Organisation Judiciaire Et Pluralisme Juridique Du Ruanda Ancien
Tout comme l’organisation politique, l’organisation de la justice indigène ne fit l’objet d’aucune législation organique jusqu’en 1943. On se rappellera qu’en vertu de l’art. 4 de l’ordonnance-loi n° 2/5 du 6 avril 1917 « les sultans exercent sous la direction du résident, leurs attributions politiques et judiciaires dans la mesure et de la manière fixées par la coutume indigène et les instructions du commissaire royal. » En conséquence, l’ordonnance-loi n° 10 du 27 avril 1917 sur l’organisation judiciaire, la compétence et la procédure laissait aux juridictions indigènes le droit de juger les affaires civiles et pénales dont elles pouvaient connaître en vertu de la coutume, des traditions de l’Administration allemande et des instructions du commissaire royal. En principe donc, la justice envers les indigènes resta entre les mains du mwami et des chefs.
Le rapport sur l’administration du Ruanda-Urundi pour l’année 1920-21 note que les pouvoirs traditionnels furent laissés aux chefs tutsi, sous la surveillance du résident et des fonctionnaires territoriaux. Dans son ensemble, l’organisation judiciaire caractérisée par l’adaptation du système aux contingences locales, le grand nombre de juridictions, et l’unité de direction entre l’action répressive et l’action politique, en même temps qu’elle assura la rapide liquidation des affaires, affermit le pouvoir et le prestige des autorités constituées et favorisa, dans toute l’étendue des territoires occupés, le graduel retour à l’apaisement, à la tranquillité et à l’ordre public. On constate que l’Administration considérait le respect de l’organisation judiciaire indigène comme un élément intégral de sa politique d’administration indirecte. Tout comme pour l’organisation politique à la même époque cependant, des modifications à ce système furent déjà envisagées. L’Administration prévoyait la création d’une juridiction supérieure qui connaîtrait en appel des affaires les plus importantes jugées par le tribunal de la chefferie et en première instance des affaires où seraient en cause des habitants de chefferies différentes. Le rapport souligne que le résident et ses délégués exerceraient une surveillance constante sur cette juridiction et en réviseraient, le cas échéant, les décisions. La Cour du Mwami était présidée par le résident et la peine de mort prononcée par elle ne pouvait être exécutée que de l’assentiment du commissaire royal.
L’ordonnance-loi du 27 avril 1917 créa également un nombre de juridictions pénales (tribunaux territoriaux, de circonscription et de police) pour connaître des infractions commises par les indigènes. Ces juridictions répressives étaient compétentes pour juger les infractions à la loi pénale écrite, ce qui diminuait sensiblement la compétence des juridictions indigènes en matière répressive, du moins dans la mesure où des textes en matière pénale furent introduits.
Les critiques émises dans le rapport de 1922 à l’égard du système judiciaire existant sont typiques de la méfiance de l’Administration belge envers les activités des juridictions indigènes, particulièrement en matière pénale. Ce rapport souligne en outre qu’en matière civile, le recours au tribunal royal est illusoire : « La vénalité y règne, les pauvres n’ont pas le moyen de payer les frais, arbitraires d’ailleurs, qui leur sont réclamés, et l’attente interminable décourage les plus patients. » C’est toutefois surtout la justice répressive qui cause des soucis. « L’intervention des tribunaux indigènes y présente en général de très sérieux inconvénients. Tant qu’il ne s’agit que d’infractions légères (…), on les règle comme des affaires civiles, par voie de palabre devant les chefs. Mais les crimes ne peuvent être presque toujours que mal jugés par les indigènes, dont la mentalité est complètement étrangère à des conceptions civilisées de la justice répressive. (…) Seule l’action des tribunaux territoriaux peut donner des garanties de justice et mettre fin aux coutumes barbares. »
L’ordonnance-loi n° 45 du 30 août 1924 sur la justice civile et répressive ne modifia, en principe, rien à l’organisation et à la compétence des juridictions indigènes puisqu’elle stipule en son article 85 que ses dispositions ne font pas obstacle au droit des juridictions indigènes de juger les affaires dont elles peuvent connaître en vertu de la coutume, des traditions ou des instructions du commissaire royal. Etant donné cependant que les juridictions instituées par cette ordonnance-loi étaient compétentes en matière civile et pénale même si des indigènes seulement étaient en cause, des risques de conflits et de compétences concurrentielles existaient.
Les juridictions indigènes firent l’objet d’un texte les reconnaissant et organisant en 1925 ou 1926. J. Vanhove renseigne qu’à la suite d’un accord entre le résident et le mwami quinze tribunaux de territoire et un tribunal d’appel furent organisés en 1925. Historique et chronologie signale que l’organisation des tribunaux indigènes fut instaurée par un règlement du résident, contenu dans sa lettre n° 86/Org. du 5 novembre 1926. Etant dans l’impossibilité de consulter le texte authentique de la lettre ou du règlement, nous ne pouvons qu’émettre une hypothèse à propos de cette contradiction apparente. Etant donné qu’en vertu des ordonnances-loi de 1917 et 1924 le mwami était compétent en matière d’organisation judiciaire indigène, il est probable que ce fut lui qui, en accord avec le résident, réorganisa la justice indigène. Le résident aurait dès lors simplement informé son administration de la nouvelle structure par sa lettre de 1926. Cette hypothèse est soutenue par le fait que la réorganisation qui intervint ultérieurement fut également l’œuvre du mwami (ordre du mwami n° 3 de 1937, voir infra). Quoi qu’il en soit, la réorganisation porta création d’un tribunal territoire au chef-lieu de chaque territoire et d’un tribunal d’appel ou tribunal du mwami à Nyanza. Les tribunaux de territoire étaient composés d’un juge, chef, de deux à cinq assesseurs, sous-chefs, et d’un greffier. L’administrateur de territoire pouvait se substituer au juge indigène quand le tribunal siégeait au poste administratif ; quand il se réunissait ailleurs, le fonctionnaire européen présidait obligatoirement sans être juge. Le tribunal de Nyanza comprenait des juges et des assesseurs, tous chefs, désignés par le résident. Le résident, son adjoint ou un administrateur spécialement délégué pouvaient se substituer au juge d’appel. Le mwami, qui en était le président, avait le même pouvoir. Ces juridictions indigènes étaient compétentes au civil pour toutes les contestations entre Rwandais ou entre Rwandais et indigènes de territoires limitrophes. En matière pénale, elles pouvaient condamner au maximum à un mois de servitude pénale subsidiaire. Au-delà de cette peine, les juridictions européennes étaient compétentes. Les droits d’inscription et les amendes furent versés au Fonds Musinga, créé par le mwami comme caisse de secours en cas de famine, d’épidémie, etc. Ces juridictions connurent un succès croissant. Ainsi, les tribunaux de territoire jugèrent 1352 affaires en 1924 ; ce nombre atteint 3219 en 1929.
La façon d’organiser la justice indigène est une illustration de l’attitude prudente de l’Administration belge dans ce domaine. J. Vanderlinden fait remarquer qu’on aurait pu croire que le texte de 1926 organisant les juridictions indigènes au Congo aurait été facilement adapté aux circonstances particulières du territoire sous mandat et y rendu applicable. Il n’en fut rien et J. Vanderlinden estime à juste titre que, jusqu’en 1943, l’administration de la justice aux indigènes fut un modèle d’indirect rule, l’autorité administrante ne posant même pas de « cadres » à l’action des institutions locales mais se contentant de maintenir les juridictions existantes en les améliorant par les conseils de l’administration. Une révision de l’organisation de la justice indigène en 1929 retira complètement le pouvoir de condamner à l’incarcération aux juridictions indigènes. Il en résulta qu’ils restèrent compétents essentiellement pour les contestations d’ordre civil.
En 1934 furent créés, dans le territoire de Nyanza, des tribunaux de conciliation qui, pour les affaires peu importantes, devaient chercher à mettre les parties d’accord avant que le tribunal indigène ne soit saisi du litige. Cet essai fut élargi aux autres territoires à partir de l’année suivante. Il faut souligner, comme le fait le rapport de 1935, que c’est improprement que ces institutions sont appelées « tribunaux », puisqu’elles ne tranchent pas de litiges. Toute affaire civile, avant d’être portée devant la juridiction indigène compétente, pouvait être évoquée par le chef dont dépendait le défendeur afin de tenter une conciliation des parties. En cas d’échec, le litige devait être soumis à la juridiction indigène du premier degré.
L’organisation judiciaire telle qu’elle avait évoluée depuis 1926 manquant d’uniformité et d’efficacité, notamment parce que nombreuses étaient les parties qui s’adressaient – même pour des palabres anodines – directement à la justice royale, le mwami procéda à une nouvelle réorganisation de la justice indigène par son ordre n° 3 du 13 avril 1937. Ce texte ne créa pas de nouvelles juridictions. Il reconnaissait comme seuls tribunaux indigènes les tribunaux de province (tribunaux de chefferie, les anciens tribunaux de conciliation) (un par chefferie), le tribunal de territoire ou d’appel et le tribunal du mwami. La compétence de ces juridictions était limitée aux contestations civiles entre indigènes. L’action devant le tribunal de chefferie n’était recevable que si elle avait été présentée d’abord au chef de colline (sous-chef) du défendeur. Celui-ci, agissant comme conciliateur, se faisait assister de deux notables de son ressort. Au cas où la tentative de conciliation échouait, l’affaire était portée devant le tribunal de chefferie. Le mwami pouvait siéger comme juge dans tous les tribunaux indigènes du pays et il lui était loisible de réviser, même d’office, tous les jugements prononcés. Les recettes des tribunaux de chefferie étaient versées aux caisses de chefferie, tandis que celles des tribunaux de territoire et du tribunal du mwami revenaient au Fonds Mutara, successeur du Fonds Musinga.
L’organisation judiciaire indigène s’était ainsi stabilisée après une évolution graduelle, sans que le législateur colonial ait jugé opportun d’intervenir. Déduire, comme le fait Vanhove, de cette absence de législation coloniale en la matière que ‘les tribunaux indigènes (…) n’ont donc actuellement qu’une existence de fait’ nous semble erroné. Tant que le législateur colonial n’était pas intervenu, le mwami conservait ses compétences coutumières en la matière en vertu de la loi coloniale même (les ordonnances-loi de 1917 et 1924). Le législateur colonial finit cependant par intervenir. L’ordonnance législative n° 348/A.I.M.0. du 5 octobre 1943 sur les juridictions indigènes (22) consacre trois juridictions coutumières: le tribunal de chefferie, le tribunal de territoire et le tribunal du mwami. Le chef est de droit président du tribunal de chefferie, mais il peut s’y faire remplacer par un suppléant devant, comme les assesseurs, être agréé par l’administrateur territorial. Le tribunal de territoire est composé d’un président et d’un nombre pair d’assesseurs choisis par le mwami parmi les chefs. Le président, les assesseurs et leurs suppléants doivent être agréés par l’administrateur territorial. Le tribunat du mwami est présidé par le mwami et composé en outre de deux ou plusieurs assesseurs choisis par le mwami parmi les notables du pays ; ceux-ci doivent être agréés par le résident. L’administrateur territorial peut, de droit, présider le tribunal de territoire de son ressort; le résident peut, de droit, présider tous les tribunaux de territoire, et même le tribunal du mwami. Dans ce dernier cas, le mwami peut siéger en qualité d’assesseur. Le résident surveille la composition et l’action de tous les tribunaux indigènes et donne à ceux-ci les directives « nécessaires pour la bonne administration de la justice ».
En matière civile, les tribunaux indigènes connaissent des contestations entre indigènes si elles ne doivent pas être tranchées par l’application des règles du droit écrit. En matière pénale, ils sont compétents pour les faits réprimés par la coutume ou par une loi écrite donnant explicitement compétence aux juridictions indigènes. Cette compétence pénale est toutefois limitée puisque les tribunaux indigènes ne sont pas compétents lorsque le fait réprimé comme une peine supérieure à cinq ans de servitude pénale ou si la peine méritée doit, en raison des circonstances, dépasser deux mois de servitude pénale et/ou une amende supérieure à deux mille francs. Une compétence limitée en matière répressive fut ainsi restituée aux juridictions indigènes, après qu’elle leur ait été enlevée en 1929, du moins en ce qui concerne le pouvoir de condamner à des peines de servitude pénale. Il est remarquable que l’exposé des motifs parle d’innovation dans ce cadre. L’ordonnance législative attribuerait une compétence restreinte en matière pénale à ces juridictions « qui jusqu’à présent n’ont eu compétence, au Ruanda-Urundi, qu’en matière civile. » Quinze ans après son retrait, cette « extension de compétence » est considérée comme indispensable « après de nombreuses années d’expérience ». Remarquable retour des choses : ce qui a été retiré d’une main est rendu de l’autre.
A l’égard des tribunaux de chefferie, le tribunal de territoire peut soit se réserver la compétence des affaires qu’il détermine, soit évoquer toute affaire. Le tribunal du mwami possède le même pouvoir à l’égard des tribunaux de chefferie ou de territoire, sauf si ce dernier est présidé par un Européen. A l’égard du tribunal de chefferie, le tribunal de territoire a prévention sur le tribunal du mwami, sauf si ce dernier est présidé par le résident. Ces dispositions dénotent une grande méfiance à l’égard des juridictions entièrement composées d’indigènes. Les tribunaux européens ont d’ailleurs une prévention générale à l’égard des tribunaux indigènes. En outre, le tribunal territorial (qui ne doit pas être confondu avec le tribunal de territoire et qui est une juridiction de l’ordre judiciaire européen à l’échelon de la résidence) peut annuler, même d’office, les jugements rendus par les tribunaux indigènes de son ressort sans toutefois statuer sur le fond. Les règles de fond devant être appliquées par les tribunaux indigènes reflètent cette même méfiance. Les coutumes ne peuvent être appliquées que pour autant qu’elles ne soient pas contraires à l’ordre public universel et aux dispositions légales et réglementaires ayant pour but de substituer d’autres règles à la coutume indigène. En matière pénale, les peines applicables sont limitées considérablement si un fait, punissable selon la coutume, n’est pas érigé en infraction par la loi écrite.
Comme pour la structure politique, le personnel du système judiciaire était Tutsi. Minani exprime la réalité telle qu’elle fut perçue plus tard par le mouvement hutu quand il écrit qu’ « à part quelques rarissimes exceptions qui ne représentaient pas plus de 0,5% tout le personnel autochtone des juridictions indigènes était exclusivement composé de membres tutsi: juges, assesseurs, greffiers, tous nommés et révoqués discrétionnairement par le mwami tutsi ou par les chefs de chefferie, tous tutsi. La conséquence de cette politisation de la justice et de cette composition unilatérale était la partialité et la corruption des tribunaux indigènes. Cette partialité était pratiquement sans appel, puisque les juridictions ou second et du troisième degré étaient composées de la même manière que celles de première et de seconde in stance. Il s’ensuivait que le paysan hutu lésé dans ses droits se voyait acculé, soit à se faire justice lui-même, soit à renoncer à ses droits. » Ce sentiment d’arbitraire et de partialité de la justice indigène a été un des facteurs de la naissance d’un sentiment révolutionnaire dans les années cinquante.
Nous n’avons jusqu’à présent examiné qu’un aspect de l’organisation judiciaire du Rwanda, celui de la justice indigène. Or les Rwandais étaient également, dans certains cas, justiciables des juridictions de l’ordre colonial, appelées « de droit commun ». Il y avait dès lors, tant en matière civile qu’en matière pénale, un dualisme juridique. Dans les grandes lignes, les juridictions de droit commun tranchaient les litiges selon le droit écrit, tandis que les juridictions indigènes jugeaient d’après les normes coutumières « pour autant qu’elles ne soient pas contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs ».
Le premier texte organique sur la justice civile et répressive fut l’ordonnance-loi n° 45 du 30 août 1924. En matière répressive elle prévoyait des tribunaux de police, dont la compétence matérielle et territoriale était déterminée par le commissaire royal, un tribunal territorial pour tout le Rwanda, ainsi qu’un tribunal de première instance et un tribunal d’appel pour le Territoire du Ruanda-Urundi. Ces juridictions étaient en principe compétentes pour connaître de toutes les infractions commises par les indigènes. En pratique, il ne s’agissait toutefois que des infractions de droit écrit, du moins jusqu’en 1929 lorsque le pouvoir de condamner à la détention fut retiré aux juridictions indigènes. Les contestations civiles et commerciales étaient jugées par le tribunal territorial, le tribunal de première instance et le tribunal d’appel. En matière civile le texte de 1924 comportait une contradiction théoriquement importante. l’art. 55 stipulait : « Lorsque la matière ne sera pas régie par une disposition législative du commissaire royal, les tribunaux jugeront les contestations civiles et commerciales d’après les coutumes locales, les principes généraux du droit et de l’équité. » L’art. 85, quant à lui, reconnaissait le « droit des juridictions indigènes de juger les affaires dont ils peuvent connaître en vertu de la coutume, des traditions ou des instructions du commissaire royal. » On constate donc qu’en cas de lacune, l’art. 55 donne compétence aux juridictions de droit commun de juger des affaires selon le droit coutumier, tandis que l’art. 85 donne cette même compétence aux juridictions indigènes. En pratique, cependant, il ne semble pas que les conflits d’attribution aient été fréquents : les juridictions de droit commun exerçaient généralement leur compétence en matière de droit écrit et les juridictions indigènes en matière de droit coutumier.
L’organisation judiciaire de droit commun fut réorganisée par le décret du 5 juillet 1948. En matière répressive le décret prévoit un tribunal de police par territoire, un tribunal de parquet et un tribunal de résidence pour la résidence du Ruanda, un tribunal de première instance et un tribunal d’appel pour le Territoire du Ruanda-Urundi. Le tribunal de parquet, le tribunal de première instance et le tribunal d’appel, déjà cités, étaient compétents en matière civile. Il n’est pas utile de détailler ici la composition et la compétence de ces juridictions ; quelques éléments méritent cependant d’être soulignés.
Il faut d’abord remarquer que, même sous le régime du décret de 1948, la séparation des pouvoirs était limitée au tribunal de première instance et au tribunal d’appel. L’administrateur de territoire était, de droit, juge du tribunal de police ; le résident de droit juge du tribunal de résidence ; le procureur du roi et ses substituts de droit juges du tribunal de parquet. Une constatation analogue s’impose pour l’ordre judiciaire indigène sous l’ordonnance législative de 1943. Non seulement la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire n’existait pas puisque les chefs étaient, conformément d’ailleurs au droit coutumier, juge, mais on remarque en plus une intervention directe de l’autorité européenne. L’administrateur de territoire pouvait, de droit, présider le tribunal de territoire ; le résident pouvait, de droit, présider tous les tribunaux de territoire et le tribunal du mwami. Les juges des tribunaux de chefferie et des tribunaux de territoire devaient être agréés par l’administrateur de territoire ; les assesseurs du tribunal du mwami devaient l’être par le résident. Les tribunaux de droit commun, c’est-à-dire les juridictions de l’ordre colonial, avaient toujours prévention sur les juridictions indigènes. Le tribunal territorial, appelé tribunal de parquet à partir de 1948, pouvait annuler, même d’office, mais sans statuer sur le fond, les jugements rendus par les tribunaux indigènes de son ressort. On constate donc que la séparation entre les deux ordres judiciaires était toute relative. Puisque l’ordre colonial avait toujours prévention sur l’ordre indigène, l’autonomie de ce dernier n’était que partielle. L’administration indirecte en matière judiciaire était, certainement à partir de 1943, à l’image de celle en matière politique. L’aliénation que nous avons constatée chez les autorités politiques indigènes frappe le cadre judiciaire indigène de la même façon. Grévisse note : « Habitués à se remémorer et non pas à raisonner, les indigènes voient se tarir les sources de leurs souvenirs et s’effondrer leurs habitudes de vie. Les juges actuels ne représentent rien aux yeux des indigènes, et ils ont le sentiment de leur illégitimité. Ils se reconnaissent le droit de punir, parce que le Blanc le leur a délégué, mais non pas celui de réprimander et de blâmer », car ils ne sont ni chefs ni pères. Si Grévisse vise les tribunaux du Katanga et spécialement ceux des centres extra-coutumiers, son opinion vaut également – bien que dans une moindre mesure – pour les juridictions indigènes rwandaises. L’action des juges indigènes devint graduellement juridique et perdit sa portée morale, alors que dans le contexte traditionnel les sanctions juridiques coutumières suivaient des dérogations reconnues à l’éthique coutumière.
Le dualisme du droit formel reflétait celui du droit matériel. Etant donné la limitation de compétence des juridictions indigènes en matière répressive, ce dualisme s’exprime surtout en matière civile. La compétence des juridictions indigènes était déterminée par le droit applicable ; elles connaissaient des contestations entre indigènes du Ruanda-Urundi ou des colonies limitrophes à condition que « les contestations ne doivent pas être tranchées par l’application des règles du droit écrit » (art. 13, ordonnance législative de 1943). Cependant, « lorsque des dispositions légales ou réglementaires ont eu pour but de substituer d’autres règles à la coutume indigène, les tribunaux indigènes appliquent ces dispositions » (art. 20, même ordonnance législative). Le pluralisme juridique est « l’existence, au sein d’une société déterminée, de mécanismes juridiques différents s’appliquant à des situations identiques ». A ce pluralisme doit répondre un ensemble de principes et de règles qui déterminent lequel des mécanismes, quel droit sera applicable en cas de conflit. Le problème est donc comparable à celui contemplé par le droit international privé. Afin de mieux saisir les mécanismes de ce conflit et ses solutions dans une situation coloniale, Hooker fait usage d’une distinction entre deux classes de systèmes juridiques en action : le système dominant et le système auxiliaire. Le système dominant, parfois appelé « droit positif » dans la théorie du droit, comprend les lois, décrets, ordonnances, arrêtés, règlements etc. formulés par les institutions dominantes. Dans une situation de pluralisme juridique, l’évaluation de la force obligatoire du système auxiliaire se fera selon des normes déterminées par le système dominant.
Cette relation était celle établie au Rwanda, puisque nous avons vu que l’art. 20 de l’ordonnance législative de 1943 sur les juridictions indigènes prévoyait que « lorsque des dispositions légales ou réglementaires ont eu pour but de substituer d’autres règles à la coutume indigène, les tribunaux indigènes appliquent des dispositions ». Telle norme confirme que, si l’on peut distinguer entre deux corps de règles matérielles et d’administration de la justice, en réalité un système dépendant (la coutume) est simplement autorisé à subsister. De plus, les coutumes sont applicables seulement « pour autant qu’elles ne soient pas contraires à l’ordre public universel » (art. 20, même ordonnance législative), c’est-à-dire à l’ordre public européen. Il s’agit donc d’un pluralisme contrôlé par le système juridique principal (31). Il faut dire que cette situation n’est nullement typique d’une situation coloniale; un ordre colonial n’est pas nécessairement plus dominant qu’un ordre principal national. Ainsi, l’art. 93, al. 2 de la constitution rwandaise du 20 décembre 1978 stipule : « Les coutumes ne ‘demeurent applicables que pour autant qu’elles n’aient pas été remplacées par une loi et qu’elles n’aient rien de contraire à la Constitution, aux lois, aux règlements, à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».
Ce n’est qu’en 1951 que la législation congolaise sur l’immatriculation des indigènes, telle que modifiée par un décret du 17 mai 1952 dans le sens d’une politique d’assimilation culturelle, fut rendue exécutoire au Ruanda-Urundi. Les immatriculés n’étaient, comme les Européens, sujets qu’au droit écrit. Le nombre d’immatriculés au Rwanda ayant été minime, surtout pour des raisons culturelles, la quasi-totalité de la population demeura soumise au droit coutumier en matière civile. J. Vanderlinden fait toutefois remarquer à juste titre que si l’aspect le plus frappant du pluralisme juridique est celui qui fait coexister le droit traditionnel et le droit importé en matière de droit privé, il existait tout autant en matière de droit public (où les droits politiques des indigènes étaient fort ré duits et où une « organisation politique indigène » était reconnue à côté de l’organisation coloniale), de droit judiciaire (où coexistaient des juridictions « de droit commun » et des juridictions indigènes), de droit pénal (où certaines peines étaient applicables aux seuls indigènes) et de droit social (où le régime du contrat de travail ou d’emploi était différent selon que l’on était indigène ou pas). Un grand nombre d’exemples de différences de traitement est donné par A. Rubbens, qui estime à juste titre que « le plus féroce color-bar anglo-saxon n’ait jamais produit autant de lois discriminatoires, n’ait jamais édicté des mesures de ségrégation aussi rigides que notre tutelle belge. » C’est à ce niveau qu’un pluralisme bien compris au départ devient un système de discrimination offensante.