Prémisses De La Révolution Rwandaise
Nous atteignons à présent une période de profonds changements dans la société rwandaise. Fait unique en Afrique, au Rwanda la révolution précéda l’indépendance. Le phénomène révolutionnaire ne peut être étudié que dans le contexte social et politique dans lequel il se produit. Selon Chalmers Johnson, dont nous suivons ici le schéma vérifié à merveille par l’histoire de la révolution rwandaise, l’organisation sociale a pour but de limiter ou de minimiser la violence dans une société donnée. Pour comprendre pourquoi une révolution, qui implique le recours à des formes de violence, a lieu il faudra étudier d’abord comment et pourquoi se sont effondrées les barrières érigées contre la violence. Dans la deuxième partie nous avons examiné quelques causes éloignées de la destruction de ces mécanismes de protection de l’ordre social et culturel, notamment le détournement des fonctions traditionnelles du mwami et des autorités indigènes, l’extension imposée et souvent artificielle du pouvoir tutsi central, certaines démarches prudentes mais lourdes de conséquences dans le sens de l’émancipation de la population, l’introduction d’une économie monétaire, et le rôle joué par l’Eglise et l’Administration dans le cadre d’une politique d’administration indirecte. Nous avons souligné les mutations et déséquilibres qui ont résulté de ce processus d’acculturation politique et sociale.
Il est dit souvent que les révolutions sont mises en marche dans le but d’effectuer des changements radicaux. En réalité cependant, les changements radicaux préparent et provoquent la révolution, si le système ne parvient pas à les accommoder à temps. Le sentiment révolutionnaire, ou la volonté de soulèvement, est engendré par les irritations, difficultés et frustrations inhérentes à la réalisation de changements drastiques. Les potentialités révolutionnaires sont dès lors les plus réduites là où il n’y a pas eu de changements. Nous examinerons au premier chapitre quelques-uns de ces changements, qui furent de véritables prémisses da la révolution. Parmi les forces poussant un système au-delà de son équilibre en causant une désorganisation du système socio-culturel et politique, on peut citer en général les conflits internes parmi des groupes d’intérêt et la perception ou l’impression de subordination et d’infériorité de la part d’une compo sante de la société. En outre, au Rwanda l’organisation politique traditionnelle extrêmement centralisée et hiérarchisée rendait le système particulièrement résistant aux réformes tendant à la diffusion du pouvoir. Cette centralisation et la structure ethnique devenue plus rigide, deux éléments qui accommodent mal le changement, furent les causes profondes du bouleversement des équilibres.
Plusieurs facteurs immédiats de changement, qui se sont manifestés après la Deuxième Guerre mondiale, ont contribué à la naissance et au développement d’une conscience révolutionnaire. Un premier élément important, dont l’impact est souvent sous-estimé, est d’ordre purement humain. Plusieurs changements de personnel jouèrent un rôle considérable. Il y eut d’abord la « relève », l’arrivée en 1946 d’une nouvelle génération de fonctionnaires territoriaux qui vint relayer la génération d’avant-guerre, bloquée en Afrique pendant les années de l’occupation allemande en Belgique. Ces nouveaux agents, souvent de famille plus modeste que les anciens, avaient vécu sous un régime d’occupation particulièrement inhumain, et l’idée qu’un « Herrenvolk » soit « naturellement » appelé à diriger leur était peu sympathique. Une évolution analogue marqua le personnel missionnaire ; les nouveaux venus étaient nés dans une Europe qui se sécularisait rapidement et où le respect de l’autorité devenait tout relatif. Leur milieu social d’origine et leur nationalité étaient plus diversifiés que chez leurs prédécesseurs.
Vers le milieu des années cinquante, trois personnalités vinrent marquer la vie politique. Le 22 avril 1954, le libéral A. Buisseret fut nommé ministre des Colonies dans le cabinet socialiste-libéral de A. Van Acker. L’activité de M. Buisseret a suscité au Congo, au Ruanda-Urundi et en Belgique une suite de tensions, de polémiques et d’incidents qui ont, sinon engendré, du moins accéléré une prise de conscience nationale dans les territoires africains. L’arrivée sur la scène de la deuxième personnalité se situe dans le sillon de la première. Le gouverneur catholique du Ruanda-Urundi, A. Claeys-Bouüaert, fut remplacé en février 1955 par J.P. Harroy, un libéral modéré. Le 25 mars 1956 Mgr. A. Perraudin fut sacré vicaire apostolique de Kabgayi. Pas sujet au « complexe Classe » envers les Tutsi, Perraudin mit un accent particulier sur la justice sociale et son inauguration fut le début d’un volte-face remarquable dans les relations entre l’Eglise catholique et la strate tutsi. La nouvelle attitude de l’Eglise envers le problème ethnique sera déterminée par la volonté de prévenir les événements plutôt que de les subir; en d’autres mots, l’Eglise voulait rester acceptable dans un Rwanda indépendant et éventuellement hutu.
Les personnalités à elles seules ne font pas l’événement. Plusieurs changements profonds provoquèrent des déséquilibres entre 1945 et 1955. On songe notamment à la pression constante de l’O.N.U. et de son Conseil de tutelle; au Plan décennal pour le développement économique et social du Ruanda-Urundi; aux tentatives prudentes de démocratisation et de partage du pouvoir politique; à la suppression progressive des liens de servage pastoral (ubuhahe) et donc des derniers liens de clientèle; à la naissance de contre-élites, aussi bien parmi les Hutu qu’au sein de l’élite au pouvoir; et, dans la seconde moitié des années cinquante, au grand mouvement des nationalismes et de la décolonisation. Tous ces éléments de changement social et politique sont évidemment intimement liés et il serait difficile de dire lequel a provoqué l’autre ; il semble plutôt qu’ils se soient mutuellement renforcés.
Il est utile de signaler ici, comme ce travail traite uniquement du Rwanda, qu’il ne sera pas question des organes communs du Ruanda-Urundi, sauf de façon incidente. Disons toutefois que l’arrêté royal du 4 mars 1947 (6) institua le Conseil du vice-gouvernement général. Il fut remplacé par le Conseil général par l’arrêté royal du 26 mars 1957. Comme son prédécesseur, celui-ci fut également consultatif, examinant les propositions budgétaires et délibérant sur toutes les questions soumises par le gouverneur et sur des motions introduites par trois membres au moins. L’impact réel de ce Conseil, composé de membres de droit et de membres désignés en majorité par le gouverneur, a été fort réduit.
Introduction du principe électif : le décret de 1952
Le décret du 14 juillet 1952, avec ses options de diffusion du pouvoir, s’inscrit dans le cadre d’un processus plus large. Des missions de visite du Conseil de tutelle de l’O.N.U. avaient parcouru le pays en 1948 et 1951 et déposé des rapports sur sa situation. Elles étaient préoccupées notamment par la lenteur du progrès politique dans le territoire. En 1951, le « Plan décennal pour le développement économique et social du Ruanda-Urundi » fut publié. Le gouvernement belge considérait une réforme politique dans le sens d’une démocratisation comme un complément essentiel à ce plan: « elle permettra de résoudre les problèmes politiques liés au développement économique et social, elle répondra au vœu du Conseil de Tutelle, elle fournira à la Belgique un instrument nouveau pour l’accomplissement de la tâche éminente qu’elle a assumée (…). Sans entrer dans le détail, un bref aperçu du décret de 1952, qui abordait « d’une manière fort timide » la « démocratisation » des institutions indigènes rwandaises, sera donné ici. Mises à part quelques modifications de moindre importance, c’est essentiellement par l’extension des pouvoirs octroyés aux autorités indigènes (spécialement le mwami) et par l’organisation de conseils consultatifs que le décret se distingue de l’ordonnance législative de 1943 qui régit jusqu’alors l’organisation politique indigène. Nous avons vu que cette dernière mentionnait l’existence de deux conseils, le Conseil du pays (ou Conseil du mwami) et le Conseil de chefferie, dont l’avis était requis en certaines matières (essentiellement en matière de règlements de police, de redevances coutumières, de fiscalité et de finances publiques). La composition de ces conseils n’était cependant pas déterminée sous le texte de 1943 ; elle était laissée au mwami et aux chefs.
L’article 27 confirme deux conseils existants : le Conseil du Pays et le Conseil de chefferie. Il crée en outre un Conseil de sous-chefferie, correspondant à une subdivision administrative coutumière, et un Conseil de territoire, basé sur une subdivision administrative européenne. L’article 28 détermine la composition de ces conseils, dénotant un penchant systématique en faveur de la classe gouvernante autochtone. Le Conseil de sous-chefferie comprend le sous-chef, qui préside, et cinq à neuf membres à raison d’un par cinq cents habitants. Ces membres sont élus en son sein par un collège électoral, composé de notables sélectionnés par le sous-chef « en tenant compte des préférences des habitants ». Cette liste comprend un nombre de notables au moins double de celui des membres du conseil ; elle est approuvée par le chef et agréée par l’administrateur de territoire.
Le Conseil de chefferie comprend le chef, qui préside, et dix à dix-huit membres, choisis comme suit : cinq à neuf sous-chefs élus par leurs pairs ainsi que des notables en nombre égal à celui des sous-chefs. Ces notables sont élus comme suit : chaque conseil de sous-chefferie désigne en son sein trois notables ; l’ensemble de ces notables constitue un collège électoral qui désigne parmi ses membres ceux qui siègent au conseil de chefferie.
Le Conseil de territoire comprend les chefs du territoire, un nombre égal de sous-chefs élus par leurs pairs et un nombre de notables égal au total des chefs et sous-chefs. Ces notables sont élus de la façon suivante : chaque conseil de chefferie désigne en son sein trois notables ; ceux-ci constituent un collège électoral qui désigne parmi ses membres ceux qui siègent au conseil de territoire. Le président et le vice-président sont choisis par le conseil parmi les chefs.
Le Conseil supérieur du pays comprend, outre le mwami qui préside, les présidents des conseils de territoire, six chefs élus par leurs pairs, un représentant élu par chaque conseil de territoire parmi les notables qui y siègent, quatre personnes choisies en raison de leur connaissance des problèmes sociaux, économiques, spirituels et culturels du pays et quatre indigènes porteurs de la carte du mérite civique ou immatriculés, à l’exclusion des chefs et des sous-chefs. Les membres repris sous et sont cooptés par les autres membres. Seuls les ressortissants du pays, c’est-à-dire les indigènes, peuvent être membre de ces conseils. Leur mandat est de trois ans et ils sont rééligibles.
Le décret fait bien plus qu’instaurer des conseils « représentatifs ». Il prévoit la dévolution au mwami de certaines attributions réservées jusqu’alors à l’autorité européenne ; de même, il étend les attributions des chefs. En plusieurs domaines, l’initiative est donnée à l’autorité indigène sans l’approbation préalable des autorités territoriales. On peut dire dans ce sens que l’on assiste à un retour à une forme plus réelle d’administration indirecte, ou – en termes plus modernes – que le pays s’engage dans la voie de l’autonomie interne. Par le même biais, le décret de 1952 confirme cependant « si non l’omnipotence des chefs batutsi, tout au moins la puissance d’une oligarchie. » L’article 31 détermine les attributions des conseils. Ils ont en général une compétence purement consultative : le conseil donne son avis sur les questions intéressant sa circonscription. Un avis conforme, et donc un pouvoir de décision, n’est prévu qu’en certains cas limitativement énumérés à l’article 34 ; il est requis notamment de la part du Conseil supérieur du pays quand le mwami prend des mesures en vertu du pouvoir que lui confère la coutume en vue d’orienter l’évolution de celle-ci ou quand il prend des règlements de police et d’administration obligatoires pour les indigènes. Ces mesures et ces règlements s’appellent « arrêtés ». Dans le même ordre d’idées, un avis conforme du Conseil de chefferie est requis pour les règlements de police et d’administration que peut prendre le chef. Ces instruments s’appellent « décisions ». L’article 30 prévoit – et c’est une autre innovation – la création d’une députation permanente du Conseil supérieur du pays. Celle-ci comprend cinq membres dont trois sont élus par le Conseil et deux nommés par le mwami. Elle est chargée de surveiller les conseils de chefferie et de sous-chefferie, de préparer les arrêtés du mwami et de veiller à leur exécution. L’O.R.U. n° 21/86 du 10 juillet 1953 porte des mesures d’exécution. Elle fut modifiée par l’O.R.U. n° 21/110 du 10 juillet 1957, mais celle-ci restera sans incidence sur la constitution des conseils, car les élections prévues pour octobre 1959 n’auront pas lieu.
Il est clair que le système introduit par le décret de 1952 n’est pas démocratique mais modestement électif et représentatif. En fait, le système est électif uniquement en ce qui concerne les notables des différents conseils, et seulement après leur désignation initiale par le sous-chef au collège électoral de base. Sauf dans le Conseil de sous-chefferie, les membres de droit ou choisis dans un corps d’autorités indigènes constituent d’office environ la moitié.
Même le caractère électif des « notables » est fort limité. Les notables siégeant au Conseil de sous-chefferie constituent, en effet, la base de toute la structure pyramidale et le décret permet au sous-chef de déterminer pratiquement cette sélection. Les cinq à neuf notables du Conseil de sous-chefferie sont choisis par un collège, composé d’un nombre de notables au moins double de celui des membres du Conseil, sélectionné par le sous-chef « en tenant compte des préférences des habitants ». Il suffit donc au sous-chef de présenter une liste de candidats tous bien disposés à son égard. L’élection du Conseil de sous-chefferie équivaut dans ce cas à une nomination par le sous-chef. Comme le dit bien l’abbé Kagame, il n’y a, dans ce système, qu’un seul et unique électeur : le sous-chef. En termes plus directs dans le contexte de ce qui va suivre, le sous-chef pouvait n’inscrire que des Tutsi sur la liste du collège électoral. En réalité, ce n’est pas ce qui se produisit. Les résultats des « élections » de 1953 en sont la preuve.
Composition ethnique des conseils – 1953
Tutsi Hutu Twa
nombre % Nombre % Nombre %
collèges électoraux 5.442 41,4 7.674 58,38 29 0,22
conseils s-chefferie 2.190 52,3 1.995 47,64 2 0,05
conseils chefferie 613 88,6 79 11,4 – –
conseils territoire 185 90,7 19 9,3 – –
conseil du pays 29 90,6 3 9,4 – –
(mwami non compris)
Ce tableau est éloquent. L’élément tutsi est prédominant dans tous les conseils et il s’accroit à mesure que l’on remonte la pyramide, même s’il est vrai que les collèges électoraux de base comptent une majorité de Hutu. Comment expliquer ce phénomène au niveau des élections des conseils de sous-chefferie, d’où découlent en partie les autres résultats ? A. Maus, membre du Conseil général du Ruanda-Urundi et ardent avocat de la cause hutu, a ainsi exprimé le caractère illusoire d’élections au Rwanda :
« Que peut-on attendre d’élections chez un peuple esclave ? Au départ tout le processus est déjà faussé. Pour les campagnes électorales toujours influentes, le clan tutsi a tous les atouts : chefs, sous-chefs, notables, qui étant riches et puissants, disposent de voitures pour se déplacer, peuvent acheter des candidats à leur dévolution, menacer leurs sujets et clients, etc. Le clan hutu, lui, n’a rien que sa profonde ignorance, son complexe d’infériorité, son extrême dénuement, sa terreur atavique des autorités tutsi ».
Il est évident que des siècles d’inféodation par les Tutsi ayant entraîné un profond respect de l’autorité, les notables hutu ont dû considérer les Tutsi comme leurs dirigeants naturels. Le rapport entre notables électeurs et conseillers à élire étant en outre généralement réduit, les notables électeurs purent facilement être soumis à des pressions de tout genre. Nous avons vu qu’en plus les membres gouvernants ou « politiques » (chefs et sous-chefs) déterminaient dans une large mesure le résultat des filtrages successifs, ce qui barrait le chemin à ceux qui n’étaient pas nantis de ‘commandements « naturels ». Les conseils étaient présidés par une autorité politique (sous-chef, chef, mwami), ce qui réduisait la liberté d’expression des conseillers, la « prémisse d’inégalité » rendant l’opposition ouverte à un individu supérieur culturellement inacceptable. Enfin, les Hutu n’étant pas organisés en partis ou sur des listes ont dispersé à outrance leurs préférences. Les Tutsi, plus conscients et mieux organisés, firent le contraire et concentrèrent leurs voix. On pourrait dire également que l’absence relative de représentants hutu s’explique par l’absence de véritable conscience de classe parmi les Hutu à l’époque. Le processus de naissance d’une telle conscience sera accéléré par le revirement de la politique belge à partir de la moitié des années cinquante et par le changement de cap de l’Eglise catholique vers la même époque. Les observateurs s’accordent à dire que la composition des conseils était prévisible pour les raisons suivantes : l’imposition du suffrage indirect au lieu du suffrage direct, l’existence de membres de droit, l’inexistence de partis politiques et le comportement traditionnel de dépendance.
En ce qui concerne la représentativité, il faut souligner que le collège électoral de base désigné par le sous-chef n’étant pas forcément représentatif, les autres échelons ne pouvaient l’être davantage. Le décret de 1952 ne visait donc pas une réelle démocratisation, mais plutôt une diminution de l’absolutisme des autorités indigènes qui furent obligées, en certaines matières, de demander et de suivre l’avis de notables ayant un rang inférieur au leur. Dans cette perspective, le décret aurait visé un double objectif : d’abord, avoir des conseillers ayant la capacité et le désir de collaborer avec les autorités ; ensuite, adjoindre à l’autorité des conseillers capables de par leur notabilité de constituer un contrepoids effectif aux abus du pouvoir. Les conseils ne sont donc pas destinés à représenter les opinions de la masse de la population, sinon le législateur les aurait constitués autrement. Il semble exclu, en effet, dans le système de 1952, que l’opinion du peuple s’exprime directement, ni par ailleurs aucune garantie que cette opinion, si elle s’exprimât, soit respectée. On assiste donc à une tentative d’institutionnalisation d’un pouvoir essentiellement personnel. Comme le fait très justement remarquer Gelders à propos de la réforme de 1952, « the function of sovereignty has also been brought into legal being (…) in removing from the mwami what had been the essence of the institution, and transferring to the law what had been inherent in his person. »
Si le but du décret était de contrôler les autorités indigènes par une diffusion du pouvoir, ce contrôle et cette diffusion s’opérèrent toujours au sein même du groupe dirigeant, dont la position resta intacte. C’est peut-être pour cette raison que le représentant de l’Administration estimait pouvoir affirmer, lors des débats au Conseil colonial, « qu’il n’est pas douteux que les bami accepteront avec sympathie le système démocratique, que nous voulons instaurer dans leur pays ». Il n’empêche que cette déclaration fut en flagrante contradiction avec l’opinion sincère du mwami Mutara, qui estimait que le pays n’était pas mûr pour cette réforme et que, longtemps encore, le Rwanda devrait être gouverné par le mwami et les chefs, ses représentants directs. Le mwami et son conseiller P. Dryvers avaient en effet pressenti le danger de la création de différents conseils, surtout du Conseil supérieur du Pays, qui allaient donner à l’opposition une occasion unique de faire entendre sa voix.
Bien qu’on puisse donc critiquer l’économie du décret de 1952, on ne saurait conclure à son inutilité pour l’émancipation des Hutu. Bien que la réforme se soit traduite principalement par le renforcement des pouvoirs de l’autorité coutumière, elle favorisa également la prise de conscience de la masse et, indirectement, une certaine démocratisation. Pour la première fois, deux idées importantes étaient introduites : celle d’élire une autorité publique et celle que l’autorité indigène, jusqu’alors seule maîtresse du pays, était doublée d’autres autorités. Le fait de voir des Hutu, même peu nombreux, siéger dans des conseils avec les autorités tutsi a progressivement ouvert à la masse du peuple la perspective de pouvoir « dire quelque chose ».
Cette tendance s’accentuera après la consultation populaire de 1956, vers laquelle nous nous tournons maintenant. La phrase « en tenant compte des préférences des habitants » dans l’article 28, 1° du décret de 1952 permit d’accroître quelque peu le caractère représentatif du système. Le gouverneur Harroy saisit cette occasion dans sa lettre n° 211/06763/3307 du 4 août 1956. Il annonça que, « pour répondre aux aspirations des populations indigènes, j’ai décidé d’associer directement la population mâle adulte autochtone à l’établissement des listes électorales préalables à la constitution des conseils de sous-chefferie ». Il fixa en même temps les conditions d’électorat et d’éligibilité. On remarque que dans la meilleure tradition belge dans le Territoire, ces matières ne furent pas réglées par un texte légal, mais par simple lettre circulaire. Il semble difficile de trouver une base juridique à l’organisation d’une consultation populaire en 1956. J. Van Bilsen estime que si le législateur de 1952 avait eu suffisamment de foi dans la nécessaire croissance de la démocratie, et s’il n’avait pas voulu improviser une solution de façade pour l’opinion intérieure et mondiale, il aurait préconisé l’organisation d’élections dès le début. En effet, trois ans à peine après le décret de 1952, le gouverneur constatait « que la sagesse n’était pas dans la temporisation, mais dans l’action ».
L’organisation de la consultation populaire de 1956 ne modifia pas le fondement du système instauré par le décret du 14 juillet 1952 et l’ordonnance du 10 juillet 1953. Il s’agit d’une modalité d’exécution : l’établissement de la liste du collège électoral sera effectué avec le concours de tous les hommes adultes de la sous-chefferie parce que « les préférences des habitants » ne sauraient mieux s’exprimer que par leurs suffrages. D’ailleurs – la lettre du gouverneur Harroy insiste sur ce point – le sous-chef n’est pas lié par le choix exprimé. Les textes lui donnent le droit de porter sur la liste du collège électoral toute personnalité qu’il estime « apte et qualifiée pour exprimer l’opinion des habitants », même si celle-ci n’a pas bénéficié des suffrages nécessaires. Il s’agit donc réellement d’une consultation et non d’une élection. Le gouverneur ajouta cependant qu’une telle intervention ne saurait être qu’exceptionnelle et que l’approbation des listes électorales par le chef et leur agréation par l’administrateur de territoire constituaient une garantie suffisante pour empêcher toute manœuvre susceptible d’énerver la consultation populaire.
Le sens de l’opération est clair : elle donne au vote populaire une influence directe sur la composition des conseils, ce qui supprimerait le défaut fondamental inhérent à la constitution des conseils en 1953, l’impossibilité pour l’opinion populaire de s’exprimer directement. Toutefois, si le vote populaire a une influence directe sur la composition des conseils, cette influence demeure réduite. Le système indirect et pyramidal implique, en effet, qu’à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des conseils le reflet de la volonté populaire devient de moins en moins significatif, d’autres facteurs prenant une influence de plus en plus grande. La consultation de 1956 était néanmoins soutenue par deux espérances : d’abord que le changement introduit entraînerait une amélioration de la composition des conseils quant au caractère représentatif des notables ; ensuite que la consultation constituerait une expérience intéressante pour la refonte du décret de 1952 dans un sens plus démocratique.
La consultation de 1956 confirme en grandes lignes le mécanisme de 1953 : bien que les Hutu aient obtenu une augmentation parfois sensible de leur représentation dans les conseils inférieurs, celle-ci diminue au fur et à mesure que l’on monte dans la pyramide, pour arriver au Conseil supérieur du pays avec un seul représentant, une diminution de 67% par rapport à la situation de 1953.
L’explication de ces « effets diamétralement opposés aux buts poursuivis par le législateur » est généralement la même que celle des résultats de 1953. Même si les Hutu détiennent la majorité aux conseils de sous-chefferie, l’atmosphère d’inféodation les porte à élire des hommes appartenant au groupe reconnu depuis des générations comme particulièrement apte à gouverner, doué du prestige de la puissance et de la richesse, et ayant joué le rôle de protecteur de la masse socialement plus faible. Une autre raison de cette situation insatisfaisante est qu’il n’y eut pas de listes de candidats, ce qui provoqua un éparpillement excessif des voix ; des candidats ayant obtenu entre 5 et 10% des suffrages furent élus.
L’expérience de 1956 a démontré, si besoin en était, les inconvénients du système à multiples échelons intermédiaires. D’Hertefelt fait remarquer que ces inconvénients sont particulièrement sensibles dans la transformation d’une société féodale en un Etat démocratique, et ceci pour les raisons psychologiques et culturelles que nous avons évoquées plus haut. Lorsque les électeurs hutu ne se trouvaient pas directement confrontés à des seigneurs tutsi de grand prestige, l’anonymat que leur conférait leur nombre les libérait de certaines craintes et intimidations traditionnelles. Aux échelons suivants, par contre, où le nombre des électeurs était de plus en plus restreint, l’influence du prestige social d’individualités tutsi devenait plus sensible et les électeurs pouvaient être plus facilement sou mis à des pressions pendant les intervalles qui séparaient les scrutins intermédiaires. Ce phénomène se répercuta dans les possibilités d’action des élus hutu au sein des différents conseils ; inhibés, ils ne purent réaliser les termes de leur mandat. Sous le titre « Turabaza » (nous avons une question à poser) un correspondant hutu du Kinyamateka demande : « Et vous, conseillers, qu’avez-vous fait pour notre cause?… Lors de votre désignation, nous, peuple, espérions que la face du monde serait transformée. Qu’avez-vous fait pour nous ? C’est la question que le peuple pose à ceux qui devaient être ses porte-parole auprès du gouvernement et du mwami (…) au conseil de chefferie, aussi bien au conseil de territoire et de sous-chefferie. »
L’analyse des résultats illustre également un autre point qui aura son importance dans l’histoire politique ultérieure du Rwanda : la variation culturelle. Cette hétérogénéité est liée à des variables démographiques (densité relative des populations tutsi et hutu), économico-sociales (zones pastorales et zones agricoles, régions où les groupes de parenté hutu constituaient encore dans une large mesure le cadre structurel de la société et régions où ils avaient été fort fractionnés par la politique tutsi) et historiques (hégémonie politique ancienne ou récente du régime tutsi).
Les élections de 1956 attirèrent l’attention générale sur la supériorité numérique des Hutu. Si ceux-ci votaient exclusivement pour des membres de leur ethnie, ils pourraient facilement prendre le pouvoir ou, du moins, le partager (a fortiori si le nombre des membres de droit était diminué). Puisque ces élections avaient été menées sans organisations ou campagnes politiques, qu’est-ce qui arriverait si des dirigeants hutu parvenaient à mobiliser la population pour renverser l’oligarchie tutsi ? En d’autres termes, comment le système pouvait-il supporter la démocratisation sans être obligé d’expulser politiquement la strate tutsi ? Trois ans plus tard, l’importance de cette constatation se vérifiait. Nous avons atteint les limites de l’administration indirecte ; l’étape suivante sera l’autonomie in terne après un intermède d’administration quasi-directe. L’incapacité, après les élections, de la part des détenteurs (européens et indigènes) du pouvoir, d’entreprendre des réformes provoqua chez les groupes contestataires une perte de confiance dans les possibilités de règlement pacifique. Au fur et à mesure que les chances de compromis diminuaient, les positions se polarisaient.