Quelles Etaient La Nationalité Et La Citoyenneté Du Ruanda Et Urundi D’avant L’Indépendance ?
Ce n’est que le 1er mars 1926, date de l’entrée en vigueur de la loi du 21 août 1925 sur le gouvernement du Ruanda-Urundi, que la Belgique mit juridiquement fin à un régime d’occupation instauré presque dix ans plus tôt. Par arrêté royal du 22 novembre 1916 un commissaire royal avait été chargé d’administrer provisoirement les territoires occupés par les troupes coloniales dans l’Est-Africain allemand. Afin de lui permettre d’administrer ces territoires étendus et éloignés, il avait reçu une délégation spéciale de pouvoirs, conçue dans les termes les plus généraux par l’arrêté-loi du 5 décembre 1916. Celui-ci prévoyait que « le Commissaire royal exerce vis-à-vis des troupes et du personnel civil, militaire et judiciaire du corps d’occupation tous les droits délégués au Gouverneur général et au Procureur général par la législation de la Colonie ».
L’ordonnance-loi n° 2/5 du 6 avril 1917 avait ensuite fixé l’organisation territoriale et administrative des territoires occupés. Ce texte, outre ses dispositions de droit colonial contenait également la première formulation du principe essentiel de politique). En 1919 une administration civile remplaça le régime d’occupation militaire, mais il fallut encore attendre six ans pour voir promulguer la première loi organique régissant l’administration du territoire.
En déposant son projet de loi sur le gouvernement du Ruanda-Urundi, le gouvernement belge estimait qu’il n’était pas opportun d’entériner purement et simplement l’organisation du temps de la guerre ; d’après celle-ci un commissaire royal, assisté de deux résidents et de quelques fonctionnaires, exerçait la plénitude des pouvoirs législatif et exécutif et réglait l’administration de la justice. Si cette organisation avait rendu d’excellents services tant qu’il ne fallait pourvoir qu’à la gestion journalière des territoires, elle était trop rudimentaire pour faire face à leur mise en valeur véritable. Le régime de l’occupation était de surcroit contraire aux principes du droit public belge : le parlement ne pouvait définitivement renoncer, en faveur d’un délégué unique, aux garanties jugées indispensables à l’accomplissement de toutes les tâches du gouvernement.
La loi du 21 aout 1925 avec ses se sept articles, l’arrêté royal du 11 janvier 1926 et de brefs travaux parlementaires : telles sont les sources essentielles du droit constitutionnel colonial pour le Rwanda jusqu’à son indépendance en 1962. A ces textes il convient d’ajouter celui de la Charte coloniale, applicable également au Ruanda-Urundi, puisque la loi organique de 1925 (articles 1 et 3 lus conjointement) soumet le territoire sous mandat au régime des lois congolaises issues des délibérations du parlement belge. La Charte coloniale avait été promulguée en application de l’art. 1, al. 4 de la Constitution belge stipulant que « les colonies, possessions d’outre-mer ou protectorats que la Belgique peut acquérir sont régis par des lois particulières. Il résulte de ce principe de la spécialité que les lois belges ne sont pas applicables telles quelles aux possessions d’outre-mer.
Faisant usage du droit conféré par le mandat de la Société des Nations de constituer les territoires sous mandat en unions ou fédérations administratives avec les pays avoisinants relevant de sa propre souveraineté ou soumis à son contrôle, le législateur belge établit entre le Ruanda-Urundi et le Congo belge une union administrative, qui se superpose à l’union douanière créée durant l’occupation. Le territoire est soumis aux lois du Congo belge. Comme déjà indiqué, le mot « lois » doit être compris dans son sens restreint ; il s’applique aux actes émanant du législateur métropolitain, légiférant pour la colonie. Des propositions tendant à placer le Ruanda-Urundi sous l’autorité d’un commissaire royal relevant directement du gouvernement belge ne furent pas retenues, essentiellement pour des raisons d’économie : Les avantages de ce rattachement (au Congo belge) sont manifestes: ils évitent de créer, pour des territoires voisins et se trouvant dans la même orbite, deux législations et deux administrations distinctes et les placent sous une direction unique, étendant à tous deux les bienfaits des grands services centraux de la Colonie, puissamment outillés, et ceux de leurs collaborateurs techniques et médicaux, assurant à tous deux les mêmes lois et les mêmes codes, qu’il serait sans nécessité de dédoubler. Suite à une campagne de presse dans ce pays, le gouvernement allemand fit remettre au gouvernement belge, le 28 mars 1925, une note par laquelle il protestait contre le statut projeté pour le Ruanda-Urundi ; le 25 septembre 1925 il adressa un mémorandum analogue au Conseil de la Société des Nations. Le gouvernement belge jugeait ces interventions irrecevables aussi longtemps que l’Allemagne ne faisait pas partie de la Société des Nations ; il donna toutefois mission à son délégué à la Commission permanente des mandats de prendre l’initiative d’un débat sur la question à l’occasion de l’examen du rapport sur l’administration du territoire pendant l’année 1924. Le représentant accrédité de la Belgique, M. Halewyck, n’avait « pas eu de peine à établir la légitimité de la loi du 21 août 1925 sur le gouvernement du Ruanda-Urundi, qui, en unissant administrativement ce pays à la Belgique, n’a fait qu’appliquer les termes mêmes de l’article 10 de l’acte qui a déterminé les conditions du mandat belge. M. Halewyck signala cependant que chez certains membres, la crainte persiste sensiblement que le gouvernement belge ne cherche à absorber le Ruanda-Urundi dans le Congo Belge.
Le Ruanda-Urundi a une personnalité juridique distincte et un patrimoine propre (Art. 2, loi de 1925). Cette séparation répond à un désir explicite de la Société des Nations, qui voulait notamment permettre à la Commission permanente des mandats d’exercer son contrôle sur la gestion de l’Etat mandataire.
Afin d’écarter les dispositions de la législation coloniale qui s’adapteraient moins bien aux contingences particulières du territoire, l’article 3 de la loi de 1925 prévoit que les décrets et les ordonnances législatives du gouverneur général du Congo belge, dont les dispositions ne sont pas spéciales au Ruanda-Urundi, ne s’appliquent à ce territoire qu’après y avoir été rendus exécutoires par une ordonnance du vice-gouverneur général, gouverneur du Ruanda-Urundi. Il s’agit ici en réalité d’une promulgation de certains actes de la législation congolaise dans le territoire sous mandat. C’est là un attribut du pouvoir exécutif ; le gouverneur du Ruanda-Urundi ne pourrait donc abroger son ordonnance rendant tel acte exécutoire, puisqu’ainsi il ferait indirectement ce qu’il ne peut faire directement : il agirait en tant que législateur et cette qualité ne lui est reconnue par la Charte coloniale que dans les conditions où elle est reconnue au gouverneur général.
L’article 6 exclut en général du Ruanda-Urundi les dispositions des lois congolaises qui seraient contraires aux stipulations du mandat ou des conventions conclues avec les Etats-Unis pour l’approbation du mandat.
On remarquera que la loi de 1925 poursuivait un double but, d’une part celui d’incorporer le nouveau territoire dans l’organisation coloniale générale et d’autre part celui de lui laisser la part d’autonomie imposée tant par le mandat que par la situation particulière du territoire et de ses habitants. La Commission permanente des colonies de la Chambre des représentants s’est posée la question de savoir si entrer dans cette voie, n’est-ce pas renoncer à un système d’administration indirecte que l’on a appliqué jusqu’ici aux territoires et qui s’impose d’autant plus dans le domaine qui nous préoccupe, que les indigènes dont il s’agit ici sont, au point de vue social et politique, très en avance sur les peuplades du Congo belge ? Cette question n’est pas pertinente parce qu’elle néglige la distinction entre le droit public colonial et les règles concernant l’organisation politique indigène. Ni la Charte coloniale ni la loi de 1925 n’impliquent de choix quant à la politique indigène à suivre et on pouvait, sur la base de ces textes, appliquer une politique d’administration tant directe qu’indirecte. Ces textes règlent uniquement l’organisation de l’administration coloniale et non les rapports entre elle et les autorités indigènes ou l’organisation politique indigène. On ne peut pour cette raison être d’accord avec Gaëtan Feltz lorsqu’il écrit que « la loi du 21 août 1925, entraînant l’union administrative du Territoire du Ruanda-Urundi à la Colonie du Congo belge, modifia singulièrement la méthode et les principes suivis par le précédent colonisateur » et que l’’introduction de la Charte coloniale eut pour effet de subordonner d’une manière sensible la coutume aux dispositions européennes. »
Par l’effet de l’application de la loi de 1925, le pouvoir extraordinaire et étendu, conféré au commissaire royal sur la base de la Convention de la Haye, prit fin le 1er mars 1926.
En vertu de la loi de 1925 il s’agit de se référer à la Charte coloniale pour décrire brièvement les règles du droit constitutionnel colonial tel qu’applicable au Ruanda-Urundi jusqu’en 1962.
Le pouvoir législatif ordinaire est exercé par le roi des Belges par voie de décret (art. 7). Il existe trois raisons principales justifiant cette concentration de pouvoir : (i) le travail des Chambres législatives est forcément lent; or, dans un pays neuf, qui est encore à la période de l’organisation, il faut des lois nombreuses, importantes et urgentes; (ii) par la force des choses, le travail des Chambres ne serait pas suffisamment éclairé; le roi, assisté d’une administration experte en matière coloniale, peut agir effectivement; (iii) historiquement la solution pouvait paraître évidente en 1908 vu que le roi était déjà le législateur ordinaire sous l’Etat Indépendant du Congo. La responsabilité ministérielle, par le biais du contreseing, était censée éviter les abus et permettre le contrôle parlementaire nécessaire, mais théorique. De plus, « la loi intervient souverainement en toute matière ». La loi du parlement belge a prééminence sur les décrets et ordonnances législatives. Le législateur métropolitain détient donc un pouvoir législatif éminent, en vertu de la Constitution belge qui ne permet pas d’entrave à la liberté du législateur. Ce pouvoir n’est pas limité par la Charte coloniale, puisque celle-ci est l’œuvre de ce même législateur qui peut la modifier ou remplacer.
En outre, plusieurs matières sont réservées exclusivement à la loi : l’arrêt du budget des recettes et des dépenses (art. 12); l’approbation des comptes (art. 13); l’autorisation des emprunts, la garantie d’un capital ou des intérêts d’emprunts, l’exécution des travaux sur ressources extraordinaires (art. 14); la détermination des cas de responsabilité du ministre des Colonies, les peines à lui infliger et le mode de procéder contre lui (art. 23, avec renvoi à l’art. 90 Const. belge); l’approbation des traités relatifs au Congo belge et/ou au Ruanda-Urundi, auxquels s’appliquent les dispositions de l’art. 68 Const. belge (art. 27); la réglementation, en ce qui concerne les indigènes, des droits réels et de la liberté individuelle (art. 2, al. 4) (24). En fait, le parlement belge n’a usé que fort peu de son droit éminent d’intervention. En dehors du domaine qui lui était expressément réservé – budgets, comptes, emprunts et traités – la loi s’est bornée à établir les règles fondamentales de la Charte coloniale. Afin de maintenir la responsabilité ministérielle de façon directe et de permettre au parlement belge d’intervenir en tous cas, l’art. 22 de la Charte interdit la délégation du pouvoir législatif de la Colonie. Comme en droit constitutionnel métropolitain, cependant, cette interdiction frappe la délégation générale et abstraite de pouvoir à pouvoir, mais pas la délégation d’ordre secondaire ou complémentaire si l’autorité déléguée prend des mesures de détail sous le contrôle de l’autorité délégataire. Depuis la révision de la Charte coloniale par la loi du 29 mars 1911, l’art. 22, al. 3 à 5 confère au gouverneur général de la Colonie et au gouverneurs de province un pouvoir législatif exceptionnel. Ceux-ci peuvent, en cas d’urgence, suspendre temporairement l’exécution des décrets et rendre des ordonnances législatives ayant force de loi. Ces actes sont toutefois limités tant dans le temps – ils cessent d’être obligatoires après un délai de six mois s’ils ne sont pas approuvés par décret – que dans leur application – ils sont subordonnés à la loi dont ils ne peuvent suspendre l’exécution. Il faut encore mentionner dans ce cadre l’exercice exceptionnel du pouvoir législatif pendant les deux guerres mondiales.
Le pouvoir exécutif est exercé par le roi des Belges, assisté du ministre des Colonies et, dans certains cas, du ministre des Affaires étrangères. Il est délégué de manière générale au gouverneur général et au vice-gouverneur général, gouverneur du Ruanda-Urundi. Puisque le pouvoir législatif appartient au roi et qu’il est de règle que ce pouvoir fixe lui-même les attributions des autorités qui lui sont subordonnées, l’art. 22 stipule que c’est le roi qui délègue au gouverneur général et au vice-gouverneur général le pouvoir exécutif qu’ils exercent par voie d’ordonnances. Comme pour les actes législatifs, les règlements d’administration et de police du pouvoir exécutif de la Colonie, dont les dispositions ne sont pas spéciales au Ruanda-Urundi, ne s’appliquent à ce territoire qu’après y avoir été rendus exécutoires par une ordonnance du gouverneur qui l’administre. Les autres actes du pouvoir exécutif de la Colonie ne sont pas soumis à cette condition.
L’art. 22 délègue directement le pouvoir exécutif au gouverneur général et au gouverneur du Ruanda-Urundi qui l’exercent donc par délégation de la loi même, le roi étant présumé leur avoir fait cette délégation. L’art. 8 apporte cependant une restriction à cette délégation générale, en ce qu’il attribue la plénitude du pouvoir exécutif au roi personnellement. Celui-ci pourrait dès lors limiter l’étendue de cette délégation par des mesures particulières, sans toutefois pouvoir l’annihiler.
Si l’on se rend compte du fait que, du moins jusqu’en 1948 et dans une certaine mesure même après cette date, le pouvoir judiciaire était également exercé par l’Administration, les constatations faites dans d’autres parties de l’Afrique se voient confirmées : sous le régime colonial les principes du constitutionnalisme ne sont pas appliqués, du moins si l’on considère la séparation des pouvoirs comme l’un de ses ingrédients essentiels. Le régime de la Charte coloniale est un régime de l’Exécutif. Le roi et son ministre des Colonies exercent le pouvoir législatif et le gouverneur général et le gouverneur du Ruanda-Urundi exercent le pouvoir exécutif et, en cas d’urgence, le pouvoir législatif. Ces attributions sont exercées sous le contrôle du ministre des Colonies dont la responsabilité politique envers le Parlement belge n’est que nominale : jusqu’à la fin des années cinquante les Chambres ne consacreront aucun débat fondamental à la politique coloniale et en font encore moins une question de confiance. Le Conseil colonial qui, en vertu de l’art. 25 de la Charte coloniale, est consulté sur les projets de décret (sauf cas d’urgence), n’est qu’un corps consultatif, qui donne des avis et émet des vœux, mais qui ne prend pas de décisions et le roi n’est pas obligé de suivre ses avis. L’analogie entre ce régime et celui de l’Etat africain dit autoritaire est frappant.
Les habitants de la Colonie et du territoire sous mandat jouissent de certains droits et libertés reconnus par la Constitution belge (art. 2, Charte coloniale). Il s’agit des dispositions suivantes : art. 7, al. 1 et 2, 8 et 9 Const. belge, garantissant la liberté individuelle, affirmant les principes « nullum crimen sine lege » et « nulla poena sine lege » et confirmant le caractère d’ordre public des lois sur la compétence judiciaire; art. l0 garantissant l’inviolabilité du domicile; art. 11 protégeant la propriété privée; art. 12 interdisant la peine de la confiscation (générale) des biens; art. 13 abolissant la mort civile; art. 14, 15 et 16, al. 1 garantissant la liberté des cultes, de conscience et d’opinion ; art. 17, al. 1 garantissant la liberté de l’enseignement ; art. 21 garantissant le droit d’adresser des pétitions aux autorités publiques, art. 22 protégeant le secret des lettres ; et art. 24 concernant la poursuite des fonctionnaires pour faits de leur administration.
La Charte même, en son art. 2, stipule en outre qu’aucune mesure en matière de presse ne peut être prise que conformément aux lois et aux décrets qui la régissent (al. 2) et que nul ne peut être contraint de travailler pour le compte ou au profit de particuliers et de sociétés (art.3). Il est certainement tout aussi intéressant de signaler les droits qui ne sont pas garantis aux ressortissants du Congo belge et du Ruanda-Urundi. Il s’agit du principe de l’égalité (art. 6 Const. Belge) ; de la nécessité d’une ordonnance d’un juge à signifier au plus tard vingt-quatre heures après l’arrestation (art. 7, al. 3) ; de la règle que le mariage civil doit précéder le mariage religieux (art. 16, al. 2) ; de la liberté de la presse (art. 18) ; du droit de réunion (art. 19) et d’association (art. 20).
Une dernière remarque a trait à la nationalité des indigènes du territoire placé sous mandat. La loi de 1925 ne fait état que des « ressortissants » du Ruanda-Urundi (art. 6). Du point de vue juridique la nationalité est le lien de dépendance entre une personne et un Etat. Ce lien, rompu par l’art. 119 du Traité de Versailles, ne pouvait exister entre les indigènes du territoire et l’Allemagne. Il ne pouvait exister davantage entre eux et le Ruanda-Urundi, les cinq principales puissances alliées et associées ou la Société des Nations, puisque ces entités ne rassemblaient pas les trois éléments constitutifs de l’Etat. Le lien de dépendance à l’égard d’un Etat pouvait se concevoir dans les rapports entre les populations sous mandat et la Belgique. Mais si la Belgique exerçait à leur égard les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, sa souveraineté était limitée. Dans cette situation le gouvernement belge préférait ne pas assimiler les populations du Ruanda-Urundi et se limitait à certaines constatations pratiques: « d’une part, que, dans l’administration intérieure, l’Etat mandataire possède le droit de régler ses relations avec les habitants du territoire sous mandat en leur assurant la même protection tutélaire qu’il dispense dans ses propres colonies; d’autre part, que, dans ses relations extérieures, l’article 127 du Traité de Versailles donne en termes exprès aux habitants du pays sous mandat le droit à la protection diplomatique de l’Etat mandataire ». Théoriquement, la lacune subsistait puisque, contrairement aux Congolais qui étaient des sujets belges., les ressortissants du Ruanda-Urundi n’étaient les sujets d’aucune puissance : ils n’avaient ni nationalité ni citoyenneté. C’est la raison pour laquelle le titre 1er du livre premier du Code civil congolais, qui traite de la nationalité, ne fut jamais rendu exécutoire au Ruanda-Urundi.