Il y a toujours eu au Rwanda comme au Burundi des luttes pour le pouvoir ou pour conquérir sur le voisin des bouts de territoire, mais c’était toujours des luttes des princes ou des rois entre eux.

En 1955 la situation se modifie : c’est le système féodo-monarchique qui commence à être ébranlé, c’est la démocratie qui pointe du nez. Il est important de le noter, car ce mouvement encore timide ne s’arrêtera plus : en mars 1955, un parti politique est fondé, le M.P.P., le Mouvement Politique Progressiste. Ce mouvement couvre et le Rwanda et le Burundi. Quand on examine la liste des promoteurs de ce mouvement on constate qu’il s’y trouve des grands chefs traditionnels comme Pierre Baranyanka au Burundi et Prosper Bwanakweri au Rwanda, et plusieurs autres chefs, ils sont même la majorité; mais il s’y trouve aussi des gens de la plèbe, en particulier Grégoire Kayibanda et Aloys Munyangaju. Plusieurs de ces grands chefs sont des rivaux ou du moins des opposants du clan régnant; les autres sont des anciens du Groupe scolaire d’Astrida (Butare) ou du Grand Séminaire, les seuls « intellectuels » de l’époque.

Les objectifs de ce mouvement-parti sont clairement indiqués :

«— art 2— le M.P.P. a pour but :

— l’étude de tous les problèmes politiques, sociaux et économiques, que pose l’évolution du Ruanda-Urundi;

— assurer l’évolution des coutumes et des institutions coutumières vers une conception démocratique;

—s’occuper de l’éducation civique et sociale des populations indigènes;

— rechercher les moyens les plus aptes pour harmoniser les relations entre indigènes et européens en évitant d’un côté la naissance de tout nationalisme indigène déplacé et, de l’autre toute discrimination sociale basée sur la race;

—maintenir des contacts et des relations avec les organismes similaires existant ou qui naîtront au Congo belge, en Belgique ou ailleurs. »

En 1956, la presse francophone (à Bukavu, La Presse Africaine, à Léopoldville-Kinshasa, Le Courrier d’Afrique, à Bujumbura, Temps nouveaux d’Afrique) s’agite à propos des mêmes problèmes. Le journal La Presse Africaine sous le titre « Un abbé Rwandais nous parle », critique ouvertement le Mwami du Rwanda, Rudahigwa, il parle de la « terreur rwandaise » entretenue par le Mwami…

Voici un échantillon de cette littérature :

« L’Abbé parle. Vous ne pouvez rien pour nous, même vous les Européens. Vous aussi vous êtes à la merci du Mwami. Regardez le Frère Secondien. Il a fondé Astrida. Il voulait notre bien, nous l’adorions. Mais la politique qu’il préconisait allait à l’encontre de celle du Mwami. Il a été renvoyé en Belgique. Si, si, et je pourrais vous citer encore le Père Henri, et des agents territoriaux et même des Administrateurs. D’ailleurs il nous le dit lui-même le Mwami, vous ne pouvez rien pour nous… » etc.

Un autre article, du même journal et de la même veine du 4 août 1956, s’intitule « Des notables rwandais nous parlent »; il conclut par ces phrases symptomatiques :

« Ainsi, même dans l’entourage le plus immédiat du Mwami, il est des hommes qui voient clair, qui nous font confiance au point de brûler leurs vaisseaux. Les détails de cette interview ont été déformés pour les couvrir au maximum. Nous maintenons que nos interlocuteurs représentaient l’un, un haut notable du Mwami, et l’autre un chef important. Ils sentent que le régime actuel doit changer. Ils sentent que les menaces extérieures deviennent pressantes et ils mesurent exactement les ravages que pourraient exercer au sein d’une masse non préparée, l’importation de nos querelles de partis. Que leurs voix soient entendues… »

Ces articles de La Presse Africaine de Bukavu ont été contestés, à juste titre, je pense, quant au procédé : le 7 août 1956, Le Courrier d’Afrique affirme catégoriquement :

« De source absolument sûre nous pouvons affirmer que l’article paru dans la Presse africaine de Bukavu et intitulé : « Un abbé Rwandais nous parle », a été rédigé par un colon blanc qui a abusé de la forme interview, cet Abbé n’existe pas. »

Temps nouveaux d’Afrique (Bujumbura) écrit de son côté :

« Les attaques de La Presse Africaine contre le Autorités coutumières du Rwanda, notamment contre le Mwami, sont-elles objectives? Nous n’avons pas à nous prononcer sur ce point, laissant à ces mêmes autorités le soin de se défendre par les moyens qu’elles jugeront préférables. Mais ce que nous prétendons c’est que les procédés employés par l’auteur de l’article « Un abbé Rwandais nous parle » sont pour le moins discutables. »

 Ce même journal revient sur le sujet beaucoup plus longuement en date du 2 septembre 1956 ; il cite, entre autres, la protestation « au nom de ses confrères » de l’Abbé Joseph Sibomana, qui deviendra plus tard l’évêque de Ruhengeri puis de Kibungo. Ce dernier écrit :

« Mes confrères, réunis en session d’étude, me prient de protester auprès de vous contre les articles publiés dans les colonnes de votre journal sous le titre « Un abbé rwandais nous parle ». Ils déclarent ne pas s’y reconnaître et déplorent qu’on utilise leurs noms pour semer la méfiance et la division. »

Et Temps nouveaux de conclure :

« Nous ne croyons pas que la situation au Rwanda soit beaucoup plus mauvaise qu’ailleurs. Il n’en reste pas moins vrai que le régime féodal encore en vigueur actuellement doit disparaître progressivement, mais cela ne peut se faire d’un trait de plume… On s’y est attelé d’ailleurs, mais sans trop de vigueur sans doute. Il est possible que les articles de La Presse Africaine en attirant l’attention sur ce problème en accélèrent la solution et alors ils auront tout de même, dans un certain sens, servi à quelque chose. »

 Il faut citer encore dans ce débat la Dépêche du Ruanda-Urundi. En date du 24 août 1956 elle écrit :

« La Presse entière semble ces derniers temps déchaînée contre le Mwami du Rwanda et semble avoir pris en main la cause des Wahutus… Un petit fait à retenir qui est passé inaperçu : le Mwami devrait son trône aux Missions; à l’époque c’est très plausible, mais dès qu’il cesse d’être le valet des missions, haro sur le baudet, les missions qui ont, pour la conversion des masses, basé leur apostolat sur la puissance mututsi jouent un peu tard, me semble-t-il, la carte muhutu, un peu trop tard, ma foi. »

Plus loin la Dépêche poursuit:

« Le problème rwandais est d’une complexité inextricable ; incapables sont nos cerveaux d’occidentaux de démêler l’écheveau du démêlé Rudahigwa — Bwanakweli, ce sont des problèmes entre grands mututsi qui remontent à plusieurs générations. Bwanakweli, protecteur des Wahutus, mouvement populaire muhutu spontané, l’on ne peut que sourire devant pareilles assertions qui seraient terribles si elles étaient vraies… Sans vouloir critiquer personne, ces articles un peu trop sensationnels ou des accusations indignées, bien faibles en comparaison de la réalité journalière du pays, portées contre des autorités indigènes sont nuisibles, ne répondent en aucune façon au but de leurs auteurs et gênent notre haute administration dans son action. »

Et elle ajoute :

Le MUHUTU est-il malheureux ? Je réponds OUI, et je ne l’ai jamais connu autrement depuis 30 ans. Malheureux car il n’est jamais sûr de conserver à son usage l’argent qu’il possède. Malheureux, car il n’est jamais sûr de posséder le soir, le toit qui l’abrite. Malheureux, car il n’est jamais sûr de manger la récolte de ce qu’il sème.

Le COUPABLE ? L’ADMINISTRATION INDIRECTE, donc NOUS… Les watutsi du Rwanda n’ont rencontré que des vaincus, ont imposé leur domination d’une façon absolue et draconienne, tout en maintenant leur race pure de tout contact muhutu… Cette consanguinité de trois siècles les a affaiblis et a entraîné avec elle tous les vices que peut avoir une race physiquement et moralement déclinante ; n’insistons pas, cela est trop connu. Il ne leur reste comme couverture de cette décrépitude que leur incommensurable orgueil qu’ils tirent de la conservation impeccable des caractères de la race.

N’oublions surtout pas, ajoute encore l’auteur de cet article, que les Allemands ont trouvé un Pays où la politique avait pour arme le poison, où le meurtre politique était monnaie courante, où chaque chef avait ses tueurs à gage, ses voleurs de vaches, ses fournisseurs de poison, ses sorciers et que circuler d’une chefferie à l’autre était une expédition périlleuse pour quiconque n’était pas solidement escorté… Ne nous faisons pas d’illusion, nous sommes sous des apparences de civilisation en pleine barbarie avec des seigneurs au volant de leurs belles voitures de luxe, promenant leurs cerveaux et leur mentalité de huns.

Et enfin l’auteur de cet article conclut cyniquement :

« Le Muhutu ne peut plus être tenu dans une obéissance passive que par le maintien chez lui de la pauvreté, de la terreur, de l’insécurité, tout cela soigneusement entretenu par les autorités indigènes sous le couvert de cette sacro-sainte administration indirecte, qui permet le renforcement de ce mur de silence toujours effectif, soyez-en persuadés. Et au fond c’est heureux, car si le Muhutu sur toute la surface du pays devait se mettre à parler, s’il brisait les chaînes de terreur qui le jugulent, ce serait le plus grand malheur qui peut arriver ; le pays vivrait un déchaînement de passions indescriptible, nous serions entraînés dans la plus bestiale des révoltes qui comme un torrent déchaîné balayerait tout, Watutsi et blancs et réduirait à néant toute notre œuvre civilisatrice de 50 ans.

Beaucoup a été fait pour les bahutu, énormément reste à faire, mais il est incontestable qu’ils sont dans l’état actuel des choses, inaptes au gouvernement, inaptes au commandement » etc.

Dans cette ligne, il est indispensable que je dise un mot de la presse telle que l’avait organisée le Vicariat apostolique de Kabgayi dont je recevais la responsabilité. Il y avait tout d’abord le Kinyamateka (littéralement Le Nouvelliste) fondé en 1933 par le Père Goubeau : c’était un journal d’information et de formation ; il jouait aussi un peu le rôle de journal officiel, reproduisant en ses colonnes les décisions des autorités. M. Paternostre dans son ouvrage biographique de Kayibanda affirme même que le Kinyamateka

« avait pendant des années consacré l’essentiel de ses colonnes à encenser les institutions en place. »

Il y avait ensuite la revue Ami fondée en 1945, par le Père Boutry, « à l’intention des élites du Rwanda, du Burundi et de l’Est du Congo. »

Il y avait enfin le Kurerera Imana (éduquer pour Dieu), organe d’expression de l’association des moniteurs (enseignants).

 

Grégoire Kayibanda collabora à ces trois publications. C’est au début de l’année 1955 que Grégoire Kayibanda passa de l’inspection des écoles à la rédaction du Kinyamateka: le Père Dejemeppe, alors Provicaire de Kabgayi, le nomma comme « éditeur responsable » du Kinyamateka. Du coup, le ton change : le journal va surtout se pencher sur les problèmes sociaux des masses paysannes. Kayibanda va lutter courageusement contre la mentalité courtisane de l’époque qu’il considérait comme en opposition radicale avec l’Evangile. Il a écrit un jour:

« Quant à la courtisanerie.., je la hais de toutes mes forces… Toutes les coutumes de notre pays sont christianisables sauf cet atavisme de la ruse, de la courtisanerie, qui s’allie mal à la prudence évangélique. »

Le 9 septembre 1957, Grégoire Kayibanda part en Belgique pour un stage journalistique à Namur auprès du journal Vers l’Avenir. Ce stage toutefois ne commence pas tout de suite, à cause de l’absence momentanée du directeur du journal, Marc Delforge. Kayibanda eut ainsi l’occasion de participer au congrès mondial des laïcs qui se tint à Rome du 5 au 13 octobre et d’entreprendre d’autres voyages au cours desquels il noua des contacts avec de nombreuses personnalités du monde social et politique.

Le 8 novembre 1958, après avoir tenu sa place au pavillon des Missions Catholiques de l’Exposition Universelle de Bruxelles, il est de retour au Rwanda. Fidèle à ses engagements, il reprend son travail au Kinyamateka. Ses articles dont les thèmes étaient principalement sociaux, eurent un très grand impact sur les masses paysannes. Pour la revue Ami, Grégoire Kayibanda fonctionna comme « éditorialiste » ou rédacteur principal de juin 1953 à décembre 1954. Ses éditoriaux visaient surtout « à rechercher des solutions concrètes aux problèmes économiques, sociaux et moraux de ses membres, de leurs familles, des jeunes… et à orienter l’évolution des coutumes et des institutions coutumières vers une conception démocratique. »

On peut affirmer à peu près la même chose des articles dans le Kurerera Imana. Il y insistait en outre sur la conscience professionnelle de l’enseignant.

« Les idées mènent le monde », dit un adage… et ce sont les journaux principalement qui véhiculent les idées aussi bien dans les milieux intellectuels qu’au coeur des masses populaires. Je crois qu’on ne se trompe pas en affirmant que les journaux dont je viens de parler — La Presse Africaine, Temps Nouveaux d’Afrique, Le Courrier d’Afrique rédigés en français, le Kinyamateka, seul périodique en kinyarwanda ont ébranlé sur ses bases le colosse féodo-monarchique rwandais et même celui du Burundi.

Déclaration du Mwami Mutara au Pays

— Apparemment l’institution « Mwami » et le système du « Gouvernement indirect » continuaient à fonctionner presque imperturbablement. Le Mwami Mutara, fin 1955, s’était rendu en Belgique ; il passa à Lourdes et fut reçu, à Rome, par le Pape Pie XII; de grandes fêtes furent organisées à Nyanza pour son retour, le 11 novembre 1955; messe solennelle du Provicaire, le Père Dejemeppe; jeux, discours etc. ; championnat de football entre Kabgayi et Cyanika. Bref tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, presque une apothéose pour le retour du souverain. C’était beau.

Dans la suite on eut de fréquentes occasions d’assister à des spectacles folkloriques, particulièrement lors de l’ordination épiscopale de Mgr Andrée PERRAUDIN et ensuite de la remise du pallium archiépiscopal, à l’occasion des fêtes patriotiques et plus modestement au moment de ses visites pastorales. « Apparemment tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Et cependant! les turbulences commençaient à s’amonceler dans le beau ciel du Rwanda. Les journaux que l’on a cités s’en sont fait l’écho. Une réponse du Mwami Mutara III fut donnée à cette époque, sous forme d’une déclaration solennelle (publiée dans Temps nouveaux d’Afrique (le 2 septembre 1956). Apparemment sereine, cette « déclaration » est en réalité pleine d’inquiétude et contient en germe toute la problématique politico-sociale qui se développera les années suivantes ». Il faut la citer in extenso :

« À la suite des débats qui eurent lieu à la session du Conseil Supérieur du Pays du Ruanda et à la demande unanime des membres du Conseil, le Mwami Mutara Rudahigwa fait au pays la déclaration suivante :

Certaines personnes peu ou mal informées répètent ou écrivent volontiers que les Batutsi venus dans le pays en conquérants ont spolié les Bahutu de leurs biens et les ont maintenus à un rang inférieur. Une telle affirmation relève d’une tendance à ne voir que le mauvais côté des choses. Ceux qui la formulent perdent de vue que certaines lacunes de l’organisation politique et sociale des Batutsi étaient compensées par l’assurance qu’avaient les serviteurs de jouir de la protection de leurs maîtres, les administrés de celle de leurs chefs, cette protection revêtant un caractère nettement familial. L’harmonie de cette organisation est indéniable et nul ne peut en contester l’efficacité. Il est vrai que ce système est dépassé et ne correspond plus à l’évolution des esprits mais il était fait pour d’autres temps et parfaitement adapté à leurs nécessités.

Les Bahutu eurent de tout temps l’occasion d’acquérir richesse et considération sociale. Quant au pouvoir politique, des Bahutu et même certains Batwa furent nommés chefs par le Mwami du Rwanda. Si la chose a été perdue de vue, si l’on a pu croire que seuls les Batutsi étaient aux postes de commande du pays, c’est que des alliances de ces chefs Bahutu et Batwa avec des familles Batutsi avaient tôt fait d’aplanir les différences sociales et raciales de sorte que toute distinction devenait impossible.

À plus forte raison sous le régime actuel, des chances sont-elles laissées à tous, suivant leurs capacités et leurs mérites, d’accéder à toutes les fonctions vacantes. Le Rwanda est l’habitat d’un peuple homogène où les droits doivent être les mêmes pour tous et non pas un champ de querelles de factions raciales ou sociales.

Nous demandons à tous les Banyarwanda de ne pas se laisser gagner à la thèse — fausse en droit et en vérité — d’une scission existant au sein de leur communauté. Nous avons un but commun à poursuivre : le progrès du Pays sous toutes ses formes et deux grands ennemis à combattre : la misère et l’anarchie. Nos efforts doivent donc rester tendus vers l’objectif unique que désigne si bien la devise du Ruanda : L’Union pour le progrès (Imbaga y’Inyabutatu ijya mbere). La parole évangélique est toujours actuelle: « Tout royaume divisé contre lui-même périra. »