L’Installation Des Colons Belges Au Rwanda
Conformément à l’Acte de Berlin de 1885, qui avait proclamé la neutralité de l’Etat Indépendant du Congo, devenu depuis lors le Congo belge, et des colonies allemandes, le gouvernement belge avait, après l’invasion de la Belgique métropolitaine par l’Allemagne, donné au gouverneur général de la Colonie des instructions d’attitude défensive. Les hostilités en Europe avaient cependant suscité de nouvelles ambitions coloniales en Allemagne, qui voyait la possibilité de réaliser le rêve d’un grand empire en Afrique centrale. Ces ambitions étaient toutefois disproportionnées aux possibilités militaires de l’Allemagne qui, en Afrique orientale notamment, pouvait tout au plus mener une campagne défensive.
Les hostilités débutèrent en septembre 1914 lorsque, après quelques incidents mineurs, les troupes allemandes occupèrent l’île Ijwi dans le lac Kivu que de ce fait ils contrôlaient. L’occupation de cette portion de son territoire obligea le Congo belge d’entrer en guerre, bien que les deux parties ne fussent pas préparées à mener des campagnes dans la région des Grands Lacs. D’une part, la Belgique n’avait pas d’intérêts territoriaux à l’est des Grands Lacs ; d’autre part, suite au retrait de deux compagnies, les troupes allemandes au Ruanda-Urundi étaient à peine suffisantes pour le maintien de l’ordre intérieur : elles y comprenaient en tout et pour tout 24 officiers et sous-officiers allemands et 152 askaris (soldats indigènes des troupes coloniales).
Lors d’une conférence belgo-britannique à Kabati en octobre 1914 il fut convenu que les troupes belges assisteraient les forces britanniques au cas où une campagne serait menée en Afrique orientale allemande. C’est dans le cadre de cet accord que les troupes du Congo belge attaquèrent le Ruanda-Urundi en avril 1916. Nous ne pouvons relater ici le déroulement de ces campagnes militaires ; il suffit de mentionner que l’infériorité des troupes allemandes en hommes et en matériel permit aux troupes belges, soutenues par la logistique britannique, de progresser rapidement vers l’est et le sud-est : Kigali fut pris le 11 mai, Nyanza le 19 mai, Bujumbura le 6 juin, Tabora le 19 septembre 1916. A l’issue de cette campagne, les troupes belges occupèrent un territoire vaste d’environ 200.000 kilomètres carrés, allant des lacs Kivu et Tanganyika au lac Victoria et des volcans du nord du Rwanda à Tabora sur la ligne de chemin de fer Dar-Es-Salaam-Kigoma.
Cette occupation posa évidemment la question de l’administration de ces territoires. Dès avant l’offensive, la Belgique avait indiqué clairement ses intentions : les occupations en Afrique orientale allemande n’intéressaient pas la Belgique, mais elle entendait s’en servir à titre de gage lors des pourparlers de paix qui s’ouvriraient après la victoire des forces alliées. Cette position, qui demeurera la politique belge jusqu’à la Conférence de la Paix, est énoncée sans équivoque dans une longue lettre, adressée le 27 mars 1916 par le ministre des Colonies J. Renkin au général Tombeur, commandant supérieur des troupes belges de l’est :
« Si au moment où s’ouvriront les pourparlers de paix, des modifications au statut territorial actuel de l’Afrique étaient envisagées, la détention de ce gage favoriserait les intérêts belges à tous les points de vue. Mais il est indispensable que les territoires conquis soient occupés par nous à l’exclusion de toute autorité étrangère et qu’ils soient d’une étendue aussi considérable que possible.
Il serait du plus haut intérêt que notre occupation atteignit, en un point au moins, la rive occidentale du lac Victoria ; elle présenterait alors une valeur toute particulière. Il est évident qu’il ne sera pas nécessaire de multiplier les centres d’occupation pour justifier notre revendication ; il suffira que nous tenions, dans chaque région, soit le centre administratif qu’y possédait l’ennemi, soit le point stratégique le plus important ».
Telle n’était pas l’opinion du gouvernement britannique, le « concurrent territorial » de la Belgique dans cette région. Dans une note verbale du 17 avril 1916 Sir Francis Villiers, ministre britannique près du gouvernement belge au Havre, indiqua que toute occupation de territoire allemand par des troupes belges ou britanniques « sera considérée comme provisoire et temporaire et qu’il faudra attendre la fin des hostilités pour un règlement définitif. (…) Afin de prévenir toute confusion cependant, pour que soit garantie l’unité d’action et en vue de faciliter la communication entre les Alliés, le gouvernement britannique est prêt à assumer le contrôle complet et l’administration du territoire occupé jusqu’à la fin de la guerre ». Un mémorandum de P. Orts du ministère belge des Affaires étrangères daté du 21 avril 1916 informait le gouvernement britannique de l’accord du gouvernement belge quant au caractère provisoire et temporaire de l’occupation ; la Belgique désirait cependant administrer elle-même les territoires occupés par ses troupes. Bien que le gouvernement britannique ne soit pas d’accord et qu’il maintienne sa position, il n’insista pas ; ce différend ne fut pas résolu tant que durèrent les opérations militaires.
La Belgique entendait clairement procéder par voie de fait : elle occuperait et administrerait. Dans une lettre du 27 avril 1916 au général Tombeur, le ministre Renkin explicita son point de vue :
« Il n’est pas question d’établir dans le territoire conquis une administration régulière sur le modèle de l’organisation administrative de la Colonie. Le pays sera soumis au régime militaire. Notre occupation devra se borner au maintien de la tranquillité générale du pays, spécialement de la sûreté des lignes de communication ».
Nous pouvons conclure avec Murego que l’administration que le gouvernement belge entendait instaurer dans les territoires conquis n’équivalait pas à un acte de souveraineté : en principe, et dans l’attente de négociations, l’occupation et l’administration des territoires de l’Afrique orientale allemande étaient considérées comme précaires.
La marge d’initiative laissée à l’occupant par le droit international, en particulier les conventions de La Haye, n’était d’ailleurs pas large. Les dispositions de la section III de l’annexe à la 4ème convention de La Haye, ratifiée par la Belgique, étaient dominées par le principe que, si l’occupant pouvait assurer sa propre sécurité, il devait également veiller à l’intérêt des populations soumises. L’art. 43 de cette convention stipulait que l’occupant « prendra toutes les mesures qui dépendent de lui en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il est possible, l’ordre et la vie publique en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays ». A ces limites du droit international s’en ajoutaient d’autres, notamment celles de la discrétion et de la modération. Notre occupation n’étant pas définitive, nous n’avons pas à arrêter hic et nunc le régime qui assurera le mieux le progrès de ces régions. Nous n’avons, en effet, qu’à pourvoir à des intérêts momentanés et à parer à des situations urgentes. La vie de notre nouvelle colonie ne doit pas être intense.
Jusqu’à ce qu’il soit décidé de son sort, nous pouvons la laisser somnoler. Ces mêmes principes exigeaient que l’administration de la colonie et celle des territoires occupés soient distinctes et séparées. L’administration en revenait dès lors à la métropole et c’est directement au ministre des Colonies que le commissaire royal de ces territoires s’adresserait sans l’intermédiaire du gouverneur général du Congo belge. Il agit comme délégué du Roi, Chef du Gouvernement belge, au nom de qui la conquête s’est accomplie. Il est donc directement soumis aux ordres et à l’autorité du Gouvernement.
Les mesures administratives prises au début de l’occupation se conforment à ce statut précaire. L’art. 9 de l’ordonnance-loi n° 2/5 du 6 avril 1917 illustre bien cette option, puisque dans les matières où les Ordonnances du Commissaire royal ne déterminent pas leurs pouvoirs et attributions, les fonctionnaires et officiers préposés à l’administration des territoires occupés se conformeront aux règles et aux traditions établies par l’administration allemande. Les premières années de l’occupation furent fortement marquées par l’influence de l’héritage allemand vu que dans l’intérêt d’une bonne administration, il convient de respecter dans la mesure du possible l’état des choses existant avant l’occupation belge. Les représentants de la Belgique s’inspirèrent conformément aux règles du droit des gens et dans la mesure où les circonstances le permettaient, de la ligne de conduite suivie antérieurement par l’autorité allemande. Le droit substantiel allemand resta d’ailleurs largement applicable. Lorsqu’il s’agissait d’infractions de droit commun, le conseil de guerre appliquait la loi pénale de la Colonie au personnel du corps d’occupation et les dispositions de la loi allemande aux ressortissants européens des territoires occupés. Les tribunaux territoriaux, de circonscription et de police appliquaient aux délinquants les dispositions de la législation allemande en vigueur dans l’Afrique orientale, tout en disposant de la faculté de prendre pour guide la loi pénale du Congo belge, conformément à la latitude laissée par le droit colonial allemand aux tribunaux de s’écarter – lorsqu’il s’agissait d’infractions commises par des indigènes – des dispositions de la loi ou de les étendre aux cas non prévus afin de mieux adapter la justice pénale aux nécessités locales. De même en matière civile, le droit allemand resta souvent en usage. Ainsi, et à titre d’exemple, l’ordonnance-loi n° 13/59 du 11 mars 1919 unifiant les dispositions légales relatives aux droits de succession et à la liquidation des successions portait dans son art. 1er que les dispositions de l’ordonnance du Gouverneur Impérial en date du 4.11.1893 s’appliqueront tant aux successions des ressortissants européens des territoires occupés qu’à celles des personnes de couleur. Si les officiers et fonctionnaires belges devaient ne pas en savoir beaucoup sur le système légal allemand, il faut supposer que, n’étant en général pas juristes, leur compétence dans les matières juridiques congolaises ou belges n’était probablement pas beaucoup plus grande. C’est dans ce cadre d’objectifs limités que la Belgique entama l’organisation politique du Rwanda.
L’organisation administrative que l’occupant belge trouva au Rwanda était fort rudimentaire. La résidence du Ruanda à Kigali, dont le Dr. Richard Kandt avait été le premier titulaire, ne fut créée qu’en 1907 et des postes militaires, devenus plus tard des Regierungssitze, avaient été installés à Kigali, Cyangugu et Gisenyi. L’Allemagne avait appliqué un système d’administration indirecte de sa propre invention et non pas copiée sur les systèmes appliqués par d’autres puissances coloniales ; l’idée centrale était de ne pas intervenir fondamentalement dans l’organisation des institutions politiques et sociales du Rwanda. Il aurait d’ailleurs été difficile de faire plus que de protéger le mwami Yuhi Musinga, roi du Rwanda, et son organisation indigène lorsqu’on sait que l’Allemagne ne disposait, pour tout le Rwanda, que de cinq autorités civiles. Les Allemands avaient pacifié le Rwanda, ouvert le pays au commerce, exploré méthodiquement la région, favorisé l’installation de missions comme centres de progrès sanitaire, économique, social et civilisateur, aboli l’esclavage, mis en circulation la roupie divisée en cent heller et tenté un essai d’impôt de capitation. Du point de vue de l’organisation politique et administrative, cependant, pratiquement tout restait à faire. En raison de son excentricité le Ruanda-Urundi n’avait guère pu, avant l’arrivée des Belges, faire l’objet d’une action administrative méthodique. Le Gouvernement belge a donc dû travailler sur un terrain vierge.
Un haut-commissaire royal, nommé par le roi des Belges, avec résidence à Kigoma d’abord et à Usumbura ensuite, dirigeait les territoires occupés. Il correspondait directement avec le ministre des Colonies à Bruxelles, sans dépendre du gouverneur général du Congo belge à Boma. Le premier commissaire royal fut le général J.P. Malfeyt, tandis que la résidence du Ruanda, avec siège à Kigali, fut confiée au major J.-F. De Clerck.
Pour les besoins du ravitaillement des troupes, le Rwanda avait été subdivisé en deux zones pendant la campagne militaire : la zone ouest avec Gisenyi comme chef-lieu et la zone est avec Kigali comme chef-lieu. Même après la progression des troupes sur Tabora le royaume garda cette division en deux zones, soumises chacune à la direction politique d’un chef de zone. Le manque de coordination de l’action des chefs de zone avec celle du mwami Musinga impliquait à terme le risque de la division politique du royaume.
En effet, l’autorité du roi se ressentit particulièrement de cette mesure qu’aggravèrent encore les réquisitions militaires et au début de l’année 1917 la plupart des chefs Watusi manifestèrent des velléités d’indépendance qui menacèrent rapidement le Ruanda d’une complète anarchie. Aussi, par son ordonnance n° 2/5 du 6 avril 1917 le commissaire royal rétablit l’ancienne organisation territoriale allemande et restaura l’unité de direction du royaume de Musinga.
La résidence du Ruanda, créée en mai 1917, fut divisée en trois secteurs dans le courant de cette même année et à partir de 1921 en quatre territoires : le territoire ouest (chef-lieu Rubengera), le territoire nord (chef-lieu Ruhengeri), le territoire de Nyanza (chef-lieu Nyanza) et le territoire est (chef-lieu Kigali).
Initialement, la responsabilité administrative était confiée aux militaires et il faudra attendre encore quelques années pour que le Rwanda puisse bénéficier d’une administration civile complète. Cela s’explique par le fait que le souci initial était de pourvoir aux besoins immédiats du maintien de la paix et de l’ordre public. Le Haut-Commissaire royal s’efforça avant tout d’assurer la paix et l’ordre public en maintenant l’équilibre qui existait entre les groupements indigènes. Il sera question des premières mesures constitutionnelles prises dans la deuxième partie. Elles avaient trait notamment à la position du mwami, des chefs et des sous-chefs et à la situation de la population, dont le sort devait être amélioré.
Le retour à une administration civile fut retardé au Rwanda jusque début 1919, surtout parce que l’état de guerre persistant dans l’Est africain allemand avait obligé le haut commandement belge à prendre des mesures d’ordre militaire, telles réquisitions de vivres et levées de porteurs. Le gouvernement d’occupation dut en outre assurer le transport des troupes et des munitions à travers les territoires conquis tout en pourvoyant à leur ravitaillement. Ce n’est qu’en mai 1919 que le major De Clerck put céder la place au premier résident civil, E. Van den Eede.