Le Problème Du Mwami Et Les Réactions A l’Hégémonie Du PARMEHUTU
La personne du Mwami Kigeli V, et l’institution même de la monarchie sont demeurées jusqu’à la fin de 1960 au centre du problème Rwandais. Elles ont déterminé les réactions des dirigeants du Rader, MM. Bwanakweli et Ndazaro, et des Tutsi modérés lorsque ceux-ci ont rompu avec le Front Commun, favorable aux Hutu.
C’est également le respect de la monarchie qui a poussé le Gouvernement belge, et plus particulièrement le Ministre d’ Aspremont-Lynden, à rechercher la négociation avec Kigeli V, malgré la pression de l’Administration belge et des partis hutu au Rwanda.
Ces tentatives de négociations échouèrent au mois d’octobre, lors du voyage du ministre d’ Aspremont-Lynden, sous la double pression des extrémistes Hutu et Tutsi.
Durant le dernier trimestre de 1960, partisans et adversaires du Mwami tentèrent de justifier leur attitude en publiant des apologies ou des critiques de Kigeli V. Nous en reproduisons certaines, non sans faire des réserves quant à leur valeur objective.
- Intervention de M. Bwanakweli à la Commission de tutelle de l’O.N.U. 8 décembre 1960. New York, 15e session.
La question capitale du Mwami
Mon parti n’a pas toujours approuvé la conduite du Mwami Kigeri V, qui, en d’autres circonstances, aurait dû être davantage au-dessus des factions et des partis. Nous devons cependant dire clairement que nos relations avec le Mwami ont été fortement influencées par une situation momentanée qui a mis obstacle aux contacts directs entre le Mwami et le Rader. A ce moment mon parti n’a pu connaître à fond la pensée de notre monarque sur une organisation démocratique véritable des institutions de notre pays.
En tout état de cause, aujourd’hui la lumière est faite. L’Administration belge, en se rangeant du côté des mouvements politiques inféodés au colonialisme, attaque le Mwami du Rwanda parce qu’il représente un obstacle aux visées impérialistes belges, et un soutien sincère du nationalisme rwandais. Sa courageuse attitude est dictée par un souci éminent des vrais intérêts présents et futurs de son pays, et par un patriotisme désintéressé, exempt de considérations mesquines et d’intérêts propres.
C’est la raison pour laquelle mon parti soutient à fond le Mwami, en tant qu’élément indispensable et déterminant de la réconciliation nationale, criminellement entravée par des intérêts sordides des capitalistes belges.
Poursuivant une politique anti-Mwami et anti-nationaliste, M. le Ministre des Affaires africaines vient de décider d’interdire au Mwami de rentrer au Rwanda, alors que, justement, sa présence dans le pays conditionne le retour au calme et la réconciliation nationale.
Dans sa lettre du 20 juin 1960, répondant à celle que je lui avais adressée le 6 juin 1960, M. le Ministre De Schrijver disait : « … La forme définitive de gouvernement que prendra l’Etat ruandais, le maintien ou le départ du Mwami en fonction, la suppression des tambours royaux, la dissolution du Collège des Abiru sont des décisions qui doivent être prises par le peuple ruandais et par lui seul. Le Ruanda futur n’admettrait pas que des étrangers aient décidé de ces questions capitales ».
Cependant, son successeur, le Ministre d’Aspremont-Lynden, prenait il y a un mois, une mesure exactement équivalente à une relégation du Mwami, dans l’espoir que cette décision, aussi injuste que maladroite, porterait un coup mortel au nationalisme rwandais.
Notre position, en tant que parti monarchiste-nationaliste, peut se résumer comme suit :
- — Nous demandons et réclamons à l’Organisation des Nations Unies, d’ordonner le retour immédiat et inconditionnel de notre Mwami légitime Kigeri V dans son pays, le Rwanda. Nous exigeons qu’une garde lui soit temporairement donnée afin d’assurer sa sécurité, en attendant que l’état d’esprit du Parmehutu se soit rendu à l’évidence.
- — Profondément démocratique, notre parti affirme ne pas s’opposer à l’avènement d’un régime républicain. Mais à la condition que ce régime représente réellement l’expression librement exprimée de la volonté populaire. Nous nous opposerons, au besoin par la force, à toute tentative étrangère, tendant à renverser un régime politique national correspondant aux aspirations du peuple rwandais.
- — Lorsqu’après la dernière guerre mondiale, un accord intervint entre les Belges au sujet de la personne du Roi Léopold III, personne ne fit opposition à ce que la nation fut consultée, et un referendum démocratique mit fin à cette querelle.
Il en est de même au Rwanda. Si une fraction du peuple — en réalité minime — s’oppose à la monarchie, mon parti s’inclinera devant les exigences de la démocratie et attendra le verdict populaire par voie de referendum. La position de mon parti n’a jamais varié à ce sujet.
Cependant, pour que cette consultation se déroule dans des conditions légitimes et normales de liberté, il est indispensable que les Nations Unies préparent, organisent, et contrôlent elles-mêmes le déroulement des opérations. En effet, nous n’avons plus confiance, ni dans la police ni dans l’armée, ni dans l’Administration actuelle du Rwanda-Burundi. Ces derniers n’ayant plus foi dans leur mission, et ayant donné trop de preuves qu’ils sont devenus incapables d’impartialité.
Suite à la déclaration du Ministre des Affaires africaines du 17 octobre dernier, nous avons la conviction que l’Administration belge au Rwanda-Burundi veut créer une néfaste confusion dans les esprits des habitants de ces pays, en organisant simultanément un referendum sur la monarchie et les élections législatives ordinaires, prévues dans la deuxième quinzaine du mois de janvier 1961. Nous demandons que le referendum sur l’institution monarchiste soit organisé indépendamment des élections législatives, et ce, dans le but d’éviter, à nouveau, des troubles graves.
Je voudrais également attirer l’attention des Nations Unies sur un acte illégal par lequel M. Grégoire Kayibanda, chef du gouvernement fantoche mis en place par l’Administration du Rwanda-Burundi, vient d’abolir le tambour sacré du Rwanda (Kalinga) ainsi que le collège des conseillers, gardiens de la coutume. Cet acte date de novembre 1960, et a été pris à l’initiative personnelle de M. Kayibanda, sans passer par le collège des ministres ni par le Conseil du Rwanda qui sont seuls habilités — selon la situation nouvellement créée — pour légaliser par un avis favorable, les décisions du gouvernement provisoire.
Je tiens également à relever le fait, qu’en vertu de l’article 16 du décret du 14 juillet 1952, les prérogatives exercées habituellement par le Mwami, sont confiées à un Conseil de régence, nommé conformément à la coutume et agréé par le Résident général.
Ce n’est donc pas une ordonnance ordinaire qui pouvait dépouiller arbitrairement le Mwami de ses augustes prérogatives au profit d’un collège de personnes irrégulièrement transformé en Conseil des ministres.
- — Enfin, tout gouvernement digne de ce nom, qu’il soit provisoire ou définitif, doit s’appuyer sur les libres aspirations du peuple, doit être réellement représentatif des diverses tendances et opinions politiques, et doit être capable de prendre, en toute objectivité, les diverses mesures nécessaires au bien de la nation.
Or, le gouvernement provisoire actuel du Rwanda, préfiguration du gouvernement définitif si l’Administration belge poursuit la réalisation de son plan, ne répond en rien aux critères essentiels d’une saine démocratie. Créé arbitrairement sous un régime de terreur et après des élections illégales, ce gouvernement fait systématiquement table rase du régime monarchique, élément de cohésion entre les races, et fondement de l’unité nationale. Appuyé pratiquement sur un seul parti, le Parmehutu (36 membres sur 48) consacre en fait un régime dictatorial plaçant tous les pouvoirs entre les mains de quelques individus, instruments sans scrupules d’un colonialisme périmé.
- Attitude et comportement du Mwami Kigeli V depuis son avènement jusqu’à son départ du Rwanda ; motifs, buts, conséquences de son départ Kigali, le 18 novembre 1960.
Cette étude, rédigée par un fonctionnaire belge de l’Administration du Rwanda, constitue une critique radicale du comportement du Mwami. Nous publions les principaux extraits, tout en apportant en note, certaines remarques.
Préambule
La décision du Mwami de quitter le Ruanda constitue un geste spectaculaire, gratuit et inutile.
Les circonstances qui entourent ce départ rendent enfin publique, par son fait exclusif d’ailleurs, sa rupture avec l’Autorité tutélaire et son peuple.
En fait, ce départ ne constitue que l’étape, dernière en date, du chemin parcouru par le Mwami sur le plan idéologique et de fait. Son opposition à son peuple et à l’Administration fut longtemps antérieure à la manifestation publique de cet antagonisme.
Cette évolution devait résulter de la divergence irréductible des vues du Mwami et de celles de l’Administration, sur l’évolution politique du Ruanda.
La concrétisation de ces vues devait se montrer, d’une façon particulièrement claire, à la suite des troubles violents, survenus en novembre 1959. Ceux-ci devaient mettre l’Administration et le Mwami devant un choix décisif.
- Opposition des vues respectives de l’Administration et du Mwami en matière politique
1° Les causes profondes de cette opposition :
Dès avant les violences de novembre 1959, qui poussèrent l’Administration et le Mwami Kigeri dans deux voies nettement divergentes, les relations de l’Administration et du Mwami Mutara, prédécesseur de Kigeri se détérioraient progressivement. Il est tout à fait inutile de s’étendre sur les détails des conflits entre l’Administration et le Mwami. Un seul fait prouve l’opposition des grands féodaux à l’Administration : les traditionalistes de la cour considérèrent comme une victoire d’avoir « forcé » le Résident général, le jour de l’enterrement du Mwami Mutara, à reconnaître la légitimité du Mwami Kigeri, désigné sans consultation préalable de l’Autorité Tutélaire, par le Collège ésotérique des Abiru, le 28 juillet 1959.
En effet, ces milieux avaient cru ou feint de croire, que le Mwami Mutara avait été « tué par les Belges». Ceux-ci, disaient-ils, avaient l’intention d’instaurer la république. Selon eux, les Belges auraient agi de cette façon parce que le Mwami Mutara et les cadres de l’Administration et de la justice indigènes avaient manifesté des velléités de favoriser l’accélération du processus d’accession à l’indépendance, à l’instar de ce qu’ils voyaient au Congo.
Le contexte des discours prononcés par les orateurs du parti Unar et les tracts anonymes qui désignèrent nommément à plusieurs reprises, les chefs des partis Aprosoma et Parmehutu comme des « ennemis à abattre, des serpents à écraser », prouvent que ces partis étaient désignés à la vindicte du peuple.
Ils étaient présentés comme « ennemis du Mwami, favorables aux représentants du pouvoir étranger et créateurs de la discorde entre les diverses couches de la population ». On sait ce que peuvent provoquer de tels slogans sur des masses faciles à influencer.
Ainsi donc, dès sa désignation, le Mwami avait été au cœur du conflit, entre les tendances politiques qui cherchaient à grouper, d’une part les principaux représentants de l’oligarchie tutsi, d’autre part les plus courageux et les plus intelligents représentants de la classe hutu asservie.
L’Administration elle-même était considérée comme favorable aux hutu, du seul fait de sa présence, car elle empêchait le pouvoir tutsi de contre-attaquer, par la terreur, selon les plus pures normes traditionalistes, contre le courant normal de l’évolution.
De plus, elle avait permis, par son action dans les domaines de l’agriculture et de l’enseignement, l’émancipation économique de beaucoup, l’émancipation intellectuelle de quelques-uns. La Démocratie était en marche…
Autre motif pour l’Administration de se trouver impliquée d’office dans le conflit : elle représente une « domination » étrangère tandis qu’en face d’elle, l’institution monarchique symbolise la tradition nationale, pratiquement intacte. L’Administration tutélaire est essentiellement vulnérable à ce genre d’attaque. Dans l’esprit des masses, en effet, rendues aveugles à ce moment-là par la violence de leurs ressentiments immédiats (la mort du Mwami Mutara), sa présence pouvait effectivement passer pour humiliante à l’égard de l’ensemble de la population ruandaise.
Aussi est-ce sur cette idée que les groupes traditionalistes et monarchiques devaient insister auprès des masses.
L’objectif était valable et de taille : il fallait éviter que les minorités raciales et sociales dont ils faisaient partie ne soient réduites à un rôle politique secondaire.
L’évolution récente des pays africains soumis au même processus, ne laissait aucun doute quant à la substitution automatique du système démocratique aux anciennes structures sociales. Cette constatation devait inciter les milieux minoritaires à défendre leur position, avec d’autant plus d’habileté et de détermination, qu’ils constituaient une oligarchie, ayant détenu jusqu’alors les pouvoirs et donné au pays sa dynastie.
La preuve que ce genre de préoccupation était à la base de l’action politique des représentants de l’oligarchie tutsi minoritaire, est le ton des discours des partisans du parti Unar. Celui-ci groupait les principaux dignitaires du régime. Thème développé : «Il n’y a qu’un seul peuple au Ruanda, uni sous le signe de sa dynastie. Seul le pouvoir étranger cherche à perpétuer sa domination. »
2° Les premières manifestations publiques de l’opposition
Dès avant les événements de novembre, l’opposition entre le Mwami et l’Administration allait se manifester par le fait que le Mwami allait devoir prendre ouvertement parti pour les trois chefs de chefferie, qui avaient été les participants les plus remarqués aux premiers meetings de l’Unar, violemment dirigés contre l’honneur et l’autorité de la Puissance tutélaire et de son Administration.
Ceux-ci avaient fait l’objet d’une mutation disciplinaire de la part de l’Administration, pour ces motifs.
De même, le Mwami allait hésiter longtemps avant de prêter son serment d’investiture, devant le représentant de l’Administration, sous prétexte qu’il désirait voir mentionné, dans la formule de prestation, son caractère constitutionnel. Alors que c’était la condition posée par le Vice-Gouverneur Général à sa reconnaissance !
En réalité, (il agissait ainsi) par répugnance devant l’acte d’obédience auquel son statut le forçait et par mesure de défi, pour accroître son prestige qui devenait de plus en plus une arme politique dans son esprit.
3° Le conflit
Vint novembre et les événements que l’on sait : le Mwami sentant son régime en déclin, veut rétablir l’ordre lui-même avec des armées privées. C’est effectivement ce qu’il tente de faire. D’abord il refuse de se rendre à Kigali, où se tient une importante conférence avec le Vice-Gouverneur général et les autorités militaires chargées du rétablissement de l’ordre. Cette invitation lui avait cependant été communiquée à deux reprises, dans toutes les formes voulues, par l’Administrateur de Territoire de Nyanza, le 7 novembre. Alors qu’il était sur le point d’accepter, les chefs de l’Unar siégeant en permanence dans sa propre maison, le poussent à un refus. Il prie l’Administrateur de Territoire de Nyanza de demander pour lui, à Kigali, l’autorisation de rétablir l’ordre lui-même. Une telle demande avait été déjà faite au Vice-Gouverneur général lors de son passage à Nyanza, le 5 novembre. Elle avait reçu la réponse que l’on devine. Mais le Mwami insiste et fait appeler la Résidence de Kigali pour obtenir la réponse à sa seconde demande du 7. Le Résident-Adjoint lui communique le message suivant : « Il n’est pas question que le Mwami se charge du rétablissement de l’ordre. Cette tâche est de la compétence de l’Administration belge. Celle-ci fera face à toutes ses responsabilités. Elle ne tolérera aucune armée privée. » Montrant par là qu’il n’attribue qu’une importance relative à sa subordination vis-à-vis du pouvoir tutélaire, quand celui-ci se met au travers de sa route, le Mwami désignera le même jour à 15 h., Nkuranga comme chef d’armée, en face de la foule groupée devant sa maison, en bataillons traditionnels, après avoir été mobilisés par les dirigeants de l’Unar logeant chez le Mwami. Il faut savoir que Nkuranga est le fils de Nturo, dernier chef des armées du Mwami qui exerça effectivement un commandement de guerre. Moins de 24 heures après, trois importants leaders hutu étaient assassinés par des bandes commandées par Nkuranga et Harerinka, le chef des commandos, organes traditionnels du terrorisme ancestral. Quant au nombre des personnes arrêtées, incarcérées et torturées chez le Mwami, il s’éleva à plus de 20. Ceci sans compter que les ordres, visant à l’exécution de certaines personnes, n’aboutirent pas. Sans compter aussi, qu’au moment où Nkuranga fut lâché sur le pays, en vue de décapiter les mouvements d’émancipation hutu, une autre personnalité hutu, dont le malheur voulait qu’elle résidât dans les environs immédiats de la résidence du Mwami, avait déjà été tuée. Une autre encore poursuivie jusqu’en Urundi, devait y être assassinée le 10 novembre. Le nombre des hommes du peuple sans importance politique, qui devaient se trouver sur le chemin des bandes royales et en être victimes, n’est évidemment pas compris dans cet aperçu de l’activité de ces groupes de desparados. L’intervention de l’autorité administrante devait stopper la réaction du Mwami et de son entourage. Le mouvement de violence hutu, né de la flambée de colère populaire au Ndiza, après les voies de fait contre le sous-chef hutu Mbonyumutwa, allait lui-même se résorber. Il avait atteint une grande partie de ses buts : l’éviction des autorités tutsi et de plusieurs autres profiteurs du régime féodal et se matérialisait quasi sans effusion de sang.
4° Le Mwami et les premières réformes issues de la révolution
Le bilan reste à faire. L’Administration, confrontée avec l’hostilité violente de toute une population à l’égard des cadres de l’Administration coutumière, décida de désigner de nouvelles autorités intérimaires pour remplacer les anciens sous-chefs et chefs. Une bonne partie de ceux-ci avaient été chassés par leurs administrés ou emprisonnés, pour avoir conduit les sanglantes représailles ordonnées par l’état-major du Mwami en sa présence et dans son palais. Le Mwami ne fut pas inquiété bien qu’une instruction judiciaire ait été ouverte à sa charge (en annexe copie du préambule de
Pacte d’instruction – Document no 3). L’administration était avant tout soucieuse de rétablir l’ordre et d’éviter les réactions violentes des masses encore fortement agitées par les événements. L’Administration, après avoir déféré les personnes reconnues coupables de violence, hutu comme tutsi, devant les tribunaux, se devait de ramener le calme d’une façon durable. Elle allait chercher à obtenir que les préalables indispensables soient réalisés, à savoir l’accès à la vie politique des partis représentant la masse hutu. Ceux-ci comme les minorités tutsi, progressistes ou non, avaient manifesté leur puissance au cours des émeutes. Or, ils n’avaient pas, jusqu’à présent, accès aux organes directeurs de la vie politique : le conseil du pays (un membre hutu sur une trentaine) et la députation permanente de celui-ci. Seule l’oligarchie féodale et conservatrice était représentée jusqu’alors à ces instances, sous le prétexte qu’elles étaient aptes à représenter valablement l’ensemble de la population du pays, une et indivisible et que d’ailleurs, comme l’avait dit le Mwami Mutara : « Il n’y avait pas de problème hutu »… La nécessité d’une justification rapide était d’autant plus évidente, aux yeux de l’Administration, que l’événement avait prouvé qu’elle était impuissante à contrôler rapidement un mouvement de révolte généralisée.
Que pensait le Mwami de ces réformes, au niveau des subdivisions administratives et au niveau le plus élevé ?
En ce qui concerne les cadres administratifs indigènes, sa position est claire : ils ont été victimes de l’émeute. La solidarité de la puissance tutélaire et du pouvoir coutumier exige leur rétablissement dans leurs fonctions par la force. Il faut savoir que la déroute de son administration indigène lui était particulièrement pénible.
Celle-ci s’était en effet révélée presque tout entière solidaire du parti Unar et de lui-même dans sa lutte contre les populations et l’Administration. C’est ainsi que le cadre des chefs et sous-chefs avait refusé dans sa grande majorité de signer l’accusé de réception d’une instruction émanant de l’autorité administrante qui leur interdisait de se compromettre en tant que membres de l’Administration, par une attitude publiquement hostile à celle-ci.
En ce qui concerne l’élargissement de son entourage ou la refonte rapide du Conseil du pays, la position du Mwami est de la même ligne : « Vu qu’il ne s’est rien passé au Ruanda, qu’une émeute brutale; vu que ni le Conseil du pays ni la députation permanente n’ont dû s’enfuir à l’instar de nombreux chefs et sous-chefs (sauf les féodaux les plus irréductibles de celle-ci, qui étaient en même temps les principaux dirigeants de l’Unar et les principaux organisateurs de la pression guerrière) il n’y a rien à changer à la situation qui prévalait avant les émeutes. »
L’Administration ayant cependant persisté dans ses vues consistant essentiellement à démocratiser les cadres du pays, se montre désireuse d’aboutir rapidement.
Elle transmet le 6 janvier 1960 au Mwami, un projet d’ordonnance qu’elle compte prendre incessamment. Ce projet porte création d’un Conseil spécial provisoire de 6 membres, appelé à remplacer l’ancien Conseil du pays et l’ancienne Députation permanente. Les 6 membres seraient choisis parmi les 4 partis politiques les plus importants du Ruanda.
Le 11 janvier, le Mwami répond avec vivacité, en attaquant non seulement le projet d’ordonnance mais également le décret intérimaire du 25 décembre, qui constituait la mise en œuvre de la déclaration gouvernementale sur l’avenir du Ruanda-Urundi. Selon lui, ceux-ci avaient le grand tort de n’avoir pas été élaborés avec la collaboration des autorités traditionnelles. Les dispositions essentielles du décret prévoient l’élection des chefs et conseillers de commune au suffrage universel, l’élection des membres du Conseil du pays par les conseillers communaux. Il attaquait tout particulièrement les dispositions du décret permettant aux autorités tutélaires de se substituer aux autorités traditionnelles en cas de carence de celles-ci. Il accusait le Gouvernement du Territoire de « reprendre et de dérober » ses pouvoirs, dans sa lettre du 27 novembre, adressée au Ministre. Il devait adresser une lettre semblable à Sa Majesté le Roi Baudouin, lors du passage de celui-ci au Ruanda, le 20 décembre 1959. Le Mwami précise quelles sont, à son avis, les principales démarches à entreprendre : la création d’un gouvernement dirigé par lui. Celui-ci remplacerait toutes les autres institutions du pays. Il reprendrait le pouvoir exceptionnel accordé au Résident militaire. Quant à ce gouvernement, il aurait le pouvoir d’introduire au Ruanda toutes les forces économiques, sociales et administratives jugées nécessaires. L’autorité tutélaire ne conserverait qu’un droit de « veto » dont l’étendue serait à préciser, mais avec possibilité de recours au Ministre.
5° La recherche directe d’un appui intérieur par le Mwami
Le Mwami exprime bien sa pensée quand il déclare qu’il est « disposé à entraîner une bonne partie de la population à réagir publiquement et gravement contre cette politique. »
Afin de mesurer jusqu’où va son influence sur la population et afin de faire peser son prestige dans la lutte d’influence dont la population est l’enjeu, il va à plusieurs reprises entreprendre des tournées de propagande et de contact.
Dès le 24 novembre, il avait exprimé le désir d’effectuer une première tournée. Le Résident Militaire avait donné son accord le 1er décembre. Le voyage du Mwami se poursuivit du 2 au 11 décembre, dans les territoires de Ruhengeri et Kisenyi, où la révolte des hutu avait été la plus brutale, du fait que la population tutsi s’y était fixée à une époque assez récente, pour y exercer des commandements politiques, en s’appropriant de nombreuses terres. Cette région se caractérisait aussi par le fait que la réaction de l’Unar ne l’avait pas atteinte en novembre. Il n’y avait pas eu d’assassinats de leaders populaires dans cette région.
A Ruhengeri, il entra en contact avec les nombreuses autorités expulsées par la population, mais il ignora superbement les nouvelles autorités intérimaires, désignées à la demande expresse des populations, et les leaders politiques populaires.
A Kisenyi, interpellé par un leader Parmehutu, il est obligé de déclarer qu’il est au-dessus des partis. Cette déclaration soulage considérablement ses interlocuteurs, en majorité sympathisants des partis démocratiques.
Le 25 janvier, le Mwami recommence une nouvelle tournée qui le conduit dans les territoires de Kibungu, Byumba et Kigali, jusqu’au 3 février. Il eut à nouveau et notamment à Muhura, l’occasion d’ignorer les chefs intérimaires, porte-parole des populations locales, pour s’intéresser aux ex-chefs destitués ou mis en disponibilité.
L’accueil de la population lui est manifestement moins défavorable ; sauf chez les Bakiga de Byumba. Il s’agit ici d’un voyage destiné à réconforter ses plus fidèles partisans. Il aurait également cherché à avoir des contacts avec les ex-chefs Mungarurire et Kayihura en fuite et recherchés par la justice pour assassinats. Ceux-ci se trouvaient dans la région frontière de l’Uganda au moment de son passage.
Au début de février, le Mwami a différents contacts avec des cercles unaristes à Nyanza (les 4 et 5), à Astrida (les 5 et 7) et Kigali (le 7).
Par contre, le 13 février, le Mwami entreprend un nouveau déplacement qui le conduit à Nyundo, siège d’un évêque réactionnaire, à Rugerero, chef-lieu de la chefferie du Bugoyi et à Goma. Il y donne audience à de nombreuses ex-autorités des territoires de Ruhengeri et de Kisenyi, chassées par les populations de ces territoires.
Le séjour du Mwami à Goma est marqué par une attaque directe contre l’autorité tutélaire, faite publiquement à l’hôtel du centre extra-coutumier. Il accuse cette autorité d’avoir délibérément provoqué les troubles de novembre. Chacun sait que ces troubles ont été le résultat d’une réaction populaire contre les exactions de l’Unar.
Le séjour du Mwami en territoire congolais devait se prolonger plus d’une semaine. Il devait lui permettre de nouer des contacts avec des leaders unaristes et congolais à Goma et à Bukavu. Il repasse à Shangugu le 22 février, puis à Kisenyi-Goma le lendemain. Le 24, il se rend à un important marché près de Kisenyi (Nyamyumba), pour demander à la population si elle ne préférait pas le retour de ses anciens sous-chefs.
Devant l’attitude peu enthousiaste des populations, il vante personnellement les qualités de l’ex-sous-chef Bideri, par opposition à celles de son successeur. Le Mwami regagne Nyanza le 25.
Le passage de la mission de visite de l’O.N.U. permet de faire le bilan de tous ces déplacements. Les manifestations des populations, sympathisantes des partis populaires, montrèrent à celle-ci qu’elles ne se laissaient plus influencer par les initiatives de la fraction unariste, aussi savamment préparées et orchestrées qu’elles soient.
Malgré l’intervention directe du Mwami, qui fut à l’origine des incidents provoqués par ses sympathisants le 9 mars à Astrida (il était allé, la veille, relancer les « manifestants spontanés » de la chefferie Bashumba-Nyakare) — qui s’étaient déjà réunis illégalement à l’occasion du passage de la Mission de visite et les avait invités à manifester, toujours illégalement, le lendemain au siège de la Mission à Astrida. Malgré ses efforts et malgré ceux des politiciens unaristes, la Mission de visite dut avoir la nette impression que la majorité de la population était hostile au programme politique de l’Unar, comportant notamment l’octroi d’une indépendance très rapprochée pour reprendre rapidement le pays en main. Le Mwami avait d’ailleurs abandonné la Mission de visite à Kigali, car il avait déjà eu l’occasion de voir à Gitarama que son prestige n’était pas invulnérable… Il s’attendait à des manifestations particulièrement imposantes, de la part des partis démocratiques, dans les territoires du Nord. Ce en quoi il eut raison.
Dès ce moment, le Mwami ne cherchera plus de contacts directs avec la population. Il allait de plus en plus devoir compter sur l’organisation du parti Unar et sur ses interventions occultes pour influencer les événements à l’intérieur du pays.
6° Le Mwami et le Conseil spécial provisoire
Le voyage et les autres préoccupations du Mwami n’empêchaient pas le Conseil spécial provisoire d’être un fait. Il était malgré tout, opportun de ne pas donner à l’autorité administrative l’occasion de le déposer, comme le bruit en courait justement à l’époque où le Conseil entamait ses travaux. Il y avait donc lieu de ne pas brusquer les choses par une rupture ouverte, quand le sabotage des travaux du Conseil pouvait prendre une forme plus savante. Un exemple suffit à démontrer le sentiment réel du Mwami à l’égard du Conseil et la nature de sa tactique à son égard. Il faut savoir que le Conseil chercha à prendre immédiatement des mesures de pacification en créant des situations propres à rendre celle-ci durable. Il estima notamment nécessaire de revoir le régime foncier, de façon à suspendre les privilèges exorbitants des anciens titulaires des fiefs politico-fonciers.
Dans les derniers jours de février, il soumet à la signature du Mwami un projet d’arrêté dans ce sens, escomptant que le projet entrera en vigueur pour le 15 mars.
Ce sera le 5 avril seulement que les observations du Mwami seront communiquées au Conseil. Le Mwami récuse celui-ci. Il est incompétent, selon lui, pour régler des questions aussi importantes. Le Mwami refuse de signer le projet d’arrêté. Celui-ci devra être signé le 2 mai, par le Résident spécial, en vertu de son pouvoir de substitution.
Mais l’opposition du Mwami et du Conseil devait prendre une tournure plus grave encore, à la suite de la volonté du Conseil d’imposer une forme constitutionnelle à son pouvoir et d’exiger le rejet des traditions ésotériques, à caractère religieux et à emprise magique. Ces propositions du Conseil étaient issues d’une conférence à laquelle assistaient également les chefs des quatre principaux partis. Elles avaient été transmises au Mwami le 24 mars. Le Mwami récusa à nouveau la compétence de ce Conseil et marqua une fin de non-recevoir à ces propositions. La réponse arriva devant le Conseil le 25 avril 1960. Elle devait provoquer la rupture avec lui des trois partis Aprosoma, Parmehutu et Rader, qui créaient un Front commun » le 30 avril en vue de le renverser.
Or, le même jour, le Mwami avait adressé une lettre au Résident spécial, lui faisant part d’abord de son refus de signer l’arrêté sur les fiefs fonciers, dont question ci-dessus, mais lui demandant également d’attirer l’attention du Conseil sur sa mauvaise volonté systématique. Cette correspondance communiquée au Conseil arracha même un désaveu aux représentants de l’Unar du dit Conseil.
Seule, l’intervention de l’Autorité administrante obligeant le Mwami à accepter les propositions les plus importantes du Conseil allait permettre au Mwami de renouer avec celui-ci et lui permettre de sauver la face.
7° Le Mwami et les élections
Devant les atermoiements du Mwami, son refus de collaborer avec le Conseil spécial en vue de la pacification du pays, le Ministre du Congo et du Ruanda-Urundi faisait savoir, le 3 juin, qu’il était opposé à la venue du Mwami à Bruxelles. La conférence réunie à Bruxelles, sans la participation du Mwami ni de l’Unar, allait fixer irrévocablement la date des élections au 26 juin. Ces circonstances devaient amener le Mwami à prendre ouvertement position contre celles-ci et à faire état, dans une lettre adressée le 16 juin au Roi, aux présidents des Chambres belges et à l’O.N.U. des arguments qu’il n’avait pas eu l’occasion de faire valoir à Bruxelles.
La victoire électorale des partis populaires, de tendance républicaine, allait démontrer au Mwami l’échec de sa politique intérieure et orienter celui-ci vers la recherche d’un soutien extérieur.
- Caractère oblique des gestes de conciliation du Mwami. — Leurs véritables mobiles.
L’exposé qui précède fait apparaître que l’opposition du Mwami et de l’Administration, tant sous sa forme directe que par le truchement de l’Unar, était irréductible, parce que toutes les décisions prises par l’Administration étaient de nature à saper le régime oligarchique que le Mwami et l’Unar persistaient à vouloir maintenir, les confondant avec le régime monarchique lui-même.
Je rappelle pour mémoire les principales d’entre elles :
— élimination de l’action terroriste des batwa comme moyen de gouvernement ;
— désignation d’autorités intérimaires, issues des populations elles-mêmes et réclamées par celles-ci ;
— institution d’un organe politique, représentatif des partis ;
— préparation des réformes foncières ;
— élections communales.
Premier geste du Mwami
On pourrait opposer à ces vues que le Mwami a eu des gestes de conciliation, particulièrement significatifs. N’a-t-il pas, le 28 février, signé sans tergiverser, une circulaire donnant aux partis démocratiques « droit de cité » et approuvant la constitution et la composition du Conseil spécial ?
Est-ce que des considérations de haute conscience politique n’auraient pas prévalu chez le Mwami ? Il est permis d’en douter. Il faut savoir en effet que le chef Bwanakweli, président du Rader, parti monarchiste progressiste, dirigé par des Tutsi qui acceptaient de collaborer à l’époque avec les partis populaires, avait eu une entrevue à l’hôtel Edelweis à Kisenyi le 17 février, pour demander au Mwami une déclaration solennelle d’impartialité et d’objectivité.
Malgré l’importance que le requérant attachait à la chose, car il était un fidèle ami de la monarchie, comme les événements ultérieurs devaient le confirmer, il n’obtint aucune assurance.
Il faut savoir aussi que la « Cité » publiait, le 16 février, un article disant qu’au cours des conversations que le Résident général tenait à l’époque avec le Conseil des ministres belges, il avait été très sérieusement question de destituer le Mwami, à cause du rôle très contestable qu’il avait joué lors des événements de novembre…
A l’époque, se trouvait en Belgique, où il poursuivait des études libres, M. Sendanyoye. Celui-ci était d’autant plus curieux de ce genre d’informations, qu’il était lui aussi impliqué dans les exactions commises chez le Mwami, en novembre 1959.
En effet, il avait dirigé les interrogatoires des personnes incarcérées chez le Mwami. M. Sendanyoye devait d’ailleurs revenir de Belgique pour voir le Mwami, au moment du passage de la Mission de visite de l’O.N.U.
Par ailleurs, il est assez concevable que le Mwami ait eu vent des soupçons le concernant, car c’est à cette époque qu’il a ses premiers contacts avec les milieux politiques congolais — du 15 au 24 février, rappelons-le.
D’autre part, l’Administration et le Conseil spécial étaient soucieux de prendre des mesures de pacification effectives. Leur pression devenait d’autant plus insistante que le Mwami Mwambutsa de l’Urundi avait de son côté, spontanément, en grand monarque éclairé, fait une déclaration analogue à celle qui était réclamée du Mwami et qui le plaçait au-dessus des partis.
L’initiative en cette matière était passée au Conseil spécial dès le 9 février, lendemain de sa première réunion, jour où il décida à l’unanimité de préparer une telle circulaire à la demande d’un représentant du parti Parmehutu. Le 23 février, le Conseil approuvait le texte définitif de la circulaire. Celle-ci devait être signée par le Mwami, lors de son premier séjour à Kigali (du 27 février au 2 mars) qui suivait son retour à Nyanza.
Par ailleurs, la prochaine arrivée de la Mission de visite de l’O.N.U., qui devait être accueillie par le Mwami à Usumbura le 2 mars, ne pouvait influencer celui-ci que d’une manière favorable aux propositions du Conseil.
Deuxième geste
Le caractère purement opportuniste de la seconde décision conciliatrice prise par le Mwami, celle de répondre à la mise en demeure du Conseil spécial, d’avoir dorénavant à agir dans l’esprit d’un chef d’état constitutionnel, apparaît d’une manière encore plus flagrante.
Il suffit en effet de se rappeler que le 25 avril, le Mwami avait envoyé au Conseil une fin de non-recevoir, à chacune de ses propositions, sauf à celle qui concernait son installation à Kigali.
Or, à cette même époque, le Mwami écrivait au Ministre — le 17 avril — pour demander que soit organisé un voyage en Belgique, dans un avenir rapproché. Il avait même envisagé de partir sans autre formalité pour l’Europe (le mercredi suivant, 24 avril), après avoir rappelé à sa Majesté le Roi Baudouin son invitation antérieure.
Après s’être heurté à des difficultés à Usumbura, où il s’était rendu les 4 et 10 mai, il semble avoir envisagé très sérieusement de gagner Bruxelles via Kampala, puisqu’il contacta à cet effet le Gouverneur de l’Uganda à la même époque.
Le Mwami était particulièrement désireux de se rendre à Bruxelles avant l’arrivée de la délégation ruandaise à la Conférence, prévue pour la fin mai, dont l’envoi faisait l’objet des délibérations du Conseil spécial et des partis politiques depuis le 9 mai.
Il faut se rappeler que le chef Bwanakweli, entre-temps désavoué comme Président du Rader par les autres leaders de ce parti, plus désireux de collaborer avec les partis hutu qu’avec le Mwami, se trouvait à ce moment à Bruxelles, comme observateur du Ruanda, à la conférence économique belgo-congolaise. Le Mwami était désireux de le contacter et d’influencer les milieux politiques belges, avant l’arrivée à Bruxelles des délégués des partis démocratiques ou avant l’arrivée des membres du Conseil spécial. Les partis hutu, ayant rompu le 30 avril avec le Mwami, avaient estimé superflu de discuter avec les représentants de l’autorité tutélaire du sort qui devait lui être réservé.
C’est dans ces circonstances, que le Résident Général fit savoir au Mwami, le 11 mai, que le Gouvernement était d’accord avec la venue du Mwami, à condition qu’il passe à la réalisation concrète des desiderata émis par le Conseil.
Il ne fallait pas en effet que l’agitation renaisse après son départ. Et il fallait un geste spectaculaire de sa part, pour marquer sa volonté de favoriser la réconciliation.
Dès le 14 mai, le Mwami s’empressait de répondre. Il avait pris contact avec le Conseil spécial, la veille, en présence du Résident Général. Il acceptait la plupart des 7 points du mémorandum du Conseil. Il reconnaissait notamment le pouvoir collégial du Conseil. Il promettait de procéder à la reconnaissance pratique des autorités intérimaires, en adressant une proclamation à toutes les autorités, intérimaires ou non. Il comptait faire part de ses décisions au Conseil le 16 mai, proposer aux partis la désignation des personnes qui composeraient sa suite et faire un nouvel appel au calme avant son départ. Seule, la question du Kalinga et des Abiru n’était pas abordée par lui. Bien qu’il fut constitué par une majorité des représentants des trois partis du « front commun », le Conseil fut tellement surpris de la volte-face du Mwami que l’intervention du Résident Général aidant, il se considéra comme satisfait de cette situation. Il se mit en devoir d’examiner les propositions du Mwami et le projet de déclaration, qui serait soumis à celui-ci le 20 mai. Le Mwami signa une déclaration de principes constitutionnels et démocratiques et un appel à l’union.
Mais, le 23 mai, le Conseil prenant connaissance de ces documents, faisait remarquer que de légères modifications avaient été apportées à ses projets. Il demandait de suspendre la publication du premier des deux textes.
Entre-temps, il convient de relever que le Mwami avait signé le 25, un important arrêté sur la liquidation accélérée du régime de l’ubuhake, qui avait été approuvé la veille même par le Conseil.
Il avait manifesté par-là que ses promesses ne devaient pas rester lettre morte.
Ce que le Mwami veut obtenir, c’est la suppression ou la remise des élections, et il est prêt à tout à ce moment-là pour influencer la décision de l’Autorité administrante dans ce sens.
Le 19 mai, le Président du parti Unar avait déjà signifié au Résident Général son désir de refuser sa participation à tout organe, à toute réunion, à tout programme émanant de l’Autorité, parce qu’il accusait celle-ci de chercher à écraser son parti et l’institution monarchique. Il l’attaquerait à la fois à propos de la réunion à Bruxelles avec un Conseil spécial taré par la formule de sa composition et à propos de la mise en train rapide des élections communales, pendant que le pays restait sous régime d’exception.
Le 4 juin, « Rudipresse » publiait un tract venant d’Uganda et signé par M. Rwagasana pour le comité du parti en exil et daté du 20 mai. Il ordonnait à tous les membres de l’Unar de ne pas participer aux élections.
Ainsi donc, toutes les forces susceptibles de faire renoncer le gouvernement à son programme ou de faire échouer celui-ci conjuguaient leurs efforts en ce moment critique.
Le Mwami ne devait pas réussir à partir pour Bruxelles après que l’abstention des partis démocratiques, puis l’abstention des représentants de l’Unar au Conseil, eussent déjà suffisamment troublé l’atmosphère de la Conférence.
Après le retour de Bruxelles du Conseil spécial, celui-ci devait reprendre, le 20 juin, l’examen du projet de proclamation portant sur l’ensemble de ses relations avec le Mwami, à la suite de la décision prise par la Conférence de laisser le soin au Ruanda de trancher la question Mwami, après la mise en place d’institutions « issues des élections ».
Le caractère conciliateur et timide que les autorités avaient donné à la représentation des masses ruandaises et le rôle modérateur qu’elles continuaient à jouer, en recherchant par principe la réconciliation de toutes les tendances, avaient abouti à préserver l’avenir pour le Mwami. L’approche des élections allait lui faire perdre le bénéfice de ce compromis. Il allait émettre, à l’encontre des avis du Conseil spécial, un communiqué que « Rudipresse » du 25 juin publiera. Celui-ci attaquait violemment les leaders de certains partis, qui auraient manigancé son éloignement de la Conférence, alors qu’il avait donné les preuves de sa bonne volonté à l’égard du Conseil spécial…
Il allait ensuite quitter le pays, après qu’un tract signé de son nom, eût jeté le trouble parmi certains électeurs qui n’osèrent pas voter.
III. Le départ du Mwami
Le Mwami quitte le Ruanda
Après avoir assisté à la réunion du Conseil Général du Territoire du Ruanda-Urundi à Usumbura, à la fin du mois de mai de cette année, le Mwami reste dans cette ville pendant la plus grande partie du mois de juin, jusqu’à son départ pour les fêtes de l’indépendance congolaise.
Durant cette époque, il ne se montra au Ruanda qu’en trois occasions : les 24 et 26 juin à Nyanza, et le 28 juin à Kamembe.
Quant à son passage à Kamembe, il lui fournit l’occasion d’annoncer l’indépendance du Ruanda pour le 30 juin, à la foule qui se trouvait sur le marché…
Par ailleurs, il apparaît qu’il a profité de son séjour à Usumbura pour rencontrer M. Bwanakweli. Celui-ci lui fit part de son intention de reprendre la direction du Rader et de fusionner celui-ci, du moins l’aile constituée par les personnes qui lui étaient restées fidèles, avec l’Unar.
Déjà à cette époque, le Mwami était sans doute profondément désorienté par l’indifférence, voire l’hostilité des masses à son égard.
Une lettre qu’il adressait le 24 juin au Résident Général, fait bien état de ses craintes, réelles, semble-t-il, concernant sa sécurité et celle de sa famille, parce qu’à l’approche du 30 juin, les populations hutu des territoires d’Astrida, Gitarama et Nyanza marcheraient sur Nyanza, pour célébrer leur libération de la domination traditionnelle des tutsis.
Il est manifeste qu’à cette époque déjà, le Mwami se rendait compte qu’il ne pouvait plus compter sur son peuple, pour assurer, dans l’avenir, le maintien du
Souverain Absolu.
Il demandait l’installation d’un dispositif de sécurité. Il évoquait la possibilité de mettre en place son propre dispositif, s’il n’obtenait pas satisfaction… Cette lettre, si elle est significative de l’état de surexcitation mentale dans lequel vit le Mwami à cette époque, n’explique pas parfaitement la prolongation de la durée de son séjour à Usumbura.
Le Mwami, qui avait envoyé son secrétaire Katarebe à Léopoldville, quelques jours plus tôt, assista aux fêtes de l’indépendance congolaise, puis revint à Usumbura le 4 juillet, tandis que Katarebe restait chargé de le représenter auprès des autorités de Léopoldville.
Le 9 juillet, le Mwami est signalé à Bukavu, où il contacterait les autorités congolaises. Le 14 juillet, il date de Nyanza une nouvelle protestation, adressée au Résident Général, contre les différentes attaques du prestige de la Monarchie, perpétrées par l’Administration.
Il rangeait notamment parmi celles-ci, l’arrestation de ses frères Subika et Ruzindana, à l’époque des élections en territoire de Nyanza, pour propagande anti-électorale ; les perquisitions faites dans sa demeure, dans celle de sa mère; l’incursion des para-commandos — en date du 23 novembre 1959 — dans la hutte réservée aux tambours royaux; la propagande calomnieuse faite par les partis hutu et certains agents de l’Administration…
Le 25 juillet, au moment où l’O.N.U. a pris fermement position au Congo et où Lumumba est au faîte de sa fortune politique, le Mwami quitte Usumbura sous prétexte de prendre contact avec le Secrétaire Général de l’O.N.U.
Il consacre sa rupture avec l’Administration belge, en manifestant clairement dans les faits, son intention de ne pas revenir, tant que celle-ci reste chargée de la tutelle du Ruanda.
Il devait retrouver à Léopoldville son émissaire Katarebe. A signaler qu’une lettre saisie le 26 juillet sur l’ancien secrétaire du Mwami, Kimenyi, détenu à Kigali, et datée du 21 juillet d’Usumbura, fait état de la pression exercée par plusieurs unaristes influents d’Usumbura pour que le Mwami quitte définitivement le Territoire sous Tutelle.
Le 11 août, le Mwami devait renouveler ses protestations en envoyant copie de celles-ci à Sa Majesté le Roi, aux Présidents des Assemblées Belges, au Secrétaire des Nations Unies et au Conseil de Tutelle.
Le 18 août, le Mwami vint à Bukavu, à quelques pas de la frontière du Ruanda.
Il aurait déclaré que si les troupes de l’O.N.U. n’entraient pas au Ruanda pour septembre, ses partisans passeraient seuls à l’attaque.
Le 20 août, poursuivant sa tournée d’excitation, le Mwami vint à Goma dans un avion russe, piloté par un équipage russe, qui repartit le lendemain pour Stanleyville.
Il s’agissait de l’avion de commandement dont l’U.R.S.S. avait fait don au Premier Ministre du Congo.
Le Mwami improvisa un meeting à l’hôtel des Grands Lacs. Il fêta sa victoire par un dîner au champagne.
Le 21, le Mwami revint à Bukavu, où il tint réunion avec les émigrés unaristes Kayihura, résidant précédemment en Uganda et Bagirishya, membre du Comité de l’ Unar en exil à Dar-es-Salam.
Ensuite, le Mwami semble être retourné à Léopoldville. A noter que le 18 août, l’Agence Congolaise de Presse publia le texte d’un long mémorandum, adressé par le Mwami au Secrétaire Général des Nations Unies, pour demander la levée de la tutelle de la Belgique sur le Ruanda-Urundi, l’occupation du pays par les forces de l’O.N.U., et l’organisation d’élections sous le contrôle de celle-ci.
Le Mwami justifiait longuement sa demande en insistant sur le discrédit qui frappait la Belgique sur tout le Continent africain et sur la perte de ses moyens matériels.
La « Libre Belgique » du 11 octobre devait également faire état d’une note que le Mwami avait fait remettre au Ministre des Affaires Africaines, le 10 octobre, pour protester contre la concentration de troupes belges sur « son territoire », qui pourraient être utilisées contre le Congo…
Toujours en rapport avec les décisions prises lors du passage du Ministre, il faut noter que le Courrier d’Afrique, dans son numéro du 31 octobre, a publié une protestation adressée par le Mwami au Secrétaire Général des Nations Unies. Ce document comporte :
— une protestation contre l’installation du Gouvernement provisoire du Ruanda, basé sur des élections communales préfabriquées par le Gouvernement belge sous la terreur de l’occupation militaire.
— La dénomination des sévices inhumains commis contre la population par les militaires belges, ce qui a provoqué l’exode de milliers de familles vers le Kivu, l’Uganda et le Tanganyika. Il s’agit d’un génocide perpétré par l’Administration belge.
— Une demande tendant à être entendue par l’Assemblée des Nations Unies, à obtenir le départ immédiat des troupes belges et leur remplacement par des forces de l’ O.N.U. pour éviter une situation analogue à celle du Congo ex-belge.
— Une attaque violente contre la puissance tutélaire, qui donne son concours aux éléments de désordre pour affermir sa propre position et maintenir la Tutelle belge pendant un temps indéterminé (renforcement du nombre des fonctionnaires européens et des troupes).
— L’affirmation que la protection des biens et la liberté des personnes ne sont plus assurées, que 60.000 réfugiés ont dû quitter le territoire et que l’exode se poursuit avec l’encouragement de la puissance tutélaire.
— Une solennelle protestation du Mwami au Roi des Belges et une demande d’intervention immédiate de l’O.N.U. pour :
- a) rétablir l’ordre, les libertés démocratiques, la protection des personnes et des biens et faire supprimer les camps de concentration ;
- b) obtenir des subsides pour faire face à l’installation et aux besoins immédiats des réfugiés au Kivu, en Uganda et au Tanganyika.
— des remerciements aux autorités précitées pour leur solidarité efficiente en faveur des réfugiés.
Depuis la mi-octobre, les milieux unaristes de Goma colportaient le bruit que le Mwami allait quitter Léopoldville pour Dar-es-Salam, pour y constituer un gouvernement en exil, y créer une armée et y organiser des attentats terroristes et des opérations de guérilla contre les européens et les leaders démocrates.
Le Mwami, Kayihura, Bagirishya, Sebyeza, Katarebe et Kabagema, logeaient à l’hôtel Terminus, d’où ils auraient cherché à entrer en contact avec les Commissaires Généraux de la République du Congo au moment de leur apparition.
Il apparaissait que le Mwami s’était rendu à Brazza pour préparer son départ via Salisbury.
Certains renseignements laissaient par ailleurs entendre que l’instabilité du Mwami pouvait être due au fait que les Commissaires Généraux avaient invité Kigeri à quitter Léopoldville. En fait, le Mwami arriva à Dar-es-Salam, le 11 novembre, dans l’intention de poursuivre son voyage vers New York, où il assisterait aux débats de l’O.N.U. sur la situation au Ruanda. Lors de son séjour à Dar-es-Salam, il aurait fait allusion à son intention de rencontrer le Kabaka de l’Uganda et les membres du gouvernement du Tanganyika Territory. Il serait parti pour New York le 13 courant, en compagnie de Rwagasana, secrétaire de l’Unar en exil, bien connu des milieux onusiens et l’abbé Ruterandongozi, qui a gagné Le Caire depuis les événements de novembre, localité où il aurait depuis lors assuré les contacts avec l’ambassade soviétique. A noter que le départ du Mwami pour New York aurait déjà été projeté dès le 6 septembre, avec un groupe d’unaristes influents mais que la fermeture des aérodromes par l’O.N.U. avait empêché celui-ci.
En rapport avec l’activité du Mwami depuis qu’il a quitté le Territoire, il y a lieu de tenir compte des mots d’ordre occultes qui circulent dans les milieux de ses partisans, dont une partie est réfugiée à l’étranger, une autre partie étant restée au pays.
C’est ainsi, que c’est manifestement suite à un mot d’ordre systématique, qui a suivi son départ pour le Congo, que de nombreux tutsi se sont enfuis vers le Congo, dont les épouses de Kayihura et de Bagirishya et un groupe de personnalités placées en résidence surveillée à Kigali. C’est à la suite du même mot d’ordre que la veuve du Mwami Mutara, après avoir logé à la Mission de Nyundo, qui venait de servir de relais organisé aux épouses de Kayihura et de Bagirishya, fut refoulée sur le lieu de sa résidence ordinaire, en vertu de la législation sur les passeports de sortie avec laquelle elle s’était mise en contravention. Le nombre de tutsi qui émigra dans ces conditions est difficile à évaluer…
Le problème est le suivant : la démocratie qui vient d’être instaurée au Ruanda grâce à la persévérance et au courage des leaders démocrates et à la prise de conscience des masses, sera-t-elle assez forte pour soustraire les électeurs à la crainte et à la terreur qui sont les armes traditionnelles de l’oligarchie tutsi, prise en main par l’Unar ?
Pourra-t-elle y arriver sans l’appui de l’autorité tutélaire qui a opté fermement pour l’établissement d’une véritable justice sociale mais est dénoncée depuis comme le despote étranger, à l’alliance duquel est lié le châtiment réservé aux traîtres.
Tout dépendra de l’appui que les féodaux réactionnaires du Ruanda et leur chef de file, le Mwami Kigeri, trouveront auprès des peuples libres. Les masses ruandaises elles se sont prononcées.
- Déclaration du Mwami Kigeli V à la Commission de tutelle de
l’O.N.U. (Extraits)
Monsieur le Président, Messieurs les délégués, en disant que le Ruanda vit actuellement un véritable drame humain, je n’exagère aucunement. En effet, quand on se trouve en face de milliers de personnes tuées, de milliers de réfugiés errant sans toit et dont les biens ont été pillés, d’un nombre considérable de prisonniers, surtout politiques, de nombreuses personnes en résidence surveillée ou déportées sur des Iles isolées au nombre desquelles se trouvent deux de mes propres frères, des dizaines de milliers de malheureux dans des camps dits « de réfugiés », en proie à la misère et aux épidémies; il y a certes lieu de parler de « drame ».
Lorsque le 28 juillet 1959, par la volonté populaire, je fus appelé à présider aux destinées du Ruanda, mon premier souci fut de me déclarer solennellement pour un régime démocratique, en l’occurrence une monarchie constitutionnelle répondant aux aspirations du peuple. J’entrepris ensuite une tournée pour ramener dans le pays le calme un moment troublé par la mort inopinée du Mwami Mutara III. L’accueil délirant qui me fut partout réservé par la population faisait augurer d’une ère de paix nationale. Celle-ci ne fut que de courte durée ; les partis politiques naquirent, l’Administration belge, contrairement à ce qu’elle avait demandé et obtenu de moi par une déclaration que je fis de rester au-dessus des partis, soutint certains partis politiques.
Les fonctionnaires belges prirent une part active dans la création de mouvements politiques, pendant qu’une persécution implacable était déclenchée contre d’autres partis politiques.
Dans l’entre-temps, je recevais l’investiture légale du Gouvernement belge, mais il s’en fallut de peu qu’un fâcheux incident ne se produisit. Il s’agissait de prêter serment suivant une formule prévue par le décret du 14 juillet 1952, formule que j’estimais être désuète parce qu’elle ne contenait pas la clause de ma constitutionnalité.
Après des discussions souvent orageuses, je parvins à faire admettre par le Gouverneur du Ruanda-Urundi, l’insertion de cette clause.
Nous commencions à vivre une période tourmentée, annonciatrice des troubles sanglants qui n’allaient pas tarder d’éclater. Mes avertissements à l’Administration belge de Kigali (chef-lieu du Ruanda) dénonçant leur politique partisane, mon refus d’y adhérer, me valurent l’opposition systématique des fonctionnaires belges ; j’en avisais le Gouverneur du Ruanda-Urundi qui me berça d’espoirs de porter remède à cet état de choses. J’insistais pour qu’un régime de libertés démocratiques soit instauré pour tous les partis politiques et, en ce qui me concerne, pour qu’un entourage de conseillers me soit constitué comme préfiguration d’une institution démocratique autonome. Mais mes propositions étaient chaque fois renvoyées sine die.
Sur ces entrefaites, les troubles de novembre éclatèrent. De nombreux rapports au sujet de ces événements et émanant de plusieurs sources ont été remis à la Mission de visite des Nations Unies, qu’il leur soit aisé de se faire une opinion sur ces troubles et partant, superflu d’en relater ici le déroulement ; mais il est un fait que je dois souligner: c’est la responsabilité qu’en porte l’Administration tutélaire. En effet, le retard d’intervention de cette dernière, alors qu’elle disposait de forces nécessaires, le zèle particulier que certains fonctionnaires belges ont mis à propager ces troubles, le parti que cette administration en a tiré pour se débarrasser de ses ennemis politiques ou simplement suspects de l’être, ne laissent aucun doute sur sa culpabilité. Cette responsabilité a pesé tellement lourd qu’un moment, cette administration essaya de s’en décharger sur moi.
Pourtant, tout le monde au Ruanda connaît mes multiples appels d’intervention à l’Autorité administrante pour le rétablissement de l’ordre et qui sont restés plusieurs jours sans écho, mes interventions personnelles pour empêcher le désastre, des centaines de personnes qui durent la vie à l’hospitalité que je leur donnais dans ma résidence.
Le régime militaire une fois décrété sur le pays, l’Administration tutélaire s’étant octroyé des pouvoirs extraordinaires, procéda aux arrestations massives, des mises en résidence surveillée, souvent sans autre inculpation que la couleur politique des intéressés. Ma position fut alors de désapprouver ces actes injustes et de proposer diverses mesures de réconciliation nationale. Ma correspondance à ce sujet avec le Gouverneur du Ruanda-Urundi, le Ministre des affaires africaines et S. M. le Roi
Baudouin lui-même, est particulièrement fournie ; je la tiendrai d’ailleurs à la disposition des membres de cette Assemblée qui souhaiteraient avoir une confirmation sur mes assertions. Mes propositions pour arriver à une solution vraiment nationale de rétablir la paix, en collaboration avec l’Administration belge se buttèrent à un mur infranchissable d’idées arrêtées. J’allais même au-delà des limites normales dans mes concessions en proposant la formation d’un gouvernement provisoire composé en majeure partie de Belges, mais rien n’y fit. La seule réponse fut des vexations personnelles que je passerais sous silence si elles ne constituaient pas une atteinte à l’institution que je représente : mon arrestation pendant plus de 24 heures, soumis à un interrogatoire serré par des militaires belges, les perquisitions répétées de ma résidence et la saisie de mes documents, la mise à sac de la maison de ma mère, et bien d’autres faits de ce genre.
Un conseil spécial fut créé sur nomination par l’Administration belge, de deux représentants de chacun des partis politiques du Ruanda. Ce conseil fut un instrument dont se servit l’Administration pour réaliser son programme : discréditer l’institution monarchique, assurer le monopole des partis pro-administration belge et donner une base légale à diverses mesures souvent inhumaines prises contre une partie de la population.
Les élections communales prévues pour les mois de juin-juillet et qui, suivant la recommandation de la Mission de visite, devaient être reportées à une date ultérieure après la conférence de la table ronde, furent, après le départ de la Mission, maintenues aux premières dates. La conférence de la table ronde n’eut pas lieu et fut remplacée par des colloques entre le Ministre des affaires africaines et certains leaders politiques.
Ici je dois dire que le fait que l’Autorité administrante se soit dérobée devant ces recommandations de la Mission, lesquelles étaient déjà portées à la connaissance de la population, a porté atteinte au prestige de cette haute Organisation.
Je ne m’arrêterai pas aux élections communales organisées en juin et juillet 1960 par l’Administration belge au Ruanda ; il est de notoriété publique que ces élections préparées dans un climat de troubles et organisées sous un régime militaire renforcé, sont pour le moins anti-démocratiques.
Pendant que les élections se déroulaient au Ruanda, il m’était interdit de rentrer au pays et je restai à Usumbura. Je fis alors tout mon possible pour demander d’aller à Bruxelles, exposer au Gouvernement belge la situation tragique du Ruanda, car j’avais encore l’illusion que le drame de mon pays n’était que l’œuvre malheureuse des fonctionnaires belges locaux. Le Ministre des affaires africaines qui avait d’abord donné un accord de principe à ce voyage s’y opposa ensuite et le Gouverneur Harroy me retira le passeport qu’il m’avait donné.
Pendant que je me trouvais à Léopoldville, des changements survinrent dans le Gouvernement belge et un nouveau ministre reçut le portefeuille des affaires africaines.
Dans mon souci d’éviter des solutions extrêmes et de collaborer avec l’Autorité tutélaire, je lui fis part, avec mes félicitations pour les nouvelles charges qui lui étaient dévolues, de mes dispositions à collaborer avec lui pour trouver une solution nationale et équitable au problème ruandais. Bien que cette lettre soit restée sans réponse, je reçus par d’autres voies des assurances sur les bonnes intentions du ministre et j’attendis sa décision. Je m’apprêtais à le rencontrer sur son invitation pour discuter des problèmes du Ruanda, lorsque j’appris qu’au terme de sa tournée au Ruanda-Urundi il avait mis sur pied un gouvernement provisoire et avait décidé que je resterais en dehors du Ruanda jusqu’à la fin des prochaines élections législatives, lesquelles décideraient des institutions futures du pays. Cette décision ne me surprit guère, car l’Administration belge m’a habitué à ce genre d’attitude.
Avant de conclure, je dirai un mot des reproches, injustifiés d’ailleurs, qui m’ont été souvent faits par l’Administration belge et ses partisans. Ils m’accusent d’être féodal, d’être sous la coupe d’un seul parti. Il n’y a rien d’aussi faux, je n’ai nullement le cachet d’un féodal et mes propositions démocratiques plaident ma cause à ce sujet.
Il est évidemment hors de doute que je ne me rallierai jamais au genre de démocratie que la Belgique a instauré au Ruanda. De par ailleurs, mon programme qui vise à l’indépendance rapide du pays a déplu à l’Administration belge et si ce programme coïncide avec celui des partis nationalistes, cela ne signifie pas que je suis sous leur coupe.
J’ajouterai que je ne me cramponne pas au pouvoir et ne recherche pas mes avantages personnels. Je l’ai prouvé en proposant à l’Administration belge un referendum populaire sur ma personne et sous le contrôle de la Mission des Nations Unies lorsqu’elle était au Ruanda-Urundi. Si l’administration n’a pas acquiescé à ma demande, c’est qu’elle savait pertinemment bien que j’ai la majorité de la population de mon côté.
J’accepterai, aujourd’hui et toujours, le verdict du peuple mais ce que je ne puis admettre c’est que l’Administration belge, par la force ou d’autres moyens illicites, infléchisse ce verdict ou le fausse en faveur des partis à sa dévotion.
Monsieur le Président, Messieurs les délégués, il ressort de l’examen de la situation du Territoire sous tutelle et particulièrement du Ruanda, que l’Administration belge n’est plus à même de réaliser seule la réconciliation nationale, problème-clef de l’évolution pacifique de ce pays. Il en résulte que les Nations Unies devraient prendre sur elles de trouver une solution vraiment nationale aux problèmes du Territoire sous tutelle. Certaines conditions préalables sont nécessaires à l’efficacité d’une solution de ce genre : la levée du régime militaire, le retrait des troupes belges et leur remplacement par une gendarmerie nationale formée par les soins des Nations Unies.
Les Nations Unies organiseraient une table ronde réunissant tous les partis politiques du Territoire afin qu’ils se mettent d’accord sur les mesures de réconciliation nationale et le programme d’accession du Ruanda-Urundi à l’indépendance. La désignation d’une commission permanente des Nations Unies nantie des pouvoirs suffisants pour contrôler l’application des mesures qui seront édictées par l’Organisation des Nations Unies pour sortir le Territoire sous tutelle du chaos politique et l’acheminer harmonieusement vers l’indépendance.
Il importe également, dans le cadre des mesures envisagées pour la réconciliation nationale, que les Nations Unies invitent la Belgique à fournir les garanties nécessaires pour ma rentrée dans mon pays afin que j’apporte mon concours, que je crois efficace, à la restauration de la paix, la mise en place des institutions politiques démocratiques, et la promotion sociale et économique.
Je me permettrai également de dire un mot sur la nature des rapports qui existeront à l’avenir entre le Ruanda et le Burundi ; je souhaite qu’une union étroite soit maintenue. Je rejoins en cela entièrement la résolution du Conseil de tutelle. Dans le cadre du rôle que j’aurais à jouer dans le pays, je prêterai mon concours pour que cette résolution se réalise.
(Nations Unies, Document A/C. 4/467. 19 décembre 1960.)
- Télégramme de M. Kayibanda, chef du Gouvernement provisoire
14 novembre 1960.
Conseil gouvernement provisoire attire instamment attention instances O.N.U. que Mwami Kigeri parle uniquement nom personnel. Seule délégation gouvernement provisoire être habilitée parler nom peuple ruandais. Celle-ci arrivera prochainement.
- Relation des travaux du Comité d’étude des problèmes Twa – Hutu – Tutsi et Zungu (1) au Rwanda. (Réunion tenue à Kigali les 24, 25 et 26 novembre 1960)
COMPOSITION DU COMITE
Président : Joseph Habyarimana Gitera, Hutu de l’Aprosoma, Président du Conseil du Rwanda ;
Rapporteur : Lazare Ndazaro, Tutsi, Vice-Président national du Rader, membre du Conseil ;
Secrétaire : Germain Gasingwa, Hutu, Président national de l’Aprosoma – Unafreurop et membre du Conseil ;
Membres :
- Laurent Munyankuge, Twa, Président national de l’Aredetwa, membre du Conseil ; Jean Habyarimama, Hutu du Parmehutu et membre du Conseil; Théodore Sindikubgabo, Hutu de l’Aprosoma, membre du Conseil; Claudien Gatwabuyege, Hutu de l’Aprosoma, membre du Conseil; Laurion Batagata, Hutu de l’Aprosoma et membre du Conseil; Etienne Rwigemera, Tutsi du Rader, membre du Conseil; Cajetan Bisumbukuboko, Tutsi du Rader et membre du Conseil; Stanislas Ndangamira, Tutsi du Rader, membre du Conseil; Anselme Kagubare, Tutsi du Rader, membre du Conseil; Tharcisse Rucyahana, Tutsi du Rader et membre du Conseil.
TRAVAUX DU COMITE
- — Introduction
Après avoir longuement examiné le problème Twa-Hutu-Tutsi et Zungu en son passé, en son présent et en son avenir, le Comité de cette étude constate :
- a) ce que nous avons reproché au féodalisme des tutsi, est qu’ils se réservaient exclusivement le monopole politique, social et économique à tous les échelons de commandement au Rwanda : chefs de chefferie, sous-chefs, Conseils du Pays, Enseignement, Juridictions indigènes, Personnel auxiliaire, etc.
- b) A l’époque, nous avons stigmatisé la situation, alerté l’opinion belge, internationale ainsi que les responsables du pouvoir ; malheureusement, nous n’avons pas été compris à temps et aucune solution ne fut apportée à cet état de choses. A titre d’exemple : depuis plusieurs années, le Rwanda a reçu des missions d’études belges et internationales qui présentaient des programmes, préconisaient des solutions, et malgré tout, le pays n’a pu éviter la situation dramatique dont il est encore le théâtre.
- c) La Tutelle belge, obtempérant enfin aux aspirations de la population, procéda progressivement à la démocratisation des institutions et renversa le régime féodal tutsi.
A l’heure actuelle, l’institution féodale, forme de gouvernement d’hier, est supprimée en fait ; mais malheureusement, il est remplacé par un régime non moins inquiétant, par ses allures fatalement dictatoriales, vu l’écrasante majorité numérique du seul parti Parmehutu, parti africain, racial et raciste, seul au pouvoir.
- — Etude du problème
- — La féodalité tutsi, forme de gouvernement d’hier au Rwanda
1° Institution :
En tant qu’institution, la féodalité tutsi consiste dans le Bwami, le Bwiru et le tambour Kalinga et autres emblèmes royaux.
En tant qu’institution, nous distinguons :
—l’institution monarchique proprement dite ;
—la personne du Mwami ;
—les mythes qui entourent l’institution : Kalinga et Ubwiru.
Relativement à l’institution monarchique elle-même et à la personne du Mwami, notre Comité se tient à la parole donnée que la solution à ce problème est réservée aux institutions issues des élections législatives prochaines, en janvier 1961.
Au sujet des mythes qui entourent la monarchie : Kalinga et Ubwiru, le Comité estime ces mythes surannés et exige que l’autorité en place : Tutelle, Conseil du pays et le Gouvernement provisoire se prononcent définitivement à ce sujet et d’urgence, de façon officielle.
Notre Comité trouve la décision no 1 du Premier ministre, M. G. Kayibanda, supprimant exmotu proprio (d’initiative propre) les mythes Kalinga et Abiru, être d’allure tendancieuse, dangereuse, parce que dictatoriale, étant donné qu’il n’a pas estimé utile de consulter ni l’Assemblée législative, la seule habilitée à légiférer valablement, ni la Tutelle.
La personne du Premier ministre n’est pas le Gouvernement provisoire ; non plus, le Gouvernement provisoire n’est point habilité à légiférer en dépit du Parlement et de la Tutelle.
2° En fait :
- a) Cadres indigènes :
Les Bami avaient leurs préférences personnelles et veillaient attentivement à ce que la priorité de commandement politique et judiciaire revint d’office à leur famille directe (Bahindiro) ou à leurs favoris.
- b) Plan social :
Des crédits importants de la Caisse du pays servaient principalement au Mwami, à sa mère, à sa famille, à ses favoris, aux parasites de la Cour (avec toute la gamme de leur hiérarchie sacrée — Abiru — et profane), centres administratifs modernes (avec une police de luxe), bourses d’études pour les favoris « ambassadeurs en mission ». Ainsi, l’aristocratie vivait dans une large opulence (voitures et toutes commodités) en présence d’un peuple dont les conditions d’existence étaient proches de la misère.
- c) Plan politique :
Le Conseil du pays était une assemblée purement symbolique :
—la majorité des membres étaient des chefs de chefferie qui, administrativement, dépendaient de l’autorité directe et absolue du Mwami et qui, logiquement, ne pouvaient pas être de l’avis contraire au sien, ce qui, selon la coutume, constituerait un fait de lèse-majesté ;
—les autres membres étaient sous une dépendance moins apparente peut-être mais également tenace : de par leur famille et pour eux-mêmes, ils recevaient ou attendaient de recevoir des faveurs du Mwami : vaches à titre d’attachement ; bourses d’études ; pâturages dont ils avaient besoin ; tant de faveurs qui, moralement, constituaient des obligations de profits matériels en face desquelles très peu avaient le courage (ou l’audace) de résister.
3° Conclusions du Comité
Notre Comité trouve qu’en régime démocratique, digne de ce nom, le régime traditionnel, tel que brièvement décrit ci-dessus est condamnable et est définitivement révolu.
Le Mwami, qui était un monarque absolu, de droit prétendument divin, devrait être un monarque effectivement constitutionnel.
- — La dictature Parmehutu : forme de gouvernement actuel au Rwanda
1° En principe :
Cette dictature consiste à détenir un monopole absolutiste et exclusif par un seul parti à la fois racial et raciste, tant au Parlement (organe législatif) qu’au Gouvernement provisoire (organe exécutif), ainsi qu’à tous les organes administratifs, judiciaires et militaires du pays.
2° En fait :
- a) Au Parlement : le Parmehutu détient, à lui seul, les deux tiers de l’Assemblée, soit 32 sièges sur 48 au total, juste le nombre requis pour l’obstruction systématique à toute proposition émanant des trois autres partis minoritaires même ensemble, siégeant au Conseil (Aprosoma, Aredetwa et Rader);
- b) Au Gouvernement provisoire : le Parmehutu, à lui seul, détient le monopole absolu de tout le Gouvernement
Le Premier ministre, M. Kayibanda, est à la fois chef du Gouvernement provisoire du pays, ministre de l’Education nationale, chef du parti Parmehutu, membre et chef de file de sa masse majoritaire au Parlement.
Dans notre jeune pays, à peine sorti de la féodalité, pareil cumul de hautes fonctions en la seule personne de ce chef du gouvernement, est la continuation du régime féodal sous le voile « Démocratie ».
Le ministère de l’Intérieur ainsi que celui de l’Agriculture — justes ministères-clés de la vitalité du pays — sont détenus par les deux vice-présidents nationaux du Parmehutu, dont l’un d’eux est en même temps vice-président du Conseil du pays.
Les autres ministères et leurs secrétariats d’Etat sont détenus par des personnes presqu’exclusivement à la solde du Parmehutu.
- c) Organes administratifs, judiciaires et militaires : monopole absolu.
3° Conclusions du Comité :
Un tel monopole, à tous les échelons du pouvoir, y compris particulièrement l’armée nationale, dénommée actuellement « garde territoriale », nous mène tout droit aux catastrophiques événements du Congo ex-belge.
Les allures dictatoriales que nous constatons à l’heure actuelle en sont les signes avant-coureurs.
Le régime féodal que nous venons de renverser était un pouvoir détenu par une race (les tutsi).
Le régime dictatorial Parmehutu que nous vivons et déplorons, est un pouvoir détenu par un parti politique racial, raciste et antidémocratique, trouvant plaisir à écraser délibérément tous les autres partis par des méthodes ou de corruption ou d’intimidation.
Ici le mal (la féodalité tutsi) est remplacé par un pire (la dictature Parmehutu).
- — Opportunisme et paternalisme de la tutelle belge au Ruanda
1° A l’égard du féodalisme tutsi
En 1916, la Belgique s’est vu confier le mandat sur le Ruanda-Urundi, qui fut ensuite changé en tutelle jusqu’à nos jours.
Elle trouva le Rwanda sous le régime féodal, essaya de le bousculer, crut la tâche difficile et jugea opportun de le maintenir, voire même le renforcer, notamment par l’Ord. N° 347 AIMO du 10 octobre 1943, modifiée par le Décret du 14 juillet 1952.
Ici, la Belgique faillit à son devoir de tuteur, préférant se décharger de sa mission politique, sociale et économique véritable du pays sur les autorités coutumières traditionnelles, laissant à ces dernières le loisir de reconquérir leur domination servile sur les masses hutu, tutsi et twa, pourtant avides d’être libérées.
Les fonctionnaires de l’Administration tutélaire, désireux d’occuper le pays plus longtemps, voire même d’y demeurer après leur carrière (colons), chose qu’ils ne pouvaient obtenir autrement qu’en gagnant les faveurs du Mwami et des chefs coutumiers, optèrent pour une politique de faiblesse et de laisser-aller.
2° A l’égard du Parti Parmehutu :
L’élite issue des masses populaires ruandaises tant hutu que tutsi, se rendit bien vite compte de la brusque politique de faiblesse des fonctionnaires belges, réagit avec énergie et réclama impérativement la démocratisation des institutions du Rwanda. D’ici date le Mouvement Démocratique Progressiste du Ruanda-Urundi, étouffé dès sa naissance par la réaction violente des Bami et de la Tutelle.
Vint ensuite le Mouvement social Hutu, association pour la promotion sociale des masses ruandaises (Aprosoma), qui subit une attaque violente de la part du groupe féodal. Suivirent alors et à tour de rôle les partis politiques : Rader (Union nationale ruandaise) en enfin le Parmehutu (Parti du Mouvement de l’émancipation des Hutu).
Ce dernier apparut au moment critique où l’Administration tutélaire était en violents accrochages avec l’Unar, parti féodal tutsi, réclamant à tue-tête l’indépendance immédiate du pays ; ce parti (Parmehutu) antagoniste de l’Unar, jouit alors et de ce fait, de larges faveurs et privilèges de l’Administration tutélaire.
A titre exemplatif : nombreuses autorités coutumières du cadre administratif et judiciaire anciennes furent remplacées en majorité absolue, voire même exclusive, en certains régions du pays, par des éléments uniquement Parmehutu.
Ces éléments Parmehutu, nommés de façon intérimaire par la Tutelle à travers tout le pays, assurèrent de fait la présente occupation du Parmehutu de toute la surface du Rwanda.
De même, l’actuel gouvernement provisoire Parmehutu est l’œuvre d’une simple entente entre l’Administration tutélaire avec le chef du Parti Parmehutu, malgré les propositions demandées aux autres partis par le ministre des Affaires africaines, lesquelles n’ont point été prises en considération.
3° Conclusions du Comité :
En ceci, comme précédemment, notre Comité trouve que l’Autorité tutélaire belge faillit à sa mission de tuteur, ici plus gravement qu’auparavant.
Sous le régime féodal, en effet, l’Administration tutélaire se heurtait gravement à une masse féodale inculte, ignorant toute loi de saine démocratie, voire même y systématiquement opposée, par un atavisme d’un servage séculaire. D’autre part, l’Administration tutélaire pouvait se consoler en ce temps en disant : « J’ai bien le temps ». «Ci va piano, va sano et lontano ».
A l’heure actuelle, l’Administration tutélaire belge opte pour une politique de faiblesse ou de laisser-aller, c’est trois fois criminel.
1° L’Administration tutélaire a présentement affaire à des gens évolués, dont le slogan est « Démocratie ». La première loi fondamentale de la démocratie, c’est le respect et la protection des minorités ainsi que le respect et la défense des droits de l’Homme, chose dont le présent régime racial et raciste Parmehutu se moque éperdument sur toute la ligne.
2° L’Administration tutélaire ne peut plus se consoler en disant : « J’ai bien mon temps ». Car, à ses propres dires, encore quinze mois, et le Ruanda est indépendant.
Dis donc, Mutwa, Muhutu, Mututsi de la masse, que le présent bourgmestre Parmehutu écrase, exploite et saigne à blanc, pour assouvir ses appétits et instincts du pouvoir et des biens, appétits et instincts longtemps comprimés, que va-t-il t’advenir, le Hutu du Parmehutu restant seul maître de la vie et de la mort, sans plus de freins aucuns ?
3° L’Administration tutélaire belge a présentement devant elle l’exemple du Congo passé 80 ans sous la houlette de la Belgique.
Comment sont le Congo et les Congolais et comment ont-ils été et sont traités les Belges et autres Européens au Congo ? Et surtout, pourquoi cela ?
Parce que la Belgique a préféré opter pour une politique de faiblesse et de laisser-aller et s’est déchargée du Congo sur Lumumba par simple opportunisme et paternalisme calculateurs.
Le Comité craint très fort et avec raison que l’Administration tutélaire belge ne fasse point la même chose au Ruanda, que la Belgique a fait au Congo, et tout laisse pressentir que l’on suit délibérément la même voie.
- — Reconstruction d’un Ruanda nouveau ou solution du problème
1° Période intermédiaire entre le Provisoire et l’autonomie :
—Tutelle, Conseil du Ruanda, Gouvernement provisoire.
—Colloques préparatoires aux élections législatives.
—Elections législatives 1961.
La période provisoire que nous traversons actuellement est une période intermédiaire entre le passage ou la traversée définitive du Ruanda féodal ou dictatorial au Ruanda véritablement et sincèrement démocratique.
Comment réussir réellement cette traversée dans un temps si orageux ? Le Mutwa, le Muhutu et le Mututsi du Ruanda sont en conflit, légitime d’ailleurs, du pouvoir et du bien-être, et l’Européen tuteur, qui était là pour les éclairer et diriger, semble visiblement démoralisé, découragé, voire même désespéré.
Comment en sortir ?
« Après la pluie le beau temps et l’arc toujours tendu se casse » !
Le Rwanda, pays polyethnique par excellence, habité qu’il est de Batwa, de Bahutu, de Batutsi, de Bazungu, de Bahindi, de Barabu, de Bagreki, etc., vient d’ensevelir sa féodalité séculaire tutsi dans le sang et dans le feu d’une révolution terrible qui vient de durer une année entière.
Cette révolution a été provoquée par une poignée de la caste féodale tutsi désireuse de se maintenir au pouvoir.
Cette révolution a été à l’origine fomentée, organisée et dirigée par cette poignée de la caste féodale tutsi, contre les Aprosoma « Gitera Nutwe Duke » (Gitera et sa maigre clique), nominativement désignés : Gitera, Munyangaju, Kayibanda et Kanyaruka. A noter que sous cette appellation « Abaprosoma » étaient également visés tous les démocrates, courageux et décidés, aussi (bien) Hutu que Tutsi.
Nombreux Batwa, Bahutu et Batutsi du Ruanda qui ont fait partie de l’expédition guerrière contre « Gitera Nutwe Duke » ont frappé leur « mea culpa » et sont maintenant gagnés à la démocratie.
Le moment présent accuse donc la défaite complète de cette expédition guerrière et de la féodalité tutsi.
En principe, la démocratie a vaincu définitivement la féodalité.
Le Ruanda a maintenant son Conseil et son Gouvernement provisoire devant agir en étroite collaboration avec la Tutelle.
Un fait est donc acquis et est là, évident et indiscutable !
En fait, cependant, le Comité trouve écœurant et très regrettable le triste fait de l’actuelle et néfaste désunion profonde qu’il y a entre le Conseil du Rwanda, le Gouvernement provisoire et la Tutelle belge.
Le premier se trouve caserné en partie à Nyamirambo (Kigali), avec son président, son directeur des débats et son secrétaire, pendant que le second, avec son équipe de ministres et secrétaires d’Etat, pourtant également parlementaires, parcourent le pays, se couvrant de gloire, organisant leur campagne électorale et, en certains endroits précis et connus, sabotant systématiquement les leaders politiques, leurs collègues, derrière leur dos, corrompant ou intimidant les membres non adhérents à leur parti Parmehutu.
C’est une féodalité pire que l’ancienne.
Que la Tutelle daigne bien en prendre acte si elle ne le sait pas encore, car cela est un fait regrettable à voir ou à dire, mais c’est un fait. Ce n’est pas par pareils agissements que nous pouvons espérer fermement la reconstruction d’un beau Rwanda, fort, uni et prospère.
2° Conclusions du Comité :
Plusieurs problèmes épineux endeuillent continuellement le Rwanda. Et plusieurs autres mettent le Rwanda et les Banyarwanda tous, tant noirs que blancs, en continuelle insécurité.
Le problème des réfugiés bien nombreux ainsi que celui des innombrables émigrations continuelles des Banyarwanda, tant Bahutu que Batutsi, fuyant la présente et triste anarchie, le problème de l’Européen au Ruanda, vieux ou jeunes colons attachés au Rwanda, le problème des missionnaires catholiques ou autres, le problème de cet Européen du secteur public ou privé nécessaire au Rwanda ou comme technicien ou comme employé, tout cela exige une solution immédiate et avec urgence.
Solutionner tout cela en même temps et immédiatement est certes impossible, car en vérité « Rome ne s’est pas construit en un jour ! ».
Voici, d’après notre Comité, ce qu’il faut faire en toute première priorité absolue.
Nous conjurons : la Tutelle, le Conseil du Ruanda en son entièreté, le Gouvernement provisoire du Ruanda, de se réunir immédiatement, et avec eux les hautes autorités civiles et religieuses et notables blancs et noirs du pays, en Assemblée nationale ruandaise.
Cette Assemblée statuerait officiellement et souverainement sur :
1.La suppression officielle et totale de la féodalité séculaire au Ruanda.
2.La condamnation immédiate et radicale des abus nombreux dont souffrent le Ruanda et les Banyarwanda à l’échelon communal et gouvernemental des allures tendancieuses, dangereuses et dictatoriales du régime actuel et prendre immédiatement des mesures à ce sujet. Tel est le seul moyen non démagogique de pacifier le pays.
3.La collaboration intime, ferme et sincère entre la Tutelle, le Conseil du pays et le Gouvernement provisoire, sans plus de cache-cache ou d’agissements disparates, vraie et unique marque de véritable démocratie.
4.La position des bases saines et sûres des élections législatives à venir, avec les mêmes avantages et chances pour tous les partis et non pour le seul parti Parmehutu.
Ceci est aussi primordial qu’extrêmement urgent.
Continuer à refuser opiniâtrement à le faire par simple esprit d’opportunisme et de paternalisme calculateur, le présent Comité estime que c’est absolument criminel. Il en appelle à ce sujet à la loyauté, et des représentants de la Tutelle, et du Conseil du Rwanda et de tous ses membres, et du Gouvernement provisoire du Rwanda en son entièreté.
Continuer à refuser ou à ajourner l’examen et la solution de ce problème, c’est vraiment faire montre de très mauvaise volonté et d’esprit obtus.
Le Comité a confiance dans le pouvoir des institutions en place au Ruanda, si toutefois elles veulent bien être loyales et sincères, et elles le peuvent. Si ceci n’est point accepté, Banyarwanda, tous, sauve-qui-peut ! Car, à l’allure où tout va et comme tout se dessine en ce Rwanda, la même chose qu’au Congo se fera inévitablement ! (sé) Les membres du Comité : J. H. GITERA, président du Conseil du Ruanda ;
- NDAZARO, C. BISUMBUKUBOKO, G. GASINGWA, Th. SINDIKUBGABO, Th. RUCYAHANA, L. BATAGATA, E. RWIGEMERA, A. KAGUBARE, membres du Conseil du pays.