Organisation Politique Des Rwandais Dits « Indigènes » Par Le Colonisateur
Jusqu’en 1944 les bases légales de la politique indigène appliquée au Rwanda restèrent limitées à l’extrême. Puisque la législation congolaise sur les circonscriptions indigènes n’avait jamais été rendue exécutoire au Ruanda-Urundi, seule l’ordonnance-loi n° 2/5 du 6 avril 1917 resta d’application jusqu’à l’entrée en vigueur de l’ordonnance législative n° 347/A.I.M.O. du 4 octobre 1943. En matière de politique indigène, seul l’art. 4 du texte de 1917 nous intéresse ici. Il stipule que les Sultans exercent sous la direction du Résident, leurs attributions politiques et judiciaires dans la mesure et de la manière fixées par la coutume indigène et les instructions du Commissaire royal. Il faut ajouter à cela la limitation aux attributions judiciaires du mwami et des chefs sur le plan pénal au profit des juridictions européennes selon des normes inspirées de la législation congolaise. Quelles sont les bases légales de cette organisation politique indigène et des relations entre le pouvoir mandataire et le pouvoir indigène ?
L’Allemagne avait conclu avec le mwami Yuhi Musinga un accord en 1896. Musinga, se mettant sous protectorat allemand, avait reçu des mains du capitaine Ramsay un drapeau de l’Empire et une lettre de protection (Schutzbrief). Après l’occupation du Rwanda par la Belgique, le résident belge, le major De Clerck, fut muni d’un projet de traité de protection à intervenir entre le gouvernement belge et le mwami. Ce projet traçait la ligne de conduite qui devait être suivie dans les divers domaines de l’administration. Le texte, qui ne fut vraisemblablement pas signé, débutait ainsi :
« ENTRE le Gouvernement d’Occupation représenté par le Major De Clerck
ET le Sultan Musinga. Il a été convenu et arrêté ce qui suit:
1) Le Sultan Musinga assure le Gouvernement d’occupation de son obéissance et de sa fidélité. Il n’entreprendra et ne laissera entreprendre contre ce Gouvernement ni ses représentants aucun acte hostile.
2) « En échange de cette promesse et à la condition que le Sultan exerce ses fonctions dans les limites que lui trace le présent traité, le Gouvernement d’occupation s’engage à respecter l’autorité du Sultan et à la soutenir dans la mesure où le permet le souci de la légalité. Dans l’exercice des pouvoirs politiques et judiciaires, le Sultan Musinga aura à se conformer aux prescriptions suivantes » ;
Suivaient des dispositions, parfois assez détaillées, en matière judiciaire, politique, commerciale et fiscale. En matière politique il était stipulé :
« Les autorités européennes n’interviendront pas directement dans les affaires du Sultanat. Cette mission est laissée aux délégués du Sultan. Celui-ci est tenu de se conformer aux instructions que le Résident lui donnera dans ce domaine. Le Sultan assure la police des territoires dont il a la gestion. Il est tenu d’assurer la sécurité des voies de communication et d’empêcher les guerres intestines parmi ses populations. S’il était impuissant à s’acquitter de cette mission, l’autorité européenne prendra des mesures appropriées ». Même si ce traité ne fut pas signé, son contenu est intéressant parce qu’il renseigne sur les conceptions qu’avait l’Administration belge de ses rapports avec les autorités politiques indigènes au début de l’occupation.
En l’absence d’un traité formel, la Belgique tenta de trouver d’autres arguments en vue des négociations internationales, influencées par les idées d’autodétermination des peuples du président Woodrow Wilson des Etats-Unis.
En octobre 1916 déjà, le ministre des Colonies J. Renkin avait suggéré au général Tombeur de recevoir les protestations d’obéissance et de fidélité que les indigènes nouvellement soumis à notre autorité nous feraient spontanément. Il est même de bonne politique de les provoquer, car elles faciliteront notre tâche présente et elles contribueront plus tard à tirer tous les avantages de notre conquête. Le mwami Musinga et plusieurs de ses chefs, « spontanés » ou « provoqués », adressèrent au commissaire royal des lettres dans lesquelles ils affirmaient vouloir rester sous administration belge. Cette pratique rappelle les techniques utilisées au Congo par des explorateurs, comme Stanley, qui concluèrent des « traités » avec les chefs indigènes.
C’est dans ce contexte qu’il faut voir le « référendum » que les autorités belges d’occupation organisèrent auprès du mwami Musinga et ses notables. Cette consultation, qui eut lieu fin 1918, début 1919, avait été préparée par le commissariat royal qui s’était rendu compte très tôt de l’impact psychologique que pourrait avoir une expression formelle d’allégeance de la part des autorités rwandaises. Après une visite à Musinga, « dont l’avis a une réelle valeur du point de vue politique » le commissaire royal pouvait, en septembre 1918, annoncer au ministre des colonies que si Ruanda appelé choix protectorat, roi demandera impérieusement celui des Belges. Ni Anglais ni Allemands sont désirés. Le ministre prit le plus vif intérêt à ce témoignage de loyalisme et, le 5 novembre 1918, le commissaire royal pouvait annoncer au résident du Ruanda que le principe ayant été formulé que dans la répartition des colonies il serait tenu compte tant des titres et des besoins des nations intéressées que des vœux exprimés par les populations indigènes, le moment lui paraît venu de consigner dans cet ordre d’idées toute manifestation qui leur serait favorable. Il importe en effet que le Gouvernement belge, à l’appui des revendications qu’il pourrait formuler sur tout ou partie des territoires occupés, puisse apporter la preuve qu’une décision qui ferait droit à ces revendications serait bien accueillie par les populations intéressées.
Dans une longue lettre du 27 décembre 1918, le mwami Musinga confirmait formellement son allégeance:
« Tout de suite j’écris que moi et mes woutwales (chefs) nous voulons et nous aimons le Bula (le roi Albert Ier) (…) J’ai une grande confiance dans les Belges et je veux qu’ils restent ! Moi et les miens nous l’aimons pour sa justice et nous ne voulons personne d’autre que le Bula Matari. (…) Pour tout ce que j’ai écrit, je veux que le drapeau du Bula Matari devienne le mien et mon peuple le désire aussi ».
Si cette lettre n’est pas un traité dans le sens du droit international, il s’agit certainement d’une requête non équivoque par laquelle le mwami exprime formellement le désir de rester sous l’administration belge. L’Eglise catholique, autre pouvoir considérable, abondait dans le même sens. Dans une lettre du 26 décembre 1918, le R.P. Classe, vicaire général de Mgr. Hirth, vicaire apostolique, affirmait que « notre vœu est que le Gouvernement belge puisse bientôt et le plus tôt possible, rester le maître définitif des destinées de ce pays ; qu’il puisse, libre de toute entrave, promouvoir et réaliser l’évolution si bien commencée, pour le plus grand bien de ce peuple ». La perspective d’une tutelle exercée par la Belgique catholique était évidemment plus attrayante pour les Pères blancs que celle d’un pays protestant ou anglican.
Lors du « référendum » ou « Consultation des indigènes des territoires occupés quant au sort qui doit leur être réservé après la guerre », selon la terminologie officielle, le mwami Musinga et les principaux chefs du pays manifestèrent le désir d’être soumis à l’administration de la Belgique. Afin d’avoir « la conviction absolue que les vœux exprimés dans la susdite requête (du mwami Musinga) sont sincères et expriment bien l’opinion de tous, on a rassemblé à Nyanza les grands Watuzis du royaume et après leur avoir donné lecture de la requête du sultan nous avons procédé à l’interrogatoire, et ce en présence des Européens présents à Nyanza ». En tout le commissaire royal put envoyer 54 procès-verbaux de réunions et lettres contenant l’avis de près de 300 autorités et notables donné au nom de la population. L’opération fut un succès. Le résident s’était même adressé, mais vainement, à des chefs considérés comme mécontents et à des missionnaires allemands. Il constatait qu’on peut se demander si les indigènes sont mûrs et assez consciencieux pour exprimer leurs désirs à ce sujet, mais on ne peut discuter la sympathie et la confiance qu’ils éprouvent à notre égard. Une commission internationale peut franchement venir effectuer un référendum.
Il faut dire que cette prise de position favorable à la Belgique s’imposait ; Musinga et ses chefs percevaient certainement leur collaboration dans le sens de la soumission comme la condition de leur maintien comme autorités coutumières dans le pays. D’ailleurs les Rwandais connaissaient les Belges depuis deux ans à peine et toute comparaison avec d’autres puissances coloniales – sauf l’Allemagne – était impossible. Comme le notait un missionnaire ayant suivi l’opération, les Rwandais n’avaient en fait aucun choix ; l’avis d’un notable qui répondit que cela ne l’intéressait pas de savoir quels Européens « conseilleraient la cour » pourvu qu’ils ne soient pas chrétiens ne fut sans doute jamais enregistré en Europe.
La phase suivante se joua, en l’absence du Rwanda, sur le tapis vert de la Conférence de Versailles. La délégation belge put, lors de la présentation de ses revendications territoriales au Conseil des Dix le 30 janvier 1919, invoquer « l’intérêt et le vœu des populations indigènes. Dans une lettre du 29 avril 1919 M. Halewyck signalait à 0. Louwers, conseiller technique de la délégation belge à la Conférence de la paix qu’il avait à peine besoin d’attirer attention sur l’importance que ces nouvelles déclarations présentent, au point de vue des décisions que la Conférence de la Paix est appelée à prendre en matière coloniale. Un an après le « référendum », le mwami réitéra son allégeance à l’occasion de la cession du Gisaka aux Britanniques. Cette perte de territoire fut fort ressentie par Yuhi Musinga, et le résident, craignant des troubles, avait demandé au mwami de déclarer ses préférences entre deux situations possibles : régner sur les trois-quarts de son pays sous protectorat belge ou régner sur l’entièreté de son pays sous protectorat britannique. Le 20 décembre 1919, Musinga « se présenta spontanément devant nous » et déclara :
« J’ai fini de réfléchir ; ma décision est prise; même si l’on me prend de force une partie de mon pays, je ne puis abandonner les Belges; je les connais et je les aime! »
Pour la mission qu’elle avait acceptée, rien d’autre ne liait, dès l’abord, la Belgique que les termes du mandat. Celui-ci ne comportait, en matière de politique indigène, aucune injonction précise si ce n’est celle de gouverner dans l’intérêt direct des populations autochtones. La Belgique n’avait en outre trouvé dans la succession de l’Administration allemande aucune obligation politique particulière contractée à l’égard des autorités indigènes.
Dès le début, cependant, la Belgique estima que le Rwanda et le Burundi, à l’encontre d’autres territoires coloniaux, présentaient le type de sociétés organisées à la direction desquelles il suffirait que l’occupant participât indirectement pour assurer l’administration du pays. En 1916 déjà le ministre des Colonies, dans une lettre au général Tombeur, prévoyait implicitement la possibilité d’une politique d’administration indirecte. « La seule institution qui, vraisemblablement, aura survécu à la conquête sera celle des chefs indigènes. Il y aura peut-être un intérêt politique à la maintenir et à n’y porter qu’une main prudente ».
Cette politique de respect des autorités coutumières avait été celle des Allemands, formulée au début du siècle par le Dr. R. Kandt, premier résident civil allemand du Rwanda.
Début 1920, le ministre des Colonies décida que « dans le Ruanda et l’Urundi, où il existe une organisation indigène fortement échafaudée avec une autorité puissamment assise, les relations de la métropole avec ces territoires seront celles de l’administration indirecte ». Le pouvoir sur les indigènes resterait en principe entre les mains de l’autorité indigène suprême « auquel sera adjoint à titre de conseil et éventuellement de tuteur, un résident européen nommé par le Gouvernement de la Métropole ». A l’époque le ministre ne voyait pas encore très concrètement comment un tel système pourrait fonctionner ; la seule instruction qu’il pouvait donner était « d’éviter plus que jamais de porter atteinte aux organisations coutumières existantes de façon que si le Gouvernement décidait d’adopter les méthodes d’administration indirecte, nous ne nous heurtions pas à encore plus de difficultés que celles existant actuellement ».
Six mois plus tard, dans un long mémorandum confidentiel, le ministre Franck explicitait ses idées :
« Nous pratiquerons dans le Ruanda et l’Urundi une politique de protectorat colonial.
Cette politique a pour base le maintien des institutions indigènes. Elle fait de l’Européen le guide et l’éducateur. Elle exclut l’administration directe. Elle est parfaitement réalisable dans les pays dont l’organisation est ancienne et remarquable et dont la classe dirigeante montre des talents politiques évidents.
Mais cette méthode ne se borne pas à respecter les institutions indigènes et à les utiliser ; elle tend aussi à les développer sur leur propre fond pour les adapter graduellement aux besoins de la colonisation et au progrès économique du pays.
Notre administration maintiendra l’autorité royale et la renforcera, conformément à la coutume, là où elle se serait cette autorité ait besoin de notre concours, d’autre part à ne pas réduire trop ou annihiler le rôle des grands feudataires. Le criterium sera de ne pas nous exposer à devoir administrer nous-mêmes directement le pays ou à rendre le roi trop puissant et enclin à contrecarrer notre action et à maintenir les abus. Nous tiendrons, entre ces deux éléments, une balance rationnelle, de telle manière que les uns et les autres aient besoin de nous et apprécient la valeur de notre action.
A côté de nos obligations de politique générale, nous avons des devoirs envers les Wahutu. Nous devons les protéger contre les actes arbitraires dont ils sont souvent victimes, et leur assurer la paix, la sécurité de leurs biens et de leur travail et la justice. Mais nous n’irons pas plus loin : il ne s’agit pas, sous prétexte d’égalité, de toucher aux bases de l’institution politique; nous trouvons les Watuzi établis d’ancienne date, intelligents et capables; nous respecterons cette situation ».
Si nous avons tenu à reproduire de larges extraits de ce texte c’est parce que le mémorandum du ministre Franck porte en germe tous les problèmes et contradictions de la politique d’administration indirecte appliquée au Rwanda. L’équilibre proposé est bien trop subtil et théorique pour être mis à exécution : respecter et développer à la fois les institutions indigènes; maintenir l’autorité royale, mais pas trop; protéger les Hutu sans toucher aux essences du régime politique… Implicitement, l’Administration formulait elle-même une des contradictions inhérentes à une politique d’administration indirecte: les coutumes seraient respectées seulement « en tant qu’elles ne soient pas contraires aux principes essentiels de la morale ni incompatibles avec le progrès, et pour autant que les autorités indigènes les appliquent avec justice ».
Il fallut attendre l’année 1925 pour voir formuler de façon globale et cohérente les principes de l’administration indirecte, telle qu’elle devait être appliquée au Rwanda. Le Rapport pour l’année 1925 décrit le programme appliqué et à réaliser. Il est basé sur le concept de la légitimité. Le roi indigène a un rôle important à jouer dans les relations entre l’autorité européenne et les populations du pays. Aux yeux de ses sujets il a et a toujours eu une puissance qui, de longtemps, ne serait pas reconnue aux Européens : celle de conférer la légitimité aux décisions et aux mesures administratives.
« La légitimité est un facteur moral d’une importance incalculable. Elle donne bien plus d’autorité que la contrainte. Les seuls rouages qui puissent fonctionner sans grincer entre l’autorité européenne et la masse des indigènes, ce sont les chefs légitimes. Eux seuls, parce que légitimes, sauront faire accepter des innovations nécessaires que d’autres ne réussiraient peut-être pas à imposer par la force ».
L’influence de Pierre Ryckmans, alors gouverneur du Ruanda-Urundi, est tangible à travers ce texte qui ne fait que reprendre en résumé les idées qu’il avait exposées dans le numéro de février 1925 du bulletin de la société d’études et d’expansion et dont des extraits sont repris dans la revue Congo. Ryckmans estimait que pour appliquer cette politique d’administration indirecte, tablant sur la légitimité des autorités coutumières, la Belgique était privilégiée dans son territoire à mandat, « car nous avons des rois. Les chefs qu’ils désignent, même à notre intervention, même sur notre ordre, n’ont pas cette tare indélébile d’être des intrus. Ce ne sont pas de simples chefs ‘des blancs' ». Ryckmans rejetait cependant l’idée d’en arriver à un vrai protectorat, à une administration autonome guidée d’en haut par de simples conseils, à agir seulement sur les rois sans traiter avec les chefs, comme l’avaient fait les Allemands. Les bons conseils du résident européen aux rois indigènes ne pouvaient, selon lui, rien changer à une situation insatisfaisante en matière judiciaire, administrative, économique et sociale. Au contraire « le seul remède, c’est l’occupation réelle et dense, le contact intime, permanent des blancs avec les chefs et avec tous à la fois. Il n’est donc pas question d’une représentation quasi-diplomatique auprès d’un souverain ami. Il faut du monde. Ou nous sommes maîtres ou nous ne sommes rien. Nous pouvons faire accepter nos ordres ; comme donneurs de conseils, nous serions de simples importuns qu’on envoie promener ». De simples conseils seraient suffisants seulement quand le peuple sous mandat sera bien près de pouvoir se gouverner soi-même. « Le vrai protectorat est le couronnement de l’œuvre civilisatrice, il n’en est pas le point de départ ».
Les idées de Ryckmans sur l’administration indirecte sont ambiguës et on pourrait se demander à la lecture de son texte si, pour lui, il ne s’agissait pas d’un concept symbolique. L’idée n’est-elle pas surtout de conférer une légitimité aux décisions prises par l’autorité européenne, et par elle seule ? Si c’est le cas, si les autorités indigènes sont de simples « donneurs de légitimité », nous sommes très éloignés d’une véritable politique d’administration indirecte. On constate que, comparé aux idées de Franck, celles de Ryckmans prônent une action plus pesante, qui porte en elle les germes d’une politique directe. Il n’est plus question de protectorat, sauf vers la fin du mandat ; ce sera appelé alors « autonomie interne ». En réalité la Belgique appliquera une politique interventionniste, assez éloignée des idéaux de l’administration indirecte. Comparée à la version britannique de l’administration indirecte, elle a été décrite comme étant « both complicated and interfering; it wanted to do everything for the people, without considering the sociological implications of what was being done ».