La vie entière du Munyarwanda se passe autour de son habitation. Quoique éleveur de bestiaux, il est foncièrement cultivateur, et il tient à sa terre. Là où il cultive- aujourd’hui, son grand-père défonçait déjà le sol, et lui a raconté que les bananiers dont il vivait avaient déjà nourri d’autres générations de leur famille. Il n’est pas nomade, même dans le sens restreint, où la population est toujours en marche parce que la terre s’épuise et qu’elle doit occuper des sols vierges ou reposés. Sa terre est à lui, il la cultive et la soigne, et il l’aime. Et son habitation fait partie de sa terre. Il faut avoir entendu leur souhait de bon retour, et senti tout le sentiment qui fait vibrer leur âme, dans ces deux mots : « Taha amahoro ! » pour saisir l’attachement à la terre qu’ils expriment « Taha amahoro ! » — Rentre en paix chez toi !

« Ndatashe ! Kumana ! » — Je retourne au foyer, adieu, — est la grande formule en quittant son interlocuteur. Et ce terme ne dit pas seulement sa joie et son espérance de revenir au pays, mais indique bien son entrée sous le toit aimé de sa pauvre hutte.

Il l’a bâtie de ses propres mains ; et cela a été un des moments inoubliables de sa vie, quand jeune homme encore il a désiré établir sa demeure tout à côté de la demeure de son père, moment qu’il a revécu intensément, quand il préparait son nid, où bientôt il introduira sa compagne, et qu’il revivra toujours avec une sorte de ferveur, quand les vicissitudes de la vie le placeront devant une maison à refaire. Car pour lui, la construction d’une hutte est toujours un acte important de la vie : dans son idée on bâtit son bonheur, même si ensuite le malheur vient y loger. Il est donc, compréhensible qu’on trouvera ici une foule d’observances rituelles qui toutes tendent à écarter du nouveau toit les,influences funestes toujours possibles et quelquefois à craindre.

Les raisons qui déterminent l’indigène à bâtir ne sautent pas toujours aux yeux. Personne n’est locataire pour un temps indéterminé, et nul ne voudra vivre ainsi dans la maison d’autrui. Chacun, si pauvre soit-il, bâtit soi-même son habitation, et l’appelle sa propriété. Qu’il soit immigrant ou indigène, il achètera un coin de terrain où il établira son home. Au Kinyaga, le jeune homme à qui la hutte paternelle semblera trop encombrée par les plus jeunes, dressera sa petite hutte à côté de celle des parents. Ce sera en général une vilaine carcasse de bois trop faibles pour soutenir le poids de la couverture et qu’il appellera lui-même « son gihuru », son fouillis, et s’y réfugiera la nuit, tout en vivant le reste du temps de la vie commune. Au Kinyaga encore, (et nous n’avons aucune connaissance qu’ailleurs la même chose se pratique), la jeune fille de bonne famille, à partir de 15 ans, demeure également dans une petite hutte installée près du logis paternel, porte à porte. Celle-là est généralement faite avec goût, et la demoiselle tient à faire de son petit intérieur un gentil boudoir propret, qui tranche nettement d’avec les affreuses cavernes des garçons. La construction de ces huttes ne demande pas de cérémonial particulier, vu qu’elles ne sont jamais que provisoires pour la personne qui y demeure pour le moment. Aussi on ne leur donne pas le nom de « inzu » maison, mais « akararo » – logis, campement.

Il est d’autres cas où la construction d’une nouvelle demeure s’impose quand l’ancienne menace ruine, quand le feu l’a détruite, quand l’augmentation des biens du propriétaire demande une demeure plus en rapport avec sa situation actuelle, ou que la colère d’un chef tyrannique l’aura chassé de son bien. Mais très souvent intervient simplement une raison superstitieuse qui forcera le pauvre homme à quitter une demeure aimée et à bâtir non loin de là un nouvel asile. De longues maladies d’un membre de la famille, spécialement du père de famille, la mort répétée des enfants, détermine la fuite du lieu fatal. Ou encore, une grue huppée sera venue se poser sur le toit en plein jour, et déterminera le chef de famille à céder la place, qui désormais paraîtra de mauvais augure. La décision du mupfumu pourra en décider autrement, mais la règle générale est que la hutte ainsi exécrée disparaisse. Certains clans cependant ont un usage différent dont nous parlerons plus loin.

Le Choix Des Lieux = Gushaka Ikibanza

 Le coin de terre où se dressera la maison et qui verra les humains peiner et se démener, n’est pas laissé au libre choix de l’homme. Il peut bien préférer tel lieu à tel autre, mais il n’en est pas le maître. Les esprits aussi ont leur mot à dire, et s’ils ne sont pas d’accord on n’y bâtira pas. L’homme donc, fera tout d’abord son choix de l’emplacement où il aimerait voir se dresser sa nouvelle demeure, il y coupera une poignée d’herbes, qu’il emportera chez le mupfumu. Celui-ci décidera au moyen de ses instruments divinatoires si l’emplacement convoité est agréable aux mânes, ou s’il sera fatal à l’habitant de la future demeure. C’est ce qu’ils appellent « Gushaka ikibanza » — chercher un terrain de construction.

Si la consultation est négative, le propriétaire ira choisir aux environs un autre coin, et procédera de la même façon jusqu’à ce que les esprits se déclarent satisfaits, ce qui ne se fait qu’avec force cadeaux au mupfumu.

La réponse est donc affirmative. Cependant, ce résultat obtenu ne calme pas toutes les craintes ni tous les doutes, car toute volonté humaine peut être sujette à l’erreur et à la corruption. Dans un événement aussi grave que la construction d’une hutte et à cause des conséquences immenses que peut avoir sur la famille le moindre faux pas, il faut encore que la confirmation du jugement porté soit donnée par une intervention supérieure indubitable.

Le soir donc, au début de la nuit tombante, le propriétaire en compagnie de sa femme, se rend à l’endroit approuvé. Ils ont emporté huit feuilles d’un arbre appelé « umuko » et une petite quantité de beurre. Sur chacune de ces feuilles ils placent une boulette de beurre de la grosseur d’un petit pois, et les disposent de ci de là sur l’emplacement probable de la future maison. C’est à l’insu de tout le monde et dans l’obscurité que cette démarche doit être faite, afin de dépister toute volonté perverse qui voudrait leur nuire. C’est le « kurâliza ikibanza ».

Le lendemain à la pointe du jour, ils s’en reviennent voir ce qu’il est advenu de leurs témoins. Trois cas peuvent se présenter ou bien le beurre a disparu, — ou bien il est intact, — ou enfin quelques boulettes ont été entamées par les fourmis, ou les oiseaux. Les conclusions qu’ils tirent de l’événement sont donc de trois sortes. Si tout a disparu, un mauvais sort pèse sur ce lopin de terre, (« hirabuye ») et des malheurs probables poursuivront celui qui osera y bâtir malgré l’avertissement ; mais il pourra en somme à ses risques et périls engager la hutte. Autrement sérieuse est la menace quand on y retrouve tous les témoins intacts ; ce lieu est un « nkunduke », un lieu de haine, un enfer. Si jamais on osait bâtir en un endroit aussi manifestement maudit, ce serait à brève échéance la destruction et la perte de toute la possession et la mort certaine de tous les membres de la famille.

La certitude définitive que l’emplacement choisi est agréé en haut lieu et qu’il sera béni (« hêze »), c’est que les petites fourmis appelées « ubushishi » ou les bergeronnettes, tant respectées par les indigènes et si grands amis du laboureur, ont entamé ou même emporté quelques boulettes de beurre. Ici on pourra bâtir en confiance et vivre sans crainte.

Tout aussitôt, le propriétaire prend possession du terrain. Sans retard il plante, à l’endroit où sera approximativement la porte d’entrée de la nouvelle demeure, une branche de ficus « umuvumu » et une autre de « umuko ». Ces deux bois, appelés « imâna » (gardien) écarteront du terrain tout mauvais sort jusqu’au jour où l’on pourra commencer les travaux.

La Construction

Si ce n’est déjà fait, on accumule les matériaux nécessaires pour terminer en un seul jour de travail le montage dela carcasse de la hutte. D’après la grandeur de l’habitation, il faudra de 200 à 400 jeunes arbres bien droits d’une longueur moyenne de 4 mètres et d’un diamètre de 6 cm appelés « imiganda », qui serviront à former le bâti de la construction. Dans toutes les bananeraies on trouve de ces bois, qui sont soignés par chaque propriétaire en vue des besoins éventuels. Ces bois ne sont jamais employés comme bois de chauffage, mais sont jalousement réservés pour les constructions. Jamais non plus un indigène n’en plantera de nouveaux, pour la bonne raison, dit-on, que celui qui planterait un arbre en mourrait. Ils n’ont d’ailleurs pas à s’en occuper, car les multiples graines qui proviennent de ses fleurs et qui armées de deux ailettes s’en vont se poser un peu partout dans les terres cultivées, les en dispensent heureusement. Les graines germées en pleine bananeraie sont toujours respectées, car au bout de 4 années elles donneront des bois de la taille recherchée. A côté de ces « miganda » il faut faire la provision de roseaux, qui serviront à remplir les interstices des bois et constitueront les bourrelets de l’armature. D’autre part on ira au marais couper des papyrus dont les écorces tordues des deux bouts à sens contraire formeront les cordes d’assemblage.

Dès que ces matériaux sont sur place, et que le vin de bananes est en proportion des ouvriers que réclame la construction, le chef de famille va engager ses amis, parents et connaissances à venir lui donner leur concours. C’est un travail qu’on ne refuse jamais et que tous aiment à faire, parce que nul ne peut se passer de l’autre dans une circonstance semblable, — parce que de copieuses rasades de vin de bananes ou de bière de sorgho, « amarwa n’urwagwa » viennent remettre de l’entrain là où il en manquerait, — et enfin à cause du grand nombre d’ouvriers bénévoles, le travail de chacun est réduit au strict minimum qui l’empêche de se fatiguer. Seuls ceux qui dans nos pays de vignes ont assisté à la liesse des vendanges peuvent se faire une idée de la gaieté qui règne jusque dans la nuit autour d’une hutte en construction.

Au jour convenu, tous les ouvriers, chef de famille en tête, préparent avec leurs pioches l’emplacement où se dressera la construction. Il faut aplanir le terrain, entailler la montagne et ramener la terre meuble du côté de la pente, ce qui constitue souvent un important effort vu la déclivité des pentes. Par l’effet de la loi du moindre effort, ils ne charrient pas plus de terre qu’il n’en faut pour obtenir une surface suffisante pour la construction, quitte à arranger plus tard les abords de la maison. On va au plus pressé, et pour aujourd’hui ils n’ont que l’établissement de la hutte en vue et l’aplanissement de son assise. C’est le « gusasa ikibanza » (égaliser le terrain).

On procède alors au tracé de la construction à faire. Et d’abord, on établit le rayon du cercle que forme toute hutte indigène. Ce rayon est toujours déterminé par la somme de la hauteur d’un homme et la longueur d’un manche de pioche. Comme le manche de pioche a une longueur type, le rayon de la maison dépendra toujours de la hauteur de l’homme qui servira de mesure. Il appartient au propriétaire de désigner celui qui délimitera la circonférence de son habitation.

Pour ce, l’homme choisi se place au centre de la place préparée, se couche à plat ventre la tête dirigée vers l’extérieur en ayant soin de toucher de ses doigts de pied la place où il se tenait debout. Il étend les bras en prolongement de son corps, en tenant le manche de pioche dans toute sa longueur. A l’endroit où touche la pioche on arrêtera le rayon de la circonférence. L’homme se relève alors, plante un piquet au point même où reposait son doigt de pied, y glisse le noeud-coulant d’une corde en sorte que celle-ci puisse pivoter librement autour du piquet, tend la corde jusqu’à la hauteur où a touché la pioche, attache celle-ci à la corde et commence à tracer la circonférence en tenant le rayon toujours tendu. Un ouvrier qui suit agrandit le tracé encreusant une rigole. On a ainsi un cercle complet et la ligne de démarcation dans laquelle se dressera la paroi. Cela fait, on arrache le piquet planté au milieu, un ouvrier à la même place creuse un trou, dans lequel on enterre la corde qui vient de délimiter la future maison en y joignant un fruit appelé « umutanga ». Ce rite, « gutanga umulozi nu mwanzi », a pour effet d’éloigner de la future habitation toute atteinte provenant de la haine et de la jalousie. Pourquoi y ajoute –t-on ce fruit du « mutanga»? Uniquement à cause de sa consonance avec le verbe « ku-tanga », prévenir, prendre les devants. Une sorte de mnémotechnie à l’usage des foules et qui remplace de longues explications.

Pendant ce temps un ouvrier a commencé à tailler en biseau le gros bout des perches qui vont être plantées en terre, en suivant la rigole tracée. Si le sol est trop dur, on verse un peu d’eau à l’endroit où sera enfoncé le bois ; parfois l’eau est trop éloignée, on utilise alors un tronc de bananier coupé en morceau, dont on pose une tranche au point où sera piquée la perche ; en traversant cette tranche le bois entrainera la sève dans la terre et ramollira le sol.

A partir de ce moment, personne des ouvriers ne peut plus fumer, ni, ce qui est plus grave, boire. C’est une interdiction que personne n’oserait transgresser, et comme l’usage de la pipe est comme une seconde nature, vous trouverez toujours quelques fumeurs enragés, qui pour se livrer tout de même, malgré la loi inexorable, à leur âcre passe-temps, s’en vont en contre-bas derrière une butte se donner l’illusion qu’ils ne sont plus au travail. Cette interprétation est couramment admise. L’interdiction semble donc toucher seulement ceux qui actuellement enfoncent les piquets. D’ailleurs, dès que tous les bois sont plantés formant comme un cercle de lances inégales, et avant de les relier entre eux par les bourrelets de roseaux, le chef de famille lève l’interdiction qui pèse à tout le monde, par le rite suivant, appelé « kurira mukibanza », c’est-à-dire « manger sur le terrain ». A cet effet, le propriétaire etsa femme entrent à l’intérieur de la cage réalisée, vont s’asseoir au fond, face vers l’entrée et boivent chacun deux gorgées de lait caillé ; ensuite ils se lèvent, viennent s’asseoir près de l’entrée, face vers le fond et boivent de même chacun ses deux gorgées de lait. A partir de ce moment, on peut sans danger et sans inconvénient boire et fumer tout à son aise, même quand on en sera à la couverture en chaume. Par contre, une nouvelle interdiction entre en vigueur dès cet instant ; aucune lance ne peut entrer dans la maison en construction. Pour le rite du « kulira mo » encore une remarque ; si celui qui fait construire est un jeune homme non encore marié, ce sont ses parents qui le remplissent à son lieu et place.

Au milieu des jacasseries, des chants, des cris qui montent à un diapason toujours plus haut au fur et à mesure que le vin de bananes baisse dans les cruches, on continue la construction. Un premier bourrelet assez gros de roseaux, assemblés en un long boyau, est assujetti aux bois plantés, à hauteur des épaules ; c’est la « nyina », le bourrelet-mère. D’autres bourrelets en nombre plus ou moins nombreux sont fixés au-dessous et au-dessus, et entre les interstices des bois, on enfile des roseaux en position debout, en sorte que tantôt le tout ressemblera à une grande cage à claire-voie. Entre temps, à l’intérieur de la cage, on tresse avec des roseaux écrasés et des boudins de papyrus la clef de voûte, qui s’élève en hauteur en même temps qu’elle s’élargit. Quand elle a atteint la hauteur et la largeur voulues, on incline sur cette clef de voûte tous les bois de la circonférence et on les y fixe solidement. Les mêmes bourrelets qui depuis le bas de la carcasse unissent les bois, sont continués ainsi jusqu’à la clef de voûte et arrondissent le haut de la construction comme une demi-sphère. Arrivés à ce point, les ouvriers peuvent quitter le chantier. Rarement ils quittent avant d’avoir terminé ce travail.

Dans les jours qui suivent, on va à la coupe des herbes qui serviront à couvrir. C’est un travail pénible et parfois assez lent, quand l’habitation est haut perchée et que le marais le plus proche est dans la dépression. Botte par botte cette herbe est coupée dans le marais et apportée sur la hauteur, où elle est entassée jusqu’au moment de la reprise du travail. On place alors une première rangée de bottes debout autour de la carcasse, suivantes, les bottes sont simplement couchées en les étalant toujours le gros bout vers le bas. Ainsi jusqu’au sommet. Là, on pique à travers la clef de voûte un bâton de deux mètres de long autour duquel seront disposées les dernières bottes dans tous les sens afin d’obtenir une étanchéité complète. Une ultime botte de paille sera piquée dans ce bois et rabattue en circonférence ; c’est elle qui retiendra le chaume contre les coups de vent. Comme il a été indiqué dans les pages qui parlent de la naissance, tout homme marié qui attend une augmentation de famille, devra se ceindre les reins d’une corde pendant qu’il travaillera à la couverture d’une maison. Contrevenir à cette loi, serait exposer épouse et enfant à une mort certaine.

La Prise De Possession — Gutasha Inzu

La maison une fois couverte, c’est au propriétaire à en prendre possession. A cette fin, en compagnie de sa femme, il retourne à sa demeure précédente ou à l’endroit où elle se trouvait, s’arme de sa lance tandis que la femme saisit la grande cuillère à pâte (umwuko), et ensemble ils s’élancent vers la nouvelle demeure, sous les cris de joie et d’encouragement des assistants. Arrivés dans l’intérieur, le mari plante sa lance à l’entrée, près de la porte, en signe de domination et de protection, la femme de son côté pique sa cuillère au fond de la demeure à l’endroit où sera établi la paroi qui séparera le foyer du reste de la hutte, Elle assume par là le soin du ménage.

A leur suite tous les assistants pénètrent dans la nouvelle demeure ; de nouvelles cruches de « nzoga » (vin de banane) sont apportées pour fêter la dédicace de l’habitation « Kumulikira Lyangombe inzu», — offrir la maison à Lyangombe, Tout le monde dans le centre de la maison est accroupi autour des cruches, tandis que le propriétaire a saisi sa lance, et debout près de la porte, attend que sa femme au fond de la chambre se tienne debout elle aussi, tenant en main la cuillère apportée tout à l’heure. L’homme alors tient à peu près ce langage : « Voici la maison que tu m’as donnée, Lyangombe, Biheko vivant, que tu vives! Tu m’as fait trouver un endroit favorable, qu’Imana te protège ! Maintenant voici la boisson que je te donne, à toi et à tes gens qui m’ont bâti. Sois satisfait, Puis donne-moi d’être heureux, d’y avoir des enfants et d’y posséder en paix mes biens. » Pendant qu’il parle, la femme tire de sa gorge des sons rauques, des grognements d’assentiment, car elle représente Lyangombe et doit révéler les sentiments de celui-ci. Tous les assistants battent des mains en cadence en signe d’assentiment. Avec les dernières paroles du chef de famille et le dernier grognement de Lyangombe, tout le monde présent se donne à coeur-joie, à la boisson et aux chants. On remarquera que jamais nos indigènes ne séparent les deux.

Puis dans la nuit, quand rien ne reste plus au fond des cruches, chacun s’en retourne vers sa demeure, tandis que le propriétaire de la nouvelle maison s’étend sur une couchette provisoire : « Gutaha ikibanza ». De toute façon, il faut que cette première nuit se passe dans la nouvelle maison ainsi consacrée.

Dès la pointe du jour, le lendemain, la femme se lève et s’en va moudre du sorgho pour la confection de la première polenta (Umutsima). Celle-ci prête, l’homme se lève aussi et ensemble ils font leur premier repas. Jamais et dans aucun cas, on ne doit manger un met quelconque avant cette pâte, qui est dite« bwami », reine des aliments, car, disent-ils, quand Imana, créa les plantes il nous donna d’abord le sorgho. Cette cérémonie terminée et qui s’appelle « Kuganuza ikibanza » (faire donner les prémices à la nouvelle maison), les habitants du nouveau logis peuvent se croire maîtres chez eux. Il y a cependant quelques restrictions, comme nous le verrons dans la suite.

L’Aménagement

Sous ce titre, nous rangeons tous les petits travaux qu’exige l’installation intérieure et extérieure d’une nouvelle habitation. L’intérieur jusqu’ici n’est qu’une chambre plus ou moins vaste où sont plantés des piliers dans un désordre apparent, servant à soutenir la voûte et son énorme poids de paille. Cependant aucun de ces piliers n’est placé à un endroit arbitraire et quand les parois seront établies entre les divers piliers et divisant le logis en plusieurs réduits, on n’aura aucune remarque à faire au sujet de la disposition de ces piliers, et de tout l’intérieur. Des parois en roseaux, garnies d’argile mélangée à de la bouse de vache et courant de pilier à pilier, forment la séparation entre le centre de la maison, où tout le monde est admis et les petites chambrettes destinées à la vie plus intimé du chez soi. La chambre centrale aura en son milieu un foyer autour duquel viendront s’asseoir les amis de passage et où l’on passera en famille les longues soirées froides tout en devisant sur les événements du jour. Tout autour, les parois séparent le réduit réservé au lit et celui du foyer de la cuisine. Ces deux séparations au moins se trouvent dans toute habitation indigène. Les entrées en sont protégées par une natte d’herbes, fixée entré deux piliers. Jamais la mère de famille ne cuira ses aliments sur le foyer de la chambre centrale, ni ne viendra manger là en compagnie d’étrangers. Pour cela le foyer du petit réduit lui est réservé, C’est là aussi qu’elle recevra ses amies, quand des hommes encombrent le reste de la maison. Sa mise en placé doit d’ailleurs se faire par la belle-mère. Le lit occupe tout le coin à lui réservé et on y monte par côté comme les lits bretons. L’accès en est fermé par une natte dans son milieu. Il n’a de remarquable que sa hauteur, et un escabeau formé de bois fichés en terre sert à franchir l’espace qui le sépare du sol. Il est construit tout entier en rondins crus : quatre branches fortes et fourchues, fixées dans le sol au quatre coins, soutiennent les deux traverses latérales, sur lesquelles sont allignés dans la largeur d’autres rondins. Sur celui-ci reposent quelques brassées de branchages qu’on égalise tant bien que mal et qu’on recouvre d’une épaisse couche d’herbes qui forment matelas. Par- dessus viennent deux ou trois nattes tressées qui servent de draps et de couvertures. Un bloc de bois ou une bûche, recouverts d’un peu d’herbe et du bout extrême de la natte, forme le traversin.

Toutes les parois sont ensuite ornées de dessins ocre, rouge et blanc selon des motifs linéaires au goût de la mère de famille. Seules d’ailleurs femmes et filles ont le droit de faire ces enjolivements.

Dès que ces travaux d’intérieur sont terminés, le père de famille procède à la construction d’une hutte destinée au mâne de feu le grand-père. Cette construction est de rigueur. Déjà au moment où l’on plantait sur l’emplacement choisi les deux branches de muko et muvumu en signe de prise de possession, le père de famille avait, dans les environs immédiats dans un endroit quelconque, donné un coup de pioche, enlevé une motte de terre et piqué une branche d’arbre. Pendant tout le temps du travail cette branche avait servi d’abri provisoire au mâne protecteur. Maintenant il faut lui construire un abri définitif, suffisamment grand pour qu’un homme puisse s’y étendre de toute sa longueur, Ce « kararo » sera bâti très soigneusement. Devant les esprits elle témoigne que la propriété actuelle remonte déjà à plusieurs générations et que personne ne peut interjecter protestation contre l’occupation actuelle. C’est de laconvention. Plus tard, selon les besoins et les avis des bapfumu, il s’accumulera un nombre plus ou moins grand de huttes aux mânes (amarâro) autour de la maison, mais celles-ci ne demandent aucun effort d’imagination trois bâtons de 30 à 40 cm. disposés en triangle et reliés en haut par une ligature ; là-dessus une poignée d’herbes, qu’on ‘ne renouvelle d’ailleurs pas.

Le grand kararo, primitivement réservé aux mânes de grand-père; est très vite employé à des usages utilitaires et c’est sous son toit protecteur qu’on remise assez régulièrement les récoltes, quand sous la menace des pluies il faut rentrer le grain mis au grand soleil.

Toute habitation, même bâtie en pleine bananeraie, est entourée d’une haie vive qui la sépare, elle et sa cour, de la propriété avoisinante. Cette haie est composée presque uniquement de branches de ficus. Ce bois prenant facilement racine, il suffit d’enchevêtrer les branches en les plantant en terre et de les relier par des bourrelets de roseaux. Dans les interstices sont plantées quelques plantes grasses qui, en se développant en même temps que les ficus, rendront cette haie sinon impénétrable, au moins dangereuse.

En plantant cette haie, le propriétaire doit toujours avoir soin de commencer, à l’endroit même où sera l’entrée de l’enceinte, par fixer d’abord le couple protecteur, umuko et umuvumu, deux bois qui prennent le nom d’imana ou mulinzi (gardien). Manquer à ce devoir serait laisser la porte ouverte à tous les malheurs, et s’exposer à être expulsé sous peu par le concours de toutes les malveillances. Le mulinzi de l’entrée au contraire détournera tout ce qui pourrait nuire au bien-être de l’habitant.

Entre la haie et la maison, il reste tout autour un espace qui devient cour (imbuga) sur le devant, et dépotoir (ikibara) sur l’arrière. Ici sont déposés tous les détritus et balayures, et on y cultive les quelques pieds de tabac que possède chaque famille.

Sur le « mbuga» devant la maison, se passera le plus clair du temps pour les occupations qui retiennent à la maison. Dans un coin, pas trop loin de l’entrée de la hutte, se dressera aussi le grenier à grains, « ikigega ». C’est au moment de la moisson que sera placé ce grenier. Il consiste essentiellement en un immense panier en clayonnage de tiges de sorgho ou d’écorces de bambous. Son diamètre est souvent de 2 mètres sur une hauteur de 3 mètres sous le toit. Chaque enceinte possède généralement plusieurs de ces greniers, d’après l’importance et la variété de la production des champs. Car on n’y mélange pas les diverses récoltes. Ces paniers sont faits sur commande par des spécialistes ou achetés tout fait. A l’endroit où un de ces paniers devra être, on fait d’abord une butte avec de la terre ; sur cette butte une pierre plate est couchée ; vient ensuite le panier placé debout. Tout autour, des piquets solides sont fichés en terre en sorte qu’ils encerclent le pourtour jusqu’aux deux tiers de sa hauteur. Dès que la carcasse est debout et avant qu’on y mette son toit en forme de chapeau pointu, le patron va couper dans son champ une tige de sorgho et vient la planter à côté du grenier afin qu’il fasse connaissance avec le fruit qu’il devra contenir. S’il est destiné aux haricots, on suspendra un plant complet à son flanc. Jamais il ne devra contenir d’autre récolte que celle pour laquelle il a été bâti. Ceux qui n’ont pas une récolte suffisante pour remplir un grenier à l’extérieur, mettront tout dans des ballots, qu’ils gardent dans la maison, entre le lit et la cloison de la hutte, à l’abri des convoitises des voleurs. Tous les éclats de bois qui proviennent des piquets qu’on a dû effiler pour les enfoncer en terre, sont soigneusement ramassés, car si un malveillant venait à s’en emparer, il pourrait faire du tort au propriétaire, en lui jetant un mauvais sort. Ensuite on glisse au fond du panier un caillou ou un coussinet de portage, parce que en aucun moment le grenier ne doit être complètement vide, et quand la nuit est venue, le père de famille s’en va couper des feuilles de bananier et en habille le pourtour du panier comme d’une ceinture « ko atarara atambaye », disent-ils. «qu’il ne passe pas la nuit sans vêtement ! » Pourquoi dans cette phrase emploient-ils la troisième personne réservée aux êtres humains ? Pour quelle raison le nouveau grenier doit-il passer la nuit « en habits » ? Nous n’avons pu obtenir l’explication à ces questions, — Cela fait, on allume du feu dans la cour et ou veille toute la nuit, de peur qu’un empoisonneur ne vienne y jeter un mauvais sort. Le lendemain, ou plus tard si la moisson ne peut encore se faire, on couvre le grenier de son chapeau.

Parfois les circonstances demandent qu’on change de place sans changer de domicile. Dans ce cas, on procède au déplacement et au transport de la case, sans détruire le bâti. Toute la paille est enlevée et sur le pourtour de la hutte, on dégage la terre pour soulever les bois de la carcasse. Quand tout est prêt, et que le nombre des ouvriers est suffisant, on soulève la maison, chacun arrachant son piquet qu’il soutient pendant le transfert. Pour réussir dans cette besogne, il faut que toutes les femmes des environs, munies de vans et de paniers viennent montrer le chemin et guider la maison vers l’endroit choisi. Pendant le trajet, elles ne cessent de danser et de gambader devant les porteurs, tout en chantant et criant, d’aller et venir en agitant leurs ustensiles devant elles, pour dépister les mauvais esprits qui rôdent autour de la maison. Elles ne se reposent que parvenues au nouvel emplacement répéré selon les coutumes énoncées au début,

 Pratiques Particulières

Maintenant tout est en place. La maison a été construite dans l’observance stricte des coutumes, sur le terrain choisi en conformité avec les indications dictées par un pouvoir supérieur ; le chef de famille en a pris possession avec le cérémonial de rigueur ; l’aménagement intérieur ne laisse rien à désirer et le petit enclos qui entoure l’habitation semble protéger le maître de céans et sa famille contre toute influence funeste, car le « mulinzi » de l’entrée a pris racine, ses fleurs d’un rouge flamboyant jettent une note gaie dans le vert foncé des bananiers, le grand « kararo » de grand-père, dévotion des habitants au culte des disparus, est bâti. On pourrait croire qu’enfin le maître du logis peut fouir en paix de l’existence et se livrer, sans retour inutile sur le passé, à ses occupations de cultivateur, chasseur, éleveur, ou pratiquer sa spécialité s’il est forgeron ou vannier. Il n’en est rien. Chaque jour une circonstance imprévue, un hasard inéluctable, un rien, le mettront dans des inquiétudes impossibles ; la moindre rencontre, le plus infime accident de la vie journalière, l’obligent à des pratiques vaines, qu’on se demande comment l’homme peut vivre dans un état de choses pareil et comment il n’a pas depuis longtemps abandonné maison et bananeraie pour rentrer dans la vie libre de la forêt ou des grottes.

Dans les lignes qui vont suivre, nous n’énumérerons qu’une infime liste d’exemples qui suffiront, à donner une idée des terreurs qui poursuivent les malheureux habitants. Quand cela vaudra la peine nous indiquerons également le remède qui neutralisera les funestes effets de l’accident. Dans le plus grand nombre de cas, l’application d’une amulette ou l’absorption d’un remède en aura raison ; dans certains cas, il faut procéder à tout un rituel d’observances aussi vaines qu’inutiles.

Si un lézard, dans ses poursuites d’insectes, qui peuplent très vitele clayonnage du plafond, aveuglé et à moitié asphyxié par la fumée, vient à tomber dans le foyer, il faudra arracher celui-ci défense désormais d’y cuire encore ou d’y prendre de la nourriture. Un nouveau foyer doit être installé. Et comme le lézard a libre entrée sans qu’on puisse même exercer une surveillance, on peut se rendre compte des éternels recommencements qu’exige ce parasite.

Un champignon, dénommé « igihumyo », vient à pousser dans la case, et ce sera à brève échéance la mort de la maîtresse de maison. Tout autre champignon pourrait y pousser à son gré, mais celui-ci est funeste, parce que sa signification « l’aveugle » joue avec les mots : prenant sa racine au verbe « kuhuma », il semble accuser la ménagère de ne pas voir les détritus qui s’accumulent dans sa maison « yahumye », elle est aveugle, et donc mauvaise maîtresse de maison.

Un chat domestique effrayé par des chasseurs, se sera mis à l’abri, en se sauvant devant eux dans la maison. Le chef de famille devra racheter le chat en payant une amende de deux chèvres ou moutons. S’il n’en a pas les moyens ou qu’il ne veuille pas le racheter, les chasseurs tueront le chat, mais alors les conséquences peuvent devenir très onéreuses pour le récalcitrant, surtout s’il s’agit du chat d’un chef. Celui-ci en effet ne punira pas les chasseurs qui l’auront tué dans l’exercice de leur métier, mais l’individu inhospitalier qui ne l’aura pas protégé.

S’agit-il d’un chat sauvage, le maître de la maison devra encore payer une rançon sous peine de se voir envahir par une maladie qui causera sa mort.Qu’un chien, en poursuivant les poules ou du menu gibier, monte à leur suite sur la paille de la hutte, et voilà l’habitation exécrée : il sera défendu au mari de rentrer encore sous son toit, tant qu’il n’aura pas fait venir le mupfumu et bu en compagnie de sa femme une mixture, que celui-ci leur aura préparé contre bon argent. Cette boisson neutralisera la mauvaise influence du sort.

Le petit de la brebis dans ses gambades insensées ayant sauté sur le toit, sera impitoyablement percé d’un coup de lance.

Une perdrix affolée et surprise dans la bananeraie et qui se sauve en se faufilant à travers les bois de l’enclos est messagère de malheur. Pour conjurer le sort, on fera passer un chien par le même endroit ou bien encore on jettera une lance au travers de la haie.

Le cas où une grue huppée, «umusambi», vient à se poser sur une hutte, est bien autrement compliqué. Dès que le propriétaire de la case a aperçu l’oiseau juché sur son toit, il saisit sa lance et l’agite avec force gestes, car il ne lui est pas permis de tuer l’oiseau. Quand la grue s’envole, il la suit des yeux jusqu’au moment où elle se pose sur le sol. L’homme alors accourt, et plante sa lance à l’endroit même où elle s’est posée. Sans retard il y construit une petite case en branchages, et vient y demeurer avec sa femme pendant huit jours. Au huitième jour, la femme y baratte le beurre qu’on rapporte à la maison et on détruit la case, pour revenir demeurer dans la maison qui désormais est considérée comme particulièrement bénie.

Si la maison est mal couverte et qu’elle laisse passer la pluie, jamais le chef de famille n’invitera son aîné à grimper sur le toit pour le réparer : celui-ci doit faire ce travail de son plein gré et sans qu’on l’y ait poussé d’une façon quelconque.

Un jour ou l’autre, la hutte devient la proie des flammes. S’il se trouve dans le même enclos d’autres habitations, et qui sont par le fait exposées au même accident, on aura soin tout d’abord de planter une lance à la porte d’entrée de chacune de ces maisons pour empêcher le feu de se communiquer et de se répandre. Nos noirs sont absolument convaincus de l’efficacité de ce moyen. De la case en feu, il n’y a généralement rien à sauver : un tas de pailles sèches posées sur une cage en roseaux et piquets de bois, qui dès le commencement de l’incendie glissent à terre et ferment d’un rideau de flammes la seule issue qu’est la porte basse. L’eau évidemment manque absolument, et alors on essaie d’étouffer le feu sous des troncs de bananiers, qu’on coupe et qu’on jette pêle-mêle sur le foyer de l’incendie. Mais il est extrêmement rare que le suc abondant, qui en découle, le soit assez pour étouffer les flammes. Faute de mieux, les spectateurs du désastre se contentent d’arracher à l’endroit d’où ils voient l’incendie, une touffe d’herbe ou de prendre une brindille de bois qu’ils tendent vers le feu en disant : « Ngubwo ubwatsi, nguwo umuganda !» — « Voici de l’herbe, voici du bois ! » — Ainsi leur propre maison restera indemne, et ils ne seront pas touchés eux-mêmes par cette maladie dite « umuliro » (feu), qui n’est autre que les premières manifestations extérieures de la lèpre. Le propriétaire, dont la hutte est la proie des flammes, contracte de ce fait une impureté légale, qui lui interdit de se mêler à ses concitoyens, avant qu’il n’ait accompli,le rite du « kumara umuliro » — (en finir avec le feu). Sur l’emplacement encore chaud de la maison détruite, il bâtira une case de branchage, dans laquelle il devra passer la nuit avec sa femme, ou s’il est veuf, avec une compagne de circonstance. Toute réserve de nourriture sauvée de l’incendie devra être détruite et personne ne pourra en manger. En outre, tous les habitants de la colline, sur laquelle le feu aura fait ses ravages, s’abstiendront de tout travail pendant une journée. C’est le «kusibira umuliro » — (chômer à cause du feu ou en honneur du feu),

Que ces quelques exemples suffisent pour montrer combien les prescriptions vaines ont de pouvoir sur ces esprits qui se croient sous la domination actuelle d’influences supérieures pour tous les événements de la vie, et sont convaincus, que des pratiques sans aucun rapport avec la cause les protègent ou les guérissent.

D’autres détails, qui vont suivre, ne regardent pas particulièrement l’habitation; cependant, vu que ces faits sont de la vie de tous les jours, il est bon de les insérer ici.

Dans beaucoup de familles, on trouve une pierre à aiguiser, « ityazo », qui sert autant à l’homme pour aiguiser sa lance et sa hachette qu’à la femme son couteau de cuisine. C’est en général une pierre assez grande à grain fin, déposée à côté de l’entrée de la maison ou tout près de l’enclos à l’intérieur. D’autres fois c’est simplement la meule à moudre quand le grain en est assez fin et dur. Si cette pierre venait à se briser par la faute de quelqu’un, il aurait à « kuta ityazo » — (se débarrasser de la pierre à aiguiser). Lors donc, qu’une de ces pierres aura été brisée, on place les morceaux dans un panier et l’on y ajoute un paquet de nourriture cuite ; le tout est remis au coupable qui doit de suite s’en aller avec sa charge aux confins du pays. Arrivé dans un territoire où il est inconnu des passants, il s’adresse au premier-venu qu’il rencontre en le priant de l’aider à poser sa charge, pour qu’il puisse se reposer ; « Ntule » ! C’est un service qu’on ne refuse jamais à personne. La charge une fois à terre, le porteur soulagé, sans mot dire, prend la poudre d’escampette, abandonnant à son samaritain panier, pierre et vivres. L’étranger a compris, il se saisit de la charge malencontreuse et s’en va à son tour à la recherche de quelque isolé charitable, que le hasard lui fera rencontrer et lui jouera la même farce. A moins qu’il ne fasse, comme notre interlocuteur se vante de faire dans une circonstance semblable : « Je me moque du caillou des autres, je mange le viatique qu’on y a joint, et culbute les pierres au fond du ravin ». C’est la solution idéale, et qui doit être la pratique courante, bien que tous n’aient pas la franchise de l’avouer.

Lier un homme pour un méfait est une pratique de tous les jours. L’homme de corvée aura refusé le travail au chef, celui-ci lui fera subir la peine de la ligature. Le roturier en usera de même envers le voleur qui lui aura dérobé son bien ou pour toute autre raison. On en use libéralement, et en nombre de circonstances. La ligature a passé dans les habitudes, et cependant, si elle est un moyen légal de se faire rendre le bien volé ou de faire parler un complice, il n’en est pas moins vrai que le fait de lier un homme entraîne une suspense des droits civiques, et le bourreau, aurait-il agi sous le commandement du chef, n’est plus admis dans la société des hommes et doit même prendre ses repas à l’écart de ses semblables. Avant de recouvrer ses droits, il devra « kumara ingoyi » — (en finir avec la corde), par le même moyen indiqué en tête de l’article sur l’Enfance pour le terme « kulya ».

Un mot aussi au sujet du bétail à cornes, qui fait partie de toute famille, puisqu’il partage le même toit et si le nombre en est trop grand pour entrer dans la maison, occupe la cour qui entoure la hutte. Certaines coutumes à ce sujet sont intéressantes à connaître.

L’achat d’une bête donne toujours lieu à des manifestations publiques dont l’omission conduit fatalement à des procès interminables et parfois à des haines sanglantes entre différentes familles. Au moment de la livraison d’une bête, le vendeur doit remettre une branche d’arbre coupée dans l’enclos du nouveau propriétaire et cela est de l’essence du marché. C’est le « kuvuna agakoni » (cueillir la baguette) — qui affermit le marché, qui sert de témoin que la bête a été livrée, et qui prémunira l’ancien propriétaire contre le risque de réclamations dans le cas où l’animal viendraità crever. Nous avons assisté à des procès où le plaignant était pertinemment dans la mauvaise foi, mais où tous les témoins, cités par l’accusé et qui avaient assisté à la livraison de la marchandise, se récusèrent de témoigner en sa faveur, en assurant qu’ils n’avaient rien vu. En fait la baguette y avait manqué.

Une exigence semblable intervient à la naissance d’une bête. Souvent le propriétaire de plusieurs bêtes en remet l’une ou l’autre, à des amis, à garder chez eux. Si une de ces bêtes vient à vêler, le gardien actuel devra apporter le « ngobyi », qui entourait le foetus, en même temps que l’annonce de la naissance. Faute d’avoir oublié ce détail, qui pour eux est d’une importance capitale, le gardien oublieux sera obligé de payer en représailles une bête adulte. Souvent il ne pourra pas solder, mais comme c’est une dette légale, il n’y a pas prescription pour l’avenir et on trouvera des procès datant de plusieurs années où l’on plaidera pour 30 et 40 vaches, qui sont sensées nées de celle que l’insoucieux aurait dû payer pour son oubli. Seul quelqu’un habitué à cette mentalité et averti de ces coutumes, sera capable de juger en distinguant le vrai du fictif.

Les maladies des bêtes à cornes sont traitées comme celles des hommes, soit par des amulettes soit par des potions plus ou moins efficaces. Certaines bêtes ont cornes et cou littéralement couverts d’amulettes de tous calibres. Inutile d’insister. Les remèdes sont plus intéressants à connaître, Par exemple une bête souffre de maux de tête ; le propriétaire ira capturer une tourterelle dont il coupera la tête. Cette tête est brûlée sous les narines de la vache malade ! la fumée, en montant par les narines dans la tête souffrante, la soulagera et la guérira. Ensuite pour lutter contre le retour du mal, on suspendra les restes calcinés entre les cornes.

Contre les maux de la panse, on fera avaler à la malade quelques perles de verroterie qui remettront tout en ordre.

La traite du lait se fait exclusivement par les hommes ; jamais une femme n’oserait traire. Parfois une jeune fille peut être admise mais exceptionnellement. La traite ne se fera jamais que dans des vases en bois, préalablement lavés dans l’urine et le trayeur ayant eu soin lui-même de se laver les mains également dans le même liquide, ce qui donne d’ailleurs au lait un goût très spécial, auquel le palais européen ne se fait que difficilement, au moins pour le lait frais ; car une fois caillé il perd entièrement l’âcreté de ce goût.

Une jeune bête vêlant pour la première fois est traite seulement la nuit ou dans la maison, car le premier lait ne doit pas voir le ciel.

L’indigène boit le lait soit frais, soit caillé. Cependant s’il provient d’une bête souffrant d’ophtalmie, on ne le boira qu’en caillé. Les coutumes interdisent absolument la cuisson du lait. Ce serait condamner les laitières à une inévitable stérilité.

Certaines professions ont aussi leurs coutumes curieuses : ainsi le voleur, qui de nuit fera la rencontre d’un chacal, s’en retournera à la maison pour cette fois, car cet animal est de mauvais augure. En fait, il va souvent de compagnie avec le léopard, et c’est ce compagnon-là, sans doute, qu’on n’aime pas rencontrer dans les sorties nocturnes. Les perceurs de huttes ne passent jamais par la porte de la maison pour enlever le petit bétail. Ils creusent sur le côté, et, le trou une fois fait, c’est toujours le « copain » qui n’a pas creusé qui entraine la bête après lui avoir donné à lécher du sel pour l’empêcher de crier.