Les Invasions Hamites Du XVIe Siècle Au Rwanda
L’arrivée des premiers clans Tutsi
Les envahisseurs hamites, venus sans doute de la péninsule des Somalis, et qui devaient effacer jusqu’au souvenir des civilisations bantoues de l’Afrique orientale, entrèrent probablement au Rwanda dans le courant du XVIe siècle.
Ces envahisseurs, désignés dans la région des Grands Lacs du nom de Hima, et plus particulièrement au Rwanda et au Burundi du nom de Tutsi («Batutsi » pourrait signifier « Ceux qui arrivent » (de Gutuka : parvenir, arriver). En Kiganda, « Ututse wa? » signifie «D’où venez-vous? » pénétrèrent d’abord en Uganda. Certains d’entre eux s’y établirent, tandis que d’autres progressèrent plus au Sud, s’infiltrant les uns au Rwanda, et les autres au Karagwe, région intermédiaire entre le Rwanda et le lac Victoria.
Dans ces régions inter-lacustres, les Hamites rencontrèrent les civilisations bantoues du fer, qui s’y étaient sédentarisées depuis un millénaire et demi et qui de ce fait se trouvaient moins aguerries que leurs envahisseurs nomades. Si, comme il est probable, ces civilisations bantoues, étroitement apparentées entre elles et semblablement structurées, avaient auparavant entretenu des relations régulières avec les autres sociétés du fer de l’Afrique de l’Est, elles devaient déjà, au début du XVIe siècle, avoir ressenti les effets indirects de l’emprise portugaise sur la côte orientale. Emprise qui avait progressivement étouffé tout le commerce de l’Océan Indien et par conséquent tous les échanges qui, à cette époque, avaient pu s’effectuer entre les Grands Lacs et les intermédiaires de la côte.
A présent, l’invasion des clans hamites dans la région inter-lacustre et dans toute l’Afrique de l’Est venait peu à peu y disloquer les ensembles, y interrompre les courants de relations anciennes, et bientôt contraindre les civilisations bantoues du fer à l’isolement d’abord et à l’effacement ensuite.
Pour dater les premières pénétrations hamites au Rwanda, l’on a dû se référer d’une part à la liste chronologique des chefs de clans puis des Bami (Pluriel de Mwami, titre des monarques Hutu emprunté par les Tutsi) Tutsi, telle qu’elle est rapportée par la tradition orale Tutsi. L’on a dû se référer aussi aux chronologies approximatives mises au point dans les pays voisins de l’Uganda et du Burundi. Certains chroniqueurs du Rwanda, influencés naguère par l’entourage des derniers Bami Tutsi, s’étaient aventurés à dater les premières pénétrations hamites au XIIe siècle, et même aux environs de l’an Mille, proposant comme historiques une vingtaine de Bami purement légendaires et mythologiques, et calculant leur ancienneté sur la base d’une durée moyenne de règne de 30 ans. Très vite toutefois les Bami de légende furent écartés de la liste, et la durée des règnes fut réduite à une moyenne, peut-être encore généreuse, de 20 ans.
Cette méthode de datation conduit à situer l’installation des premiers chefs de clan Tutsi au Buganza (Rwanda centre-oriental) aux environs de la moitié du XVIe siècle. Les principaux clans hamites ayant pénétré au Rwanda à cette époque furent, dit-on, les Bashambo, Bahondogo, Basindi ou Banyiginya, Batsobe, Bega, Bakono et Baha.
Le premier de ces clans, celui des Bashambo, s’infiltra au Ndorwa, y imposa son autorité et s’y stabilisa.
Le second, celui des Bahondogo, pénétra comme de nombreux autres clans hamites dans la région du Karagwe, voisine du Rwanda. Il obliqua ensuite vers l’Ouest et s’infiltra au Busoni (Burundi) puis au Bugesera (l’une des provinces de la monarchie Hutu des Bagesera, située au centre-Sud du Rwanda), tandis que les autres s’implantaient soit au Karagwe, soit après plus ou moins de détours au Burundi, au Buha, dans l’Unyamwezi, etc. L’un des clans stabilisés au Karagwe, celui des Bahinda, entra en relations avec la monarchie Hutu des Bagesera, retranchée au Gisaka et protégée par la boucle du Nil-Kagera-Nyabarongo et par le lac Mugesera. Ces relations aboutirent au métissage progressif des Bagesera.
Le troisième clan Tutsi, celui des Basindi ou Banyiginya, dépassa le Ndorwa et poussa plus au Sud, pénétrant d’abord au Mutara. Il y rencontra la monarchie Hutu des Bazigaba, et selon la tradition s’allia avec elle par mariages. Il est probable que les Banyiginya prirent aux Hutu du Mutara certains usages monarchiques, avant de poursuivre leur progression et de s’installer finalement au Sud du Buganza, où ils voisinèrent avec le clan hamite des Bahondogo établis entre-temps au Bugesera. Les Banyiginya choisirent Gasabo, une très belle colline d’herbage située sur la rive Sud du lac Muhazi, comme centre de leur implantation au Buganza. Mais bientôt leurs pâturages furent entamés au Nord par les Hamites du Ndorwa et au Sud-Est par la monarchie hamitisée des Bagesera-Bahinda (Bazirankende) du Gisaka. Et pour éviter d’être absorbés, ils durent se tailler à la force des armes une nouvelle ouverture à l’Ouest.
Vers la fin du XVIe siècle, ils étendaient, semble-t-il, leur emprise, d’un côté sur les restes du Buganza, et de l’autre sur le Bwanacyambwe, le Buliza, le Bumbogo, le Buyaga et le Busigi. C’est sur le Mwami Hutu du Busigi qu’ils auraient, à cette époque, conquis le tambour royal Kalinga dont ils firent par après le symbole de leur pouvoir politique.
La pression exercée par les divers clans Tutsi dans tout l’Est du Rwanda provoqua le déplacement de nombreuses populations Hutu vers les régions montagneuses et forestières situées plus à l’Ouest. Ainsi, lorsque le clan Tutsi des Bahondogo s’implanta au Bugesera, de nombreux réfugiés Hutu de cette région émigrèrent vers le Busozo et le Bushiru à l’Ouest, puis un peu partout à travers le pays.
L’organisation des clans Tutsi
La vie des clans nomades Tutsi était fondamentalement pastorale et guerrière. D’une part, ces clans tiraient l’essentiel de leur subsistance de grands troupeaux de bovidés à longues cornes. Troupeaux qui les astreignaient à des transhumances régulières et qui, en contrepartie, leur assuraient en tout temps et en tous lieux les produits laitiers et le sang de vache dont ils se munissaient. Pour la saignée de leur bétail, les Hamites utilisaient une flèche spéciale qu’ils appliquaient à une veine jugulaire. Ils échangeaient leurs produits d’élevage contre des vivres ou du miel chez les populations agricoles rencontrées.
D’antre part, le perpétuel nomadisme des clans hamites les obligeait à une organisation guerrière toujours sur le qui-vive, toujours prête à défendre le clan et son bétail, et à lui tailler une voie vers de nouveaux herbages. Si le bétail astreignait les Hamites au nomadisme, il leur donnait aussi, pour les entreprises guerrières, un atout majeur : celui de l’indépendance de mouvement et d’action, celui d’une totale mobilité.
La vache était donc littéralement tout pour eux. D’elle dépendait leur vie ou leur mort. Et le pire malheur qui pouvait leur arriver était une épizootie; telle, cette peste bovine qui, en 1890, brisa l’orgueil et réduisit à néant le pouvoir des tribus Massaï au Kenya et en Tanzanie où elles faisaient la loi depuis un demi-siècle. Cette dépendance de la vache pourrait d’ailleurs donner à penser que les grandes migrations hamites en Afrique orientale furent provoquées, tout au moins en partie, par une exceptionnelle croissance des troupeaux et par la nécessité d’accéder à de nouveaux pâturages.
Quoi qu’il en soit, pour reconstituer l’organisation des clans Tutsi du XVIe siècle à partir de ce que nous connaissons de leur apport propre dans le Rwanda des siècles suivants, il semble que l’on aura quelque chance d’approcher de la vérité si on la considère comme conditionnée par la double exigence de la vie pastorale et de la vie guerrière.
Alors que dans les civilisations agricoles, relativement pacifiques, la terre, bien essentiel, appartenait à la « collectivité » du clan, chez les Hamites au contraire, le bétail, bien essentiel, semble avoir appartenu à l’« autorité » du clan, à son chef guerrier. Celui-ci devait disposer, de par ses fonctions de chef guerrier, d’un pouvoir sans faiblesse, sans réplique, autocratique, et vite impitoyable. Biens, bêtes et gens dépendaient totalement de son autorité, et bientôt de son caprice.
Dans l’organisation de son clan, le chef hamite avait probablement distribué et concédé les grands troupeaux en «usufruit précaire » (ubuhake), aux chefs des différents lignages et, le cas échéant, aux chefs des groupes assimilés par le clan. Les bénéficiaires de ces concessions, devenus clients et personnellement inféodés à leur chef, avaient à leur tour concédé une part de leurs troupeaux à des personnages moins importants de leurs lignages ou de groupes assimilés… et ainsi de suite. L’ensemble de cette hiérarchie de clientèle pastorale devait, comme il va de soi, rester entièrement mobilisable pour les entreprises guerrières.
Le chef de clan gardait à ses côtés, pour assurer la sécurité normale du clan, une troupe permanente de guerriers, groupant tous les jeunes hommes aptes au service des armes, et dont la subsistance était assurée par un troupeau spécial constitué à cette fin. Cette troupe devait comprendre dès cette époque, comme ce fut le cas plus tard, des pasteurs affectés à la garde et à l’entretien du troupeau. Elle devait comprendre aussi des sections de guerriers spécialement chargés de razzier le bétail des clans adverses. Elle disposait enfin, pour préparer ses entreprises guerrières, d’un certain nombre d’éclaireurs, et même d’espions assermentés. Elle assurait le service du chef du clan, dressait et entretenait sa résidence, lui fournissait des produits laitiers, lui apportait le bétail razzié, des bêtes de boucherie et des taurillons pour la divination, etc.
Mais cette troupe permanente ne suffisait pas en cas d’entreprises guerrières importantes. En de tels cas, tous les hommes du clan, aptes au service des armes, groupés par lignages et clientèles, venaient se former en bataille, avec l’ensemble du cheptel dont ils étaient, en temps ordinaire, les usufruitiers. Ils remplissaient ainsi la principale des obligations qui les liaient à l’égard de leurs patrons. Ces obligations pourraient être résumées comme suit : devoir d’obéissance et de fidélité au patron, devoir de combattre sous ses ordres, de faire prospérer le bétail reçu de lui et de le maintenir prêt pour les forces guerrières; devoir de se mettre à la disposition du patron, de lui « faire la cour », de le suivre dans ses déplacements, d’espionner pour lui, d’être son complice, de le défendre aveuglément; et sur un plan matériel, devoir de l’aider dans la construction de son habitation; de le laisser deux ou trois fois dans sa vie prélever un dixième du cheptel, et de lui apporter lors du mariage de son fils quelques bêtes pour contribuer à son établissement, etc. Enfin, l’ensemble de la hiérarchie de clientèle devait sans doute, comme plus tard, laisser le chef du clan, en cas de peste bovine ou d’autre épizootie ravageuse, prélever un certain pourcentage de tout le cheptel (imponoke).
En réponse aux prestations de ses clients, le patron devait leur assurer aide et protection : aide en cas d’infortune, de maladie, de pauvreté ou de conflits; protection contre toutes exactions, d’où qu’elles viennent. Manquer à ces devoirs, aurait privé un patron de tout crédit et de tout prestige.
L’assimilation culturelle des immigrants
Il est possible que les premières pénétrations de clans hamites au Rwanda se soient effectuées paisiblement, les Tutsi ne s’intéressant qu’aux terres de pâturages et se gardant de troubler les communautés agricoles des Hutu.
Se présentant comme des pasteurs en transhumance, ils ne soulevèrent sans doute pas la défiance de ces communautés et purent finalement vivre parmi elles et entre elles à travers les grands pâturages inoccupés de cette époque. Ces premiers clans Tutsi ne tardèrent toutefois pas à se laisser séduire par les mille collines d’herbage du Rwanda, par ses pluies régulières, par son climat tempéré. Et, comme ils prolongeaient leur séjour, ils adoptèrent bientôt le Kinyarwanda, langue des Hutu (Selon J. Adriaenssens, la disparition quasiment totale de la langue originale des Tutsi pourrait s’expliquer par le fait qu’ils avaient pu au cours de leurs pérégrinations, et dès avant d’arriver au Rwanda, adopter un idiome bantou).
Leurs relations avec les communautés agricoles se renforcèrent. L’on en vint fatalement à échanger les productions respectives : produits agricoles et artisanaux contre produits d’élevage. Et bientôt, pour s’introduire politiquement dans la société rwandaise et s’y assurer des appuis et des protections, ils prêtèrent une part de leurs troupeaux aux familles Hutu les plus importantes. Ils se firent ainsi progressivement autant, puis plus, d’amis Hutu que l’autorité politique locale elle-même. Plus tard, lorsqu’ils eurent conquis le pouvoir, ces Hutu quittèrent le rang d’amis pour devenir des obligés, et finalement des subalternes…
Les pasteurs Tutsi cédèrent en même temps, en usufruit précaire une part de leurs troupeaux aux familles Hutu moins riches pour en obtenir certaines fournitures ou prestations, sur le modèle (et plus tard dans le prolongement) de leur propre pyramide de clientèles pastorales (ubuhake). Ces arrangements présentèrent sans doute pour les Tutsi l’avantage accessoire de les décharger partiellement de troupeaux devenus trop encombrants pour des pasteurs sédentarisés.
Autre échange de bons procédés, les clans Tutsi en voie de sédentarisation commencèrent à s’allier avec les familles importantes des monarchies Hutu, épousant leurs filles et leur offrant leurs propres filles en mariage. Et c’est ainsi que la dynastie Hutu des Bazigaba du Mutara et plus tard celle des Basinga (Barenge) du centre du Rwanda, ayant accepté des alliances avec les Hamites, se métissèrent pour être en fin de compte absorbées.
Parmi les premiers chefs du clan Tutsi des Banyiginya, dont plusieurs sont légendaires, neuf sont réputés par la tradition orale avoir été fils d’une « reine-mère » descendante des Basinga et un d’une « reine-mère » descendante des Bazigaba. Quant à la dynastie Hutu des Bagesera retranchée au Gisaka, elle s’allia et se métissa avec les Hamites Bahinda du Karagwe. En définitive, ces multiples métissages détournèrent au profit politique des Tutsi la propre descendance des grandes familles Hutu : c’est un fait historique que les Bazigaba et les Basinga « furent « conquis » (barayobotse, disent-ils) par les femmes qu’ils reçurent des Hamites ». Et peut-être cette aventure, qui se répéta dans toute la région inter-lacustre, fut-elle l’objet véritable du mythe bantou de Ryangombe, personnage royal qui, après avoir donné son nom à la descendance d’une femme étrangère, fut poussé par celle-ci à perdre la vie dans une chasse dangereuse.
Par ailleurs, lorsque les clans Tutsi eurent pénétré nombreux dans le pays et qu’ils eurent commencé à rivaliser les uns avec les autres, certains d’entre eux, pressés par leurs rivaux, furent amenés à s’étendre d’urgence en zone non encore hamitisée. Et cette fois non plus progressivement et pacifiquement, mais par mesure d’urgence et, tout au moins en partie, à la force des armes. C’est ce qui semble être advenu à la fin du XVIe siècle au clan des Banyiginya-Basindi. Sous la pression de ses voisins hamites ou hamitisés du Ndorwa et du Gisaka, ce clan étendit ses pâturages vers l’Ouest, et réduisit à sa merci quelques petites communautés monarchiques Hutu qui se trouvaient dans son chemin.
Ces conquêtes placèrent cette fois sous l’autorité et le pouvoir absolu du chef des Banyiginya, non seulement les pâturages indispensables, mais aussi les communautés agricoles envahies. Et, comme en ces temps-là, la perpétuation des ancêtres et de leurs institutions avait un caractère quasiment religieux, le clan des Banyiginya suivit à l’égard des régions conquises la politique de la continuité du pouvoir, et se mua en « royauté sacrée », sur le modèle propre aux Bantous du Rwanda : adoptant, en plus du titre kinyarwanda du Mwami Hutu, ses fonctions, son rôle providentiel et ses rites traditionnels’; adoptant le cycle des noms dynastiques et son corollaire, l’institution des reines-mères ; adoptant le tambour bantou comme signe témoin du pouvoir, ainsi que divers marteaux en fer (Selon Pagès, les Bami Tutsi conservaient précieusement, outre un marteau très lourd, dit « des Barenge », plusieurs marteaux plus petits, dits « Nyarushara », dont l’un provenait du Mwami Hutu Mashira, leur ancien allié du Grand-Nduga. ), symboles de la puissance bantoue; et ainsi de suite.
Ainsi, de fil en aiguille, les Banyiginya furent amenés à adopter les usages de la vie publique des Hutu, leurs usages sociaux, leur langue, leur conception religieuse d’Imana, et leurs conceptions philosophiques; en un mot, leur culture. « Nomades noyés dans la masse des sédentaires », ils se sont coulés dans le moule de la vie des Bantous, « reconnaissant ainsi leur supériorité culturelle »; « on dirait que ces nouveaux venus n’ont rien trouvé de mieux que de se coucher dans le lit de leurs prédécesseurs » . « Un fait est certain, écrivait A. Pagès, c’est que les Tutsi se sont adaptés aux mêmes façons de vivre, de manger, de se vêtir et de se loger que les Hutu… Même langage, même nourriture, mêmes costumes, mêmes habitations. Il n’est pas jusqu’aux coutumes et aux superstitions qui ne (leur) soient devenues communes… Les rois hamites ont été jusqu’à emprunter aux princes autochtones leur mode de sépulture et le cérémonial en usage à cette occasion. L’habitude de dessécher le cadavre royal sur un foyer, le meurtre rituel de plusieurs individus pour accompagner l’esprit du défunt dans l’Au-Delà, la création d’un bosquet sur la tombe, etc…. sont de provenance Hutu.»
Par contre, ce qu’ils n’assimilèrent pas, ce fut l’acquis matériel des civilisations bantoues. Ils conservèrent, en effet, le mode de vie pastorale propre à leur race, tenant la possession du bétail comme supérieure à tout, et affectant de mépriser le travail des champs comme celui de l’artisanat. Ils conservèrent longtemps des résidences mobiles et lorsqu’ils eurent substitué leur pouvoir à celui des principaux monarques Hutu, les traces matérielles de l’ancien pouvoir sédentaire s’effacèrent. Si des constructions durables avaient existé à l’emplacement du pouvoir central dans les monarchies Hutu, il est probable qu’elles s’effacèrent à cette époque. Par ailleurs, le mépris affecté par les Hamites à l’égard des forgerons, réduisit ceux-ci, dans les régions occupées, à une activité purement locale et si jamais ils avaient auparavant acquis une certaine richesse matérielle, comme ce fut le cas des maîtres de forge dans d’autres civilisations du fer, il est probable qu’ils perdirent à cette époque ce qui avait pu faire leur force et leur prestige matériel.
Plus tard, dans le souci d’exalter leur race, les chroniqueurs Tutsi prirent le parti, avec quelque effronterie dira-t-on, de revendiquer pour leurs premiers Bami, d’ailleurs mythologiques, l’introduction au Rwanda de tout cet acquis des civilisations bantoues inter-lacustres; et cela y compris le fer, ce qui était pour le moins audacieux.
En réalité, le mépris des anciens Hamites pour la civilisation matérielle sédentaire, et la survivance de leur confiance finale dans la seule civilisation pastorale, nomade et indépendante, trouvait une expression toujours vivante jusqu’il y a quelques années : certains vieux Tutsi se targuant de ne se nourrir toujours que de produits laitiers et de bière.
L’adoption de la « royauté sacrée »
Lorsque les Banyiginya adoptèrent l’organisation de la « royauté sacrée » des Hutu, ils y ajoutèrent, semble-t-il, un caractère nouveau qui correspondait à leurs propres traditions et à leur pratique guerrière du pouvoir : la royauté devint autocratique, impitoyable, ce qu’elle ne devait pas être auparavant selon les traditions bantoues. Elle eut désormais tous pouvoirs; et tout tomba en sa dépendance, comme une propriété à sa discrétion. Par ailleurs le Mwami Tutsi entretint à ses côtés, d’une part le Conseil consultatif qui groupait ses Chefs de Guerre, et d’autre part le Conseil héréditaire des Abiru, chargé de la continuité des rites royaux.
Quant à l’administration des diverses régions occupées par les Banyiginya, elle fut confiée à des Grands Chefs (Batware b’intebe), héritiers ou plutôt mandataires du vieux pouvoir guerrier du chef de clan nomade. Chacun d’eux, tout au moins dans les régions frontières, était responsable d’une troupe armée permanente, composée de 150 à 200 jeunes hommes, et organisée sur le modèle ancien. Avec cette différence toutefois que dorénavant, dans 1er cas d’entreprises guerrières importantes, elles s’augmentaient non seulement de tous les Tutsi aptes au service des armes, mais aussi d’un nombre croissant de Hutu. L’on peut dire que, finalement, tous les Hutu des régions hamitisées furent, avec leur bétail, attachés à une armée soit comme auxiliaires des combattants, soit comme guerriers.
Comme dans le passé, les troupes permanentes faisaient le service de leurs chefs. Elles disposaient de campements permanents à proximité des frontières. Des troupeaux particuliers, appartenant au Mwami, étaient affectés à leur intendance et disposaient de pâturages réservés.
Ces Grands Chefs à compétence générale avaient sous leurs ordres deux cadres parallèles. D’abord, celui des Chefs des Terres Agricoles (Abanyabutaka), parfois Hutu, mais dans les dernières années presque toujours Tutsi, ces derniers étant en l’occurrence les continuateurs de l’ancien pouvoir Hutu auquel ils avaient été progressivement substitués. Ensuite, le cadre des Chefs des Pâturages (Abanyamukenke), toujours Tutsi, et qui agissaient comme les mandataires de l’ancien pouvoir civil du chef de clan Tutsi, avec ses implications spécifiques d’intendance guerrière. Ces deux cadres exerçaient concurremment sur la même région des pouvoirs semblables d’administration, de justice et de police, respectivement l’un sur les agriculteurs et leurs terres de culture, et l’autre sur les pasteurs et leurs pâturages.
Selon les anciens usages, la justice était rendue par cette hiérarchie d’autorités politiques. Le Mwami se réservait les litiges de très grande importance. Les Grands Chefs, quant à eux, se réservaient les litiges relatifs au bétail, car celui-ci se trouvait à présent réparti par le jeu de la clientèle (ubuhake) parmi les populations agricoles comme parmi les populations pastorales. D’une façon générale, les infractions les plus graves (meurtres, mutilations, etc.) étaient jugées à la fois civilement et pénalement, la répression relevant du pouvoir de police des chefs-juges. Quant aux infractions moins graves (coups et blessures, certains vols, etc.), elles n’étaient jugées que sous leur aspect civil, c’est-à-dire pour la réparation des dommages causés. En plus de cette réparation, les coupables devaient en tous cas verser une indemnité à l’autorité qui les avait jugés, et qui tirait ainsi de son activité judiciaire d’importants revenus. Cette pratique donnait lieu à de graves abus, le versement d’une indemnité quelque peu arrondie au chef permettant souvent au coupable de négliger ensuite les réparations dues à la victime. D’une façon générale, les juridictions du pouvoir Tutsi, telles qu’elles étaient devenues au début du XXe siècle, présentaient de graves défauts : arbitraire, partialité et vénalité des juges, inexécution des jugements… de telle sorte que ceux qui y recouraient et leur faisaient donc confiance étaient relativement peu nombreux.
Mais leur défaut majeur, et qui présentait pour les populations la plus grande gravité, résidait dans la confusion du pouvoir politique et du pouvoir judiciaire. Cette confusion, qui pouvait exister sans grands problèmes dans le cas d’une société homogène et patriarcale, devenait un véritable fléau dans le cas d’une société où l’autorité politique était et voulait se maintenir comme une autorité étrangère, comme une autorité « de conquête », à l’égard de la masse. Le Chef-juge devenait dès lors un juge-politique, supérieurement outillé pour imposer sa domination la plus entière. Le Chef des Terres Agricoles et le Chef des Pâturages, cadres parallèles, exerçaient leur pouvoir à l’échelon local par l’intermédiaire d’un subordonné commun (le sous-chef) quasiment toujours Tutsi, et désigné par le Grand Chef.
La pluralité des compétences sur un même ressort territorial, résultat d’une évolution politique concrète, semble avoir été ensuite voulue et encouragée par les Bami Tutsi. De cette pluralité résultait en effet, immanquablement la rivalité des autorités parallèles, encore attisées par ce subordonné commun qui voyait son intérêt dans la division et la discorde de ses chefs. Les Chefs des Terres et ceux des Pâturages ne manquaient donc pas de s’épier constamment et d’informer le Mwami de leurs fraudes respectives.
Ce système présentait pour le Mwami, l’avantage de rendre très difficile à ses subordonnés toute velléité de subversion, et l’assurait donc contre le risque de sécessions locales, particulièrement grand dans ce pays montagneux et déjà balkanisé.
A cette sûreté incorporée au système lui-même, s’ajouta bientôt une sûreté complémentaire : au gré de ses fantaisies ou de ses calculs, le Mwami Tutsi constitua progressivement un grand nombre de petites enclaves confiées à des créatures à lui, soustraites au pouvoir des Chefs locaux et dépendant directement de sa personne. Les bénéficiaires de ces enclaves étaient pour lui des agents et des informateurs dévoués (Là où il résidait et partout où il se déplaçait, le Mwami Tutsi recourait à cette source multiple et intarissable de renseignements. S’il se déplaçait en litière, il ne manquait jamais de marcher lui-même par moment et d’écouter, avec une infinie patience, ce que ses gens venaient sans cesse lui raconter. A peine avait-il fini avec l’un que du geste, il appelait le suivant et inclinait déjà la tête vers lui).
Pour être à même d’exercer son pouvoir, le Mwami Tutsi faisait prélever sur chaque collectivité familiale (inzu), par ses cadres décentralisés, des redevances en nature d’une part (produits de l’élevage, de l’agriculture, et de l’artisanat), drainées vers la résidence qu’il avait dans chaque chefferie, et des redevances en travail d’autre part. Au montant de ces redevances dues au Mwami, chaque échelon de l’autorité décentralisée ajoutait pour sa propre rémunération, un quart additionnel, auquel s’ajoutaient des prélèvements et privilèges « hors quota » le prélèvement régulier de régimes de bananes préalablement marqués (Abatora) dans chaque bananeraie; le présent dû à l’autorité lors de son investiture (Indabukirano); le prélèvement de certaines étendues de terre parmi les terres agricoles ou pastorales des administrés (Gutora); le droit de pâturage sur les jachères des administrés (Si les vaches du Mwami s’intéressaient à un champ, il eût été offensant que le cultivateur, quelque pauvre qu’il soit, les en écarte de sa propre initiative). Quant aux redevances en travail dues par chaque famille (Inzu), elles se montaient, aux environs de 1900, à deux jours sur cinq, soit 146 jours par an. Dans l’ensemble, chaque homme devait, semble-t-il, consacrer environ le tiers de son travail à entretenir les bénéficiaires du système fiscal qu’étaient le roi, ses épouses, ses favoris, et les Chefs administratifs.
En plus de ses ressources à caractère fiscal, le Mwami percevait les redevances pastorales de ses Grands Chefs qui étaient en même temps ses grands clients (par l’ubuhake). Ceux-ci devaient lui envoyer à tour de rôle et sans interruption des vaches laitières pour son ravitaillement et celui des siens; ils devaient lui fournir la bière, et tenir toujours plein un grenier de vivres; ils devaient lui envoyer les vaches provenant des razzias guerrières, et chaque année, un taureau adulte, une vache stérile et des taurillons et béliers pour le sacrifice, la divination ou la boucherie.
Cette brève description du pouvoir politique des Bami Tutsi serait incomplète si l’on ne soulignait que ce pouvoir resta toujours un pouvoir de conquête. Les autorités et notables Tutsi se comportaient comme « en pays conquis », et les populations Hutu des régions progressivement assujetties, avaient été privées de tout accès au pouvoir. L’ensemble des fonctions socio-politiques avait été réservé aux sujets Tutsi pour la protection de leurs privilèges d’envahisseurs et de conquérants.
Il faut souligner aussi qu’à côté des privilégiés Tutsi se forma peu à peu une masse relativement nombreuse de Tutsi appauvris, dont le sort devint semblable à celui des populations Hutu. Bon nombre de ces « petits Tutsi » s’uniront plus tard à leurs frères Hutu pour réaliser avec eux la grande révolution de 1959.
L’exploitation de la masse par les systèmes de clientèle
Lorsqu’au XVIe siècle, les Hamites pénétrèrent dans la fertile région des Grands Lacs, ils étaient habitués à une vie nomade frugale, rude, propice au courage guerrier.
Leur sédentarisation progressive, et l’expérience des profits qu’ils pouvaient tirer du placement de leur bétail chez les agriculteurs et artisans bantous, transforma bientôt leur vie du tout au tout.
Ils vécurent de plus en plus sur les revenus de ce placement et, ayant pris le pouvoir, ils parvinrent à le transformer en un contrat parfaitement léonin dans lequel l’une des parties était devenue à la fois patron et « occupant », et l’autre client « féodal », redevable de prestations disproportionnées.
Le contrat léonin de clientèle, si profitable pour les Tutsi, devint un système. Et lorsqu’au Rwanda, l’occasion se présenta de l’appliquer dans le domaine foncier, ils en firent leur règle de domination et d’exploitation sur tous les territoires qu’ils y occupaient. Le double système de la clientèle pastorale et foncière leur assura donc bientôt une rente perpétuelle fondée sur le droit du plus fort. Tandis que pour les populations Hutu occupées, les redevances de clientèle, ajoutées aux redevances dues au pouvoir politique, devenaient un fardeau intolérable. Les circonstances qui aboutirent à ce double régime d’exploitation méritent d’être retracées.
Pour ce qui concerne le système de clientèle au bétail (ubuhake), les choses semblent avoir commencé en douceur. Les pasteurs Tutsi ayant, ainsi qu’on l’a vu, cédé en usufruit précaire aux familles Hutu intéressées, une part de leurs grands troupeaux, obtinrent en échange le complément agricole désormais nécessaire à leur subsistance de sédentaires. Pour les familles Hutu, le bétail ainsi prêté, s’ajoutant au modeste cheptel qu’elles possédaient déjà, présentait de nombreux avantages d’économie domestique. D’abord, un surplus de produits laitiers, c’est-à-dire une alimentation plus variée et plus équilibrée, en même temps qu’une moindre dépendance vis-à-vis des risques d’une mauvaise récolte. Ensuite, un fumier abondant, nécessaire pour la fertilisation de leurs terres. Ensuite, un revenu en nature, estimé de nos jours, tout compris, à environ 11 % l’an. Et enfin, un certain prestige social, lorsque le pouvoir des pasteurs Tutsi se fût confirmé.
Pour les Tutsi, la concession précaire de leur bétail signifiait une vie de rentier : désormais, ils pouvaient compter, de génération en génération, sur la fourniture régulière de produits agricoles, d’outils forgés, de miel, etc., ainsi que sur divers services et prestations.
Mais bientôt ces liens de clientèle s’alourdirent. Au fur et à mesure que le pouvoir des Tutsi se renforça sur les territoires occupés, les fournitures requises des clients Hutu devinrent de plus en plus importantes, et les prestations en travaux divers de plus en plus comparables à des corvées et se chiffrant bientôt entre 15 et 60 jours de travail par an : cultures pour le compte du patron, approvisionnement de sa maisonnée en bois, en eau, etc. Et les clients Hutu devinrent, en outre, redevables de l’ensemble des obligations, purement féodales, auxquelles étaient soumis, entre eux, dans leurs propres coutumes, les clients et patrons Tutsi. La clientèle pastorale devint un lien personnel indéfiniment héréditaire. Désormais, tout habitant des régions hamitisées du Rwanda eut intérêt à s’assurer un protecteur, et donc un patron, au sein de la nouvelle organisation socio-politique; protecteur dont le soutien, en cas de nécessité, serait à la mesure des bons soins qu’on aurait eu pour lui (Ainsi le soulignait ce dicton populaire : « Un homme sans protecteur reçoit des coups jusque sur sa propre terre. – Inkehwe ikubitirwa mu kwayo »).
Cet alourdissement des charges ne se passa évidemment pas sans heurts. Et certaines populations Hutu réfractaires préférèrent se déplacer vers l’Ouest montagneux du pays, pour échapper à la pression Tutsi.
Quant au système de clientèle foncière, il naquit plus tard, dans le courant du XVIIIe siècle sans doute. Comme tout ce qui se trouvait dans la zone d’occupation de la monarchie Tutsi, les terres appartenaient au Mwami par droit de conquête. Certaines de ces terres étaient détenues par les collectivités familiales Hutu (Ingobyi y’igisekuru, et Ubukonde). D’autres étaient occupées par les familles pastorales Tutsi, devenues sédentaires. Et le reste, c’est-à-dire la forêt et les pâturages, était « domaine public ». Les pâturages, en particulier, existaient à l’origine en surabondance : tout possesseur de bétail y avait librement accès, selon cet adage ancien que «l’herbe appartenait à la vache ».
Au cours du XVIIIe siècle, cette situation sans problème se modifia. L’occupation humaine et du cheptel atteignit dans certaines régions occupées une densité critique. Tant et si bien que les grands possesseurs de bétail s’appliquèrent à y obtenir des droits exclusifs sur les pâturages.
Ces droits (Ibikingi) leur furent accordés pour la première fois, selon certaines traditions, sous le règne du Mwami Yuhi Gahindiro. Ils étaient héréditaires, et comprenaient le droit de sous-concession et de location. Le résultat de cette appropriation du domaine public pastoral par les Tutsi, fut qu’à partir de cette époque, les nouveaux foyers à la recherche des terres nouvelles nécessaires à leur installation durent en demander la sous-concession à leurs détenteurs privilégiés. Les terres qui leur furent alors accordées (Isambu) en firent des clients fonciers : ils durent à l’avenir, eux aussi, assurer à leurs patrons des redevances en nature et des prestations en travail.
Parmi ces redevances de clientèle, il y avait l’obligation de construire et d’entretenir les kraals et les abreuvoirs du domaine pastoral, l’obligation de fournir du sel pour le bétail par incinération de papyrus, et le devoir exorbitant de laisser paître le bétail du patron à l’exclusion de tout autre sur les rejets des champs de sorgho, de pois et de haricots après moisson. Et il arrivait que certains patrons attendent de profiter de ces droits que les rejets aient poussés abondamment, de telle sorte que leurs clients manquaient la moisson suivante faute d’avoir pu disposer à temps de leurs champs. Par ailleurs, ce système de clientèle foncière maintenait les clients sous le risque constant d’être dépossédés de leurs terres dans le cas de non-exécution de leurs obligations; ce qui, dans la pratique, signifiait qu’ils étaient à la totale discrétion de leurs patrons fonciers.
Pour les populations agricoles, l’imposition de ce nouveau régime foncier fut une mesure réellement grave d’oppression. Quant aux possesseurs privilégiés, par contre, ils y trouvèrent un enrichissement sans fin; d’autant plus profitable pour eux que la pression démographique, qui avait entraîné l’octroi des droits privatifs, rendait de plus en plus nécessaires les sous-concessions de terres aux populations agricoles.
Ce nouveau régime de clientèle, s’ajoutant au régime de la clientèle au bétail, assura aux privilégiés une large opulence et leur permit de vivre dans une totale oisiveté. Aussi les notables Tutsi recherchèrent-ils toutes occasions pour se créer de nouvelles clientèles foncières; notamment en empiétant sur les anciens domaines familiaux collectifs des Hutu. Dans les débuts de l’occupation Tutsi, les chefs des familles claniques Hutu étaient restés de véritables autorités politiques et judiciaires (jusqu’à l’échelon des Chefs des Terres Agricoles), reconnaissant le Mwami Tutsi et intégrés dans sa hiérarchie. Mais par après, ils avaient été systématiquement remplacés dans leur rôle d’autorité par les cadres politiques Tutsi. Même la perception des redevances, et donc le quart additionnel, étaient passés aux Chefs et sous-chefs Tutsi. A cette perte d’autorité et de ressources, les nouvelles autorités politiques avaient ajouté une politique d’éparpillement et de division vis-à-vis des forces familiales Hutu, politique que l’on pourrait rapprocher, à la réflexion, de cet adage populaire : « Ubuhake bubi bujya kukwica bukaguca iwanyu. — Quand un mauvais patron va te tuer, il t’isole de ta famille. » De cette évolution, était résulté une indépendance croissante de chaque ménage, et bon nombre d’anciens domaines collectifs s’étaient ainsi mués en un amalgame de tenures quasiment individuelles. Ainsi, les nouvelles autorités politiques purent-elles prévoir bientôt qu’en cas d’abandon de terres – et cet abandon pouvait être aisément provoqué – ces terres ne reviendraient plus à la collectivité familiale, mais bien à l’autorité politique- et cette autorité ne manquait pas de les redistribuer pour se faire de nouveaux clients…
Étapes de l’extension du pouvoir Tutsi
Le clan nomade des Banyiginya qui, à l’origine, occupait en bordure du lac Muhazi des pâturages équivalents à une modeste chefferie, en avait, à la fin du XVIe siècle, été partiellement repoussé par ses voisins hamites et hamitisés du Ndorwa et du Gisaka. Pour éviter d’être absorbé par eux, il avait alors étendu son occupation aux territoires compris, plus à l’Ouest, dans la boucle formée par le Nil-Nyabarongo et la rivière Base.
S’étant bientôt mué en une monarchie sur le modèle bantou inter-lacustre, il se tourna vers la monarchie Hutu du « GrandNduga » qui s’étendait elle-même à tous les territoires compris entre le Nil-Nyabaron.go et la rivière Akanyaru. Ce que furent les relations entre ces deux monarchies voisines, l’on n’en sait que peu de choses. L’on sait tout d’abord que le Mwami Tutsi Cyilima Rugwe aurait trouvé la mort sur le territoire de la monarchie Hutu. L’on sait aussi que son successeur, Kigeri Mukobanya aurait fait alliance avec Mashira, le Mwami Hutu du « GrandNduga » pour lutter contre l’intrusion d’un nouveau clan nomade (celui des Banyoro).
Et l’on sait enfin que le successeur de celui-là, Mibambwe Mutabazi, régnant dans la première moitié du XVIIe siècle, aurait réussi à étendre son pouvoir sur le territoire relativement considérable de la monarchie de Mashira. Cet important épisode est malheureusement resté obscur. Selon un récit en forme de légende, le Mwami Tutsi aurait demandé en mariage la fille unique et très belle du Mwami Mashira; il se serait vu évincé par un autre prétendant, et aurait alors enlevé de vive force à la fois la belle a son beau domaine. Quelle que soit la signification à donner à cette légende, le territoire de l’ancien royaume de Mashira devint réellement par la suite la terre d’élection des Bami Tutsi, de préférence à toute autre.
Le même Mwami, Mibambwe Mutabazi, aurait étendu ensuite l’implantation des Banyiginya au Bugesera, région occupée depuis trois quarts de siècle par le clan hamite des Bahondogo. Le chef de ce clan étant mort, son successeur, rejeté par les siens, aurait appelé à l’aide son « cousin » Munyiginya. Lequel aurait réglé le conflit en s’adjugeant l’héritage, mettant en application cet autre adage populaire rwandais : « L’œil du puissant fait le partage en choisissant. – Ijisho rya mukuru rigabanya rihitamo ».
L’étape suivante de l’extension du pouvoir Tutsi au Rwanda semble avoir eu lieu dans la seconde moitié du XVIIe siècle : des lignages de pasteurs Tutsi commencèrent par pénétrer progressivement et pacifiquement sur les pâturages de toute la région occidentale du pays (du Sud au Nord du lac Kivu). Ensuite, leurs chefs s’efforcèrent de s’approprier non seulement les territoires pâturés, mais aussi les terres agricoles des populations Hutu. Ils entreprirent dès lors de soumettre ces populations, de gré ou de force, et de leur faire accepter les redevances royales et leurs très profitables quarts additionnels. Mais cette conquête indirecte ne fut pas une réussite.
Bon nombre de régions ainsi traitées (Buhoma, Bushiru, Kinyaga, Suti, Busozo et Bukunzi, par exemple) n’acceptèrent pour seule dépendance à l’égard du Mwami Tutsi que l’engagement de lui verser directement l’impôt, l’autorité locale restant Hutu. En deux mots, disons que l’extension du pouvoir Tutsi dans l’Ouest du Rwanda fut un échec, et que les interventions guerrières n’y firent rien, chacune d’elles étant immanquablement suivie d’une révolte.
Le XVIIIe siècle fut pour la monarchie Tutsi une période d’extension au Sud. A la suite de nombreux affrontements avec le Mwami Tutsi du Burundi, les régions frontières du Bufundu, du Busanza, etc. furent conquises et maintenues sous administration guerrière renforcée jusqu’au siècle dernier.
Durant la première moitié du XIXe siècle, le pouvoir Tutsi s’étendit en direction de l’Est et du Nord-Est. C’est le Mwami Cyilima Rujugira qui aurait, vers cette époque, étendu son pouvoir sur les plus anciennes régions hamitisées du Nord-Est du pays : Ndorwa, Mutara, Mubari, Buyaga, Budaha, Bufumbira, Mpororo et sur une part importante de l’actuel District ugandais de Kigezi. Et c’est l’un de ses successeurs qui, aux environs de 1850, aurait réalisé l’annexion de la monarchie hamitisée des BageseraBahinda du Gisaka. La mort du vieux Mwami du Gisaka, Rugeyo Zigama, en aurait été l’occasion : l’un des prétendants à sa succession, sur le point d’être battu, fit appel au Mwami Munyiginya. Et celui-ci, étant venu à son aide, défit son rival, et, comme dans le cas du Bugesera, s’adjugea l’héritage.
Vers 1865, lorsque le Mwami Kigeri Rwabugiri prit le pouvoir, l’occupation Tutsi s’étendait théoriquement sur l’ensemble du territoire actuel du Rwanda. Mais le pouvoir des occupants revêtait des formes disparates. D’un côté, de nombreuses régions excentriques restaient dirigées par des autorités Hutu qui, tout en reconnaissant le Mwami Tutsi, n’avaient pas accepté encore l’ensemble des redevances en nature et en travail imposées dans le reste du pays. Et d’un autre côté, de nombreuses chefferies Tutsi de la périphérie se comportaient en territoires quasi-autonomes.
C’est par conséquent à une tâche de renforcement et d’uniformisation du pouvoir Tutsi que s’attacha le Mwami Rwabugiri au cours de ses 30 ans de règne (1865-1895). Guerrier sans rival comme sans pitié, organisateur doué, il réussit à faire respecter son pouvoir dans l’ensemble du Rwanda, à en uniformiser la hiérarchie, et à assurer une collecte généralisée des redevances.
Son règne fut une longue succession d’entreprises militaires. A l’intérieur des frontières, d’innombrables réfractaires furent remis au pas, à la manière forte : l’on cite au moins quarante personnages haut placés qui, persuadés ou soupçonnés de trahison ou d’indocilité, furent exécutés sur son ordre. A l’extérieur des frontières, il infligea à ses voisins du Kivu et de l’Ankolé (en 1892) des défaites cuisantes, et fit la conquête de l’île Idjwi sur le lac Kivu.
Certaines des entreprises guerrières qui coûtèrent à tant de régions leur autonomie, valent d’être évoquées, car elles montrent combien le pouvoir Tutsi était, jusqu’à la fin du siècle dernier, resté disparate et contesté :
– au Kingogo, les Hutu, coexistant pacifiquement avec les pasteurs Tutsi, conservèrent leur autonomie jusqu’au jour où, requis de verser les redevances royales, ils refusèrent de s’y plier et y furent contraints par les armes;
– au Buberuka, au Buhoma, au Rwankeri et au Kibali, les clans montagnards Hutu ne commencèrent à acquitter les redevances royales que sous Rwabugiri;
– au Bwishaza, seuls quelques pasteurs Tutsi vivaient dans les pâturages de montagne en marge des exploitations agricoles Hutu; et la région resta dirigée par des autorités Hutu jusque sous Rwabugiri;
– au Nyantango, abritée de l’autorité des Bami Tutsi par la barrière naturelle du Nil-Nyabarongo, la population n’obéit qu’à ses seuls chefs, Hutu et Tutsi, jusqu’en 1893; date à laquelle Rwabugiri lui imposa le pouvoir central.
En 1900, quelque temps après la mort de Rwabugiri et malgré les efforts que celui-ci avait déployés, le pouvoir Tutsi était loin d’être unifié; il comportait, dit Van Sina, « un noyau, le Rwanda central, une extension orientale, le Gisaka, et une zone de « contrôle » qui comprenait toute la région occidentale». Mais que ce pouvoir soit resté jusqu’alors disparate, qu’il soit en tous temps resté contesté, il n’en reste pas moins qu’il joua à ce moment précis un rôle important pour la formation d’une entité administrative rwandaise sous le Protectorat allemand et sous la Tutelle belge, et par conséquent, pour la reconnaissance finale de l’entité nationale rwandaise.
Faisant encore un retour en arrière, et apercevant l’isolement, la dislocation et l’immobilisme dans lesquels le Rwanda, comme, les autres peuples bantous de l’Afrique orientale, avait été plongé par les invasions hamites depuis plus de 300 ans, l’on pouvait constater que son isolement guerrier avait eu tout au moins ceci de bon qu’il l’avait protégé des pénétrations arabes. Lorsque, vers 1700, la côte orientale eût été abandonnée par les Portugais aux Arabes de l’Imam de Mascate et d’Oman, ceux-ci, s’étant taillé de vastes domaines terriens en bord de mer, avaient progressivement étendu leur commerce vers l’intérieur. Tant et si bien que vers 1850 certains de leurs intermédiaires africains étaient, venus sporadiquement jusqu’au Rwanda et au Nord Kivu, échanger leurs étoffes, perles, verroteries, fils de cuivre et de laiton contre le bétail, l’ivoire et les peaux d’animaux sauvages de ces régions. Ces intermédiaires, admis à transiter par le Rwanda, ramenaient encore vers la côte des quantités d’esclaves achetés ou razziés en territoire congolais. Ce trafic infamant semble ne s’être heureusement jamais exercé au détriment des populations rwandaises elles-mêmes. Tout au plus put-il occasionnellement s’alimenter au Rwanda de quelques prisonniers ramenés des expéditions guerrières au-delà des frontières, ou encore, en cas de grande famine, de quelques affamés acculés à se vendre en échange de vivres. Et quant aux esclavagistes arabes eux-mêmes, qui s’étaient pourtant avancés jusqu’aux Grands Lacs, ils ne purent jamais mettre le pied sur le sol rwandais.
A la force des armes, ils avaient réussi à tracer leur voie jusqu’au centre du Continent : ayant fondé Tabora en 1830, Udjidji (sur le lac Tanganyika) en 1845, et en 1863 Nyangwe sur le Haut-Congo (Lualaba) qu’ils avaient descendu jusqu’aux grandes chutes (futures Stanley . Falls). Cette même année, assuré de ses forces, leur Sultan de Zanzibar s’était même dégagé de toute dépendance à l’égard de l’Imam de Mascate… Mais en ce qui concerne le territoire rwandais, les tentatives de pénétration effectuées par les plus terribles chefs arabes (dont Tippo Tip, et Mohamed ben Halfan dit « Rumaliza, le Ravageur ») avaient été, repoussées avec fermeté : le Réduit rwandais, protégé par ses limites naturelles, par ses troupes guerrières toujours en alerte aux frontières, et par le fer empoisonné des archers du Gisaka leur était resté absolument inaccessible.