L’Évolution Du Rwanda De 1956 À 1957
L’année 1957 est très riche en événements dont certains furent déterminants pour l’avenir du Rwanda. Voici d’abord, en survol, un aperçu de la vie religieuse de cette période.
Les circulaires de Mgr André Perraudin au nombre de 6 traitent de sujets fort divers :
La circulaire n° 8 donne des directives concernant la desserte des écoles succursales : celles-ci peuvent être confiées aux missions moyennant l’autorisation des responsables coutumiers.
Dans la circulaire n° 9, il annonce son prochain et premier voyage en Europe depuis son ordination épiscopale. En réalité, c’est son premier voyage en Europe depuis 10 ans, car c’est en 1947 qu’i est arrivé au Burundi pour la première fois; il a ensuite passé au Rwanda sans revoir l’Europe. Il profite de cette circulaire pour donner quelques consignes spirituelles :
Deus incrementum dat ou l’emploi des moyens surnaturels dans notre travail d’évangélisation : la prière, « les exercices de piété sont votre premier devoir d’état ».
—Ut unum sint « L’union, condition indispensable de l’apostolat » — les conseils…
— Quomodo credent sine praedicante ? « L’instruction est la dernière chose à sacrifier. Il faut aussi qu’elle soit bien préparée »… « Si vous n’étudiez pas, taisez-vous » (du cardinal Saliège à ses prêtres).
— Irruebant in EUM « Soyons bons et ne craignons pas d’exagérer dans ce sens… la dureté n’a jamais gagné personne. Jésus attirait les foules par sa bonté : « irruebant in EUM » « on se précipitait sur Lui ». Est-ce qu’on peut dire cela de nous?
—Quidquid ligaveris erit ligatum : notre redoutable pouvoir sur les consciences…
Après ces consignes principales, suivent toute une série de recommandations très résumées, des rappels plutôt de certaines obligations très concrètes.
— La circulaire n° 10 annonce son prochain retour. Il avait quitté le Rwanda le 31 janvier et il annonçait son retour pour le mois de juin.
Elle communique aussi deux bonnes nouvelles importantes : la prise en charge de l’école secondaire moyenne de Nyanza par le clergé de Namur. Cette école déménagea ensuite à Rwamagana puis à Kigali où elle deviendra le Collège Saint-André ; ensuite la prise en charge du Collège du Christ-Roi par le diocèse de Liège, cette circulaire est du 9 mai 1957.
La circulaire n° 11 demande aux grands séminaristes de s’occuper de l’animation des étudiants durant leurs vacances : elle date du 8 juillet.
Dans sa circulaire n° 12 après son retour au Rwanda, il relate sa visite au Souverain Pontife Pie XII le 12 février et il revient sur son exhortation à la charité : « Je vous en supplie, ne rebutez personne ».
Quant à la circulaire n° 13, elle se borne à quelques communications de la Direction Générale de l’Enseignement : droit d’inscription, internats de mission, copie du rapport annuel, le tout étalé sur 3 pages. Il signale ces communications pour souligner l’importance que le diocèse de Kabgayi a toujours attaché aux écoles, ces « matrices » de la formation humaine et chrétienne.
La circulaire n° 14 présente l’appel de Monseigneur Sigismondi, Secrétaire de la Congrégation de la Propagande, pour la Journée Missionnaire du 20 octobre 1957; cet appel est en rapport avec l’encyclique « Fidei donum» du Pape Pie XII.
Parallèlement à ses circulaires, il y a toujours la chronique du Trait d’union fidèlement tenue par le Père Boutry ; chacun des numéros contient également la « lettre de Monseigneur » à ses collaborateurs et collaboratrices : c’est une sorte de diaire bien précieux pour l’histoire de l’Église et du pays, de l’Église surtout.
Le Kinyamateka et les autres publications relatent les événements qui jalonnent l’histoire du Rwanda. On peut bien dire qu’à ce point de vue l’année 1957 bouillonne.
Voici en vrac le film des événements dont on a été les témoins et aussi un peu les acteurs au cours de l’année 1957.
Tout d’abord la vie religieuse :
En janvier, fondation de la mission de Nyamata, dans le Bugesera. On avait en effet été impressionné par l’absence de paroisse dans cette vaste région située au sud de Kigali vers la frontière du Burundi, encerclée par la rivière et les marais de la Nyabarongo et de l’Akanyaru ainsi que par les lacs Rweru et Cyohoha ; cette région isolée était en réalité peu peuplée à cause de la maladie du sommeil qui avait décimé son bétail. Je n’ai pas de chiffres précis, mais je pense qu’à ce moment-là la population du Bugesera ne dépassait pas les 20000 habitants. Dotée de deux succursales principales, le Bugesera dépendait de la paroisse de Kigali Sainte Famille, la seule paroisse de la ville à cette époque.
Les fondateurs de Nyamata étaient les Pères Hermann Franzen, Joseph Chantrain et Charles-Albert de Vinck. Cette fondation, outre qu’elle était nécessaire, étant donné la superficie de la nouvelle mission et l’éloignement où se trouvaient les habitants du lieu, s’avéra providentielle du fait qu’au moment de la Révolution populaire de 1959, des milliers de déplacés du nord du pays vinrent y habiter et purent être secourus matériellement et spirituellement par les soins de la mission. Cette région se peupla toujours davantage; en 1990 il devait y avoir environ 250 000 habitants, et 3 paroisses : Nyamata, Ririma et Ruhuha. Les prêtres fondateurs de Nyamata logèrent durant quelque temps dans une maison prêtée par l’administration de la tutelle.
Le 27 janvier, à Zaza, on conféra la prêtrise à Monsieur l’Abbé Justin Kalibwami. Ce prêtre après quelques années de ministère — il fut entre autres directeur du journal Kinyamateka — demanda à être relevé de ses obligations sacerdotales : il en obtint la dispense par les soins de Monseigneur Guy Riobé, évêque d’Orléans. Il fit de longues études à Paris et publia plusieurs livres sur le Rwanda ainsi que de nombreux articles dans les revues : le moins qu’on puisse dire de lui, c’est qu’il fut un non-conformiste : Tutsi du Gisaka, il n’hésita pas à critiquer le système, politique surtout, prôné par les leaders de sa propre ethnie.
Voici à titre exemplatif un passage d’un écrit qu’il remit en mains propres à Mgr André Perraudin, le 25 décembre 1961:
« L’organisation sociale, économique et politique du Rwanda devait poser des problèmes humains terribles. Trop d’hommes ont voulu nier l’existence de ces problèmes et ont voulu les noyer pour éviter l’inévitable et le résultat nous l’avons vu de nos yeux. La société rwandaise était organisée d’une manière incompatible avec les exigences chrétiennes, voire avec les exigences d’un monde tant soit peu civilisé. Implicitement ou explicitement les rapports sociaux reposaient sur une série de préjugés inadmissibles : l’inégalité foncière des hommes reposant sur la force de la race, la force supérieure au droit, la duplicité érigée en système, le pouvoir conçu comme devant profiter au supérieur et non comme service de communauté, c’est un problème racial. Le Hutu était considéré comme radicalement inférieur au Tutsi, il était admis qu’il possédait des qualités moindres que celles des Tutsi, du fait de sa race. Le Tutsi devait commander et être mis en avant. Le Hutu propre aux travaux durs devait servir et obéir… Il n’était pas admissible que les Hutu comme groupe revendiquent leurs droits et menacent ainsi la situation de privilèges des Tutsi… Le Tutsi aurait mieux aimé être sous les ordres d’un Tutsi injuste que d’être commandé par un Hutu honnête. Le Tutsi était bien raciste, on ne saurait jamais assez le dire. »
Monsieur l’Abbé Kalibwami « globalise » : tout ceci devrait être dit avec beaucoup de nuances ; mais son témoignage est tout de même très significatif.
Il sera nécessaire de revenir sur l’attitude des prêtres, religieux et religieuses face aux problèmes ethniques principalement, du pays. À mon avis c’est un des problèmes majeurs de l’Église qui est au Rwanda : ces problèmes sont viscéraux : si on parvient à réaliser une union cordiale et sans fard entre prêtres, religieux et religieuses d’ethnies différentes, on aura résolu en grande partie le problème fondamental du Rwanda : ce témoignage d’Église sera plus fort que toutes les contraintes sociales, militaires, politiques et autres : ce serait l’idéal, déjà affirmé par l’Apôtre Paul : « Vous tous, en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ: il n’y a ni juif, ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme; car vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus» (Galates 3,27-28).
Trois autres prêtres du diocèse de Kabgayi furent ordonnés en 1957 par Monseigneur Aloys Bigirumwami : les Abbés Sylvestre Ndekezi, Tharcisse Rwesandekwe et Zacharie Hategekimana ; c’était durant mon voyage en Europe.
En effet, après une année de ministère épiscopal, on jugea nécessaire que Mgr André Perraudin fasse de faire un voyage en Europe. Parti du Rwanda le 30 janvier, il passa d’abord 4 jours à Kinshasa (Léopoldville) pour l’assemblée des ordinaires du Congo Belge et du Rwanda Burundi puis il gagna la Suisse, son pays natal qu’il n’avait plus revu depuis 10 ans.
De son voyage en Europe et des démarches qu’il a faites, on peut retenir les points suivants : le 12 février, il fut reçu en audience par le Pape Pie XII qui lui avait nommé Vicaire apostolique de Kabgayi : Pie XII c’était le « Grand prêtre » hiératique, impressionnant, mais d’une grande bonté. Ces audiences officielles sont toujours brèves et plutôt symboliques : elles sont un signe de l’union profonde avec le chef de la collégialité épiscopale. Les affaires se traitent avec les dicastères romains, et pour les missions, avec le cardinal préfet de la Congrégation pour l’Évangélisation des Peuples ou le Secrétaire de cette Congrégation.
Il eut aussi des contacts avec les Pères Blancs; c’est Monseigneur Durrieux qui vint l’accueillir à la gare. Il était Supérieur Général à cette époque.
Une autre audience fut celle que lui accorda le Roi Baudouin au palais royal de Bruxelles le 3 mars 1957. Il était encore célibataire : le protocole d’accueil à travers les salons successifs, tous plus riches les uns que les autres, l’impressionna quelque peu, lui qui venait d’un pays où le protocole était réduit à sa plus simple expression ; mais il garde le souvenir d’un roi très affable et très attentif aux problèmes qu’il lui posait et sur lesquels il l’interrogeait.
Dans la suite, au Rwanda, il eut plusieurs fois l’occasion de le rencontrer; à Kigali il eut même la joie de célébrer la sainte messe pour lui et la Reine Fabiola dans l’oratoire qu’on avait aménagé à l’Hôtel des Ambassadeurs où il logeait. Le Roi Baudouin fit fonction de servant de messe, venant, par exemple, avec la burette d’eau, le plateau et le manuterge sur le bras, pour la purification des mains avant l’offertoire. Au petit déjeuner qui suivit, il expliqua que la messe était sa prière quotidienne le matin, étant donné la difficulté où il se trouvait durant la journée de prévoir un moment un peu prolongé de prière. Le cardinal Godfried Danneels a eu raison, lors des funérailles du Roi Baudouin, de le présenter déjà comme un saint et vraiment on souhaite qu’un jour il soit canonisé : c’est un véritable témoin de l’Évangile dans l’exercice de sa fonction royale.
De son voyage en Suisse, on retient évidemment l’accueil qu’on lui firent sa paroisse d’origine, Bagnes, et son village du Cotterg : c’était au mois de février : messe solennelle et homélie à l’église paroissiale, réception par les autorités communales avec les membres de sa famille. Le bulletin paroissial annonçait en gros caractères :
« Un grand honneur, une grande joie pour toute la paroisse le dimanche 24 février, nous avons la fierté de recevoir le premier évêque bagnard, Son Excellence Monseigneur André PERRAUDIN, Vicaire Apostolique de KABGAYI. »
Pour lui, après dix années d’absence, c’était une reprise de contact avec ses « racines », le rappel de ses parents bien-aimés, la rencontre avec tous les siens, avec le clergé de la paroisse, les autorités communales et en particulier son président, Albert Maret ; un centre missionnaire venait d’être constitué qui devait l’aider modestement mais fidèlement tout au long de sa vie missionnaire.
Au Cotterg, sur la place du village « à la Croix » comme on disait — parce qu’il y avait un beau crucifix qui la dominait —, la réception fut très cordiale et familière, amicale ; les deux fanfares — la conservatrice et la radicale — étaient là « réunies » pour cette circonstance et jouaient ensemble… Mais dans son allocution il se souviens d’avoir évoqué « le martyre de son cousin le Père Hubert Bruchez, assassiné en Kabylie, en haine de la foi, le 22 octobre 1956, l’année de son ordination épiscopale… coïncidence… providence… un intercesseur au ciel à un moment important de sa vie. »
Mais le Père Hubert Bruchez, son martyr, a passé presque inaperçu à Bagnes : il mériterait que son souvenir renaisse après plus de 40 années. Il est vrai que les Pères Blancs n’ont jamais rien fait pour présenter à la vénération des fidèles leurs confrères martyrisés ni non plus leur fondateur, le cardinal Lavigerie.
son voyage en Europe se passa en visites diverses, en Italie d’abord, puis en Suisse, en France, en Belgique et en Hollande. Il serait fastidieux de s’étendre sur ce sujet ; mais ce qu’il peut dire, c’est qu’il a toujours attaché une grande importance aux visites des familles des missionnaires œuvrant dans son Vicariat apostolique, car le mérite des familles de missionnaires est très grand et leurs sacrifices, comme l’a écrit, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, sont souvent aussi méritoires que ceux des missionnaires eux-mêmes. Il cède la plume au Trait d’union de mai 1957 qui donne de ses nouvelles.
« Son Excellence Monseigneur PERRAUDIN, après avoir quitté Rome, est allé en Suisse. Il a été très chaleureusement reçu par ses compatriotes. Sa paroisse natale de Bagnes lui a réservé une réception grandiose. Voici ce qu’écrit la Chronique de l’Institut Lavigerie sur sa visite à cet Institut :
« Il est arrivé par un bel après-midi de février, en compagnie de ses frères et de M. le Curé de Bagnes. Il fut reçu par toute la communauté réunie dans une salle de classe. Il nous salua tous aimablement et rappela qu’il fut autrefois membre de l’Institut. En nous apportant le salut de l’Afrique, il nous disait aussi combien il a besoin là-bas de missionnaires et nous donnait rendez-vous dans son Vicariat dans quelques années… C’était bien l’Évêque missionnaire que nous imaginions : simple, gai, affable, fraternel avec ses confrères, aimable avec tous. Il nous a agrémenté plusieurs soirées par les splendides clichés en couleurs rapportés du Ruanda. Et nous avons fraternisé avec les fidèles de son Vicariat de Kabgayi, figures sympathiques et ouvertes, espoir pour la grâce divine dans ce pays qui compte déjà le tiers de convertis. Monseigneur nous promet encore des soirées agréables, car il n’a pas fini de nous entretenir des joies et des soucis d’un Vicaire Apostolique. Pour le moment, Son Excellence est parti pour la Belgique, où sa charge lui impose des visites importantes. »
En mars, Son Excellence s’est rendu en Belgique pour une visite-éclair de 15 jours. Après il est rentré en Suisse. Il est reparti en Belgique, France et Hollande pour un mois. Il a visité beaucoup de familles des missionnaires, et travaillé pour l’Église de Kabgayi. Je doute qu’il nous revienne reposé. Monseigneur arrivera à Usumbura le 13 juin. »
Un autre événement religieux important, à l’échelle mondiale de l’Église, mais qui eut des conséquences très bénéfiques pour le Rwanda, fut la publication par le Pape Pie XII le 21 avril 1957, de l’encyclique Fidei donum, encyclique missionnaire dont la spécificité fut la demande explicite du Souverain Pontife à l’Église universelle, d’envoyer dans les missions des prêtres séculiers pour seconder les congrégations missionnaires dans leur apostolat. Le Rwanda en bénéficia très largement.
Dans l’annuaire ecclésiastique de 1989, par exemple, on donne le nom de 37 prêtres fidei donum au Rwanda dont 11 pour le seul diocèse de Kabgayi.
Parallèlement, de nombreuses congrégations religieuses prirent la même résolution : en 1989, outre 105 Pères Blancs, les missionnaires de toujours, il y avait au Rwanda 98 membres prêtres d’autres congrégations. Il s’est laissé dire que Monseigneur Durrieux, supérieur général des Pères Blancs, avait été un des instigateurs ou même rédacteurs de l’encyclique Fidei donum.
LE PROBLÈME HUTU-TUTSI À CETTE ÉPOQUE
Le dernier événement à mentionner pour l’année 1957 fut la visite de la « mission de l’ONU » qui se déroula à travers tout le pays entre le 18 septembre et le 8 octobre. Elle était présidée par l’Ambassadeur Dorsinville. Le rapport de cette mission s’étend très largement sur le problème Tutsi-Hutu. Il demande à la Belgique de le prendre très au sérieux en vue principalement d’une indépendance équilibrée : voici d’ailleurs un extrait caractéristique de ce rapport.
« L’autorité administrante… se trouve ainsi partagée entre deux tendances contradictoires : donner satisfaction à la fois aux deux souhaits qui sont formulés. Doter les conseils supérieurs de pouvoirs très étendus avant que les Hutu ne soient parvenus à se tailler une place équitable dans ces conseils, c’est risquer de compromettre définitivement les chances de ces Hutu d’y occuper jamais cette place. Les autorités belges doivent hâter par tous moyens cette émancipation des Hutu pour pouvoir accélérer encore, sans danger pour les principes démocratiques, la translation en cours des pouvoirs vers les autorités autochtones actuellement constituées. »
Pour illustrer le problème, il est nécessaire de produire des chiffres. Dans ses notes Mgr André Perraudin a des indications concernant les écoles ; Aloys Munyangaju, dans son ouvrage, donne un tableau démontrant la réalité du monopole politique des Tutsi à l’échelle du Rwanda-Burundi en 1957.
Mandats publics Tutsi Hutu
- Chefs de chefferie 45/45 au Ruanda 100 % 0
2.Sous-chefs 1050 (95,5 %) 50 (4,5 %)
3.Conseil Supérieur
du Rwanda 31 (94 %) 2 (6 %)
4.Conseils de territoire
du Rwanda 125 (80,7 %) 30 (19,3 %)
5.Conseil Général
du R-U 12 (85,8 %) 2 (14,2 %)
6.Conseil Supérieur
de l’Ur. 30 (91 %) 3 (9 %)
7.Auxiliaires de l’Admi-
nistration (1956) 284 (67 %) 122 (33 %)
Commentant ce tableau, Munyangaju écrit notamment : « Au Rwanda, on admet communément que les Hutu représentent 85 %, les Tutsi 14 % et les Twa 1 %… En ce qui concerne la participation aux différents organes de l’autorité publique, les proportions sont inverses. Les Tutsi, eux qui représentent à peine 14 % de la population totale occupent 88 % des charges publiques. Qui oserait encore nier l’existence d’un monopole de fait ? Encore faut-il remarquer que les quelque 33% qui grossissent la représentation Hutu ne proviennent que du cadre du personnel auxiliaire de l’Administration tutélaire qui n’est ni d’origine, ni d’inspiration traditionnelles. Ceci veut dire que, sous réserve des quelques rarissimes exceptions relevées par ces chiffres, toute l’administration coutumière est monopolisée par une seule race… Toutes les discriminations relevées par le Manifeste des Bahutu reposent donc essentiellement sur ce monopole absolu de commandement politique, car quiconque détient une autorité discrétionnaire est, par la force même de la nature, enclin à en abuser. »
Voici le tableau publié par Munyangaju à propos du monopole culturel : ce sont les statistiques fournies à la commission scolaire du Conseil Supérieur du Pays par 29 établissements primaires sur 114 et par 29 d’enseignement secondaire sur 47 pour l’année scolaire 1957-1958:
Races | Ecoles Prim
|
Ecoles secondaires | Augmentation ou Régression |
Tutsi | 14211 (32,1%) | 1740 (60,9%) | + 28,8 |
Hutu | 29953 (67,7%) | 1116(39,1%) | – 28,6 |
Twa | 32 (0,2%) | 100 | |
TOTAUX | 44196 (100%) | 2956 (100%) |
Pour Munyangaju,
«… ces sondages représentent certainement la réalité exacte : majorité absolue Hutu à l’école primaire, qui traduit assez bien la proportion de la composition de la population totale du pays. Minorité aussi absolue des éléments Hutu aux établissements secondaires.
Le coefficient de régression Hutu ci-dessus exprime avec exactitude l’estimation du degré de recul des Hutu à mesure qu’ils tentent de s’élever dans la hiérarchie politique et dans l’échelle de la vie sociale.
En effet si on se reporte aux pages précédentes, on constatera d’emblée que les Hutu représentent à peine 33 % des Agents Auxiliaires de l’Administration d’Afrique, 4,5% des sous-chefs, 0,0% des chefs de chefferie, 19,3% des conseillers de Territoire, et 6% des membres du Conseil supérieur du Pays, soit au total 12% de tous les titulaires d’une parcelle d’autorité dans le pays.
Cette situation est la conséquence normale de la disproportion constatée dans l’enseignement secondaire. Le fait que le pourcentage de présences hutu (plus ou moins 33%) dans l’enseignement secondaire coïncide exactement avec le pourcentage (33 %) de la représentation hutu dans le cadre des auxiliaires de l’Administration, est assez éloquent.
Il en résulte que jamais on ne parviendra à rétablir l’équilibre voulu, tant que la jeunesse Hutu ne continuera à bénéficier de l’enseignement secondaire et supérieur qu’au compte-gouttes. »
Une remarque très importante de Lucie Bragard à propos d’un phénomène que j’ai eu l’occasion maintes fois de vérifier. Elle écrit:
« Si les écoles primaires sont accessibles à tous les enfants, sans distinction, une discrimination s’établit dans les années supérieures de l’école primaire, où l’enfant Hutu est adroitement écarté sous les prétextes les plus divers. Ceci seul explique le nombre de plus en plus décroissant des enfants Hutu depuis déjà la cinquième (ou même dans certaines régions, la quatrième) primaire et tout au long de l’école secondaire. Et parler de l’incapacité en ce domaine ne tiendrait pas du tout debout, car les cas abondent où les enfants Tutsi, généralement reconnus incapables, poursuivent cependant leurs études sans être nullement inquiétés. Le critère suivi souvent en ce domaine reste mystérieux. Car, bien que l’aisance des parents Tutsi leur permette de donner à leurs enfants une instruction plus poussée (ce qui n’est d’ailleurs pas du tout vrai pour tous les parents tutsi, certains étant aussi nécessiteux que les hutu), alors que certains parents hutu ne peuvent supporter les frais d’études ou qu’ils doivent compter très tôt sur le travail de leurs enfants, il est bon de noter ceci.
D’habiles manœuvres et parfois une véritable persécution morale de la part des professeurs et élèves Tutsi envers les élèves Hutu rendent les études difficiles à ces derniers…
Il tombe sous le sens que cette situation ne peut que renforcer l’emprise féodale des Tutsis au Ruanda-Urundi, puisque, même sous un système démocratique, ils auront la chance d’accéder, par leurs études, aux postes de direction dans l’administration.
Certains Tutsis accusent les Hutus de ne pas attacher d’importance aux études. Les vraies raisons de leur abstention sont la pauvreté, l’obligation de travailler jeunes (les enfants gardent les troupeaux), maux aggravés d’une nette discrimination. »
L’amertume ressentie par les Hutu devant cette situation transparaît dans le Manifeste.
« Encore une fois, disent les auteurs, on pourrait contester la qualité de vrai hamite à quelques étudiants mais il existe une sélection de fait (opérée par hasard?) que présentent actuellement les établissements secondaires. Cela crève les yeux. Des arguments ne manquent pas alors pour démontrer que le Muhutu est inapte, qu’il est pauvre, qu’il ne sait pas se présenter… Demain on réclamera des diplômes et ce sera juste, et les diplômes ne seront en général que d’un côté, le Muhutu ne saura même pas le sens de ce mot. Et si par hasard une autre force intervenait qui sache opposer le nombre, l’aigreur et le désespoir aux diplômes ! L’élément racial compliquerait tout et il n’y aura plus besoin de se poser le problème conflit social ou conflit racial. »
Et dans les séminaires?
On ne connais pas d’études sur les proportions ethniques dans les petits séminaires ; mais on pense que, globalement, c’est le même phénomène qui s’est produit. D’ailleurs ces séminaires recrutaient forcément dans ce qu’on appelait les « septièmes préparatoires » où une forte sélection ethnique avait déjà été opérée, ainsi que l’explique ci-dessus Lucie Bragard.
Quant au grand séminaire, on peut donner les chiffres de la période où j’y étais, soit comme professeur soit comme recteur: ces chiffres sont très significatifs : sur les 62 Rwandais devenus prêtres diocésains qui avaient vécu au séminaire sous ma juridiction de 1951 à 1956, 47 étaient Tutsi et 15 Hutu. Cette constatation se passe de commentaire. Voici la liste d’après la plaquette du jubilé de 75 ans du sacerdoce au Rwanda.
Ordination 1951:(6 Tutsi) :
GAHAMANYI Jean-Baptiste
KAGIRANEZA Jean
KARAKE Willibrord
KAYINAMURA Télesphore
KIRORO Jean-Marie Vianney
RWAHUNDE Claver
Ordination 1952 : (2 Tutsi)
KAMBARI Mathias
RUGERINYANGE Déogratias
Ordination 1953 : (Hutu et 4 Tutsi)
HATEGEKIMANA Alphonse
KAMARI Mathias
KAMTYA Ildephonse
MATAJYABO Robert
MUDASHIMWA Gaspard
NTEZIMANA Alphonse
RUDAHUNGA Eulade
RUSHITA Augustin
SIMPENZWE Gaspard
Ordination 1954 : (2 Tutsi)
Gasana Jean Baptiste
Kabaka Charles
Ordination 1955 : (1 Tutsi)
NTIYAMIRA Jean
Ordination 1956 : 4 Tutsi
HODARI Stanislas
NDEKWE Charles +MAHAME
NGIRUMPATSE Matthieu Chrysologue
RWASUBUTARE ‘Tharcisse jésuite
Ordination 1957 : 4 Tutsi
HATEGEKIMANA Zacharie
KALIBWANII Justin
NDEKEZI Sylvestre
RWESANDEKWE Tharcisse
Ordination 1958 : 7 Tutsi et 2Hutu
GAKWANDI Edouard
KARANGO Benoît
KAYITAKIBWA Médard
NTAGARA Augustin
NTEZIRYAYO Nicolas
NTIBAZIGA Second
NZAMWITA Aloys
RUNYANGE Mathias
SEMURIRO Narcisse
Ordination 1959 : 2 Tutsi et 2 Hutu
NAYIGIZIKI Nicodème
NIYONTEZE Charles
NYABYENDA Boniface
RUBWEJANGA Frédéric
Ordination 1960 : 2 Tutsi et 2 Hutu
KANYABUSOZO Clément
MUTEMBE Protais
NSENGIMANA Jean
HABIYAKARE François
Ordination 1961 : 2 Tutsi et 1 Hutu
MUZUNGU Bernardin
TWAGIRUMUKIZA Herménégilde
UWIHANGANYE Jean-Baptiste
Ordination 1962 : 7 Tutsi et 3 Hutu
GASIGWA Modeste
GOMBANIRO Léonidas
KAREMANGINGO Mathias
MARYOMEZA Théophile
MBONIMANA Gamaliel
MUNYANTORE Léon
NIYIBIZI François
NSENGIMANA Michel
NTURO Mathias
RUTUNGANYA Gervais
Ordination 1963 : 4 Tutsi
GATSIGAZI Charles
MUDAHERANWA Léodomir
MUNYANSHONGORE Isidore
NGIRABANYIGINYA Dominique*
NSENGUMUREMYI Vincent*
RWABASHI Lucien
* n’a pas passé par Nyakibanda
À propos du problème ethnique il faut encore mentionner le discours prononcé par Harroy le 29 juillet 1957 à l’ouverture du Conseil Général du Rwanda-Burundi. Ce discours plutôt timide mentionne le problème mais le minimise :
« Je suis personnellement convaincu, dit-il, que la distinction en cause (entre Hutu et Tutsi) concerne maintenant deux groupes sociaux qui s’identifient de moins en moins avec les deux groupes raciaux reconnus par l’anthropologie physique… L’évolution politico-sociale à laquelle nous assistons sous ce rapport, n’a d’ailleurs rien d’inquiétant ni d’explosif… ».
L’ÉVOLUTION POLITIQUE ET SOCIALE ET COMMENT JE M’Y SUIS SITUÉ
Apparemment tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes et cependant des turbulences commençaient à s’amonceler dans le beau ciel du Rwanda.
Et on citait in extenso la déclaration solennelle du Mwami Mutara III au pays (cité par Temps nouveaux d’Afrique dans son numéro du 2 septembre 1956).
A ce propos j’ajoutais :
« Apparemment sereine, cette « déclaration » est en réalité pleine d’inquiétude et contient en germe toute la problématique politico-sociale qui se développera les années suivantes.»
Et de fait les événements vont se précipiter marqués par la publication de plusieurs documents importants, décisifs peut-on même dire.
— Le 22 février 1957, fut publiée la célèbre Mise au point du Conseil Supérieur du Pays : cette « Mise au point » traite substantiellement des relations entre le Conseil Supérieur du Pays dont les membres sont presque tous Tutsi ou presque et l’administration belge de la tutelle :
« Il est temps de faire aux éléments d’élite, l’apprentissage de la gérance de leurs propres affaires… C’est une erreur de croire qu’il faut refuser la reconnaissance de droits politiques à une élite qui possède bien une maturité politique suffisante mais pas encore une habileté administrative suffisante. C’est également l’unique moyen d’acheminer notre pays vers l’émancipation par étapes de transitions seules capables d’éviter les heurts qui seraient inévitablement provoqués par le brusque passage de la tutelle à la liberté… »
Toute la mise au point est de cette inspiration, comme si le Conseil Supérieur du Pays était le pays lui-même. Pas un mot du problème des revendications de la masse hutu en particulier et même de certains leaders tutsi aux idées démocratiques. Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette mise au point, écrit Murego :
« C’est la manière dont le document passe sous silence le problème-clé du pays, à savoir les relations entre les Hutu et les Tutsi, et partant, les revendications des premiers contre les seconds. »
Et encore
« la « Mise au point » veut donner une solution au problème Tutsi – administration coloniale au détriment du problème réel Tutsi-Hutu ou gouvernants – gouvernés. »
– Le 24 mars 1957, le Manifeste des Bahutu constitue la réponse à la « Mise au Point » des Tutsi. Il est l’œuvre du « Mouvement social Muhutu » M.S.M. Il n’est pas dans mon intention de commenter ce document très important qui est, on peut bien le dire, « l’âme » du mouvement pour l’émancipation des masses populaires. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il est repris dans son intégralité par plusieurs publications. Voici simplement quelques citations.
« D’aucuns se sont demandés s’il s’agit là d’un conflit social ou d’un conflit racial. Nous pensons que c’est de la littérature. Dans la réalité des choses et dans les réflexions des gens, il est l’un et l’autre. On pourrait cependant le préciser :
le problème est avant tout un problème de monopole politique dont dispose une race, le Mututsi ; monopole politique qui, étant donné l’ensemble des structures actuelles devient un monopole économique et social ; monopole politique, économique et social, qui, vu les sélections de facto dans l’Enseignement, parvient à être un monopole culturel, au grand désespoir des Bahutu qui se voient condamnés à rester d’éternels manœuvres subalternes, et pis encore, après une indépendance éventuelle qu’ils auront sans doute aidé à conquérir sans savoir ce qu’ils font. Le buhake est sans doute supprimé, mais il est mieux remplacé par ce monopole total qui, en grande partie, occasionne les abus dont la population se plaint…
Si nous sommes d’accord que l’administration mututsi actuelle participe de plus en plus au gouvernement du pays, nous pensons pourtant mettre en garde contre une méthode qui tout en tendant à la suppression du colonialisme blanc-noir, laisserait un colonialisme pire du hamite sur le Muhutu…
Que soit réalisée effectivement la promotion des Bahutu aux fonctions publiques (chefferies, sous-chefferies, juges). Et concrètement nous pensons qu’il est temps que les conseils respectifs ou les contribuables élisent désormais leurs sous-chefs, leurs chefs, leurs juges… Que les fonctions publiques indigènes puissent avoir une période, passée laquelle, les gens pourraient élire un autre ou réélire le sortant s’il a donné satisfaction. Un tel système, sans être raciste, donnerait plus de chances au Muhutu et ferait leçon aux abus d’un monopole à vie.
Demain on réclamera les diplômes et ce sera de juste. Or jusqu’ici la sélection de fait au secondaire et supérieur crève les yeux… Il faudra que pour éviter la sélection de fait, caeteris aequalibus, s’il n’y a pas de places suffisantes, l’on se rapporte aux mentions de livrets d’identité pour respecter les proportions… Que les positions sociales actuelles n’influencent en rien l’admission aux écoles…
En résumé, nous voulons la promotion intégrale et collective du Muhutu ; les intéressés y travaillent déjà, dans les délais que peuvent leur laisser les corvées diverses. Mais nous réclamons aussi une action d’en haut positive et plus décidée…
Suite aux graves événements qui ont secoué le Rwanda depuis le 1er octobre 1990: agression par le Front Patriotique Rwandais (F.P.R), guérilla, élimination de quelques leaders de l’opposition du MRND, assassinat du Président Habyarimana le 6 avril 1994, massacres organisés des Tutsi et des opposants Hutu. Suite à tout cela, une certaine presse s’est plue à accuser l’Église catholique d’avoir fomenté la révolution de 1959 et d’avoir trempé dans les horreurs que tout le monde connaît. C’est dans ce contexte qu’on a écrit que j’ai été en quelques sorte co-auteur du « Manifeste des Bahutu ».
Ces assertions et insinuations sont absolument fausses : je n’ai connu ce « Manifeste» qu’après sa parution. Je l’ai considéré à ce moment-là comme l’expression d’un mouvement qui allait en s’amplifiant toujours davantage. C’est tout. Il faisait partie d’une situation à laquelle nous étions tous confrontés. Je ne me souviens pas en avoir spécialement discuté dans nos rencontres épiscopales ou sacerdotales, encore moins d’en avoir parlé avec ses auteurs. Il n’en reste pas moins vrai que le « Manifeste des Bahutu » avec les « Statuts du Mouvement Social Hutu » déposé auprès des autorités compétentes de la Tutelle le 1er mai 1957, exprimaient ce que Harroy, devant la Commission de l’ONU (18 sept.-8 oct. 1957), a qualifié de « problème-clé » du pays. On en trouvera un exposé très clair précisément dans l’ouvrage de M. Harroy, Rwanda aux pages 231-232. En voici un passage significatif.
«Exactement le 7 octobre 1957, Mgr André Perraudin subit de la part de la commission un très long interrogatoire et, puisqu’ici il s’efforce surtout de livrer « ses » réactions face aux phénomènes historiques qui se déroulaient autour de lui, voici, caractéristique de son état d’esprit d’alors, un extrait du compte-rendu de cette séance rédigé par ses collaborateurs des A.I.M.0: Questions : Quel est l’avis de l’administration au sujet de l’assertion que les Bahutu ne sont pas encore en mesure de s’émanciper suffisamment vis-à-vis des Batutsi, et que ceci pourrait constituer un problème sérieux pour l’avenir? Quelle est la réaction de l’administration au sujet du « Manifeste des Bahutu? » L’administration considère-t-elle que ce document représente vraiment les vues d’un nombre appréciable de Bahutu, ou ne serait que l’avis d’individus isolés?
Gouverneur : C’est le problème-clef du pays. Toute l’histoire du Ruanda et de l’Urundi avait amené le groupe minoritaire des Tutsi (15 %), à s’assujettir politiquement, socialement et économiquement le groupe majoritaire des Hutu — et, accessoirement, des Twa (1 %) — dans le cadre d’une organisation à la fois solide et minutieusement détaillée, où il est équitable de reconnaître que, dans le passé, la classe dominante apportait des services (principalement, la sécurité, l’ordre et la protection) à la classe dominée, en échange des prestations de toutes natures que cette dernière devait lui fournir.
L’évolution contemporaine a pratiquement vidé de toute substance ce rôle de protecteur des Tutsi à l’égard des Hutu; mais, rémanence du passé, l’habitude subsiste dans les esprits que le Tutsi est en droit d’attendre des prestations de la part des Hutu, ces derniers ayant historiquement continué à les fournir malgré les mesures de rachats de corvées, malgré l’action directe du gouvernement. De nos jours, l’ascendant des Tutsi reste grand, mais il diminue néanmoins chaque jour. Les Hutu, jadis sans réaction, acquièrent les résultats de l’enseignement et une force économique accrue et, de ce fait, commencent à protester de plus en plus vivement contre les derniers états de fait permettant aux Tutsi d’exiger d’eux indûment certains types de prestations. Ces protestations étaient jadis rares et prudentes. Un premier signe de l’émancipation en marche des Hutu, c’est que ces protestations commencent à se multiplier et surtout à s’exprimer librement en certaines circonstances.
Comme le Directeur des A.I.M.O. l’a défini dans sa note, le problème se caractérise bien dans la dualité: « Mise au point » du Conseil supérieur du Ruanda et « Manifeste » des Bahutu. »
Ce texte que je viens de citer me parait définir une situation très caractérisée de la mutation sociale qui était en train de se produire au Rwanda et qui allait inspirer et même guider la politique de la Tutelle belge en ce pays.
C’est à cette époque – durant le carême 1957 – que les évêques du Rwanda-Burundi publièrent leur lettre pastorale sur la justice. Elle fut conçue et écrite dans le prolongement de la déclaration de l’épiscopat du Congo belge et du Rwanda-Burundi à l’issue de leur conférence plénière du mois de juin 1956. Elle voulait en être comme l’application concrète à la situation particulière de nos deux pays. Bien que coïncidant plus ou moins à la publication du « Manifeste des Bahutu », elle ne fut en aucune façon inspirée par ce document qui n’était pas encore public au moment où fut rédigée la lettre des évêques. Voici comment le Père Nothomb la résume dans le supplément à l’ouvrage du Chanoine de Lacger sur le Rwanda.
Presque à la même époque, était lue dans toutes les églises du pays le mandat de carême des Évêques du Rwanda et du Burundi, au sujet de la justice sociale. Courageuse prise de position dans un conflit réel mais médiocrement perçu par une partie de la population, et soudain dénoncé officiellement. En effet, après l’exposé de quelques principes théoriques, les Évêques rentraient dans les applications concrètes. Ils affirmaient d’abord légitime l’aspiration des autochtones à prendre dans la gestion de leurs propres affaires une part de plus en plus considérable. Mais ils insistaient surtout sur la conception chrétienne de l’autorité en fonction du Bien Commun. Or, devaient-ils constater:
Ces exigences sont malheureusement encore trop aisément méconnues dans nos pays. Ceux qui détiennent l’autorité ont une tendance néfaste à la faire servir indûment à leur propre avantage et à l’avantage de leurs proches ou de leurs amis. Et les exemples précis étaient cités à l’appui : rétributions supplémentaires pour des actes inhérents à sa fonction, prestations indues en sus du salaire prévu, retenues ou détours d’argent, condamnations d’un innocent, majorations de tarifs d’amende etc.
D’autres considérations, nettes mais nuancées, exposaient la doctrine de l’Église sur le juste salaire et la conscience professionnelle. Il va sans dire que cette lettre fit choc et suscita des réactions évidemment diverses dans la population chrétienne. »
Étant donné que Grégoire Kayibanda, le leader principal du Mouvement pour la Promotion des Hutu, était à ce moment-là rédacteur du journal Kinyamateka et que, dans beaucoup de médias rapportant la tragédie 1990-1994, il a été présenté comme « mon secrétaire particulier » et que moi-même j’ai été affublé du titre de « son conseiller », je tiens à déclarer ici ce qui suit:
-Je déplore cette façon tendancieuse et fausse de me présenter: Kayibanda n’a jamais été mon secrétaire personnel ni secrétaire à l’évêché de Kabgayi.
-Je n’ai jamais été son conseiller: Kayibanda était très indépendant; il a mené sa politique de façon très personnelle, sans recourir le moins du monde à mes conseils. En réalité quand j’ai été nommé Vicaire apostolique de Kabgayi, en décembre 1955, Kayibanda était le rédacteur principal du Kinyamateka. I1 avait été appelé à ce poste par mon prédécesseur immédiat, le Père Dejemeppe, Provicaire. Il y resta jusqu’au mois d’octobre 1959, avec une interruption d’un peu plus d’une année – septembre 1957 à novembre 1958 – durant laquelle il fit un stage au journal Vers l’Avenir de Namur, en Belgique.
– Au début d’octobre 1959, je demandai à Kayibanda d’abandonner ses fonctions au Kinyamateka que je jugeais incompatibles avec ses engagements politiques particulièrement au sein du mouvement hutu.
Voilà, en résumé, quelles furent ses relations avec Kayibanda. Il a pensé utile de le préciser pour faire cesser, autant que possible, une légende que certains se plaisent à entretenir. Mais les légendes ont la vie dure.
Il est indéniable toutefois qu’à travers le Kinyamateka ainsi qu’à travers les revues L’Ami et le Kurerera Imana, Kayibanda eut une influence énorme, particulièrement sur les masses populaires. Le Kinyamateka fut un peu le véhicule des idées démocratiques. Harroy parle de « véritables oracles » imprimés à Kabgayi:
Que dire encore de cette année 1957?
Il y eut les 29 et 30 juin et le premier juillet, à Nyanza, la célébration solennelle des 25 ans de règne de Mutara III Rudahigwa.
On parle souvent de légitimité dans les successions monarchiques : Musinga, le père de Mutara, ne dut la royauté qu’a une révolution de palais… son concurrent légitime périt dans les flammes à Rucuncu… on était en 1895.
Musinga destitué par les Belges fut remplacé par les Belges — destitution et intronisation n’avaient donc plus rien de coutumier.
Où se trouve la légitimité traditionnelle en tout cela ?
Aux spécialistes de se prononcer. Toujours est-il que Rudahigwa fut proclamé Mwami du Rwanda le 12 novembre 1931 et intronisé le 16 du même mois. Selon l’Abbé Kagame, écrit Harroy,
« aucun détenteur du code ésotérique ne joua un rôle dans cette intronisation. Le nom de règne lui-même fut indiqué par Monseigneur Classe… La mère du nouveau roi n’était pas associée à la cérémonie. »
LE JUBILÉ DE 25 ANS DE RÈGNE DU MWAMI MUTARA
Le jubilé de 25 ans de règne du Mwami Mutara se déroule sans aucune allusion évidemment aux circonstances de son intronisation. Ce jubilé dura 3 jours. Des discours furent prononcés à cette occasion, le premier par Harroy, le second par le représentant du Conseil Supérieur du Pays et le troisième par le Mwami Mutara lui-même. Y a-t-on parlé de la situation du pays et de ses problèmes, on l’ignore. Il serait pourtant intéressant de le savoir.
Des textes authentiques doivent certainement se trouver dans des archives soit à Kabgayi, soit même en Belgique : aux historiens de faire des recherches.
Ce dont on se souviens, c’est qu’une médaille fut frappée en souvenir de cet événement, qu’un jeu scénique superbe fut présenté avec comme thème
« l’Esprit du Rwanda »: une véritable exaltation du pays et de la monarchie.
Exhibition aussi, au superlatif, du folklore habituel
Premier jour: rencontre du tambour royal Kalinga avec les jubilaires; présentation des cadeaux symboliques; danseurs Intore formés par le Père Gustave Gijsens ; gymnastique des étudiants du Collège interracial de Bujumbura; présentation des « Inyambo » (troupeaux) du Pape et du Roi Baudouin; feux d’artifice.
Deuxième jour: batteries de tambours; danses folkloriques diverses; gymnastique et chants de plusieurs écoles; danseuses de la Reine Mère; compétitions d’athlétisme et démonstration sportive de la Force publique (Congolais); match de football; soirée musicale: igitaramo.
Troisième jour : batteries de tambours; présentation des vaches laitières « Imbyukuruke »; distribution de lait aux enfants par les jubilaires; participation des écoles de la CMS (Church Missionary Society) et des Missions Protestantes Belges ; jeux rwandais (danses, sauts, tir à l’arc etc) ; batterie de tambours ; présentation des vaches « Inyambo »; jeux populaires rwandais; soirée musicale « Igitaramo », gucuranga, etc.
Le 27 août, fut organisée une « joyeuse entrée » du Mwami au Marangara, un arrêt à Kabgayi était prévu ; le 29 septembre c’était la « joyeuse entrée » à Kigali.
Pourquoi signaler tout cela ? Ces fêtes très traditionnelles ? C’est pour souligner cette sorte de culte de la monarchie et de tout ce qui l’entourait, de la « propagande » en somme, à un moment où pointaient toutes sortes de manifestations démocratiques contre un absolutisme jugé déjà désuet. Quelles que fussent les intentions des organisateurs, on peut bien dire que tout ce folklore était très beau et haut en couleur.