.En ce qui concerne les étrangers, le colloque s’est déclaré favorable au vote des étrangers moyennant les conditions de résidence différenciées qui figurent au projet d’ordonnance législative et qui offrent une situation privilégiée aux Barundi, aux Belges et enfin aux Congolais. Cette disposition a été adoptée à l’unanimité, à l’exception de la délégation Unar qui, tout en marquant son accord sur le principe du vote des étrangers, a cependant demandé que tous fussent mis sur le même pied.

15.Des divergences de vues sont apparues en ce qui concerne le vote des femmes. L’unanimité est réalisée sur le principe, qui a d’ailleurs été inscrit dans le programme de la plupart des partis. Le Parmehutu, l’Aprosoma, le gouvernement provisoire et la tutelle ont donné avis défavorable quant à sa réalisation lors des prochaines élections législatives, principalement en raison des difficultés pratiques de réalisation.

16.Le colloque a admis à l’unanimité, pour les élections législatives, le principe du scrutin de liste et de la représentation proportionnelle et les modalités précisées dans le texte du projet.

17.Les chapitres relatifs aux recours contre les résultats des élections et aux pénalités ont été approuvés unanimement dans leur ensemble. Toutefois, les articles sanctionnant pénalement les invitations à l’abstention furent critiqués par l’Unar et le Rader qui demandèrent que les partis puissent donner à leurs membres des consignes de vote ou d’abstention.

18.Les participants unanimes demandèrent l’insertion dans le projet de dispositions consacrant l’immunité parlementaire.

19.La date des élections législatives a fait l’objet de discussions, l’Unar et le Rader demandant qu’elles n’aient pas lieu le 15 janvier comme prévu, mais seulement après pacification complète du pays.

Le Parmehutu, l’Aprosoma et le gouvernement provisoire appuient au contraire la date du 15 janvier qu’ils considèrent même comme une date-limite dans le cadre du timing d’accession à l’indépendance qui a été adopté.

20.Un accord unanime a été obtenu après délibérations sur le mode de votation par bulletin écrit et urne unique. En ce qui concerne l’organisation des bureaux de vote, tous les partis se sont finalement déclarés satisfaits par la possibilité donnée aux délégués des partis d’assister à toutes les opérations électorales.

21.Le colloque s’est prononcé unanimement pour l’assistance d’observateurs de l’O.N.U. aux élections législatives.

22.Le nombre maximum de trois votes à porter sur les bulletins a été admis unanimement, à l’exception de l’Aprosoma qui souhaiterait que ce nombre soit égal au nombre de sièges à pourvoir dans la circonscription électorale.

Recommandations

Outre ces conclusions sur les textes organisant tant les structures d’autonomie interne que le régime électoral des prochaines élections législatives, la rencontre des partis politiques, du gouvernement provisoire et de l’autorité de Tutelle a permis de dégager les grands principes qui désormais devront être loyalement mis en œuvre pour permettre l’évolution heureuse du pays.

  1. Pacification des esprits

Les participants au colloque ont enregistré l’atmosphère de détente et d’apaisement que connaît actuellement le pays.

Ce climat de détente s’est traduit dans la franche collaboration qui s’est manifestée durant le colloque entre les représentants des partis politiques, du gouvernement provisoire et de l’autorité de la Tutelle.

C’est dans cet esprit que les représentants des partis politiques suggèrent que des réunions de contact soient organisées régulièrement et au moins une fois par mois entre les quatre partis nationaux (un membre par parti), le gouvernement provisoire et l’autorité de Tutelle. Ces réunions de contact devraient au moins perdurer jusqu’à la mise en place des institutions définitives.

Dans le même ordre d’idées, il sera rappelé aux émigrés rwandais qui se trouvent encore à l’étranger qu’il leur est loisible de regagner le pays avant les élections afin de participer à la vie politique.

Le nécessaire sera fait pour que la sauvegarde de leur personne, de leurs familles, de leurs biens, soit assurée.

Ces mesures de protection n’impliquent naturellement pas une quelconque immunité à l’égard des poursuites judiciaires intentées à charge de certains d’entre eux pour des faits commis avant leur départ pour l’étranger.

Il sera aussi particulièrement recommandé à ces émigrés revenant au pays d’adopter un comportement et des attitudes inspirés par les règles de civisme qui seront tracées dans le code de bonne conduite dont question à la section 3 ci-dessous.

Par ailleurs un programme de réintégration ou d’installation est actuellement conçu et réalisé en faveur des réfugiés. Si des droits à indemnisation pour les biens perdus ou détruits devaient leur être reconnus dans l’avenir, il leur est garanti que leur réinstallation ne portera pas préjudice à l’exercice de ces droits.

  1. Attitude de l’autorité de Tutelle

Les participants au colloque expriment unanimement leur volonté de voir l’autorité de Tutelle adopter une attitude de stricte impartialité vis-à-vis des partis politiques.

Ils prennent acte de la déclaration de l’autorité de Tutelle selon laquelle celle-ci mènera le pays à son indépendance dans l’ordre et dans la paix.

Selon les participants, cette attitude de l’autorité de Tutelle devra se manifester notamment :

—dans le respect intégral d’une liberté d’expression identique pour tous ;

—dans la neutralité qui doit caractériser l’action de chacun des membres de l’administration, tant du pays que de la Tutelle ;

—dans le déroulement de la campagne électorale où l’administration doit se borner à une action objective de formation et d’information des populations.

L’autorité de Tutelle et le gouvernement provisoire auront en outre à réprimer indistinctement tout acte qui constituerait un abus dans le chef des autorités locales.

C’est dans cet esprit que l’autorité de Tutelle aura également à intervenir vis-à-vis d’abus perpétrés, notamment dans le cadre de la propagande électorale, par les partis, leurs comités locaux ou adhérents.

  1. Action des partis politiques

Les représentants des partis au colloque manifestent leur volonté de principe de prendre part aux élections et d’inviter les populations du pays à participer activement au scrutin.

Ils engagent la population à rester calme et à se préparer dignement à cet acte civique, capital pour chacun et décisif pour le pays.

Dans cet ordre d’idées, ils soutiendront l’information faite aux réfugiés quant à leur retour au pays et à leur participation à la vie politique.

Au cours de la campagne électorale, les partis et leurs propagandistes auront à cœur de respecter le code de bonne conduite dans l’action politique qui sera élaboré incessamment et dont l’application sera imposée indistinctement à tous les partis et à tous leurs adhérents.

C’est à cet effet entre autres qu’ils devront s’abstenir :

—de toute attaque directe ou indirecte contre les personnes ou pouvoirs constitués ;

—de tout appel ou excitation des populations aux troubles ou à l’agitation ;

—de toute pression exercée vis-à-vis des électeurs sur base de l’institution monarchique ou de toute autre forme de gouvernement.

Par ailleurs, il est demandé avec insistance que le code de bonne conduite précise que les programmes et opinions politiques formulés par des mandataires politiques en tant que membres du parti auquel ils appartiennent, ne soient pas protégés en raison de la fonction officielle exercée par leurs auteurs.

Les participants au colloque sont heureux d’avoir terminé l’examen du cadre des structures d’autonomie interne qui dotera le pays d’un Parlement et d’un gouvernement définitifs.

Ils expriment le vœu que la réalisation de ces conclusions pourra être poursuivie dans le climat de compréhension et d’entente qui a présidé au présent colloque.

Ils formulent l’espoir que l’Etat ruandais de demain pourra de la sorte s’édifier dans l’union non seulement des partis politiques mais encore des diverses ethnies en présence, et que, particulièrement au cours des prochains mois, tous ses habitants conjugueront leurs efforts en vue de la réalisation harmonieuse des destinées du pays. Kisenyi, le 13 décembre 1960.

Suivent les signatures de MM. :

Le Président : A. MAQUET.

Le représentant du Gouvernement provisoire : G. CYIMANA.

Le représentant du Ministère des Affaires africaines : G. WATHAR.

Les représentants des partis :

Aprosoma : J. H. GITERA Rader : L. NDAZARO

Parmehutu : C. MULINDAHABI Unar : N. RWAGASORE

Les représentants de l’autorité de la tutelle : H. GUILLAUME,

  1. LOGIEST.

(Source : Résidence Générale. Section de l’Information.)