Le travail des champs occupe la majeure partie des soucis de la classe ouvrière du pays. Les spécialités ne nourrissent pas leur homme, et les éleveurs de grands troupeaux de bétail sont généralement les chefs qui peuvent vivre de leurs bêtes, à condition qu’ils aient continuellement à leur service le roulement d’équipes de travailleurs en prestations. Dès qu’il peut soulever une houe, le gosse aidera aux travaux de la terre, et avant qu’il n’ait 14 ans, il aura ses propres champs, ses propres récoltes en dehors des surveillances paternelles. Là, plus qu’ailleurs, il a pour principe : chacun pour soi. L’intérêt personnel, férocement appliqué, étant entre eux la première règle de vie, on comprend que chacun veuille chercher d’abord à mettre sa propre existence à l’abri des aléas de la fortune. Le chef de famille ne s’occupe guère d’améliorer la position sociale de sa progéniture et s’il réussit en affaires, il n’y voit qu’une augmentation de jouissances personnelles. L’égoïsme le plus sordide est la règle générale, et le père ne croit pas déchoir de son rôle en demandant que son fils soit un jour selfmade-man, comme il l’est lui-même : son père à lui, l’a laissé se débrouiller dans la vie, que le fils en fasse autant. Voilà pourquoi tout jeune homme fait ses acquisitions à son propre compte, et cultive sa terre à ses propres frais et profits. Il apprend ainsi expérimentalement que le bon succès de ses fatigues ne dépend qu’en minime partie de la force de son bras et de son activité, quand il s’agit de faire produire à la terre de quoi vivre. Les intempéries malencontreuses, les oiseaux, les insectes, les animaux, les maladies des plantes, lui rappellent sans cesse qu’une force supérieure domine ses efforts et les annihile pour des raisons inconnues de lui. D’où, dans son raisonnement simpliste, la conclusion que les mânes et esprits interviennent ici comme dans tout le cycle de sa vie. Et puisque ces esprits sont les vengeurs de toute transgression des coutumes, il se rejettera sur leur observance avec une fidélité d’autant plus grande et compliquée qu’il s’agit d’intérêts primordiaux. Faire fi de ces us et coutumes aurait une autre conséquence beaucoup plus funeste par rapport à la communauté dont il n’est qu’une unité et qui se vengerait sur l’impie qui par sa négligence et ses fautes aurait provoqué la mauvaise humeur des morts. Ainsi l’inobservance des coutumes consacrées dans les travaux des champs pourra devenir fatale au travailleur négligent ou frondeur. Il suffira en effet, en temps de mauvaise récolte, de pluies excessives ou de sécheresse, de l’avis d’un mupfumu, pour condamner au lynchage l’imprudent dont l’impiété aurait provoqué les calamités publiques.

Il y a des rites généralisés, communs à tous, que nous suivrons pour autant que nos observations personnelles et nos investigations auprès des cultivateurs nous auront permis de les surprendre, et des particularités propres à certaines familles, qu’il est impossible de toutes connaître dans le détail. Forcément nous serons incomplets pour ne pas encombrer la vue générale par des miniatures de détail.

Mais comme les conditions atmosphériques qui peuvent favoriser ou anéantir la récolte en tout ou en partie sont d’une importance capitale pour ces gens qui ne vivent que d’agriculture et d’élevage, nous terminerons par quelques notes sur les coutumes suivies dans diverses calamités atmosphériques (orage et foudre, grêle) auxquelles on nous permettra d’adjoindre celles qui concernent les principaux phénomènes d’ordre astronomique ou géologique.

Avec La Houe

La houe est de tous les instruments, à part la lance, celui qui se repose le moins. Comme ils ne font pas de fortes provisions de vivres, et que d’autre part les différents semis mûrissent en des saisons différentes, enfin, que certaines productions sont récoltées deux fois par un et d’autre tout le long de l’année, on comprend que le travail des champs ne chôme guère. Entre temps, il faut préparer le terrain resté en friche pendant les trois mois les plus chauds de l’année. Tout cela contribue à leur faire perdre toute notion précise de ce qu’est une année. Année et récolte ont le même mot : « umwâka» ; et demander à l’indigène son âge, c’est le placer devant un problème insoluble. Il lui est impossible de faire le compte des moissons déjà vécues, puisqu’il en a plusieurs par an, et en fin de compte on obtient de l’à peu près, qui dépasse très largement les années de Mathusalem. Le seul « mwaka » qui pourrait servir de base un peu sérieuse à la computation des années, sera le « mwaka w’amasaka», la récolte du sorgho (Mil), qui ne se fait qu’une fois dans les douze mois. C’est d’ailleurs sur cette observation que les vieux se basent pour compter à peu près le temps écoulé depuis tel ou tel événement. Mais pour être tout à fait sûrs, ils font intervenir la stature d’un tel ou d’un tel, qui à ce moment était haut comme çà, en dressant la main perpendiculairement, doigts étendus, à la hauteur qu’ils veulent indiquer. Encore ne faut-il pas conclure que dans tout le pays il se trouve un moment reconnu par tous comme le début d’une nouvelle année. Car la récolte du masaka n’a pas lieu partout à la même époque. Tandis que dans la partie sud du Rwanda la récolte se fait en août, elle a lieu en mars-avril dans les provinces du nord et cependant elles ne sont distantes que de 80 km, l’une de l’autre. Dans les deux contrées aussi les deux récoltes se succèdent dans l’espace de 13 mois lunaires. Ce treizième mois est sujet chaque année à des mutilations.

Le premier travail vers la fin des fortes chaleurs consiste à entamer la couche supérieure du sol, durcie par le soleil, afin de permettre aux premières pluies de pénétrer la terre, au lieu de couler en pure perte le long des pentes,. C’est le « kulima », pour lequel on emploie la houe écornée et usée qui porte nom : « ifuni », alors que la houe entière s’appelle « isuka ». Dès que les pluies ont suffisamment imprégné les terres, on retourne le sol « kutabira » et en même temps on plante ou l’on sème. Ce travail du « kulima » et du « gutabira » qui en certaines circonstances se répète deux fois par an sur un seul champ, produit sur le terrain à la longue un curieux effet, qui a fait croire à certains voyageurs de passage que les indigènes établissent à grands frais des étages de culture comme on en voit dans nos vignobles et nos oliveraies. Rien de plus faux cependant. Ces étages se font naturellement par la seule loi du moindre effort, si chère à nos noirs. Le pays est dans la plus grande partie de son étendue montagneuse, et ses champs sont comme accrochés le long des pentes abruptes. Quand on ne fait que traverser le pays on est en effet frappé par ces champs en échelle, qui donnent à la montagne un aspect bariolé, où l’ocre des buttes en forme de murailles se marie au vert et au gris argent des cultures. Obligés de cultiver dans les pentes, nos paysans commencent toujours par en bas et tirent naturellement la terre dans cette direction. Jamais ils ne songeraient à ramener la terre vers le haut, et au bout de quelques années ils auront accumulé dans le bas de leur champ la terre qu’ils ramènent de la partie supérieure. Arrivés à la limite du champ, ils se trouvent devant une butte de 2 ou 3 mètres de haut qui forme la partie inférieure du champ de leur voisin, qui, lui, cultive de la même façon. Il grattera à cette butte pour récupérer la terre qui lui manque et combler ainsi le déficit d’une culture irrationnelle. Si la butte un jour s’écroule, c’est tout profit pour le champ inférieur.

On ne peut cultiver tous les jours et à son gré ; certains jours sont réputés néfastes. Ainsi, quand après une longue période de sécheresse obstinée, les écluses du ciel se rouvrent, le grand faiseur de pluies, s’il est en même temps«muhinza », annonce au son du tambour tant de jours de repos obligatoires qu’il juge bon, et jette l’interdit sur toute la contrée en signe de reconnaissance aux esprits. A la mort du « muhinza » ou d’un chef important, cette défense empêchant toute culture pourra durer plusieurs semaines au grand dam de la population, qui, malgré le danger qu’il y a à remettre le travail à plus tard, n’osera pas contrevenir à une prescription tyrannique qui le mènera peut-être à la famine. D’autres fois la défense de cultiver sera circonscrite à une seule colline ou un territoire. C’est le cas quand un chien est tombé sur un colline soit de maladie soit par accident.

Si le cultivateur frappe de sa pioche dans une termitière, en sorte qu’il mette à jour les blanches galeries des termites, il prendra une poignée de ces débris qu’il laissera retomber sur sa tête et son dos. Rencontrera-t-il un serpent qui se faufile à travers les herbes il se signera en portant l’index de sa main droite au front d’abord, puis à la hauteur de l’estomac, et de là à la nuque. Comment interpréter ce geste, contrefaçon du signe de croix, dans une contrée où jamais Européen n’avait mis les pieds ? Le vieux qui en était l’auteur interrogé sur l’origine et le pourquoi de ce mouvement, donna comme réponse ce mot qui pour eux coupe court à toute investigation « C’est ainsi le coutume chez nous, »

Le travailleur ne peut sans crime chasser la bergeronnette, qui le suit dans le sillon qu’il creuse pour se rassasier des menus vers; coléoptères et mouches qui couvrent la terre fraîchement remuée. Ce délicieux oiseau est d’une charmante familiarité et s’affaire autour des coups de pioche, en prenant ses ébats jusque sur les petits nourrissons qui sont étendus à l’abri d’une branche d’arbre, tandis que les mamans travaillent à quelques pas de là. Si par un coup malheureux un ouvrier tuait un de ces oiseaux, amis de l’homme, le malchanceux devrait se raser tout un côté de la tête, en signe de deuil.

Au Kinyaga, la journée du travailleur des champs est de 6 heures, tandis que dans le reste du Rwanda elle est au moins 8 heures. Cela tient à ce que le munyakinyaga ne prend jamais de nourriture aux champs et sous le regard d’autrui ; on ne lui apporte donc pas sa pitance et il rentre pour dîner à la maison. Autre part, l’ouvrier mange sur place, et ne rentre que vers le soir.

A Propos De Divers Cultures

Dans les paragraphes qui suivent, nous noterons les particularités de chacune des cultures qui remplissent l’année agricole. Nous attirerons l’attention sur les coutumes telles qu’elles sont observées depuis l’ensemencement du champ jusqu’à la récolte. On voudra bien remarquer la diversité des us et coutumes selon qu’il s’agit de telle ou telle graine ou plante, et l’on constatera que nos indigènes attachent une importance primordiale à la fidélité aux moindres détails de ces prescriptions. Ils ont en elles une confiance aussi solide qu’en les efforts de leur propre activité. En cela ils sont conséquents avec leur proverbe « Imana irafashwa ! » On ne fait qu’aider Imana.. En tout cas, il est difficile de ne pas reconnaître dans la complexité de leurs pratiques, une croyance qui dépasse de loin la simple conviction que ce sont des usages traditionnels.

Eleusine et Millet

Ces deux cultures., celle de l’éleusine « uburo », et celle du millet, « amasaka », donnent lieu aux mêmes pratiques ; nous les traitons donc sous un titre commun.

Quand l’époque de l’ensemencement est arrivée, il appartient au chef de famille, et à lui seul, de déterminer le jour des semailles. A lui la prérogative de « kumara ikibibiro » seul il a le droit de passer la nuit qui précède les semailles dans son lit, tandis que tous ses fils mariés devront dormir par terre.

Dès la pointe du jour, tous ensemble se rendent aux champs. Chacun emporte sa houe, l’un d’eux enveloppe de la braise dans une poignée d’herbes fanées, entourée d’écorces de bananier (« ibirêre»), qu’il déposera au bord du champ, et chacun aura soin, durant le travail, de surveiller le feu et de l’entretenir à temps, de peur qu’il ne s’éteigne, car « ntibabibira ku kizima », on ne peut semer le grain devant un feu éteint. On constatera le caractère sacré de ce feu par ce fait que personne ne pourra allumer sa pipe à cette braise. Quand on voudra fumer, on ira, chercher un charbon dans une maison du voisinage, dût-on y perdre un temps considérable. De même les passants ne se serviront jamais à ce foyer improvisé, et le seul fait d’en demander un charbon est considéré comme une provocation, qui pourra se payer cher, tandis qu’en d’autres circonstances il y aurait une grossière injure à refuser de la braise à un fumeur.

On a emporté aux champs également un panier contenant la semence, sur le haut duquel on a placé une branche d’une solanée, appelée « intobo », en même temps qu’un paquet contenant une boule de polenta de millet, cuite de la veille. C’est le « mutsima w’umwicura ». Quand on a déposé l’enveloppe qui contient la braise au coin du champ et ravivé la flamme, on plante la branche du ntobo en terre, et chacun reçoit une bouchée du mutsima, qu’il consomme. L’ensemble de cette pratique s’appelle « guhakira ikibibiro ». On peut traduire cette expression par : « se mettre au service des semailles, ou faire la cour aux semailles. » C’est le terme même usité dans leurs relations avec les grands chefs et le roi, quand pour obtenir leurs faveurs ils se font leurs clients comme jadis la plèbe romaine aux portes des nobles. Une autre pratique encore est basée sur l’assonance de mots, comme nous le constaterons encore bien des fois. Dès le début de la saison qui nous occupe, les pêcheurs du lac Kivu affluent sur les marchés avec les sardines appelées « utuhûza ». Les familles, dont le catalogue de coutumes contient cette pratique, achètent de ces poissons et les enterrent dans le champ une fois ensemence ; c’est le « kuhûzura, »,et qui a pour résultat que les greniers se rempliront, et cela pour la seule raison apparente que « se remplir » se dit ; « kûzura ».

En finissant de semer, on aura soin de réserver une dernière poignée de graines, qu’on devra rapporter à la maison. Il n’est pas permis d’épuiser le fond du panier, et le reste devra pourrir dans la hutte, si on ne veut pas compromettre toute la récolte en espérance.

Quand les jeunes plantes sont déjà grandelettes, on procède au sarclage, « ibagara ». Cette fois, on emporte encore un panier avec une branche de ntobo et une boule de mutsima, ainsi que le feu, et l’on observe les mêmes rites que lors des semailles, mais au lieu de houes, on emporte des binettes, qui ne sont autre chose que des bois de 0,60 a 0.80 m, de long, dont le haut se termine par une branche en crochet. Ce crochet sert à remuer la terre autour des racines, afin de les aérer et faciliter l’accession de l’eau de pluie. Le terme « ikoza lyo kubagara » qu’on emploie pour ces actes et qui signifie « touche légère de sarclage », ne veut pas dire qu’on procède au travail du sarclage, mais qu’on accomplit les rites du cérémonial du sarclage. Jamais dans les champs cultivés par la mission ou des étrangers, on n’aurait pu se servir de ce terme ; tous disaient alors simplement « Tugiye kubagara », – nous allons sarcler- parce que ces champs ne tombaient pas sous leurs lois.

Au terme de la journée, le chef de famille coupe une poignée de la moisson sur pied, en fait un petit paquet, qu’il rapportera à la maison pour le fixer à l’intérieur, au-dessus de la porte d’entrée. Ce « kumanikaamasaka » (pendre le millet), est pratiqué pour montrer le chemin à la moisson future et lui faire connaître la direction qu’elle devra prendre et la fin pour laquelle elle mûrit,

Six ou huit mois après les semailles, selon l’altitude de la contrée, approche la saison de la moisson. C’est encore le chef de famille, qui a le privilège de « kurya amasaka » lui seul de tous les hommes mariés qui habitent dans la même agglomération, a le droit cette nuit-là de dormir dans son lit. Au réveil, un des membres de la famille s’en va dans le champ couper quelques épis mûrs, qu’il rapporte à la maison. Ces épis sont égrenés sans retard et les grains moulus par les femmes ; de la farine, elles cuisent la pâte de mutsima, dont chacun mange une bouchée. La grande louche qui a servi à mélanger l’eau bouillante à la farine n’est pas essuyée, et si aucun reste n’y était adhérant on l’enduirait de ce qui subsiste au fond de la cruche, et on la pique au-dessus de la porte d’entrée de la hutte. Par ce rite, ils prétendent chasser la famine : « kwirukana inzara ». Dans d’autres clans, on mélange au mutsima le suc d’une plante appelée « kinyundonyundo », et alors ce rite prend le nom de « guhakira umuganura », préparer les prémices.

Au lendemain de la coupe des graminées, la louche est décrochée et l’on se partage les restes qui y ont séché. La récolte du millet, « amasaka », se fait soit avec le coutelas (imbugita), soit avec la hachette (umuhoro). Dans les deux cas on dit « gutema amasaka », (couper le millet). Tige par tige il est ainsi coupé à 10 cm. du sol et disposé en couches profondes, en sorte que les épis couvrent toujours les tiges du rang inférieur. Toute la récolte se trouve ainsi à la fin de la journée ramassée sur un espace relativement restreint et se présente comme un vaste tapis ocre. Jusqu’à maturité complète, la récolte reste alors étendue à même le sol, sous la garde des enfants qui ont charge de la préserver de l’invasion des oiseaux granivores. Dans certaines contrées où les pluies menacent plus souvent, au lieu de coucher les tiges coupées, on les repique dans le sol sur un espace beaucoup plus restreint, ce qui permet de devancer le temps de la coupe régulière tout en empêchant le grain de se dessécher trop vite. En même temps la surveillance du champ est facilitée d’autant, couvrant moins de superficie.

Le coupe de l’éleusine (uburo), s’appelle « kugesa » et se pratique soit avec un petit couteau, soit avec les seuls doigts. L’épi est brisé au ras de la tige et ramassé dans des paniers qu’on rapporte à la maison.

Dès que la moisson coupée est suffisamment mûrie, on procède à l’«isarûra ». La rentrée des grains donne lieu à une cérémonie qui confirme la raison apportée ailleurs pour déterminer la fin et le début d’une nouvelle année.

Au fur et à mesure que les ouvriers rapportent du champ les épis qu’ils ont définitivement séparés des tiges, on les verse dans les greniers (ibigega) préparés pour les recevoir. Pendant ce temps la mère de famille s’est emparée d’une quantité suffisante d’épis pour préparer le repas qui va suivre. Femmes et filles se pressent autour des pilons et des meules, tandis que dans un coin de la cour on vient de tuer une chèvre ou, si le propriétaire est riche, un boeuf ; car le « mwaka mushyashya » est un grand jour, et pour goûter la nouvelle récolte, il faut faire les choses en grand.

 

Quand le repas est prêt, chacun prend d’abord une bouchée de la pâte nouvelle en disant : « Ndawurya, ntûndya ; ni umwaka mushyashya ! » dont le sens littéral est comme suit « Je le mange, il ne me mange pas ; c’est la récolte nouvelle ! » C’est évidemment sur les explications des indigènes qu’il faut se baser pour suppléer à la concision de cette formule, et ces explications se complètent les unes par les autres. Les uns l’entendent dans ce sens : « C’est moi qui entame cette nouvelle récolte, ce n’est pas elle qui me maîtrisera » ; d’autres expliquent « comme j’ai terminé l’année qui vient de finir, la nouvelle aussi sera à mon avantage. » Il semble donc bien que nous nous trouvons plutôt devant une incantation à l’adresse des malheurs que le temps ouvert par cette récolte nouvelle pourra leur réserver. Et en mordant à pleine bouche dans les premiers épis gagnés sur la nouvelle récolte, on veut s’assurer l’avantage d’en dominer toutes les menaces pour l’avenir.

La récolte du sorgho, en principe, doit être assez abondante pour durer les douze mois jusqu’à la prochaine récolte. Pour être sûrs que la réserve fera ce temps, et que malgré une gestion inconsidérée elle ne pourra pas être dilapidée avant l’époque fixée, on doit déposer au fond de la « kigega » qui sert de grenier, une pierre ou un coussinet de portage, avant d’y verser la récolte de l’année, C’est ce qui s’appelle le « gutêra irema ». Cette expression est la seule à notre connaissance, qui renferme le terme « irema » qui au sens premier veut dire « création », et dont la signification propre serait ; «provoquer la création. » Convaincus que la réserve ainsi déposée ne suffira pas naturellement pour l’année entière, ils ne sont pas moins confiants que cette pierre au fond du grenier aura la puissance de multiplier le grain à cause de leur fidélité aux coutumes venues de leurs ancêtres.

Cependant, pour prévenir tout mécompte, ils prélèvent sans retard quelques épis, qu’ils enlacent en forme de couronne, et suspendent dans la partie la plus haute du plafond de la case, où la fumée du foyer en les couvrant de suie les préservera de l’attaque des charançons. Cette réserve formera la semence de l’année suivante.

Haricots Et Pois

Bien que cultivés en des temps différents, haricots (ibishyimbo) et pois (amashaza) suivent le même cycle d’observances. Quelle que soit d’ailleurs l’importance de ces deux facteurs dans la nutrition de nos indigènes, — ils sont la base même de leur nourriture et la consommation en est formidable, — nous n’avons pu trouver de pratique obligatoire de par la loi ancestrale pour la saison de semis. Ces pratiques n’apparaissent qu’au moment de la récolte, contrairement à ce qui se fait pour les grains déjà cités. Nous noterons donc comme simple renseignement leur méthode de culture.

Le champ qui a fourni la récolte de grains, est remué à la saison des pluies suivante pour planter les haricots, et cette opération est appelée : « gutabira ». Ce sont généralement les hommes qui l’exécutent pendant que les femmes confient la semence à la terre. Elles suivent les ouvriers, munies d’une tige de bois avec laquelle elles font un léger trou en terre et laissent tomber de l’autre main un ou deux haricots qu’elles recouvrent ensuite d’un mouvement de leur bâtonnet. C’est le « gutera ibishyimbo ».

Le champ de petits pois demande beaucoup moins de soins on se contente d’une jachère dans la montagne qui d’année en année ne sert qu’a cette culture, et qui dans l’intervalle des récoltes est le rendez-vous de tous les troupeaux. Par poignées les ouvriers commencent par projeter la semence à travers les herbes sur une étendue correspondant à leurs disponibilités, puis ils passent avec leurs houes en retournant simplement les mottes herbeuses. La semence germe et se développe en même temps que les herbes se redressent, en sorte que celles-ci deviennent le soutien naturel de la plante qui s’y accroche et bientôt les domine. De la sorte, l’indigène s’épargne la peine de planter des branches de soutien et évite aux plantes le désastre d’être aplaties sous l’action des grandes pluies.

Les petits pois ne sont jamais sarclés,ils perdraient en effet le bénéfice de leur soutien et ce serait la ruine de la récolte. Les haricots au contraire bénéficient d’un double sarclage, car ils demandent un terrain aéré et bien dégagé (« kubagara » et « kubagarura »). Pour la même raison on commence par les dépouiller d’un certain nombre de feuilles dès que les pieds en sont à la sixième feuille. Cette effeuillaison a d’ailleurs un autre avantage en procurant à l’habitant un épinard (« umushogoro ») dont il est extrêmement friant et qui lui permet de faire chaque année une cure de vert, qui contrebalance l’effet funeste qu’a souvent sur ses yeux l’absorption massive d’acide prussique contenue dans les haricots secs. La « cécité nocturne » que nous avons constatée bien des fois parmi nos élèves des séminaires, dont la base de nutrition est restée le haricot indigène, se trouvait automatiquement guérie après quelques jours de régime aux légumes verts. De longtemps, instinctivement, l’habitant se préservait par ses épinards des méfaits de son plat national.

Après les grandes chaleurs, quand à peu près toutes les feuilles ont séçhé surpied et que les gousses ont pris la teinte jaune qui annonce la maturité, on procède à la récolte (kwarûra), qui se fait par arrachage et non par cueillette. La mère de famille qui préside à l’arrachage, apparaît la tête ou la ceinture ornée d’une couronne de plants de haricots, et chacun se met en devoir de dépouiller le champ en fagotant sa part, qu’on emporte vers l’enclos familial. Si le propriétaire du champ est veuf ou garçon, c’est lui qui doit porter la couronne (« kwambara umwishywa »).

Les plants de haricots sont ainsi portés à la maison pour les laisser mûrir sous la surveillance des propriétaires, tandis que les pois sont battus sur place. La raison en est que ces champs se trouvent généralement très éloignés des maisons et que les cosses trop mûres se videraient d’elles-mêmes le long du chemin, à moins de les transporter encore chargées de rosée.

Le battage (« ihûra ») sur place quand il s’agit des pois, ou dans l’enclos quand les haricots sont suffisamment secs, terminé, on procède à l’«irema » dont il a été question à propos du sorgho dans le paragraphe précédent. Nous l’appellerons « l’incantation de la multiplication des haricots, » On y procède de la façon suivante :

Dans un coin de la cour qui sert d’aire pour le battage, sont entassés en bottes les plants arrachés. Avant qu’on ne touche au tas, le chef de famille va chercher une pierre roulée de la grosseur du poing (« ibuye ly’intôsho »), la dépose sur un coussinet de portage et l’assujettit au moyen d’une plante rampante appelée « umucâca ». D’autre part il va puiser de l’eau dans un tesson de cruche (« amâzi mu rujo »).Il place alors côte à côte le coussinet et sa pierre avec le tesson d’eau, tout près du tas des plants de haricots, y pique sa lance, fer en terre, et appelle un des enfants de la famille. Celui-ci s’approche, muni d’un bâton qui lui sert de fléau, et se met à frapper sur le tas, en criant à chaque coup qu’il donne « Inkuruba kwa ntuza !»— c’est-à-dire « Panier de chez un tel ! » en nommant à tour de rôle chacun des habitants du voisinage. Cette incantation aurait pour effet de faire produire au battage alitant de haricots qu’il en faudrait pour remplir tous les paniers de réserve du voisinage. Cela fait, tout le monde se met en devoir de faire marcher les fléaux qui ne sont autre chose que des bâtons flexibles.

Quelques femmes et filles s’emparent des vans « intâra », — de larges boucliers en écorces de bambou, — les chargent de quelques poignées de haricots battus et les vannent pour séparer les grains des déchets et de la terre. Les haricots vannés sont versés au fur et à mesure sur une grande natte en papyrus (« ikidaseswa ») de deux mètres de diamètre. Quand toute la récolte est ainsi battue et vannée, on apporte un grand panier. On pique dans son milieu la grande louche à pâte (umwuko) dont nous avons déjà eu occasion de parler, et à l’aide de deux petits paniers on puise les haricots pour les verser dans le grand récipient. Jamais personne n’osera faire cette opération en se servant des seules mains pour puiser dans le tas. Ils prétendent qu’il faut cette précaution de peur de voir diminuer la réserve : « Ibishyimbo bitatûbûka ! »

La cérémonie suivante que nous citons pour mémoire a été énergiquement contestée à plusieurs reprises comme pratiquée seulement chez des gens auxquels les opposants refusent toute autorité et toute compétence en matière d’us et coutumes, et qu’ils traitent du pittoresque qualificatif, qui chez eux tranche toutes les divergences en cette matière : « Ni abashi ! » — Ce sont des sauvages.

Cette cérémonie serait le pendant de ce que nous avons vu pratiquer au sujet du sorgho, quand ils font l’incantation de la nouvelle récolte. La mère de famille ferait cuire un premier plat de haricots dont chacun absorberait sa part en répétant « Ndawurya, ntûndya ! » Ils trouvent que ces « sauvages» exagèrent en faisant deux fois dans douze mois des souhaits de nouvelle année. Et on ne peut que leur donner raison.

Pour finir, remarquons qu’il n’est pas permis de boire du lait tout en croquant des petits pois grillés, dont ils sont aussi friants que de cacahuètes.

Manioc Et Taro

Deux plantes à bulbes autour desquelles jouent les mêmes prescriptions. Le manioc « imyumbati », dont la fécule dûment préparée donne le tapioca, est cultivée depuis longtemps au Kinyaga sur de grandes étendues, et sa culture intensive semble être une des raisons pour lesquelles ce territoire a connu moins que partout ailleurs les affres des famines. Soignée dans de bonnes conditions, cette plante, qui devient dès la seconde année un joli arbuste, produit des bulbes de 40 à 50 cm, qui peuvent se conserver en terre assez longtemps sans se corrompre et deviennent ainsi un grenier de secours. On repique simplement des branches coupées sur des buttes de terre qu’on aura soin de toujours tenir libres de mauvaises herbes. Le bulbe qu’on peut enlever selon les besoins tout en laissant la plante intacte, doit être dépouillé de son écorce pour être consommé soit frais, soit pilé et réduit en farine. Croqué frais, il est très apprécié, mais provoque souvent de véritables empoisonnements, quand il a été mal décortiqué. La farine, obtenue par dessiccation et pilage, donne une pâte agréable au goût ; employée en fermentation dans l’eau on en tire une boisson alcoolisée qui porte ses buveurs à des rages de fous.

Le taro ou colocase « amateke » est une plante à larges feuilles dont la racine, généralement unique, est un gros bulbe. Les feuilles donnent un épinard agréable même au palais européen, et son bulbe, cuit comme la pomme de terre, sert aux mêmes usages, quand on y joint une bonne sauce pour rehausser la saveur. Dans la culture d’un champ de mateke, il faut avoir soin de planter deux branches de « kinetenete » et de « muyenzi », qui sont des plantes grasses, sous peine de voir les bulbes périr. En parlant du repas dans lequel on mange des bulbes de cette plante, on ne doit pas employer le mot courant « kurya », manger, mais « kusoroma », cueillir. Les deux mots « kuryaamateke » ne peuvent jamais être prononcés ensemble, le contraire est une incongruité et une injure.

On abandonnerait le repas commencé et cela ne se ferait pas sans récriminations et disputes. La raison qui nous a déterminé à traiter sous le même paragraphe ces deux tubercules, malgré les quelques différences qu’on y rencontre, c’est que dans la vie journalière la coutume veut que si une de ces plantes faisait défaut, on pourrait accomplir la loi avec le bulbe qu’on aurait sous la main. Ainsi, celui qui cultive soit le manioc, soit le taro, et qui reçoit la visite d’un passant ou d’un ami auquel il donnera l’hospitalité pour une nuit, doit arracher de son champ une de ces plantes, en faire cuire les bulbes et les mélanger à toute autre nourriture qu’il servira à son hôte. Manquer à cette loi de l’hospitalité, serait condamner tout le champ à la destruction par la maladie.

D’autre part si 1e propriétaire d’un champ de manioc ou de taro découvre que parmi son bétail une bête doit bientôt vêler, il devra la saigner pour sauver le petit à venir ; il paraît en effet que les fruits de ces champs ont sur l’augmentation du cheptel, une influence funeste qui ne peut être conjurée que par la saignée au moment voulu.

L’Arachide

La culture de l’arachide « ubunyôbwa » est assez peu pratiquée au Rwanda. Seules quelques provinces dans le sud-est comme le Kisaka, et le sud-ouest comme le Kinyaga s’y adonnent. Et encore n’y connaît-on pas la méthode d’en extraire l’huile, malgré le sens de son nom « ubunyôbwa» qui signifie ; « ce qui se boit ». Il semble donc bien que son introduction était encore assez récente vers la fin du dernier siècle au moment où les premiers européens vinrent s’installer dans le pays, ou qu’ils n’ont jamais réussi à en extraire l’huile, de la façon dont opéraient les habitants d’au-delà des frontières.

Sous ce rapport les Barundi ne sont pas plus avancés ; ceux-ci les cultivent sur une plus grande échelle, mais n’en extraient pas l’huile non plus. Eux les appellent « ubuyôba », ce qui à la rigueur pourrait s’interpréter par « ce qui ne nous réussit pas ». Mettez en effet un indigène devant un ouvrage à faire qu’il ne réussit pas, il vous dira simplement « Biranyoba— Je n’y entends rien.

Bref, ils cultivent l’arachide uniquement pour la manger grillée, ou crue, et parfois mélangée aux haricots cuits à l’eau. Et encore n’en font-ils pas une consommation généralisée, sous prétexte que son emploi fréquent provoque des fièvres.

Toute la culture depuis l’ensemencement ne peut se faire que par les hommes. Les femmes ne peuvent pas y participer, et dès que les graines ont germé et que les jeunes pousses ont apparu au-dessus du sol, elles ont défense absolue de passer par un champ d’arachides. La punition en serait la ruine de la récolte,

Pour favoriser le développement de ces fruits de la terre, le cultivateur plante une branche de «muyenzi » à l’entrée du champ et y dépose une boulette de beurre qui doit donner à l’arachide un accroissement des matières grasses.

La Fougère

En classant la fougère « injugushu » parmi les produits de la terre, nous ne pensons nullement insinuer que les habitants du Kinyaga qui nous occupent, se livrent à une culture même embryonnaire de ce cryptogame. Mais ils en usent pour leur nutrition dans une telle proportion, et les entourent d’un tel amas d’observances curieuses, qu’on ne nous pardonnerait pas de passer sous silence un des sujets les plus suggestifs au point de vue qui nous occupe. La fougère dont il s’agit ici est le gymnograme verticalis, à tige droite et courte qui apparait chaque année au début de la saison des pluies (août-septembre) et donne très vite un bulbe de la grosseur d’une noix, à chair gris-jaune, dont les habitants du Kinyaga se nourrissent en grande partie dès que les réserves des autres stocks s’épuisent, et en attendant la nouvelle récolte. En cas de famine, la fougère est utilisée par tout le pays, mais nulle part, à notre connaissance, on ne la consomme en temps ordinaire comme dans cette province. Elle n’a d’ailleurs en sa faveur que cet avantage de pousser sans culture aucune et d’appartenir au premier occupant. Il n’aura que la peine de déterrer les bulbes, de les porter à la maison et de les manger. Tout cela cependant ne se fera pas sans difficulté, car il y a loin du sol à la bouche, et particulièrement quand il s’agit de « njugushu ».

Les endroits de la montagne où pousse la fougère sont rigoureusement répérés, car toute fougère n’est pas bonne à manger et celle qu’ils consomment ne peut être déterrée qu’à un moment donné. Et cette époque s’échelonne entre le temps où le jeune bulbe commence à germer et le jour où la tige en forme de ressort enroulé sort de la terre. Dès que la tige a pris sa forme rigide, il est trop tard pour récolter encore à ce moment ils s’abstiennent de s’en nourrir, car les indices d’empoisonnement se font vite sentir et l’absorption continuée provoque diarrhée et mort. En temps de famine, quand ces malheureux n’avaient autre chose que la fougère et la racine du bananier pour se donner l’illusion de manger, c’est d’empoisonnement que mourait la population.

Aucun fruit de la terre n’est, comme celui-ci, entouré de drôleries ; jusqu’au langage qui subit des altérations curieuses et pittoresques, pour tout ce qui se rapporte à ce sujet. Pendant cette période et chaque fois qu’ils s’occupent de la fougère dans les diverses manipulations, il ne leur est pas permis de l’appeler de son nom commun ; au lieu de «njugushu » ils diront « ndusha karwanda », « des peine-petits » — ou tourment des petites gens.

D’autres lui donneront simplement le nom du taro « amateke ». Part-on à la montagne déterrer des fougères pour le repas, on n’en dira rien à personne : c’est un secret, que tout le monde connaît, mais il est défendu d’y faire allusion. On dira donc qu’on va chercher des taros « gushaka amateke»; et pour la circonstance on n’emploiera même pas le mot ordinaire qui serait « gukûra » — arracher qu’on associe en temps normal aux mateke. La pioche qu’on emporte et qui sert à fouiller la terre pour déterrer les bulbes perd son nom « isuka », pour devenir « nyamâzi» (fer crû) ; et le panier évasé dans lequel on ramassera les bulbes recueillis ne sera pas nommé « gitebo » comme hier et toujours, mais prendra la dénomination de « kitîterura », (ce qui ne se soulève pas de soi-même). Au lieu de dire « gusênya » pour ramasser le bois nécessaire à la cuisson, on dira « guhwêhura », et tout le reste à l’avenant. Il est remarquable que le vocabulaire employé quand il est question de la fougère comestible, est en beaucoup de termes le même que celui usité dans les réunions des initiés à la secte des Imandwa, dont nous avons dit un mot dans la première partie. Nous n’avons d’ailleurs pas pu obtenir une explication au sujet de cette anomalie, car en d’autres occasions l’usage de cette terminologie entraînerait la réprobation violente des initiés. Qu’il nous suffise de noter le fait.

Arrivé à la montagne, à l’endroit choisi qui servira de champ d’exploitation, un des ouvriers va placer son panier à la limite supérieure du lopin qu’il pense pouvoir fouiller. Ni lui, ni personne de son groupe ne devra dépasser cette borne de délimitation. La transgression de cette ligne aurait un double résultat : d’abord ce serait du travail en pure perte, car les bulbes résisteraient à toute cuisson, et l’imprudent enregistrerait une solide volée de coups de la part de ses compagnons pour les avoir privés du fruit de leur travail. Les bulbes de fougère sont par eux-mêmes assez coriaces et durs à cuire ; il faut pour leur préparation une assez forte provision de bois à brûler, et l’on comprend que les ménagères préfèrent alléguer des raisons extrinsèques, comme le mauvais sort, quand le dîner servi donne l’illusion qu’on grignote des cailloux. Voilà l’origine apparente de toutes ces observances, car à la question, pourquoi tant d’histoires autour d’un fruit aussi misérable et à peine mangeable, on vous répond invariablement : « C’est que sans cela on ne parviendrait pas à le cuire », — On comprendra aussi plus facilement pourquoi tant de disputes et de rixes quand sciemment quelqu’un aura manqué à une des prescriptions millénaires; et dès lors pourquoi s’étonner si un ouvrier diligent administre une volée à l’insolent qui lui aura fait perdre une journée de peine et gâché un repas indispensable. En fait, si quelqu’un des travailleurs présents ou un passant manque à une des nombreuses observances, le panier est renversé et l’on abandonne tout à l’endroit où l’accident est arrivé. Jurant et pestant, tout le monde s’en retourne à la maison, pour recommencer un autre jour avec un meilleur succès. Les bulbes de fougère ne sont pas également appréciés : certaines conformations sont de bonne augure. Ainsi, découvre-t-on un exemplaire cornu, c’est un comble de chance et un présage heureux, L’ouvrier ainsi favorisé prend le bulbe à cornes dans les deux mains et le tenant devant ses yeux il dit dévotement : « Ntora ikinyamahembe, nsagulire abagenzi » « J’ai pris un bulbe cornu pour en avoir de reste pour les amis ! » — Il porte ensuite le fruit à hauteur de la bouche et souffle dessus en disant ; « Bu ! Bu ! »

Les paniers remplis sans autre accident, il s’agit d’arriver à la maison sans encombre, Ce n’est pas toujours facile, car ici comme partout ailleurs,’ il y a de mauvais plaisants, il y a des ennemis. Et chacun connaît les trucs contre lesquels il n’y a pas d’autre remède que de tout laisser sur placé et refaire le même travail un autre jour. Donc vous rencontrez une personne, qui pour une raison ou une autre, vous intéresse particulièrement et qui s’en revient de la montagne chargée de son panier de bulbes de fougère. En passant à côté d’elle, lancez lui donc ce mot « Amahembe y’imbwa ! »

« Cornes de chien ! Bu ! Bu ! » A l’instant elle jettera son fardeau par terre en le vidant de tout son contenu, car par ce mot ses bulbes sont maudits et ils ne valent plus le transport : mieux vaut se débarrasser de suite d’un fardeau inutile. Par contre, il sera bon de ne pas attendre le réflexe du porteur lésé et d’avoir mesuré sa solidité et son agilité avant l’entreprise, car il pleuvrait des coups.

Est-on sans encombre arrivé à la maison, on va déposer le panier dans un coin écarté de l’enclos où personne ne passe. Là, agenouillé près d’un van on débarrasse les bulbes de leurs filaments et radicelles en les frottant poignée par poignée sur la surface rugueuse du van. Ceux qui ont été ainsi nettoyés sont mis à part et à l’écart, de peur que quelqu’un ne vienne à les enjamber. Toute la fatigue serait de nouveau inutile.

Enfin, après bien des transes, voici les bulbes dans la cruche nageant dans l’eau et placés sur le feu. La mère de famille n’a pas le droit de se rendre compte du degré de cuisson, en les goûtant comme elle fait pour toute autre préparation. Les fougères doivent être servies au hasard, et comme elles sont récalcitrantes à la cuisson la proportion des racines crues est de loin la plus importante. Une fois le contenu de la cruche versé sur un van pour le dîner, chacun se met en devoir de calmer sa faim. Dans tous les cas, le premier bulbe que chacun aura pris, devra être mangé entièrement, fut-il dur comme un caillou. Faire autrement serait causer la dureté de tous les autres. Ce premier bulbe mangé intégralement, chacun peut choisir sur le tas ceux qui lui semblent les plus mûrs, ce qui parfois est assez difficile. On se lève alors sur sa faim, on serre la ceinture d’un cran, et l’on se console en prenant la résolution de mieux surveiller à la prochaine récolte la fidélité aux multiples pratiques dont sont l’objet les njugushu.

A La Bananeraie,

Nous voici à l’arpent de terre que l’indigène soigne avec la plus grande sollicitude et dans la possession duquel il trouve sa meilleure consolation. Elle est pour lui ce qu’est la vigne au vigneron, et davantage encore. Cette prédilection qu’il témoigne à la culture de sa bananeraie ne lui vient pas seulement du liquide mousseux qu’il en tire et qui lui permet de passer maint bon moment dans l’oubli de ses peines et de ses fatigues, accroupi à côté des cruches pétillantes ; le bananier que le botaniste a dénommé avec tant de justesse « musa sapientum », est aux indigènes d’un continuel secours dans toutes les entreprises. Pouvoir brasser souvent cette boisson douce et aigre tour à tour, qui lui vient de la banane, est pour l’heureux propriétaire le meilleur atout pour ne manquer jamais d’ouvriers, dans les divers travaux des diverses saisons ; amis et témoins favorables le soutiendront dans ses fréquents procès ; dans les coups de mains violents qui doivent lui assurer l’avantage dans des contestations, ils trouvera des partisans en proportion de sa boisson, ainsi que des invités aux réjouissances de la famille et des consolateurs en cas de deuil. Plantée à côté de la hutte, la bananeraie rend tous les jours des services indispensables, parce que de la racine au bout du régime qui naît du tronc, rien n’est perdu du bananier.

Les feuilles servent à l’indigène d’assiette pour le repas, de couvercle pour les cruches et autres récipients, d’enveloppe pour emporter sa nourriture aux champs et en voyage, de costume dans les travaux salissants des cultures maraîchères, de parapluie en temps de tornade, de lit de repos pendant la maladie. L’écorce sert aux mêmes usages et on en fait encore des nattes pour couvrir le sol de la case et garnir les paravents, pour tresser les petits paniers dont se servent les ménagères pour les mille besoins de la vie. C’est elle qui fait cuire le repas familial quand les brindilles de bois font défaut ou qu’on est pris au dépourvu par la visite d’un ami de passage. Elle entre dans les constructions comme lien et corde, souvent comme couverture, et quand le bétail rentre dans l’enclos, c’est avec des cordes d’écorce de bananier qu’on l’attache aux piquets. Pour se déplacer la nuit; c’est encore avec elle qu’on forme le flambeau qui éclaire le chemin. Les fibres du tronc donnent une filasse qui permet de jolis travaux de vannerie et la confection de leurs grands sacs où ils rangent leurs menues richesses avec pipe et tabac dans les déplacements journaliers. En crise de famine les rhizomes eux-mêmes sont déterrés, pilés et cuits pour tromper la faim qui les torture. La sève du tronc au goût âcre de potasse remplace l’eau quand un ciel de plomb a fermé les écluses fertilisantes. Ce petit aperçu suffira pour faire comprendre combien l’indigène s’attache à posséder une belle et grande bananeraie et la cultive avec amour.

On plante en général la bananeraie aux abords de la hutte ou, s’il n’y a pas encore de case, comme dans le cas où un jeune marié n’a pu encore bâtir, autour de l’endroit où il pense s’installer. Car le bananier pour bien réussir doit respirer la fumée, disent, nos gens. Est-ce là une condition appuyée seulement sur la coutume, ou bien est-ce leur esprit d’observation qui est à la base de cette pratique. Il est un fait observé en beaucoup de circonstances qu’une bananeraie privée d’habitation et dont le propriétaire habite au loin, jaunit rapidement et dépérit en peu de temps. Dans la montagne, la hutte se trouve le plus souvent au-dessus du gros de la plantation, entourée elle-même seulement de quelques pieds qui la protègent contre les rafales du vent et des pluies. On voit alors le soir à l’heure du soleil couchant la fumée plus lourde des maisons glisser vers la vallée et s’étendre en grands voiles blancs pour la nuit au-dessus de la sombre masse des bananiers, et se perdre lentement comme absorbée par les grandes feuilles. Une autre raison de la fertilité, et dont l’indigène ne se rend pas compte, est ce fait que la présence d’une ou de plusieurs maisons dans la plantation procure à celle-ci le bénéfice de tous les déchets ménagers, cendres du foyer et fumier de toute sorte, qui sont perdus si la case se trouve éloignée. En outre, le propriétaire se contentera facilement de ne revoir sa bananeraie que pour la dépouiller de ses régimes mûrs, sans se préoccuper de remuer le sol aux époques fixées, et de couper les herbes folles qui y étouffent les plants la plantation manquant de soins dépérit et l’on accusera l’absence de fumée, En attendant on en retirera le plus qu’on peut, en sacrifiant l’avenir par suite de la loi du moindre effort.

Tous les terrains ne sont pas propices à l’établissement d’une bananeraie ; il y a d’abord l’altitude à partir de laquelle aucune terre, même la meilleure, ne vaut plus rien pour sa culture, et pour en juger l’indigène s’en remet à l’aspect général du pays cultivé. Mais il y a d’autres raisons qui empêchent telle terre d’être choisie il faut par exemple, qu’aucun indice extérieur ne trahisse qu’on se trouve sur l’emplacement d’une bananeraie disparue. Si dans la jachère il se rencontrait un seul de ces témoins minables qui tend sur un tronc trop court et anémique les quelques feuilles chiffonnées, roussies par le vent, dernière poussée d’une sève qui va bientôt dessécher, on ne peut en aucune façon essayer de tricher en englobant cepied dans la nouvelle plantation la meilleure terre refuserait de consacrer par sa fertilité le crime d’avoir contrevenu à la loi ancestrale qui demande une terre vierge.

Toute plantation doit se limiter au nombre rigoureusement exigé de quarante pieds pour l’année de son établissement. On doit absolument atteindre ce chiffre et on n’a pas le droit de le dépasser, sinon d’une unité qui a un privilège spécial comme nous verrons.

Les troncs à planter proviennent des bananeraies voisines et amies qu’on obtient soit par achat soit par faveur. Dans les vieux blocs de rhizomes on découpe à la houe une section, portant un tronc qui n’a pas encore de fleur ; on l’écime à 1.50 m. du sol et pied par pied on transporte les troncs sur le terrain prévu. Quelques coups de houe sont donnés pour creuser un trou, on glisse le rhizome dans l’excavation, on rabat la terre tout autour, un coup de pied pour tasser la terre et voilà l’arbre debout. Les 40 pieds sont ainsi alignés ou groupés selon le sens esthétique du propriétaire, et pour finir déterrer le quarante-et-unième qu’il plante de la même façon. Mais à celui-ci il enfile par le haut le coussinet de portage en écorce de bananier qui lui a servi à transporter tous les autres. Ce dernier plant a le singulier privilège, d’après leur croyance, d’obtenir des bananeraies voisines la faveur pour cette plantation de se développer normalement, et de donner des fruits. Comme le bananier écimé continue de pousser sa feuille centrale à la vitesse de 15 à 20 cm, par jour, on pourrait dire à vue d’oeil, l’indigène attribue ce phénomène à sa fidélité aux coutumes ancestrales. Il n’essaiera pas, crainte d’un échec, une expérience contraire.

Dans les années qui suivront, on augmentera les plants au gré de chacun, et après avoir remué tout le sol de la plantation on y jettera quelques graines d’arbres qui formeront plus tard comme un écran contre les vents trop violents qui risqueraient d’abîmer la belle chevelure verte du bananier. Cependant jamais il ne sera permis de planter des arbres déjà, grandelets, sous peine de grave maladie et de mort,

Dès que, quelque 18 mois plus tard, le bananier protecteur, N° 41, et qui porte toujours son coussinet, a donné son premier fruit, le propriétaire le coupe, prend le régime encore vert et le porte de colline à colline demander l’aumône « du régime mûr ». Partout on devra répondre à la sollicitation par le cadeau d’un régime, sous peine de voir périr sa propre bananeraie. De ces bananes mendiées sera brassé le premier « pombé », et tout le voisinage sera invité à cette première beuverie.

A partir de ce moment, la bananeraie demande peu de soins. A part l’apport des déchets ménagers et de fumier qui se fait journellement, on se contente de sarcler le sol deux fois par an. Le but de ce travail est surtout de faire disparaître les herbes parasitaires qui poussent très denses dans l’atmosphère chaude de la bananeraie. Aux mêmes époques on débarrasse également les troncs des écorces sèches qui se détachent et flottent au vent, ainsi que des feuilles mortes qui pendent lamentablement. A chaque bloc de rhizome on aura soin de ne laisser que 3 ou 4 troncs afin que les rejetons trop nombreux n’enlèvent pas la sève aux fruits qui se forment. La récolte sera ainsi répartie sur toute l’année : chaque tronc ne donnant qu’un seul fruit, il est nécessaire de ménager la succession et on aura ainsi sur chaque bloc un fruit en maturation, un autre en fleur, un troisième tronc sera en pleine vigueur et le quatrième en jeune pousse.

Le tronc dont on a cueilli le fruit sera abattu ; coupé sur place en petits morceaux, il servira d’engrais pour les autres. Au moment où le régime de bananes arrive à maturité, il prend du poids et menace de renverser son soutien en le cassant au pied. Pour prévenir ce dommage, on soutient le bananier surchargé par une perche qu’on appuie au col du régime, ou bien on le redresse en le fixant avec une corde à un bananier voisin. Si un régime tombe en laissant le tronc debout, le propriétaire y voit un signe très particulier de mauvais augure : Agahano kaguye » — Un malheur menace ! Il va donc trouver le mupfumu, lui contera ses craintes, et celui-ci viendra mettre la bananeraie à la raison :«guhana urutôke » A cette fin, il préparera la potion à l’infortuné propriétaire en lui recommandant de s’abstenir de la vie commune avec son épouse jusqu’à ce qu’il ait absorbé le remède « l’infraction de cette prescription ayant pour punition certaine la mort de leurs enfants. C’est un nouvel exemple de ces observances qui sont uniquement basées sur la similitude des mots. Le régime de bananes s’appelle « umwano»l’enfant « umwana » : si donc il arrive malheur au « mwano », il n’est pas loin de tomber sur le « mwana ». Et la chute du régime indique assez que l’enfant est en danger. : d’où le remède prescrit et son sens.

Dans ces pays de montagnes où les bananeraies s’échelonnent le long des pentes jusqu’au -delà de 2000 m et s’étendent souvent sur des plateaux à 1800 m d’altitude, il n’est pas rare au milieu des violents orages de voir la foudre frapper les plantations. Le résultat en est généralement que dans un rayon de plusieurs mètres, tous les bananiers jaunissent en peu de jours et dessèchent rapidement. Pour que son action funeste ne se répande pas à travers toute la propriété, ils ont recours au spécialiste, « mugangahuzi », qui a le don de conjurer les ravages de la foudre.

A partir du moment où la foudre a frappé dans la bananeraie, il n’est plus loisible au propriétaire d’y cueillir encore ses fruits. Il s’en ira trouver le mugangahuzi et le priera de venir exorciser sa plantation. Celui-ci ne se laisse pas trop prier, car son déplacement sera récompensé par une suite d’heureux jours où le pombé coulera souvent à flots. Pour délimiter les ravages possibles de la foudre, il plante quelques tiges de roseaux verts, qui formeront comme une barrière à ses méfaits, fera boire à son client une décoction de son invention et s’en retourne après avoir dévalisé à son compte tous les bananiers atteints, et pour conjurer le mauvais sort qui pourrait empêcher ces régimes de bien mûrir, il coupera encore tous les régimes non atteints. Si à ce moment la bananeraie se trouvait dépourvue, on devra lui réserver toute la première coupe qu’on fera.

Parfois des maladies attaquent les plants. Il faut alors désinfecter. A cet effet, le Munyakinyaga s’en va au lac Tanganyika acheter des poissons de petite taille appelés « injanga », et qu’on vend sur les bords du lac, après séchage au grand soleil. Il enfile cette puanteur sur un roseau, y met le feu, et parcourt sa bananeraie pour l’enfumer. Nous ne savons si les microbes déguerpissent, mais dans le nuage qui flotte pendant quelques: sous les larges feuilles qui l’emprisonnent, les humains ont de la peine à respirer.

Nous ne pouvons parler, du bananier sans direun mot sur son fruit et l’usage qu’en font nos indigènes,

Les bananes, « ibitoke », ne sont jamais laissées sur le tronc pour y mûrir : ce serait trop long, les régimes ne mûriraient pas ensemble, et les oiseaux auraient tôt fait d’abimer les plus avancés. D’autre part, l’indigène ne mange pas la banane une fois jaunie ou blettie : c’est un passe-temps, dit-il, des gosses et des femmes. Il la mangera encore cuite, mais alors de toute nécessité, il faut la couper verte. Il faut noter que nulle part au Rwanda et dans le Burundi la banane préparée seule par cuisson n’est appréciée. On la mélange soit avec des haricots soit avec des pois ; elle n’est jamais écrasée ou dissoute. Mais même ce mélange est un pis-aller et un moyen commode pour faire durer les autres provisions quand celles-ci se font plus rares. Les habitants prétendent que la banane ne nourrit pas son homme, et le rend flasque. Ce n’est certainement pas une nourriture pour travailleurs, ni pour gens qui doivent fournir un effort. Tous ceux qui en pays de bananes ont fait de la caravane sont à même de raconter là-dessus de savoureuses histoires.

Ils préfèrent donc presser les bananes et en brasser cette boisson pétillante et capiteuse dont l’usage les aide à oublier les misères présentes et à célébrer les joies communes,

Quand le patron a remarqué que dans sa plantation un certain nombre de régimes est à sa maturité, il coupe les régimes et abat le tronc. Laisser un tronc dépouillé de son fruit sur pied, serait un grave manquement comme je l’ai dit ailleurs.

Pour faire mûrir et blettir les fruits coupés, deux méthodes sont préconisées indifféremment : soit sur le « rusenge », soit dans la « rwina »,

Le rusenge peut être comparé à la grande cheminée des cuisines de nos pères où étaient fumés les jambons. Ici, c’est un bâti sur quatre piquets faisant plafond au- dessus du foyer, un plafond à claire-voie, qui laisse filtrer abondamment la chaleur et la fumée autour des objets qu’on y dépose. C’est le seul endroit toujours chaud de la case, et c’est là qu’on entasse les régimes verts en les couvrant soigneusement de feuilles de bananiers pour y retenir la chaleur.

En 4 ou 6 jours au pis-aller, les bananes y jaunissent et mûrissent pour prendre alors le nom de « imineke », au lieu de « ibitôke » qu’elles avaient à l’état vert. Jamais un homme ne mangera une de ces bananes ; c’est un fruit abandonné aux enfants et aux femmes. Quand parurent les Européens, ce fut un grand scandale de les voir mordre à pleines dents dans ce fruit, véritable honte pour le sexe fort ; aussi, le qualificatif de « Mangeurs de mineke » a été pendant des années le plus grave témoignage de mépris qu’ils aient trouvé pour déconsidérer les nouveaux-venus.

Cette première façon de faire mûrir les bananes se pratique généralement quand le temps des grandes pluies exposerait les fruits à ne pas mûrir dans la « rwina ». Celle-ci en effet est le véritable four à bananes. Un trou de dimensions facultatives est creusé dans le sol de la bananeraie ou encore, quand la défiance du voisin impose cette mesure, dans l’enclos tout près de la hutte. Sur un côté de la circonférence on pratique une rigole qui permettra la communication de l’extérieur avec l’excavation. Le fond et les parois de cette excavation sont tapissés de feuilles vertes du bananier ; on fend les régimes dans leur longueur, et on les entasse en sorte qu’il en entre le plus possible. Le tout est couvert d’une bonne couche de feuilles, puis chargé de terre dont on forme un tertre comme une tombe. Cela fait, on allume un feu à la base de la rigole en contrebas, et avec deux balais en herbe on dirige chaleur et fumée vers l’intérieur du four. Quand ce soufflet primitif semble avoir atteint le maximum de son effet, on bouche l’ouverture, et les deux jours suivants on procédera à la même manoeuvre pour récupérer la déperdition de chaleur de la veille. En six jours au maximum, les bananes doivent blettir.

Des raisons imprévues peuvent influencer la maturation : ainsi un cas de décès dans le voisinage, Si ce malheur arrive le lendemain de l’enfournement, il faut de toute nécessité en extraire une banane qu’on jettera, si on ne veut pas exposer toute la fournée à pourrir. D’autre part, celui qui a enfourné doit le jour même aller prendre un bain, et cette prescription n’est pas dans leur conviction un acte de propreté, mais bien une obligation rituelle, car si la fournée venait à « gupfuba » (ne pas arriver à maturation), on s’en prendrait au négligent qui aurait ainsi provoqué le malheur.

Au sixième jour on découvre le four et on apporte le pressoir, qui n’est autre qu’un tronc d’arbre creusé en forme de barque plus ou moins longue, dans laquelle sont jetées toutes les bananes épluchées. Tous les membres présents d’une famille aident à ce travail, assis tout autour de la

« muvure » — (pressoir). Si à ce moment survient une voisine ou un enfant du dehors qui voudrait goûter aux mineke, on lui réserve une poignée de ces fruits qu’on mettra de côté; sur un des bords de la barque on place une pelure qu’on abandonne là jusqu’à ce que le liquide exprimé commence à mousser. Ce n’est qu’alors qu’on enlève cette pelure et qu’on remet au quémandeur la part mise de côté,

Cependant, le travail de l’épluchage est terminé, la muvure est à moitié remplie de mineke tendres et jaunes, et l’on a couvert la surface d’une bonne couche d’herbes fines et propres; à ce moment les hommes seuls s’agenouillent près des bas- côtés de la barque et commencent à triturer et à brasser à la force des bras, herbes et bananes, tout en ajoutant un peu d’eau pour faire suer les fruits. Il n’est pas permis à la femme de faire ce travail, pas plus qu’il ne lui convient de traire les vaches. Le mot employé ici est d’ailleurs le même que pour la traite « gukama » — (traire).

Peu à peu sous l’action des poignets, le suc se dégage en d’énormes flocons de mousse qui couvrent bientôt toute la barque, comme une cuve de savon en ébulition. La bouillie de bananes, le suc dégagé, les herbes employées font maintenant une masse assez peu recommandable, et il s’agit de libérer le liquide après lequel tendent tous les appétits. Pour cela, avec un paquet d’herbes tout le marc est repoussé d’un bout de la barque jusque vers le milieu et un barrage est ainsi établi à travers lequel le liquide dégagé de ses impuretés se faufile et vient se ramasser dans cecôté de la muvure. Le suc libéré, appelé « umutobe» est puisé à fur et mesuré et versé dans de grandes cruches.

Une seconde opération consiste à exprimer le marc, quand le gros du suc s’est écoulé. Une claie en bois,  «agatanda, » est posée sur les deux bords du pressoir, poignée par poignée on prend le marc composé de la pulpe des bananes enchevêtrée dans les herbes et on exprime avec force tout ce qui peut encore rester de liquide en suspension. Pour plus de facilite on y met non les pieds mais les genoux : la claie étant couverte d’une couche de marc (ibikatsi), on y applique les deux mains dans l’axe l’une de l’autre, et du genou on écrase-le tout c’est le dernier coup de vis du pressoir.

Au moment où on a commencé à verser le moût « mutobe » dans les cruches, on a glissé au fond une banane verte; on laisse pendre à l’intérieur également une corde dont une extrémité doit repasser à l’extérieur; sur le col de la cruche on place un entonnoir bourré d’herbes qui servira de filtré; puis à mesure que la mère de famille verse le jeune suc, elle dit : « Intango kwantuza ! » – « Jarre de chez un tel ! » — en nommant à tour de rôle tous les noms des voisins et amis qui lui viennent en mémoire. Ceci, afin que le liquide coule à flot,

Quand la cruche est remplie, elle retire la banane verte qui est au fond et la jette ; la corde aussi est retirée et suspendue à l’entrée de la case. Jamais un homme ne boit de ce jus, appelé « umutobe » ; les femmes au contraire en sont très friantes. On le fait donc fermenter en y incorporant du millet germé et de la levure d’une cuvée précédente, pour qu’il devienne « inzoga », la vraie boisson du sexe fort, qu’ils boiront toujours en compagnie et au milieu des chants et des danses. Pour l’usage journalier, ils font un mélange en repassant de l’eau sur le marc qu’ils versent dans le vin fermenté.C’est leur piquette économique. Pour boire le jus de bananes on ne se sert que de siphons en bois creux ou d’une herbe creuse ; jamais on ne boit à pleine bouche.

Quand la barque-pressoir est hors d’usage, et que de vieillesse elle menace de tomber en morceaux, on y fera une dernière fois une cuvée et on la taillera en pièces tandis qu’on boira de son dernier crû, On peut ensuite en brûler les débris.

Pour Conjurer Le Mauvais Temps.

Dans cette fin de chapitre, notons quelques pratiques particulières que les habitants observent devant les phénomènes atmosphériques contre lesquels ils se sentent toujours désarmés ; pratiques qui en grande partie tendent à amadouer l’esprit supérieur qui semble agir en se cachant derrière ces phénomènes. Ici, comme tout le long de leur vie journalière, ils se sentent à la merci de quelqu’un qui leur en veut et qui profite de toutes les occasions pour rappeler leur dépendance et son pouvoir. Leurs gestes et leurs paroles, qui sont comme des invocations, et qui pourraient faire croire qu’ils vénèrent ces objets de leurs craintes, comme des représentations de la divinité, ne sont que des incantations destinées à neutraliser l’effet funeste, qu’ils redoutent. Tout ce qui sort de l’ornière accoutumée de l’existence leur semble machiné par quelque mauvais génie, et pour calmer sa mauvaise humeur, seule la fidélité aux observances ancestrales peut y réussir. Toute explication se heurte à cette réponse stéréotypée qu’on entend toujours : « Nos pères en ont toujours agi ainsi !»Pourquoi ? Personne ne s’est encore posé la question, et puisque depuis toujours ils ont échappé à ces mauvaises influences, en se conformant à leurs us et coutumes, il n’y a apparemment aucune raison de douter de leur efficacité.

Orages Et Foudre

Autant les indigènes désirent la pluie qui est un bienfait pour leur activité, et pour laquelle ils sacrifient volontiers les paniers de nourriture qu’ils portent aux bavubyi comme nous l’avons indiqué au début decette étude, autant ils redoutent la colère insensée de l’orage et de sa foudre. En conséquence les prescriptions se multiplient.

Dès que le grondement du tonnerre dans le lointain se fait entendre, tous ceux qui sont assis sur des escabeaux les quittent et s’en vont s’asseoir par terre ou sur une natte, les pipes quittent les lèvres, on en éteint le feu et on les remise dans la blague.

Au second coup de tonnerre, chacun de murmurer, et c’est encore une incantation « Bene Nyirankuba ntibarya aka abandi ; na bishywa bayo ! »

« Ce ne sont pas les fils de la Mère-Foudre qui font du tort, ce sont ses cousins ! » comme s’ils voulaient par ces mots se rendre favorable la foudre en rejetant sur d’autres le tort qu’elle pourrait causer. Si à ce moment on a de la farine sous la main, et à plus forte raison si on est en train de moudre, on prend une poignée de farine, qu’on jette dans le vent en même temps qu’un charbon ardent, car, expliquent-ils, la foudre demande l’aumône. « Ibasaba ko bayihe ».

Quand la foudre tombe dans les environs, chacun de cracher par terre en disant ; « Subya ! » qu’on peut traduire « Tourne en eau ! »

Si la foudre frappe un homme, tous les voisins se mettent à lancer le cri de jubilation (impundu) qui doit annoncer dans le pays que « le roi du ciel vient de glorifier un homme » « Ni umwami w’ijuru ukuje umuntu ! » Sans doute nos gens ne connaissent plus le sens de cette phrase dans son rapport avec l’histoire primitive, ni pourquoi ils chantent victoire alors qu’un des leurs vient d’être tué, mais qu’il me soit permis de la ramener au fait, qui vit encore dans la tradition de certaines familles. Voici ce qu’un jour, il y a de cela bientôt 30 ans, un chef de famille, Lwakazina, se croyant à la veille de mourir, nous conta entre autres secrets, que seul son héritier naturel devait apprendre de la bouche de son père mourant. Ce fils étant alors âgé seulement de 2 ans, Lwakazina confia à un Père Blanc la tradition pour que par lui son fils apprenne plus tard l’enseignement familial : « Quand Imâna résolut de faire disparaître les hommes dans une immense inondation, un homme du nom de Chumwêru trouva grâce devant sa colère et il lui fit bâtir une case au fond de la vallée où il l’enferma si bien que les eaux ne parvinrent pas à y entrer. Chumwêru se doutant bien de ce qui se passait au-dessus de lui, supplia Imâna d’accepter son sacrifice pour ses semblables et que sa mort les sauvât de la perdition. Ayant achevé sa prière, il perça la case, qui le retenait au fond de la vallée, et il surnageait bientôt à la surface des eaux. A cet instant précis, la foudre le frappa et l’emporta au ciel, tandis que les eaux se retirèrent et que les survivants purent regagner leurs pays dévastés. C’est depuis ce jour, que, pour honorer Chumwêru qu’lmâna avait agréé, le dixième jour de travail est un jour férié dans tout le Rwanda. »

Nous-mêmes, quand la loi du dimanche fut introduite auprès de nos premiers chrétiens, nous adoptâmes ce nom de chumwêru pour désigner le jour du dimanche, et ce nom lui est resté.

Or il nous semble qu’aucune explication de la phrase citée plus haut est plus près de la vérité qu’en disant qu’elle est une allusion directe à çe fait légendaire. L’homme pris ainsi par la foudre doit être la rédemption des autres.

Personne ne touche le cadavre de l’homme foudroyé et on le veille jusqu’au lendemain, ce qui ne se fait que dans cette seule occurrence on sait qu’on se débarrasse toujours au plus vite du mort, sans attendre même qu’il-soit refroidi. Le lendemain, à l’heure où il a été frappé, le mugangahuzi, dont nous avons parlé à propos de la bananeraie, vient combiner avec plusieurs herbes une tisane dont chacun doit boire et le reste en est versé sur le cadavre. Alors seulement on peut l’enterrer.

Nous avons vu les prescriptions à observer quand la foudre est tombée sur la bananeraie. Le bétail frappé de la foudre ne peut être dépecé que 24 heures après l’accident et on le mange après accomplissement du Kugangahuza, comme pour l’homme.

La Grêle

On comprend facilement que pour une population de cultivateurs, qui vit exclusivement des fruits des champs, la grêle est particulièrement redoutée, et que l’indigène cherche à la détourner par un nombre imposant d’incantations, aussi impuissantes les unes que les autres, mais qu’il pratique très fidèlement, de peur d’avoir à répondre de ses négligences devant ses pairs. Il faut avoir vu la dévastation des bananeraies, sans parler des champs, quand l’orage de grêle a crevé sur le terrain, pour saisir tout le tragique de ces incantations nous paraissent enfantines.

Quand du fond de l’horizon monte le bruit sourd de la chute des grêlons, semblable au bruit des vagues contre la roche, la mère de famille saisit la cruche à lait, va s’accroupir au pas de la porte en tenant la cruche (icansi) serrée entre les genoux et fait semblant de traire une vache imaginaire. En même temps elle répète, comme des litanies, ce leitmotiv « Ishano libaye :umugore arakama !Iburundi n’Ibunyabungu bararushaka, mu Rwanda amâzi masa ! » « Un malheur est arrivé: une femme qui trait ! » chante-t-elle, autant qu’elle dit, — « les pays de frontières, le Burundi et le Bunyabungu, désirent la grêle, mais nous du Rwanda, nous voulons de l’eau ! » — En même temps l’homme a placé le grand mortier familial, évidé dans un tronc d’arbre, devant la case et se met à frapper à tour de bras sur les bords en criant à tue-tête « Ingoma iraruciye ! » (Le tambour l’écrase !) pendant que les assistants hurlent de toutes leurs forces. C’est ce qu’ils appellent « tuer la grêle ».

Si malgré tout la grêle fait irruption, on se précipite sur le premier grêlon tombé dans la cour et on l’emporte dans lamaison près du feu où il retourne en eau. Du foyer on retire une poignée de cendres et posté à l’entrée de la hutte, on les souffle dehors en l’accompagnant de ces mots : « Ni kasendwa, ndakusenze !»– (Si tu peux encore être chassé, je te chasse !) On prend alors un morceau de l’étoffe indigène fabriquée avec l’écorce de ficus battue, on l’attache à un bout de bois et on y met le feu, qu’on tend dans la direction du vent en disant : « Nirubindurubura ! » « Grâce, voici ton rubindu ! » Le « rubindu » étant le cache-sexe des habitants du Bunyabungu. C’est donc sur un mouvement de mauvaise humeur que finit la lutte trop inégale,

Nouvelle Lune

Pour nos indigènes la vie semble ne leur être accordée que pour l’évolution mensuelle de la lune. C’est au moins ce qui parait ressortir des prescriptions qu’ils observent à la réapparition de la lune. Dans la pratique de la vie évidemment, ils agissent tout autrement et ils n’attachent pas à tout cela la même importance que nous semblons y attacher, quand nous leur demandons, pourquoi ceci, pourquoi cela ? Donc au soir où le mince filet de la nouvelle lune a été aperçu, tout le pays est en émoi. Tout ce qui est valide sort des cases et dans un sabbat étourdissant qui se répercute dans tous les vallons, les voix s’entremêlent en cris et hurlements, parmi lesquels on distingue toujours de-ci de-là, cette même phrase que des générations sans doute ont déjà proférée sur ces mêmes montagnes : « Uko ukwawe, nanje ukwanje ni uko ! Urambonekera nk’ugushize » Et dans la nuit tombante, quand déjà la lourde fumée blanche descend comme un grand linceul vers la vallée en s’agrippant au sombre tapis des bananeraies, on voit des hommes et des femmes comme des forcenés courir de-ci de-là au milieu des cris désordonnés de la foule, les bras étendus comme deux cornes et invectivant la maigre lueur de la lune nouvelle « Tu as ton bras, mais j’ai le mien ! Je t’ai déjà vue ainsi le mois passé ! » A remarquer que les bouts du croissant sont appelés bras, d’où cette allusion, par laquelle ils semblent mettre au défi la valeur nocive de la nouvelle apparition « Après tout, déjà le mois dernier tu nous as ainsi menacés on ne te craint plus ! » Et le mois suivant ce sera encore la même vantardise dans les mêmes termes. En cas d’hostilités ouvertes contre un ennemi, c’est d’ailleurs d’après la longueur des cornes de la lune que juge le sorcier du succès de la bataille à engager.

Éclipse De Soleil

 Le « Bwirakabili » ne provoque pas une réaction spéciale sur leur façon de faire coutumière. La dénomination se traduit par : « Double crépuscule »

Comète

L’apparition d’une comète est un signe de graves événements et de malheurs publics, et les habitants se basent sur ce fait que celle de 1896 ou 98 fut suivie de la peste bovine (uruhaha) qui anéantit presque entièrement le cheptel, cependant très important, du pays. Bien que nous ayons assisté dans le pays à l’apparition de la comète de Halley en 1909, nous n’avons pas eu connaissance de rites particuliers observés à son sujet. En dehors du nom pittoresque de « Nyakôtsi » « Fumerolle », qu’ils lui donnèrent, et des inquiétudes qu’elle leur inspira un moment, notre attention en éveil n’a rien découvert qui pût conclure à un cérémonial particulier, destiné à contrebalancer ses funestes influences.

Tremblement De Terre

Ceux-ci sont extrêmement fréquents dans un pays qui est situé dans la zône d’influence des grands volcans du fossé central. Des hauteurs du Kinyaga on voit distinctement la majestueuse ligne des volcans qui déchiquettent l’horizon au nord du lac Kivu, et qu’on a abusivement dénommés sur nos cartes d’Afrique « les volcans Virunga », ce qui revient à dire : « les volcans Volcans », mais nos indigènes n’ont évidemment aucun soupçon que les tremblements de terre peuvent être provoqués par l’activité de ces énormes masses, toujours en ébullition. Comme le terme « kunyiginya » traduit dans leur langue ce mouvement des couches de la terre, et que d’autre part la famille royale qui gouverne le pays a nom « Abanyiginya », il est pour eux de toute évidence que la terre doit sursauter quand un membre de cette famille passe de vie à trépas. D’où l’espèce d’oraison jaculatoire, qu’ils disent quand ils ressentent le mouvement oscillant du sol « Arahise !Ca Gihinza capfuye » — « Il a passé ! Un grand chef est mort ! » On va alors aux champs, on cueille de toutes les moissons encore sur pied quelques spécimens, dont on cuit un rata invraisemblable, qu’ils doivent absorber sous peine de voir toutes les moissons périr.