ÉLITE ET CONTRE-ÉLITE
Lorsque Mgr Léon Classe décéda à l’hôpital de Bujumbura, le 31 janvier 1945, la situation de l’Église qu’il avait formée était très critique. La menace ne venait pas de l’extérieur. Les missions catholiques dominaient dans le nord et le sud du pays, tenant les protestants en échec dans les zones contestées du nord-est et du nord-ouest. Les anciens problèmes perduraient : les bakuru b’inama s’étaient soulevés pendant la guerre pour faire eux-mêmes la loi, juger les affaires, échapper aux taxes sur le travail et représenter parfois les chrétiens auprès de leurs souschefs, en échange de travail, de marchandises ou d’argent’. Même les plus fidèles des protégés des missions, comme Simon Nyiringondo, trouvaient des raisons pour se plaindre auprès de l’administration de l’indiscipline des catholiques. Mais d’autres problèmes nouveaux, se posaient également. Ainsi, en 1946, la moitié seulement des catholiques enregistrés par les Pères avaient fait leurs pâques ; or un catholique qui ne se confessait pas et ne communiait pas était généralement considéré comme « non pratiquant». Les nobles, attirés par la nouvelle école protestante de Shyogwe, avaient spontanément rejeté les Pères Blancs pour se tourner vers les anglicans.
En septembre 1945, lors d’une réunion des supérieurs des postes de mission, les grandes lignes de la réforme du catéchuménat furent tracées. La période de postulat devait durer 16 mois, avec deux cours par semaine de doctrine et de lecture. Ceux qui réussissaient l’examen final étaient admis au catéchuménat qui s’étendait sur 32 mois, ponctués d’interrogations tous les 8 mois. Du début du postulat au baptême, la formation était divisée en cours de quatre mois chacun, igice, et personne ne pouvait passer au cours supérieur s’il n’avait régulièrement participé aux leçons. Les catéchistes recevaient un Gatikisimu isobanuye (commentaire du catéchisme), contenant une série de références bibliques appropriées, et un petit manuel méthodologique. Il semble que la réforme ait été efficace car les statistiques en matière d’obligations pascales montrèrent qu’en 1955 le taux de non-pratiquants était tombé à 10%.
Le catéchuménat une fois restauré dans la rigueur traditionnelle des Pères Blancs, Mgr Deprimoz revint au problème des « évolués », terme qui désignait l’intelligentsia rwandaise dont, au départ, les connotations n’avaient paru gêner personne et qui était volontiers utilisé tant par les Rwandais que par les Européens. Pour contrer la presse profane, notamment le nouveau journal La Voix du Congolais publié à Léopoldville, un petit journal catholique, L’Ami, destiné aux Africains francophones du Rwanda, du Burundi et du Congo de l’Est, fut créé. Il eut un succès limité, ses ventes représentant un millier d’exemplaires dont, les premières années, environ 400 seulement furent achetés par des Rwandais. Les Frères de la Charité publiaient leur propre magazine, Servir, destiné aux élèves du Groupe scolaire d’Astrida. Quant aux séminaristes, ils avaient leur propre revue L’Echo du Séminaire. Chaque année, un dimanche était consacré « Journée de la presse ». Ce jour-là, les Pères recommandaient aux fidèles de lire et de diffuser les « bons » journaux. Les enseignants et les catéchistes étaient pratiquement obligés d’acheter les journaux catholiques et le nombre de lecteurs du Kinyamateka doubla, pour atteindre le chiffre de 9 000 en 1947.
L’essor des « cercles », sorte de clubs pour évolués catholiques qui devaient leur permettre d’être en contact avec le clergé dans une ambiance informelle et où livres et infrastructures sportives étaient mis à leur disposition, était aussi le résultat des efforts des premières années de l’épiscopat de Mgr Deprimoz. Les réunions régulières qui avaient lieu à la mission d’Astrida avaient donné naissance au Cercle secondien, d’après le nom du responsable du Groupe scolaire. A Kigali, existait un Cercle Léon Classe et à Nyanza le Cercle Charles Lavigerie. Des groupes similaires obtinrent de modestes succès au sein de la population catholique instruite beaucoup plus importante de Léopoldville. L’engagement de Mgr Deprimoz à l’égard des évolués, vu sous l’angle d’un critère de valeur, l’argent, fut réel : une salle de taille impressionnante et une petite bibliothèque furent construites pour les Astridiens. Son objectif avoué était de « garder toute notre influence sur cette génération montante qu’il faut éclairer dans le bon sens, diriger dans leurs revendications et orienter vers l’Action catholique ». Mais malgré le désir du nouvel évêque de maintenir au sein de l’Église 2 000 ou 3 000 Rwandais évolués, son sacre à 65 ans, tardive pour un missionnaire, venait à un âge auquel il était difficile d’échapper au cadre étroit de la tradition pour résoudre les nouveaux problèmes. Coulé dans le même moule que Mgr Classe — un évêque sortant pouvait généralement soutenir la candidature de son favori — il n’avait aucune conscience de l’urgence qu’il y avait à offrir de nouvelles approches à l’Afrique compte tenu de la phase historique dans laquelle elle se trouvait. C’est avec un certain regret qu’il reconnaissait la perte de prestige du catéchiste de brousse face à la jeunesse plus instruite du pays. Il savait qu’il fallait traiter les évolués de manière spéciale, comme des enfants brillants mais difficiles. Cependant, la crainte qu’une éducation trop poussée ne crée un groupe de « déclassés » qui abandonneraient la terre et la solide piété du catholicisme rural perdurait. Pour faire contrepoids au Groupe scolaire d’Astrida, il créa l’Institut Léon Classe à Kabgayi, un collège technique assurant une formation de menuisier et de tailleur qui ouvrit ses portes à 48 élèves en 1947.
L’attitude de l’administration belge présentait la même ambivalence : tout en reconnaissant que la nouvelle situation du Rwanda, en tant que territoire sous tutelle des Nations unies, impliquait de s’engager dans un processus d’indépendance, elle fut lente à mettre les mécanismes en place. Un Conseil du gouvernement pour le Ruanda-Urundi, appelé à se réunir une fois par an, fut créé en 1947. Il comportait cependant peu de membres rwandais : les deux abami n’y furent admis qu’en 1949 et uniquement après la visite, l’année précédente, de la première délégation des Nations unies. Malgré les incitations de New York, l’administration belge refusa obstinément d’envisager avec sérieux la mise en place de réformes démocratiques au Rwanda tant qu’elle n’estimerait pas atteint le niveau de progrès économique et «moral » requis. Les Pères Blancs se sont portés garants du premier voyage de Rwandais en Europe avant le début des années 1950 où les Belges acceptèrent d’envoyer Isidore Rwubisizi étudier à l’Université libre de Bruxelles et un Hutu, Fidèle Nkundabagenzi, suivre une formation syndicale à l’Ecole sociale d’Heverlee.
Pour l’Église, comme pour l’administration, l’après-guerre fut une période d’attentisme et de timides mesures. D’importants changements étaient cependant intervenus au sein du personnel missionnaire : la mort de Mgr Classe avait sonné le glas d’une génération de missionnaires grandis dans le cadre du catholicisme français du XIXe siècle, conservateur et rigide. Les nouveaux missionnaires qui arrivèrent à la fin des années 1930 et dans les années 1940 étaient nés dans une Europe qui se laïcisait rapidement. Dans des villes industrielles comme Limoges, en France, la proportion de non-baptisés, passa de 2,5%. au tournant du siècle à 34 % au début de la première guerre mondiale. Ces missionnaires avaient grandi à une époque caractérisée, face au communisme, par des mouvements tels que la Jeunesse ouvrière catholique créée par le Cardinal Cardijn à la fin des années 1920. Néanmoins, l’apostolat en faveur du prolétariat de certains mouvements d’Action catholique ne parvint jamais à se débarrasser de l’héritage de la classe moyenne du XIXe siècle, qui continua à être un frein à tout changement de la politique sociale de l’Église.
La deuxième guerre mondiale, en mettant à jour les conséquences logiques de l’adhésion aveugle au statu quo et de la soumission à « l’autorité légalement constituée », marqua un tournant décisif. Étant donné la collusion de la hiérarchie allemande avec les nazis, l’Église institutionnelle fut remise en question. On ne considéra plus les structures visibles du catholicisme comme la perfection de la foi mais comme un pur instrument à son service dans le monde. Porter témoignage, non se survivre, tel était le noble rôle que lui demandait le Troisième Reich et beaucoup étaient prêts à l’accepter. Non seulement les catholiques avaient lutté aux côtés des communistes dans les mouvements de résistance, mais les partis démocrates-chrétiens avaient aussi été obligés, dans les années d’après-guerre, de former des coalitions avec les « ennemis de l’Église », les libéraux et les socialistes. Les prêtres ouvriers français avaient rapidement pris place à la direction des syndicats et le Vatican n’avait pu que très lentement et péniblement réprimer le mouvement.
Les origines sociales de la nouvelle génération des prêtres missionnaires étaient fort diverses et, bien que la majorité d’entre eux soient Français ou Belges, il y avait davantage de nationalités qu’autrefois. Ils étaient jeunes, enthousiastes et pleins de zèle ; ils jugeaient urgente la situation du Rwanda, contrairement à leurs supérieurs qui, même s’ils n’étaient pas d’un optimisme béat, avaient été néanmoins habitués- à percevoir le monde, à l’école du Vatican, dans une « perspective d’éternité ». Des hommes tels que les Pères Gilles, Dejemeppe, Adriaenssens, Pien, Perraudin et le chanoine Ernotte étaient d’une autre espèce que les anciens Pères Blancs royalistes.
Le Père Louis Pien, issu d’une famille nombreuse flamande, avait grandi dans une petite ville. Son père s’était débrouillé par ses propres moyens et avait réussi à devenir greffier en chef auprès du tribunal local. Le Chanoine Eugène Ernotte avait été, après la guerre, directeur du Collège St Barthélémy de Seraing, une banlieue industrielle ouvrière de Liège. Grand ami du Père Guy Mosmans, le Supérieur provincial belge des Pères Blancs, il partit au Rwanda en 1956. Prêtre intellectuel mais solide, il n’aurait pas ignoré les ouvriers. Le Père André Perraudin, qui devint plus tard archevêque, était fils d’un instituteur de Le ChableBagnes en Suisse. Durant la guerre, il fut professeur de philosophie et recteur du petit séminaire de Fribourg, donc très bien placé pour se rendre compte du rôle que jouait l’Eglise en Allemagne. Il travailla comme missionnaire de brousse au Burundi de 1947 à 1950 avant d’être nommé professeur de philosophie au Grand Séminaire de Nyakibanda au Rwanda. Le Père Gilles avait travaillé avec la JOC pendant plusieurs années avant de venir en Afrique.
En 1948, il y avait 88 Pères Blancs au Rwanda. L’Église indigène avait à sa tête 81 abbés rwandais, 58 Frères Joséphites et 155 Benebikira. Seul l’abbé Aloys Bigirumwami, qui avait été pendant 14 ans Supérieur de la mission de Muramba, fit partie du Conseil du Vicariat, par ailleurs entièrement composé de Blancs. Un autre prêtre tutsi, l’abbé Deogratias Mbandiwimfura, fut envoyé étudier le droit canon à Rome. Compte tenu du faible nombre d’abbés à s’être vus confier des postes de responsabilité dans le vicariat, ainsi que des pressions incessantes qu’exerçait le clergé tutsi dans les séminaires et les paroisses, les frictions augmentèrent non seulement entre prêtres européens et rwandais, mais aussi entre abbés tutsi et hutu. Pour le Père Mosmans, le clergé rwandais se divisait en deux groupes :
« Les prêtres teintés de blanc et les prêtres intégralement noirs. Aux premiers, les indigènes ne confient plus rien, écrivait-il ; les seconds ne nous répètent point ce que les indigènes leur confient… Dans chacun des deux camps on peut distinguer un groupe mututsi plus nuancé, plus policé, et un groupe muhutu, plus simple, plus laborieux ».
L’ouverture de nouveaux postes de mission, après la guerre, permit d’accroître le pouvoir de l’Eglise autochtone sur les collines. Les prêtres, tant tutsi que hutu, purent influencer, grâce à leur autorité spirituelle, la vie temporelle de leurs paroissiens. Les membres de la famille d’un abbé cherchaient souvent à s’installer près de sa mission ou à y trouver, un emploi et l’abbé, en tant que supérieur de la mission, pouvait créer un réseau de clients et, souvent, devenir le confident du chef local. Plusieurs Astridiens avaient été au petit séminaire avec les futurs abbés et les liens créés à cette époque restaient solides. En général, on ne pensait pas que l’autorité devait être privée de biens matériels ; il n’existait en la matière ni fausse modestie ni faux semblant : le prêtre était un chef local. Lorsque les Frères Joséphites élurent leur propre supérieur rwandais, le mwami lui offrit 50 vaches. Avant le sacre de Mgr Bigirumwami, les abbés de Nyundo suscitèrent un grand mécontentement parmi la population locale hutu et une certaine consternation chez les Pères Blancs en organisant une collecte « volontaire » pour l’achat de la future voiture de l’évêque. Le premier signe sérieux de conflit au sein de l’Eglise apparut en 1948 ; fait révélateur, c’était l’année même de la visite de la délégation des Nations unies. Le départ pour Rome de l’abbé Deogratias provoqua une tempête de protestations de la part du clergé hutu qui s’imagina, sans doute à juste titre, qu’il allait à Rome pour se préparer à assumer une fonction épiscopale. Vint ensuite le départ du Frère Secondien d’Astrida. Il semble que son retour en Belgique ait été dû aux pressions exercées sur les Pères Blancs par Rudahigwa, jaloux du brillant jeune homme, responsable du Groupe scolaire. L’essor de l’Église tutsi accrut le pouvoir du mwami, grand ami de l’abbé Alexis Kagame qui, dans les coulisses, parvenait à s’ingérer dans les affaires de l’Eglise. Par la suite, après une querelle de famille, le roi obligea l’abbé Eustache Byusa, le vicaire délégué de Mgr Bigirumwami, à démissionner. Il fut remplacé par l’abbé Boniface Musoni, un proche parent de Rudahigwa. Le clergé tutsi, irrité par les contraintes que les missionnaires lui imposaient, s’affirma de plus en plus anti-Pères Blancs et eut tendance à constituer un front commun avec les chefs.
Les Pères Blancs trouvèrent peu de défenseurs. Les abbés hutu les accusaient d’être indifférents aux problèmes sociaux et de ne pas parvenir à engager la réforme de l’ubuhake, tandis que les abbés tutsi se plaignaient du nationalisme du clergé belge et mettaient en avant les succès des protestants. Afin d’échapper à leur influence, l’abbé Alexis Kagame demanda la permission d’entrer chez les Jésuites. Avec le mwami, il insistait pour qu’un collège jésuite soit construit à Nyanza, d’une part parce que les Jésuites étaient réputés bons éducateurs, d’autre part parce qu’ils étaient considérés plus pro-Africains et plus favorables au nationalisme africain que les autres congrégations religieuses. Sur fond d’évasion fiscale grandissante et de mécontentement généralisé à l’égard des mesures dilatoires des Belges, l’administration parla bientôt d’« éléments subversifs ». Le nationalisme culturel de l’abbé Kagame sembla menaçant, notamment parce qu’il bénéficiait du soutien des Nyiginya. Le Père Mosmans écrivit de l’abbé Kagame avec une admiration inquiète : « [Il] n’est pas seulement un prêtre érudit et travailleur, un homme de grand talent ; il est de plus une force de la nature ». Mécontent, Mgr Deprimoz jugeait que « cet abbé est plus près de Nyanza que de Rome ».
L’observation de l’évêque marquait dans une certaine mesure l’abîme qui séparait le clergé missionnaire et rwandais, bien que le nationalisme de Kagame soit suffisamment subtil et raffiné pour trouver une place pour Rome. Son attitude était remarquablement platonicienne, le rôle de l’élite tutsi étant de sauver l’héritage culturel rwandais, même s’il fallait substituer aux valeurs guerrières de l’ordre ancien les vertus morales et la supériorité intellectuelle des abbés tutsi, gardiens du Rwanda et nouveaux abiru. Ces abbés s’étaient sciemment proposés, et y parviendraient un jour, de contrôler l’Église rwandaise. L’ouvrage de Kagame, Le Code des institutions politiques du Ruanda, était un panégyrique de l’ancien système tutsi ; s’il y avait des difficultés dans la société contemporaine, elles étaient dues aux interférences arbitraires des Belges dans un système politique équilibre. Il était opposé au nouveau style de prédication insistant sur l’égalité des races, invoquant que les Rwandais ordinaires n’étaient pas préparés pour des doctrines aussi « ésotériques » ; les gens ordinaires « qui n’avaient pas une bonne formation intellectuelle » avaient besoin des contraintes de la société stratifiée du Rwanda.
L’abbé Kagame fut le critique le plus net et le plus incisif des Pères Blancs car il les comprenait très bien. A l’hégémonie culturelle européenne imposée dans les séminaires, l’élite tutsi voulut substituer la sienne et put la présenter comme la culture nationale du Rwanda. L’écrasante critique de Kagame à l’égard du «politicisme » des missionnaires peut s’appliquer, mot par mot, au nationalisme culturel des abbés tutsi
« C’est un système, de sa nature inavoué, latent, qui, sous prétexte d’assurer les intérêts de la Religion, ou même à l’occasion des intérêts religieux réels, veut en réalité asseoir des bases solides à l’emprise dominatrice d’un corps culturel sur l’esprit des autochtones ».
Et, de la même manière que les politiciens tutsi durent, plus tard, faire appel aux Nations unies pour tenter d’obtenir l’indépendance, le clergé tutsi dut faire appel à Rome pour être libéré de l’emprise des Pères Blancs. Depuis la Tornade, Rome avait légitimé la monarchie et les divisions de la société ; aujourd’hui, de même, la cour recevait sa légitimation des abbés tutsi. On passa au dessus des Pères Blancs, à cause des missionnaires d’après-guerre considérés apparemment comme de dangereux démocrates. L’abbé Kagame exigea l’obéissance aux préceptes du Saint-Siège. Au début des années 1950, deux mesures, la permission donnée aux Benebikira de porter des chaussures et le remplacement des alcôves des dortoirs par des chambres individuelles au Grand Séminaire, furent attribués à l’heureuse intervention du Délégué du Pape. Rome était pro-rwandais. L’abbé Kagame n’était pas anti-Rome, loin de là. Il était anti-Pères Blancs et ce pour de bonnes raisons.
Dans les années 1950, il apparut clairement que les relations des Pères, y compris pour les plus détachés des contingences de ce monde, avec les évolués s’étaient détériorées à un point inquiétant :
« Il serait sans doute hâtif, écrivait Mgr Deprimoz, de considérer cet état d’esprit comme l’expression d’un nationalisme exagéré et malsain. Il doit être considéré plutôt comme une prise de conscience qui n’a pas encore trouvé son équilibre et qui, en tout état de cause, doit être traitée avec beaucoup de délicatesse ».
Les anciennes formules de l’Action catholique ne marchaient plus ; il y avait toujours des cercles dans les petites villes rwandaises, mais ils n’étaient plus très vivants. Le nombre de membres du Cercle Charles Lavigerie passa de 70 à 30.
Les sentiments anti-européens augmentaient fortement. Les patrons des mines et les propriétaires des plantations étaient méprisés pour ce qu’ils étaient : des oppresseurs malhonnêtes venus tirer le maximum de profits le plus rapidement possible. Les membres de l’élite, malgré leurs diplômes et leurs qualifications, avaient des difficultés à trouver un emploi s’accompagnant du salaire et du statut auxquels ils aspiraient ; ils n’admettaient plus d’être traités comme de vulgaires paroissiens par d’ignorants bakuru b’inama. Ils étaient particulièrement isolés et souffraient à la fois de l’opposition de « l’ancienne garde de Nyanza » et du mépris des Européens. Ils ne trouvaient non plus aucun réconfort dans l’Eglise. « Les évolués savent très bien tout ce qui sépare les prêtres indigènes des Pères Blancs, écrivait un missionnaire. Le fossé est bien plus grand qu’on ne pense ; en cela encore beaucoup sont aveugles ».
Même si un grand nombre de Rwandais pratiquaient encore une économie « ciblée », ne se souciant pas de ramasser le café à la fin de la saison s’ils avaient suffisamment d’argent pour satisfaire leurs besoins et se vêtir, dans les années 1950, la nouvelle élite commença à profiter des opportunités qu’offrait le commerce. Les anciens, auxquels les Pères avaient inculqué des idées fixes quant au « juste prix », furent des proies faciles pour d’habiles entrepreneurs prêts à acheter leur récolte de café contre du sel, du DDT ou quelques tablettes de quinine. Etant donné qu’ils ne pouvaient espérer obtenir que des postes secondaires dans l’administration et que le nombre de sous-chefferies vacantes était limité, de nombreux membres de la nouvelle élite se tournèrent vers le petit commerce. Dans l’ensemble du Ruanda-Urundi, le nombre de petits magasins appartenant à des Africains passa de 21 en 1948 à 647 en 1951. La production de café connut des records, atteignant 28800 tonnes en 1956. Si la tendance générale était de convertir l’argent en bétail, on assista néanmoins à l’essor d’un petit groupe d’entrepreneurs instruits qui pensaient en termes modernes d’accumulation du capital et de forces de marché. La division superficielle entre la richesse des Tutsi propriétaires de bétail et la pauvreté des Hutu pratiquant une agriculture de subsistance, simplification toujours excessive, s’avéra tout à fait fausse après la guerre. Durant la période coloniale, une masse de Tutsi ne possédant pas de bétail s’appauvrit, ou resta pauvre, alors que les migrants hutu et les planteurs de café qui avaient réussi, achetèrent de nombreuses vaches et devinrent relativement prospères.
Les familles tutsi possédaient en moyenne plus de bétail que les familles hutu, mais la différence était faible. Par exemple, au Nduga., les Tutsi possédaient 2,4 animaux par famille, contre 1,2 chez les Hutu. C’est dans la province du Buyenzi que l’on rencontrait le plus grand écart avec, respectivement, 1,9 animaux contre 0,3. De même, le taux de mortalité infantile était en moyenne légèrement inférieur chez les Tutsi
Si l’on examine la répartition des postes politiques, on se rend compte que l’important n’était pas tant le monopole des Tutsi en matière de pouvoir traditionnel et administratif que l’oligarchie exclusive que formaient quelques lignages nobles. Ainsi, un seul lignage Nyiginya occupait, à lui tout seul, presque un quart des 46 chefferies du pays. En 1950, le clan tutsi Nyiginya comprenait 276 chefs et souschefs et les Ega 113, soit ensemble plus de la moitié des chefferies et des sous-chefferies. Les chefs et sous-chefs catholiques constituaient, avec une base très étroite, une élite politique riche en bétail, en argent, en plantations de café et en clients. Cette élite était composée d’anciens élèves de Nyanza et d’Astrida qui avaient à leurs côtés, d’une part, les administrateurs belges et, d’autre part, les chefs expropriés, leurs oncles et pères qui avaient obtenu un poste de juge ou qui possédaient du bétail. En dessous, se trouvait la masse des Tutsi pauvres qui s’identifiaient aux nobles et se raccrochaient à leur précaire supériorité en méprisant et en exploitant les Rwandais d’origine hutu.
Les Hutu, qui avaient réussi grâce à l’instruction reçue dans les écoles catholiques et les séminaires, formaient une contre-élite, totalement exclue des fonctions traditionnelles et administratives. Beaucoup avaient trouvé un emploi dans l’enseignement ; quelques-uns dans les services vétérinaires ou médicaux ; d’autres possédaient un petit commerce ou de rentables parcelles de café. Entre eux et la masse des paysans, il y avait une petite centaine de menuisiers, tailleurs, maçons, artisans et camionneurs et 70 000 ouvriers salariés dans le secteur privé. La mission de Rwaza employait plus de 100 personnes dans sa fabrique de cigares, dont plusieurs s’installèrent comme fabricants de cigares indépendants et acheteurs de tabac.
Après la guerre, l’élite tutsi, avec son noyau clérical, et la contre-élite hutu, avec elle aussi son aile cléricale, semblaient pouvoir devenir les responsables d’une classe moyenne potentielle qui ne dépendrait plus nécessairement de la pérennité du système féodal. Bien que sentimentalement attachées aux symboles et traditions du passé, elles avaient des idées progressistes et un embryon d’aspirations bourgeoises. Elles étaient l’espoir des Belges et des missionnaires ouverts à la modernité pour lesquels la stabilité future du Rwanda dépendait du développement d’une classe moyenne, d’un « Tiers Etat ». Que cette nouvelle classe soit mort-née — les Rwandais s’identifiant de plus en plus aux catégories socio-ethniques hutu ou tutsi ou sur la base très étroite de leur affiliation clanique — était, dans une grande mesure, dû à la faible taille de ces groupes et au maintien d’une importante faction conservatrice chez les Tutsi dont l’intransigeance et le fameux sentiment historique de supériorité attiraient les indécis et poussaient les Hutu à se forger une conscience ethnique militante. Il sembla, y compris à d’Hertefelt qui devait par la suite abandonner l’idée de « caste », qu’il était suffisant de faire une analyse objective de la société rwandaise des années 50 basée sur l’ethnie ou la caste :
« Quoique la plupart des Tutsi se trouvaient sur les bords de la sphère politique proprement dite, écrivait-il en 1960, tous les membres de la caste tutsi participaient aux avantages sociaux et économiques liés au statut supérieur du groupe conquérant, vainqueur et possédant ».
Il serait peut-être plus juste de dire « ont imaginé qu’ils bénéficiaient » car l’ombre du mwami cachait la pauvreté des « petits » Tutsi. Les Belges, en offrant des postes publics uniquement aux Tutsi, avaient fait naître l’impression d’appartenir à une caste, y compris chez les plus pauvres d’entre eux qui s’estimaient membres d’un groupe privilégié dont les Hutu étaient à jamais exclus.
Sur les collines, après la grave famine de 1943-1944, les tensions sociales entre «petits » Tutsi et paysans augmentèrent compte tenu de la forte augmentation de la population — de 1949 à 1958, celle-ci augmenta de 21%, alors que le nombre d’ouvriers salariés du secteur privé restait inchangé. La densité de population grimpa, passant de 89 habitants au km² en 1952 à 95 en 1959, moyenne qui ne tient cependant pas compte de l’augmentation de la pression à l’échelle locale : Bugoyi, Bushiru, Mulera, Bugarura, Buhoma, Buhoma et Rwankeri, situés dans le nordouest, avaient une densité de population de plus de 200 habitants au km² en 1952. Bien qu’élevée, l’émigration de 2258 personnes par an de Ruhengeri et de 2360 de Gisenyi était insuffisante pour pallier le manque de terres. Les conflits étaient nombreux car les Tutsi essayaient de récupérer les terres des clans pour faire paître leurs troupeaux et, aux alentours de Rwaza, les Hutu se rebellaient ouvertement, refusant de participer aux travaux collectifs des routes, généralement sous le prétexte d’être des catéchumènes.
Les nouveaux missionnaires, immergés dans le milieu des évolués, s’impatientaient face à l’approche paternaliste de leurs confrères plus âgés. En partie parce qu’ils commençaient à bien connaître l’intelligentsia rwandaise, en partie du fait de l’expérience qu’ils avaient eue en Europe, ils se rendaient compte de l’inadaptation des vieilles catégories de « Roi hamite » et de patriarcat tutsi. Au départ, leur objectif n’était pas différent de celui de Mgr Classe, mais ils prenaient modèle sur le XXe siècle :
« Cette position de classe indépendante et qui cherche à jouer son rôle dans la politique du pays, puisque c’est la classe intellectuelle, dresse le point d’interrogation suivant : sera-t-elle pour ou contre nous ?… On nous a répété cent fois que nous avions perdu la classe ouvrière et c’est pourquoi l’A.C. [Action catholique] a vu le jour… J’ai vécu tout cela, et ces choses se sont imprimées dans mon cœur pour toujours. Il en est de même ici pour cette nouvelle classe d’évolués ».
Réfléchissant de nouveau au Rwanda, ils virent, avant tout, une Église coloniale souffrant du clivage entre missionnaires européens et évolués africains. Ils voulaient d’urgence redresser la situation. Le Père Dejemeppe retourna en Belgique, en 1950, afin de participer à une conférence célébrant le 25e anniversaire de la JOC avec Grégoire Kayibanda, un jeune enseignant de l’Institut Léon Classe. Kayibanda resta deux mois dans la famille du Père Dejemeppe ; il put prendre des contacts avec des socialistes chrétiens et des responsables syndicaux et tenir des réunions officielles au ministère belge des Colonies. « Nous, Pères et Blancs, nous ne comprenons pas les évolués », écrivait le Père Dejemeppe à son retour à Kigali,
« Nous ne pensons pas leurs problèmes en nous plaçant à leur point de vue. Nous faisons preuve à leur égard d’un paternalisme outrancier… En parlant avec Grégoire Kayibanda, j’en venais à me demander s’il n’y avait pas déjà dans beaucoup de nos évolués un sentiment d’incompatibilité entre eux et nous. Ce sentiment peut être dangereux, ajoutait-il, car il sera logiquement suivi du sentiment d’opposition puis de lutte et de révolte.
Paroles prophétiques. En quelques mois, la sévère discipline du Grand Séminaire de Nyakibanda fut complètement détruite. Les protestants connurent ce type de problèmes quelques années plus tard seulement. Les séminaristes avaient de plus en plus le sentiment que l’ascèse rigoureuse à laquelle ils étaient soumis, censée leur inculquer l’esprit de sacrifice et légèrement plus dure que dans les séminaires ruraux italiens ou irlandais, n’était rien d’autre qu’une exploitation coloniale délibérée de la part du personnel, en majeure partie européen. Ils refusèrent de continuer les travaux manuels et furent profondément irrités des réactions autoritaires des missionnaires enseignants. Des doléances mineures cachaient un nationalisme naissant. Les étudiants rwandais ne se joignaient plus aux activités de leurs collègues burundais ou congolais, et profitaient de la moindre occasion pour les couvrir d’injures et de mépris. Ils voulaient que le swahili ne soit plus la lingua franca et que le kinyarwanda soit imposé à tous. Le plus inquiétant pour les Pères Blancs était le fait qu’il semblait jouir du soutien des abbés rwandais qui les enseignaient ou qui leur rendaient souvent visite. Le jour où quatre étudiants furent désignés comme meneurs et renvoyés par le recteur, plusieurs abbés rwandais adressèrent une lettre collective à Mgr Deprimoz pour réclamer leur réintégration.
Le profond chauvinisme qui marquait la révolte du séminaire faisait partie d’un mouvement plus large animé par les chefs et les évolués, mouvement qui avait commencé pendant les années de guerre et exprimait le rejet conscient de l’autorité européenne. Si cet anticolonialisme avait, sans doute aucun, tourné au nationalisme grâce à un renouveau culturel chez les abbés tutsi et l’ancienne garde tutsi, il fut principalement impulsé par la désaffection de la « classe indépendante » que le Père Dejemeppe avait pronostiquée. Dans ce secteur, les divisions entre Hutu et Tutsi cessèrent. La culture « nationale » tutsi fut une magnifique riposte aux Pères Blancs. En effet, la principale personne renvoyée de Nyakibanda était Anastase Makuza qui devint plus tard un homme politique importants. Ainsi, alors que les Tutsi et les Hutu divergeaient sur des questions telles que la formation de l’abbé Deogratias à Rome, ils serraient les rangs en tant que Banyarwanda contre les missionnaires.
A la fin de 1951, il y avait 89 abbés rwandais pour 87 Pères Blancs et ils ne s’aimaient plus guère. L’abbé Joseph Sibomana fut nommé aux côtés de l’abbé Bigirumwami au Conseil du Vicariat et l’abbé Stanislas Bushayija fut promu juge pré-synodal pour les questions de droit canon auprès du vicariat. L’abbé Louis Gasore devint inspecteur scolaire adjoints. Seize des 33 postes de mission avaient maintenant des supérieurs et du personnel rwandais. Les pressions de l’époque et la logique de la politique de Mgr Classe imposaient la création d’un vicariat entièrement rwandais ; les tensions entre clergé européen et clergé autochtone montraient que le plus tôt serait le mieux.
Afin de tenir à l’œil l’abbé Kagame, Mgr Deprimoz en fit son secrétaire personnel. L’abbé Kagame était naturellement favorable à la mise en place d’un nouveau vicariat et insistait pour que l’évêque le fonde à Nyanza. Mgr Deprimoz ne se laissa pas faire : « Il va de soi, remarquait-il, que si de pareilles suggestions étaient écoutées, la jeune Église du Ruanda serait engagée dès ses premiers pas, dans la voie d’un dangereux césaro-papisme ». En raison du pouvoir des chrétiens de la cour, il était impératif d’éviter que l’Église continue dans la direction qu’elle avait suivie pendant plusieurs années. Mgr Deprimoz décida donc de l’installer dans la région hutu du nord-ouest, avec pour centre la mission de Nyundo. Le 1er juin 1952, l’abbé Aloys Bigirumwarni fut sacré évêque à Kabgayi. Le clergé rwandais eut le choix, soit de rester sous l’autorité de Mgr Deprimoz dans le sud, soit d’aller dans les paroisses cent pour cent hutu dépendant du nouveau vicariat de Nyundo.
Le jeune clergé n’avait pas une très grande sympathie pour Mgr Bigirumwami, strict partisan de l’ancienne discipline. Il le voyait beaucoup plus comme le « seigneur», bien qu’il fut en même temps sous la coupe des Pères Blancs. Considéré comme un «étranger », parce que descendant des rois Gesera du Gisaka, son lignage royal lui conférait une certaine distinction, une qualité qui ne laissait pas froids les abbés tutsi. Même si aucune division nette ne s’est produite au sein du clergé, il faut reconnaître que le Vicariat de Nyundo devint davantage tutsi que rwandais, avec un puissant groupe d’abbés anti-coloniaux résolus à défendre la culture de la classe dirigeante. Dans une région qui depuis toujours avait jalousement veillé à garder son autonomie, les implications d’une telle situation étaient évidentes.
En janvier 1953, les Frères joséphites, dominés par les Tutsi, choisirent leur propre Supérieur rwandais, le Frère Laurent, ainsi que quatre conseillers. De leur côté, plus de deux cents Benebikira élurent leur première mère supérieure rwandaise et quatre conseillères. Nyakibanda fut finalement affecté aux seuls étudiants rwandais, avec pour nouveau recteur le Père André Perraudin. La « fédération » cléricale était rompue, le clergé et les séminaristes rwandais ayant poussé les Pères Blancs à prendre des mesures importantes en faveur de l’autonomie de l’Église rwandaise.
De même que l’Église, les Belges reconnurent que les temps avaient changé. Un décret du 14 juillet 1952 indiqua les procédures à suivre pour constituer des conseils « électoraux » représentatifs à l’échelon des sous-chefferies, chefferies, territoires ou provinces et de l’Etat. A la fin de 1953, le Conseil Supérieur du Rwanda comprenait le mwami, les présidents des conseils provinciaux, six chefs et un notable élu par chaque conseil provincial. En pratique, les conseils des sous-chefferies étaient nommés par le sous-chef; les notables du Conseil Supérieur étaient fort peu représentatifs. Comme tentative de démocratie, la « consultation populaire » fut une pure abstraction. Quant aux conseils formés, ils n’avaient qu’un simple rôle consultatif. Comme l’indiquaient Maquet et d’Hertefelt, ce fut un processus de «diffusion du pouvoir, mais principalement dans le groupe qui le possédait déjà, c’est-à-dire dans la caste tutsi ».
Le résultat de l’intervention belge clans la vie civique fut d’élargir plutôt que de restreindre la base politique de l’oligarchie tutsi par l’intégration de clients hutu dans les conseils. Par, ailleurs, les conseils « élus » étant essentiellement l’expression de la volonté des autorités tutsi, la contre-élite hutu se sentit d’autant plus profondément exclue des fonctions politiques et éprouva de plus en plus d’amertume face à l’abîme, qui se creusait entre leurs attentes, en tant que Rwandais instruits, et la réalité, la monopolisation du pouvoir par les Tutsi. Compte tenu des pressions des Nations unies, les Belges furent obligés de manigancer avec la réforme démocratique mais la confiance de leurs penseurs, y compris les plus compétents, en l’ordre tutsi demeura intacte. En 1952, Guy Malengreau évalue ainsi l’administration des Tutsi :
« Les Batutsi étaient capables de maintenir un certain ordre et leur administration n’était nullement dénuée de valeur. La cohésion interne de cette administration, appelée à tort féodale, lui avait même permis de résister victorieusement à cette désagrégation que l’occupation européenne avait infligée très rapidement aux institutions coutumières congolaises ».
L’accent mis par l’Église catholique sur le caractère exceptionnel des évolués en tant que classe nouvelle exacerba leur sentiment d’être à l’avant-garde des changements. Les nouvelles priorités des missionnaires furent officiellement approuvées et les imprudents se laissèrent entraîner dans une dépendance malsaine à l’égard du soutien des missions. Le fait que les évolués soient mis en vedette eut tendance à faire ressortir les divisions entre élite tutsi et contre-élite hutu. Des cours bien intentionnés sur la morale sociale parurent dans la presse et furent organisés dans les séminaires pour tous ceux qui pouvaient appliquer dans les alentours les textes diffusés dans le langage difficile du Vatican, et ainsi contrecarrer les abus de pouvoir commis par les Tutsi. En 1950 et 1951, L’Ami publia une série de « Leçons de morale sociale » ; bien que loin d’être radicales, ces leçons attiraient néanmoins l’attention sur la dignité du travail humain, sur la nécessité du consentement dans un contrat de travail et, plus précisément, sur la possibilité d’invalider un consentement extorqué ou obtenu sous la menace de violences. Ces articles étaient un étrange mélange. Des sermons doucereux disant « Que l’on soit riche ou pauvre, haut placé ou homme du commun, on doit avoir à l’égard de tous un état d’âme fraternel » voisinaient avec un manifeste militant de la JOC appelant les ouvriers à exiger « de profondes réformes de structures économiques et sociales pour faire disparaitre les injustices de l’exploitation capitaliste et de l’oppression collectiviste ». Il y avait aussi des articles concernant le référendum sur l’avenir de la monarchie en Belgique et des détails sur les débats menés au sein du Conseil Supérieur. Les séminaristes reçurent du temps du Père Perraudin une très riche formation intellectuelle, qui comprenait également des exposés faits par des prêtres radicaux comme l’abbé Sterckx sur des sujets aussi invraisemblables que « la situation des ouvriers belges avant la révolution sociale du XIXe siècle ». En bref, l’élite francophone leur offrait un éventail de possibilités et leur ouvrait de vastes horizons visant à les encourager à réfléchir à tout sauf au marxisme et à se forger une conscience sociale catholique.
La première association de l’élite à être approuvée par l’Eglise fut l’Association des amitiés belgo-rwandaises, créée en 1951 sous la présidence de Jan Franz Goosens, directeur général du consortium SOMUKI, un Belge marié à une femme tutsi. Le Père Dejemeppe en était le vice-président et l’abbé Kagame le secrétaire. Les membres étaient surtout des Tutsi progressistes comme Lazare Ndazaro et le chef Prosper Bwanakweri, mais Grégoire Kayibanda et un frère de Mgr Bigirimwami y adhérèrent, ainsi que des personnalités de la cour comme le chef Kamuzinzi, un ami du roi. Le problème auquel le Rwanda était confronté avait été défini par l’Eglise en termes de relations entre races et l’Association cherchait à améliorer ces relations. Tout au long de l’aimée 1953, Kayibanda écrivit sur ce thème avec passion et honnêteté. Désormais secrétaire du Père Dejemeppe à Kabgayi, il devint le porte-parole des Pères Blancs et de leurs idées sur les questions essentielles. Il parla de « l’évolution équilibrée » du Rwanda et de « notre intégration dans le monde civilisé », situant les réformes avant le nationalisme et la coopération avant l’anticolonialisme. ‘ « Bien comprise, la collaboration peut purifier nos problèmes sociaux d’un certain attachement paresseux ou égoïste à cette sorte de dupeuse ou nationaliste africanité propice à un maintien indéfini du statu quo ». Une haine profonde de l’ordre tutsi et un amour sincère de l’Église, loin d’être des sentiments incompatibles, se combinaient pour élever le niveau de motivation politique qui trouvait une réponse toute prête chez les jeunes missionnaires imprégnés de catholicisme social.
Kayibanda était toujours « le bon évolué » résolu et s’occupait des affaires politiques de l’élite. A son retour de Belgique, il fonda l’Association des moniteurs afin d’inciter l’Église à augmenter le salaire des enseignants — ils étaient loin derrière ceux des Tutsi employés par le gouvernement. Par la suite, sous l’administration Buisseret, l’association se transforma en un groupe de pression officiel contre la laïcisation des écoles. A la même époque, l’infatigable Père Dejemeppe, qui devait rapidement devenir le pro-vicaire de Mgr Deprimoz, fonda la première mutualité rwandaise, une société de prévoyance dont les membres versaient une cotisation mensuelle de dix francs. Les adhérents bénéficiaient d’une gratification de 400 francs pour la naissance d’un enfant et de 1000 francs lors du décès d’un conjoint ; de plus en plus, les membres de l’élite souhaitaient être enterrés dans des cercueils en bois plutôt que dans les nattes traditionnelles. La société s’adressait largement aux riches propriétaires bakonde hutu et aux enseignants, ainsi qu’aux nouveaux chefs et sous-chefs tutsi des alentours de Byumba. L’Église soutenait les mutuelles et les coopératives car elles favorisaient le développement, rassemblaient l’élite et la contre-élite et encourageaient sans difficulté une « saine et solide démocratie ». Les Belges approuvaient leur rôle d’accoucheuses de la bourgeoisie rwandaise qui semblait faire abstraction du conflit hutu-tutsi sous-jacent. Dans L’Ami, les éditoriaux de Kayibanda insistaient sur la nécessité de s’unir contre le «ferment de désagrégation » qu’il voyait dans le pays. Mais l’échec des cercles et la diminution du nombre de lecteurs de L’Ami dénotait autant l’indifférence vis-à-vis de cette opinion catholique modérée que le sentiment anti-blanc. La conscience de l’injustice était trop profondément enracinée dans l’esprit de la contre-élite pour que l’espoir d’un « Tiers Etat » prospère puisse la masquer. Un collaborateur de L’Ami affirmait que le déclin des cercles était dû à plusieurs causes :
« des injustices et de la misère générale, des mauvais traitements dont nous sommes l’objet, des incompréhensions de la part de nos patrons et des autres dirigeants, de nos aspirations étouffées brutalement, de notre maintien dans l’atmosphère de timidité qui rend trop difficiles nos initiatives ».
Les leçons de morale de L’Ami étaient bien dans le style traditionnel catholique des généralités qui permettait au lecteur plein de suffisance d’éviter de s’en appliquer les leçons. Ce chapelet d’amères litanies n’était pas suffisant Un autre rédacteur alla jusqu’à qualifier la contribution de L’Ami de « peureuse ». Les « élections » de 1953 avaient soulevé des espoirs, pour ensuite les anéantir. Cependant, après un an de tentatives pour apporter des changements équitables, il y eut une réaction brutale de la part de la cour : Prosper Bwanakweri, le fils du chef Nyiginya Nturo et héros des Astridiens progressistes, fut à deux doigts d’être exilé au Congo. Il s’était attiré la colère du mwami pour avoir engagé d’importantes réformes foncières et dirigé sa chefferie selon des principes plutôt démocratiques. Les Belges ayant protesté, le mwami accepta de l’envoyer dans la lointaine province de Kibuye. Mais cet événement permit de bien comprendre à quel point la bourgeoisie multiraciale progressiste n’avait été qu’un mirage. Si, en 1954, des Tutsi réformistes comme Bwanakweri ne purent survivre, l’espoir de constituer un « tampon » bourgeois entre noblesse et paysannerie serait une chimère dans les années 1960.
A la fin de 1953, les idées et le langage des deux principaux porteparole hutu, Grégoire Kayibanda et Aloys Munyangaju, un autre exséminariste » », commencèrent progressivement à changer. Les éditoriaux de L’Ami insistèrent pour que des réformes concrètes soient engagées, pour la codification du droit coutumier et la reconnaissance juridique des droits à la propriété privée. Plus important encore, Kayibanda cessa peu à peu de définir la contre-élite en termes de « Tiers État » mythique pour la considérer davantage comme une nouvelle catégorie « d’évolués de campagne ». Il voulait désormais une élite catholique qui ne rejetterait pas les gens des collines mais qui aurait pour tâche d’aider « son cadre et les masses à lutter contre leurs détresses morales, intellectuelles et économiques »116. L’évolué de campagne prit exemple sur celle du missionnaire : « Il le fréquente [l’agriculteur], cause avec lui souvent, connaît mieux ses aspirations, ses détresses et ses doléances, voit mieux les injustices dont il est l’objet » . C’était une -philosophie pour l’instituteur hutu, coupé de l’intelligence tapageuse des Tutsi des petites villes et toujours considéré comme un paysan par les chefs catholiques. Mû par une ambition contrariée et un brûlant sentiment d’injustice, Kayibanda abandonna le rôle institutionnel du « bon évolué », pour s’aventurer sur le nouveau terrain dangereux du prophétisme : « Ces îlots d’intellectuels européanisés, écrivait-il, pourraient tôt ou tard se voir déracinés par les flots montants impitoyables des masses populaires exaspérées ». Rares furent les missionnaires catholiques qui partagèrent cette alarmante prémonition. Les Belges faisant de plus en plus pression sur la cour, la nouvelle insistance des articles de propagande des Hutu et l’introduction de mots clés tels que « masses populaires » furent les symptômes d’une nouvelle prise de conscience de l’urgence de la situation. L’Ami publia une nouvelle série d’articles de «formation politique » qui offraient à ses lecteurs un cours élémentaire en sciences politiques. C’était un point de vue catholique conservateur, attirant l’attention sur le fait que l’Eglise ne considérait pas le droit de gouverner comme nécessairement lié à un quelconque système politique. Les Pères suivaient en cela l’encyclique de Pie XI, Dilectissima nobis, de 1933:
« l’Église catholique sans s’attacher à une forme de gouvernement plutôt qu’à une autre, pourvu que soient sauvegardés et protégés les droits de Dieu et de la conscience chrétienne ne fait aucune difficulté pour s’accorder avec toutes les institutions civiles, qu’elles aient la forme royale ou républicaine, qu’elles soient sous le pouvoir aristocratique ou populaire ».
Le 13 février 1954, le mwami prononça un discours important dans lequel il parla de la nécessité d’abandonner les vieilles institutions et de s’engager dans la construction d’un État moderne. En avril, l’ubuhake fut aboli par décret. Le processus prévoyait trois étapes : la première année, le consentement des deux parties était exigé ; la deuxième année, la dissolution unilatérale du « contrat » était autorisée ; au bout de la troisième année, tous les autres « contrats » devaient être terminés. Il y avait déjà un certain temps que le roi voulait abolir l’uhubake, mais les Belges avaient eu peur des conséquences d’une dissolution générale sur les relations de clientélisme. L’empressement de Rudahigwa à balayer ce qui semblait être le pilier du système féodal montrait clairement qu’il ne s’agissait de rien de tel. Le don de bétail avait toujours été une expression de la volonté des Tutsi de contrôler le droit foncier, fondement de l’économie féodale et cela restait inchangé après 1956. Les Hutu qui avaient accumulé du bétail durent, après la rupture des relations d’ububake, chercher des pâturages. Pour obtenir un igisate, ils furent obligés de demander la protection de propriétaires fonciers tutsis.
Dans plusieurs régions, la dissolution de l’ubuhake resta lettre morte. L’idéologie tutsi dominait complètement les Hutu dans la région centrale du Rwanda et avait été intériorisée, entraînant une dépendance psychologique et un sentiment d’infériorité qui limitaient le potentiel de toute action politique novatrice, y compris au sein de la contre-élite hutu.
Même si les échanges de marchandises augmentaient rapidement, les Hutu vendant le bétail de l’ubuhake et les Tutsi des produits laitiers et des cultures de rente, l’économie féodale survivait au Rwanda central. C’était un féodalisme tout aussi dur qu’autrefois, car les nouveaux chefs catholiques harcelaient impitoyablement leurs paysans afin de pouvoir s’emparer des terres et des richesses promises par leur éducation et leurs fonctions politiques. Dans la mesure où le décret du roi entraîna la rupture des liens de clientélisme et fit disparaître toute expression pastorale des relations entre chefs et paysans, les Hutu purent mieux se rendre compte de la nature de leur exploitation. La croissance démographique et le manque de terres qui en résulta firent clairement apparaître le rôle coercitif des chefs en tant que propriétaires terriens ; ils contenaient les germes de la révolte à venir des paysans.
Durant l’année 1954, lorsque Kayibanda fut nommé directeur laïc du Kinyamateka, il s’efforça, comme porte-parole hutu, de faire une analyse indépendante de la société rwandaise. D’un côté, il se rendait compte du danger d’un gouvernement qui ne pourrait jamais comprendre les masses ou obtenir leur allégeance ; de l’autre, il réalisait la difficulté de détourner la paysannerie analphabète et conservatrice de la monarchie. Ses articles manquaient de perspectives. Pour parler de la « classe ouvrière », il faisait allusion aux quelques centaines de maçons, menuisiers, tailleurs et artisans qui avaient seulement reçu une instruction primaire ainsi qu’aux ouvriers agricoles et aux mineurs analphabètes. « Le terme « prolétariat » est à peine connu, écrivait-il ; sa réalité, elle, devient d’expérience journalière chez les uns et les autres». Le vocabulaire de la JOC était inadapté au contexte rwandais. Il était difficile de se faire une idée objective de la société lorsque l’on était sous la coupe de la Sainte Mère l’Eglise, si étroitement liée au maintien de l’administration belge et obsédée par la peur du communisme.
Le nombre des lecteurs du Kinyamateka grimpa, jusqu’à atteindre le chiffre de 22 000 en 1954 et celui, remarquable, de 24 900 en 1955. Les idées de Kayibanda en matière de démocratie chrétienne touchèrent ainsi un très vaste public. En tant qu’organe de presse diffusant une idéologie opposée à celle de l’élite tutsi, le Kinyamateka fut d’une importance capitale dans l’évolution politique du Rwanda des années 1950. Pour un journal en langue vernaculaire de douze pages, profondément marqué de catholicisme, c’était un résultat extraordinaire. Le journal étant lu et relu à haute voix, la doctrine sociale de l’Église fut diffusée dans l’ensemble du Rwanda. Selon les propres mots du Père Dejemeppe : «II [Kayibanda] en fit rapidement un journal vraiment démocrate où la doctrine sociale de l’Eglise était distillée habilement sans les habits « royalistes » ». Mais l’Église chercha aussi à utiliser le journal pour rassembler ses forces contre les politiques de l’administration Buisseret qui menaçait encore d’enlever au clergé le contrôle des écoles. Le mwami soutint la politique belge qui tendait à saper le contrôle des Pères Blancs sur l’éducation. Le Conseil Supérieur accepta l’idée d’écoles (laïques) « œcuméniques » lors de sa réunion de février 1954, mais quand il s’avéra que le ministre libéral des Colonies voulait forcer la mise en place d’écoles laïques, une lettre pastorale défendant le droit et le mandat de l’Eglise en matière d’éducation fut publiée. Au grand mécontentement du mwami, les abbés tutsi membres du Conseil tinrent bon sur ce point. Le mwami accusa l’abbé Bushayija de mener une cabale contre lui et demanda à Mgr Deprimoz de le démettre de ses fonctions. L’évêque refusa catégoriquement. Par la suite, il eut aussi le courage d’écarter et de laïciser l’abbé Thaddée Ngirumpatse, qui était devenu presqu’un agent du roi. Rudahigwa se retrouva isolé. Les Astridiens et les abbés érudits le considéraient en privé comme un homme « qui n’a pas fait d’études » et le clergé européen n’appréciait pas le contrôle qu’il tentait d’exercer sur l’Église autochtone.
Cependant, quels que furent les efforts de Kayibanda pour adapter la société rwandaise complexe au modèle européen, les principales relations sociales restèrent celles de patron et de client dans le sud, de clan et de lignage dans le nord. L’année 1955 vit la réapparition de politiques fondées sur le clan et, autour de Rwaza, les chefs des principaux clans hutu tinrent des réunions sur les collines. Le groupe le mieux organisé, les Singa, sous la direction de Balthazar Bicamumpaka, demanda que chaque membre adulte verse une cotisation de 20 francs au trésor du clan qui s’élevait, en 1957, à 2 820 francs. Ces mutualités de clans étaient politiquement plus motivées que leurs prototypes de l’Eglise et se concentraient sur les questions concernant le droit foncier. Bicamumpaka devint suffisamment puissant pour se faire élire en qualité de notable au Conseil de Territoire de Ruhengeri. Même si les Tutsi se moquèrent des prétentions et des disputes des réunions des clans, le chef de la province, Jean-Baptiste Rwabukamba, fut suffisamment impressionné par la fortune grandissante de Bicamumpaka pour lui offrir sa fille en mariage.
Suite à une famine mineure en territoire de Ruhengeri, aggravée par les réserves de denrées alimentaires que pratiquaient les sous-chefs, plusieurs incidents violents eurent lieu, en 1956, impliquant des Hutu de Rwaza. Dans le climat d’espoir naissant créé par les élections prévues en novembre, la case d’un sous-chef fut incendiée et les Hutu refusèrent le chef de Gashahi que les Belges avaient nommé. Lorsque d’Arianoff, l’administrateur de Ruhengeri, bien connu pour ses sympathies tutsi, insista, plus de 250 hommes en colère envahirent le bureau du territoire. Il s’agissait d’un groupe essentiellement Singa qui semblait agir sur les ordres de Bicamumpaka. Cela déboucha sur une révolte des chrétiens de Rwaza. Bicamumpaka était le doyen de la mission et un ami proche de son étonnant supérieur espagnol. La foule avait à sa tête les catéchistes. Les officiers belges chargés de la sécurité, envoyés pour arrêter Bicamumpaka, échouèrent, Bicamumpaka s’étant réfugié dans une pièce arrière de la mission ; d’Arianoff exaspérait les prêtres, qui le considéraient comme un Russe sinistre, et les Hutu, qui n’admettaient ni la manière dont il jugeait les problèmes fonciers ni son empressement à satisfaire les demandes de terrains bakonde des Tutsi.
Lors des élections de 1956, tous les hommes adultes furent admis à voter pour choisir les candidats des conseils des sous-chefferies. En théorie, les conseils étaient l’expression de la volonté du peuple. En pratique, de nombreux sous-chefs s’arrangeaient pour faire élire leurs propres candidats. Les élections souffrirent de deux principaux défauts : tout d’abord, l’administration laissa moins de deux semaines pour la campagne électorale, ce qui permit aux Tutsi, mieux organisés, d’utiliser les rouages administratifs existants à leur avantage ; ensuite les masses hutu généralement peu préparées sollicitèrent les conseils des personnalités publiques, des scribes, des missionnaires et des sous-chefs. Le diocèse de Kabgayi publia sa lettre pastorale habituelle encourageant les citoyens à « accomplir leur devoir civique « selon leur conscience » et à faire un bon choix », mais le comité politique des abbés Tutsi traditionalistes de Nyundo utilisa les enseignants et les catéchistes pour inciter les paroissiens à voter pour « les candidats de la mission ». En conséquence, beaucoup restèrent chez eux. Les missions étaient des centres de diffusion des informations gouvernementales sur les élections et avaient naturellement tendance à faire pression sur les votants pour qu’ils choisissent leurs coreligionnaires.
Les élections de 1956 montrèrent clairement à quel point la paysannerie hutu avait peu conscience de ses caractéristiques en tant que groupe ethnique. A l’exception de Kibungo dans le Gisaka rebelle, où un Hutu se porta candidat et fit campagne afin de réduire le pouvoir des Tutsi, le conflit des classes n’intervint jamais dans les élections. Comme dans toutes les sociétés paysannes, régnait une certaine méfiance à l’égard de l’homme du coin qui se présentait et les Belges n’auraient-ils pas interdit toute propagande, qu’il aurait quand même été difficile à un Hutu pauvre d’attirer des partisans. Les régions de Ruhengeri et de Gisenyi, où existaient depuis longtemps des dirigeants hutu, enregistrèrent les plus grandes pertes de sièges tutsi. Après 1953, comparé à d’autres provinces, le nombre de représentants tutsi fut disproportionné par rapport à la population tutsi totale et le manque de terres fut flagrant. Au Bushiru, par exemple, le nombre de représentants tutsi au niveau de la sous-chefferie passa de 38 sur 141, en 1953, à 19 sur 324, en 1956. Les Tutsi du Ndorwa perdirent également 70 % des sièges, de même que les Tutsi du royaume hutu du Bukunzi, récemment colonise. Cependant, dans l’ensemble du pays, à l’échelle du territoire, les Tutsi ne perdirent que 5 % des sièges. Au Conseil Supérieur, la représentation hutu était, en réalité, réduite. Pour citer Maquet et d’Hertefelt, « le filtrage de la volonté populaire à travers sept scrutins pour arriver au Conseil Supérieur a eu pour effet, en 1956, de renverser l’orientation que le vote populaire manifestait ».
Mgr Deprimoz se cassa la jambe en avril 1955 et décida de démissionner. Son remplacement, un an plus tard, par le Père André Perraudin, un homme qui éprouvait beaucoup de sympathie pour les idées sociales des plus jeunes missionnaires, modifia profondément l’attitude de l’Église dans le vicariat de Kabgayi. Mgr Deprimoz ne s’était jamais détaché de l’influence de Mgr Classe. Sa dernière lettre pastorale parlait, entre autres, du respect dû aux pouvoirs établis, « le seul dépositaire de l’autorité divine ». Sa seule concession au Zeitgeist fut d’insister pour que la personnalité humaine soit respectée et que les plaintes soient exprimées – «les plaintes légitimes », il va sans dire. Mgr Perraudin ne fut pas moins autoritaire dans son comportement épiscopal mais il partageait l’expérience européenne des nouveaux missionnaires. Son premier discours à ses anciens séminaristes, à Nyakibanda, donna le ton de son épiscopat : il voulait que « les prêtres insistent, en chaire et au confessionnal, sur la très grande importance du devoir de justice sociale ».
Il serait facile de montrer que le sacre épiscopal de Mgr Perraudin a marqué une volte-face dans la gestion du conflit Hutu-Tutsi par l’Église « il est indéniable qu’après 1956 les Tutsi étaient à couteaux tirés avec l’Église officielle, mais qui abandonna qui ? Certains pensent que « dès que la classe dirigeante se rendit compte qu’elle ne pouvait plus se servir de l’influence de l’Église pour défendre ses privilèges, le conflit naît ». Comme dans tout mariage brisé, les deux partenaires avaient changé depuis leurs premiers jours de bonheur et le partage des torts n’est pas très éclairant. Néanmoins, il serait faux d’accuser Mgr Perraudin d’être anti-tutsi. Il contraria le Père Dejemeppe, qui avait administré le vicariat lorsque Mgr Deprimoz était à l’hôpital, en replaçant Kayibanda au conseil de rédaction du Kinyamateka par un abbé tutsi, Justin Kalibwami. Un autre Tutsi, l’abbé G asabwoya, fut nommé nouveau Vicaire délégué. Mgr Perraudin n’était ni plus radical ni plus pro-hutu que le Pape Pie XII dans son message de Noël de 1954, qui appelait les prêtres et les laïcs à s’élever contre l’injustice sociale. Le Kinyamateka publia fidèlement la doctrine sociale modérée de l’Eglise de 1956 à 1958, notamment les encycliques sociales papales, une version simplifiée du cours donné aux séminaristes par le Père Adriaenssens et, auparavant, par Mgr Perraudin lui-même. Cependant, dans le contexte du Rwanda, déclarer que l’Eglise avait le droit et le devoir de parler franchement des questions sociales pouvait être interprété comme une trahison de la classe dirigeante et de la cour.
Les véritables tensions vinrent des abbés hutu, des jeunes Pères Blancs et de la contre-élite hutu. Toute personne un tant soit peu attentive se serait rendu compte de la force de leurs arguments, mais rares étaient ceux qui voulaient écouter. Lors d’une journée d’études sociales organisée par les évêques, en juillet 1956, les abbés hutu essayèrent de soulever le problème Hutu-Tutsi mais ils furent remis à leur place par les évêques du Burundi et par le représentant tutsi de Mgr Bigirumwami. Personne ne voulait entendre parler de « tribalisme » et de « racisme », bien que Mgr Martin du Burundi déclara tout net que les Tutsi étaient toujours sélectionnés pour suivre des études secondaires parce qu’ils étaient plus intelligents que les Hutu.
Mgr Perraudin modernisa le vicariat : un prêtre fut chargé uniquement de l’Action catholique ; un autre fut libéré des autres charges afin de se consacrer à la supervision de la presse catholique ; un autre fut dispensé des tâches de la mission pour diriger le Bureau de l’éducation à Kabgayi. Cinq nouvelles missions furent fondées, chacune comprenant deux prêtres et deux Frères Joséphites ; davantage de prêtres rwandais furent envoyés à l’étranger afin de compléter leurs études. Le Père Pien se consacra à des projets sociaux après avoir été, pendant quelques temps, l’aumônier des Frères Joséphites.
Le Père Louis Pien avait séjourné en Europe de 1950 à 1954. Dès son retour au Rwanda, après avoir constaté que Kayibanda avait déjà démarré une petite coopérative de café à Gitarama et un magasin à Kabgayi, il s’efforça de développer les coopératives. En 1956, l’évêque mit à sa disposition un terrain d’un hectare pour construire le siège social de la coopérative TRAFIPRO (Travail, Fidélité, Progrès), un moulin à sorgho et un petit magasin chargé de vendre du sel, du savon, des haricots, du sucre et du café. Chaque membre versait une cotisation initiale de 50 francs pour constituer le capital et chaque année les bénéfices étaient distribués. La vente du café connut un tel succès qu’en 1958 TRAFIPRO disposait d’un capital dépassant le demi-million de francs et d’un nombre de membres supérieur à 1 000. Au départ, la majorité des membres et des administrateurs étaient des Hutu, des enseignants de l’école normale de Zaza constituant le noyau. Mais en 1958, la plupart des membres et des dix administrateurs étaient tutsi. La classe dirigeante avait attendu, observé, puis avait à nouveau pris le contrôle d’une initiative des Hutu.
Non seulement le petit nombre d’étudiants sortis des écoles professionnelles, chaque année, avait grandi et fini par constituer un solide groupe de pression d’enseignants qui cherchaient à compléter leurs revenus et à améliorer leur statut en investissant des organisations comme la TRAFlPRO et l’Association des moniteurs, mais l’éducation elle-même était devenue une marchandise qui avait autant de valeur qu’une vache : « Enrichir ses connaissances » était pris dans son sens littéral et les pères parlaient avec inquiétude du « désir, presque irraisonné, de notre jeunesse de s’instruire ». Lorsque l’on déplaça à Bujumbura un collège des Jésuites dont la construction avait été prévue à quelques kilomètres de Nyanza, ce fut la colère et la consternation. Un nouveau collège catholique prévu à Nyundo dut être installé au sud. Le mwami insistait pour qu’il y ait une institution d’enseignement supérieur à la capitale. Le collège du Christ-Roi démarra donc dans un milieu en majorité tutsi mais, au grand mécontentement de la cour, le vaillant chanoine Ernotte accepta 50 % d’inscriptions hutu en 1959. La carte géographique de l’éducation était avant tout une question de financement, donc contrôlée par les Belges. Mais compte tenu de ces limites, une lutte féroce s’engagea entre la cour et les Pères Blancs à propos de l’éducation supérieure des Hutu et de la menace des Jésuites.
Le déplacement du collège des Jésuites n’améliora pas les relations entre Européens et Tutsi ; Rudahigwa fut discrédité et perdit son contrôle sur l’élite instruite. Malgré la modernisation superficielle de la vie à la cour, les familles des principaux lignages continuaient à jouer des coudes pour être au premier rang, le mwami essayant de renforcer l’influence des Nyiginya. Quant aux Ega et Hindiro, ils avaient été conduits à constituer des sociétés d’entraide fondées sur le clan. Bien que Bwanakweri ait été renversé, sa présence dans le pays continuait à inquiéter ; il restait un martyr et le héros des Astridiens. Le mwami devint de plus en plus dépendant du soutien des membres les moins progressistes et les plus traditionalistes de son entourage.
Le fait que le « problème hutu » ait été pour la première fois officiellement abordé par le Conseil des Vice-Gouverneurs généraux, en mai 1956, constitua pour Rudahigwa un terrible événement.
M. A. Matis, président de l’Union euroafricaine, un modéré à tous points de vue, déclara que « le jour où le suffrage universel serait véritablement introduit au Ruanda-Urundi chez un peuple conscient de ses droits, il n’y aurait en effet plus un Mututsi élu dans les Conseils indigènes, plus un Mututsi supporté comme Chef ou Sous-chef, ni plus un gros éleveur toléré sur les collines ». La solution qu’il préconisait était celle bien connue du « Tiers État » ; comme Kayibanda, il considérait les conseils « élus » comme des associations patronales du XIX siècle s’efforçant de réprimer le mouvement syndical ouvrier. Si le mwami craignait que les élections enveniment le débat, il n’avait pas besoin d’autre preuve.
Mais, en 1956, la cour n’avait pas conscience de l’imminence du danger. Les Belges, suivant leurs sociologues, considéraient l’évolution du Rwanda comme étant celle d’un mouvement pour la démocratie, contrôlé et équilibre. Bien que le cauchemar de la révolution française vienne troubler leurs rêveries, les sociologues leur affirmaient que le transfert du pouvoir aux Hutu parviendrait à faire contrepoids à la domination économique et sociale ininterrompue des Tutsi. Bercés d’illusions devant un modèle de société équilibrée incontesté – modèle qui convenait autant au sens de l’organisation des missionnaires qu’à la torpeur des administrateurs – les Belges poursuivaient leur réformes peu à peu.
Après la seconde guerre mondiale, l’attention des Pères Blancs s’était déplacée des chefs catholiques pour se porter vers la catégorie plus large des Rwandais les plus instruits, les évolués. En raison de sa modernité et de son anti-colonialisme, ce groupe semblait constituer la menace la plus grave pour l’Église. Mais à peine les missionnaires eurent-ils identifié leurs priorités qu’elles furent dépassées par la rapidité des changements, les élections et les réformes. Face aux protestations grandissantes de l’élite hum, soutenue par les nouveaux missionnaires s’inspirant du catholicisme social, les évolués commencèrent à se diviser en factions sur des bases ethniques. Très rapidement, ces groupes se durcirent, fondèrent des partis politiques aux objectifs divergents et portèrent le conflit ethnique au sein du clergé.