Un Evêque Noir Sacre Un Evêque Blanc « Mgr André Perraudin »
Son Excellence Mgr André PERRAUDIN est né le 7 octobre 1914, dans une famille nombreuse habitant un petit village dit « le Cotterg » de la grande Vallée de Bagnes, Suisse. Son père était instituteur, il eut toute sa vie la passion de l’enseignement. Quant à sa mère, elle n’avait que la formation élémentaire de toutes les filles à cette époque dans la vallée. Mgr PERRAUDIN est d’une fratrie 9 enfants, sept garçons et deux filles. Sa famille était très modeste et vivait pauvrement, comme presque toutes les familles de la vallée à ce moment-là. Cette famille vivait principalement des produits de la terre. Elle était propriétaire de quelques champs et des prés, trois ou quatre têtes de bétail qui lui fournissaient le lait et le fromage. Elle cultivait du blé, des pommes de terre et des légumes. Elle tenait une boucherie qui lui garantissait la réserve de viande pour toute l’année.
Tous ses frères et toutes ses sœurs ont tous fréquenté l’école primaire. Cette dernière était d’ailleurs obligatoire : chaque village ou à peu près, avait son école et l’instituteur, le « régent » comme on l’appelait alors, qui devait assurer tous les six degrés de l’enseignement primaire — on appelait cela des « divisions »: on était en 1ère, en 2ème ou 3ème division, etc. Les classes ne duraient que 6 mois de l’année, du 1er novembre au premier mai. C’est que les enfants étaie-mobilisés pour « garder » le bétail au printemps et en automne; en été, ils participaient aux travaux agricoles, au village d’abord puis dans les mayens : les gens de sa vallée pratiquaient en effet la transhumance; au fur et à mesure où les prés mûrissaient, on allait dans les mayens avec le bétail; au mois de juin, les troupeaux étaient réunis dans les alpages sous la garde de bergers rétribués; on engageait aussi des gens de métier pour la fabrication et le soin des fromages qui, à la fin de la saison, étaient partagés entre les propriétaires du bétail au prorata du lait fourni par chaque bête. Tout était très bien organisé.
À l’âge de 10 ans, ses parents trouvèrent bon de l’engager dans l’équipe des bergers d’alpage. Le milieu des bergers et des autres employés de l’alpage n’était pas très relevé. Heureusement que son frère aîné avait lui aussi été engagé comme maître berger des génisses. Il assurait sa protection.
Mgr a toujours eu l’idée de se faire prêtre. En famille on priait régulièrement matin et soir, avant et après le repas. Il n’était pas question de manquer la messe du dimanche. Il allait même souvent à la messe durant la semaine. Il faisait partie d’un groupe d’une dizaine de jeunes à songer à la prêtrise. Cet exemple lui a fait comprendre, durant toute sa vie, l’importance du prêtre dans l’éclosion et la culture des vocations.
C’est durant cette période de sa prime jeunesse qu’il a eu la grâce, alors qu’il allait comme on dit « ramasser du bois », de sentir pour ainsi dire la présence de Dieu au plus profond de lui-même.
Comment a-t- il été orienté vers les Pères Blancs ? Au moment où il arrivait à l’âge des études secondaires, il y avait déjà dans sa paroisse deux aspirants Pères Blancs, ceux qui devinrent en 1930 et 1931 les Pères Hermann Michellod et Maurice Fellay. La maman du Père Michellod, amie de la famille, lui disait chaque fois qu’il la rencontrait : « André, prie bien pour ta vocation» ; sûrement qu’elle lui portait aussi dans sa prière à elle.
En tout cas, lorsque le Père François Müller, qui était attaché à l’Institut Lavigerie de Saint-Maurice, vint faire de la propagande missionnaire dans sa paroisse, le curé Camille Carron l’envoya dans sa famille où, disait-il, il y avait deux garçons qui voulaient se faire prêtres. Avec ses parents, il fut dès lors décidé qu’il entrerait, ensemble avec son frère Jean, à l’École Apostolique de l’Institut Lavigerie à Saint-Maurice.
Son jeune âge (12- 13 ans) était probablement la cause de sa mauvaise posture à l’école. Il avait tout juste les notes nécessaires pour passer d’une classe à l’autre. Ensuite, il prit le goût à l’étude et il se situait régulièrement parmi les premiers de classe.
Mgr PERRAUDIN a fait deux dernières années du secondaire à Tournus, la philosophie à Kerlois-Hennebont dans le Morbihan, le noviciat à Maison-Carrée en Algérie, le scolasticat à Thibar puis à Carthage en Tunisie où il fut ordonné prêtre, avec 41 autres confrères, par Monseigneur Gounot, un Lazariste, le 25 mars 1939.
En Afrique du Nord, à Maison-Carrée déjà, mais surtout à Thibar et Carthage, il fut très attiré vers la mission en pays musulman. Faisant partie et durant un certain temps responsable des équipes de « toubibs » qui allaient régulièrement dans les « douars » soigner les malades. Il avait appris l’arabe et l’écrivait et le parlait assez couramment, du moins l’arabe vulgaire. Et vraiment il était orienté personnellement vers la mission en pays musulman.
Mais, l’homme propose et Dieu dispose. Après son ordination sacerdotale le 25 mars 1939 et sa première messe à Bagnes le 2 juillet, la Seconde Guerre mondiale allait éclater.
Le personnel des maisons des Pères Blancs en Suisse, à ce moment-là, était composé de Pères étrangers, français et allemands. Plusieurs Pères, dont le Père Haar, provincial, furent même mobilisés et durent quitter la Suisse.
C’est en prévision de tout cela que sa première nomination fut pour l’Institut Lavigerie à Saint-Maurice ; au départ du Père Haar. En 1941, il fut désigné, avec les Frères Léon Seuret et Notker, pour la fondation de la maison des Pères Blancs à Fribourg et pour la direction de cette maison destinée à accueillir durant une année les étudiants ayant terminé les humanités : ils devaient suivre les cours de philosophie à l’Université et déjà se préparer à entrer au noviciat de Maison-Carrée. Il demeura à Fribourg jusqu’en décembre 1947.
Il rappelait souvent à ses supérieurs son désir de partir « en mission ». Finalement son vœu fut exaucé et il fut nommé au Burundi. Il devait, numériquement du moins, y remplacer son frère, le Père Jean, rappelé en Suisse pour continuer le ministère d’animation missionnaire.
Au Burundi
Il prit l’avion en Belgique vers la fin novembre 1947. C’était alors un avion Sobelair, un DC 3, un avion touristique : première escale à Tunis où il passat la nuit, deuxième escale à Kano au Nigeria, troisième escale à Léopoldville. Il avait comme compagnon de route le Père Carlisaio Bellorni, nommé lui au Rwanda.
Arrivée à Bujumbura le 7 décembre. À peine arrivé, l’Économe Général, le P. Eppink, lui proposa de rejoindre immédiatement la mission de Mutumba fondée par son frère Jean et dont le supérieur était alors le P. Hermann Michellod, originaire de sa paroisse. Ce fut pour lui, une grande joie de faire connaissance avec une mission de brousse. Il la trouvait d’ailleurs relativement confortable, bâtie en dur, alors qu’on aurait pu imaginer des huttes semblables à celles des gens du pays.
Dès le surlendemain à moto, il commençât à escalader les montagnes, par la mission de Buhonga d’abord et ensuite celle de Rushubi où il passât la nuit. Il allait de découverte en découverte et d’émerveillement en émerveillement. Le Burundi était magnifique, plein de verdure et de lumière du moins à cette période de l’année, la saison des pluies.
Le lendemain, en passant par Bukeye, il arriva à Kiganda où il était nommé. Son premier supérieur était le P. Verkest, un confrère du même noviciat et de la même année d’ordination. Deux autres prêtres faisaient partie de l’équipe dont un Abbé Burundais, l’abbé Sylvestre.
Kiganda était une immense paroisse de 30 000 ou 40 000 chrétiens répartis sur 4 ou 5 succursales centrales. Mais son premier devoir était d’apprendre la langue, le Kirundi. Sa première souffrance fut de se trouver muet devant des foules de gens, en balbutiant comme un enfant.
II n’y avait pas de « centre de langue » à ce moment-là. Il fallait apprendre la langue dans les livres en se faisant aider par un jeune compagnon qui comprenait quelques mots de français : ce premier compagnon de langue se nommait Nicolas. Au bout de 5 mois Mgr PERRAUDIN allait à Gitega, chez le P. Bonneau, passer son « examen de langue ». Il le réussit, ce qui lui valut la juridiction pour les confessions et la prédication. Mais officiellement il devait commencer un ministère normal: confession, prédication, visite des catéchumènes et des écoliers, etc. Il était envoyé tout seul en succursale durant 3 ou 4 jours. Rien de tel pour se former: pour apprendre à nager il faut se lancer dans l’eau, c’est la même chose pour l’apprentissage d’une langue.
Au bout de six mois il fut nommé à la mission voisine de Kibumbu où il resta deux ans durant. Il y fut très heureux, réalisant pleinement son idéal missionnaire dans une communauté vraiment fraternelle. Outre le travail pastoral on lui avait confié l’économat de la mission. On devait vivre avec peu, mais on vivait dans la joie.
Au Rwanda
C’est Monseigneur Grauls, Vicaire Apostolique de Gitega, qui un soir de juin ou juillet 1950, vint lui apprendre qu’il était nommé professeur au grand séminaire de Nyakibanda au Rwanda. A ce moment-là ce grand séminaire hébergeait aussi les séminaristes du Burundi et le Burundi devait y fournir une partie du personnel, c’est ainsi qu’il fut choisi en même temps que le Père Rabeyrin, un missionnaire chevronné bien connu au Burundi.
C’est ainsi que sur sa moto encombrée de bagages, le 13 août 1950, il quitta Kibumbu et le Burundi pour le grand séminaire de Nyakibanda, au Rwanda. Il y fut accueilli par le recteur, le Père Xavier Seumois, un confrère aussi de son noviciat et de la même année d’ordination sacerdotale.
Au Rwanda, à Astrida, la cité toute proche, on se préparait à célébrer le jubilé d’or de l’implantation de l’Église Catholique dans le pays. Les premiers missionnaires du Rwanda y étaient arrivés au mois de février 1900, sous la conduite de Monseigneur Hirth, Vicaire Apostolique du Nyanza méridional, circonscription ecclésiastique immense dans laquelle se trouvait le petit Rwanda.
À Nyakibanda, Il fit l’apprentissage du pays mais principalement du clergé local, mélangé dans les premières années avec celui du Burundi et de l’Est du Congo : Bukavu, Beni-Butembo et Lac-Albert.
Son premier regard, sa première vision du Rwanda fut, à Astrida, celle de la célébration du jubilé d’or de l’implantation de l’Église catholique dans le pays ; cette célébration eut lieu les 13, 14 et 15 août 1950. Ce fut un éblouissement à tout point de vue, c’était un peu l’Église triomphante. La célébration eucharistique devant l’église sur une vaste estrade adossée contre les murs de la mission et superbement ornée de fleurs et d’oriflammes. La cérémonie qui suivit comportait des discours : celui de Pétition, le gouverneur du Congo et du Ruanda-Urundi, fut particulièrement remarquable.
Tout le clergé ainsi que les religieux et religieuses de 40 paroisses du pays étaient représentés; le délégué apostolique, son Excellence Monseigneur Sigismondi ainsi que les deux Vicaires apostoliques du Burundi, entouraient Monseigneur Déprimoz, le Vicaire Apostolique de cette merveilleuse Eglise du Christ au Rwanda. Toutes les autorités civiles, coutumières et belges, avaient tenu à honorer de leur présence cet événement exceptionnel. Le Mwami du Ruanda, Charles Mutara Rudahigwa, était là avec tous ses chefs dans ses superbes apparats. Le « Jeu de la Rédemption », le soir, avec ses 400 exécutants très bien exercés et très hauts en couleur, fut extraordinaire. Oui vraiment ce fut éblouissant.
À ce moment-là, Mgr PERRADIN ne se posait pas, pas plus d’ailleurs qu’il ne se l’était posé au Burundi, le problème ethnique, hutu, tutsi, twa. C’était le préjugé favorable. Il admirait le Rwanda et cette Église si florissante au cœur de l’Afrique. Il avait d’ailleurs lu, avant de venir au Rwanda, les numéros de «Grands Lacs », la tornade en particulier et aussi un numéro sur le Burundi, qui globalement exaltaient ces deux pays qui avaient si généreusement accueilli le christianisme et qui étaient également très riches culturellement; il a gardé l’image, en particulier, un article du Père Schumacher qui interviewait les «théologiens » du pays et découvrait une théodicée extraordinairement proche de la théodicée catholique traditionnelle.
Il était loin de se douter alors des problèmes profonds et existentiels qui couvaient sous ces apparences assez exceptionnelles. Il allait le découvrir assez rapidement au grand séminaire en réfléchissant aux cours qu’il donnait, en essayant d’en faire l’application au pays et en observant tout ce qui se passait.
Au Grand Séminaire De Nyakibanda
Bien que péniblement au début, à cause de l’apprentissage de la langue au Brundi, il s’y donnait de tout cœur et il commençait à bien se lancer lorsque, au bout de 2 ans et demi, il fut nommé professeur au grand séminaire de Nyakibanda au Rwanda. Quand on créa le grand séminaire complet à Burasira au Burundi, il s’était dit qu’il retournerait dans ce pays, comme professeur à ce grand séminaire, puisque c’était le Burundi qui l’avait envoyé le représenter au Rwanda. Contre toute attente, il fut alors, en octobre 1952, nommé recteur de Nyakibanda, en remplacement du Père Xavier Seumois, mais il continuait à donner des cours. Il devenait Rwandais définitivement. C’est en 1952 que le séminaire de Nyakibanda fut réservé aux seuls séminaristes rwandais. Tous les autres, Burundais et Congolais, se rendirent à Burasira où le Père Ceuppens fin nommé recteur. À Nyakibanda, il ne restait plus que 42 grands séminaristes, théologiens et philosophes ensemble.
Au grand séminaire, il y a donné des cours, enseigné ; il a eu aussi à exercer le ministère de la direction spirituelle. Il était chargé également de l’aménagement de la cour intérieure qui était. À son arrivée il y avait encore un mélange des nationalités : des Rwandais, bien sûr, mais aussi des Burundais, des Congolais du Kivu, du Lac Albert et de Beni-Butembo.
Presque aussitôt après son arrivée, en septembre 1950, il a été frappé, étonné par le renvoi d’un certain nombre de séminaristes de valeur : Nzeyimana Isidore, Makuza Anastase, Rwabusisi Isidore, Cyimana Gaspard… Il n’a jamais bien connu les motifs de ces renvois.
Durant tout le trimestre de fin d’année civile — septembre — décembre 1950 —, on lui demanda d’enseigner le traité de la justice, aux diacres, futurs prêtres. Ils étaient une vingtaine. Il s’est beaucoup inspiré, dans ses cours, de l’ouvrage du chanoine Heylen sur la justice et des ouvrages de Jacques Leclercq.
Le fait d’avoir été amené à enseigner le traité de la justice a été très important pour lui : beaucoup de notions se sont éclaircies et il a pu avoir une vue d’ensemble de tous les aspects de cette grande vertu qui devrait régir les relations humaines dans la société.
On lui a demandé de donner aussi les cours de sociologie, d’économie sociale, de pédagogie et même de missiologie. Tous ces cours l’ont amené à se poser des questions importantes sur la situation sociale et politique dans le pays. Il les a posées d’ailleurs aux séminaristes, leur donnant des devoirs écrits très concrets, très actuels sur l’ethnisme, sur la société rwandaise en général, sur la famille, etc. Au séminaire, lorsqu’ il devint recteur, il a été très impressionné par les cours et les travaux du Père Jan Adriaenssens sur le problème hutu-tutsi au Rwanda. Ses constatations d’inégalités sociales érigées en système qu’il a ensuite méditées soi-même personnellement, ont contribué beaucoup à ses prises de position telles qu’elles sont apparues dans sa lettre pastorale du 11 février 1959 sur la charité.
Il constatait sans plus qu’il y avait une nette prédominance de séminaristes tutsi. À ce moment-là, il ne s’est pas posé beaucoup de questions relatives à ce phénomène. Il a seulement géré la situation dont il héritait, sans même se demander de quelle ethnie était tel ou tel séminariste.
Sur les 59 Rwandais devenus prêtres, qui avaient vécu au grand séminaire sous sa juridiction, de 1951 à 1956, 45 étaient Tutsi et 14 seulement Hutu.
Il n’y eut pas de problèmes ethniques visibles durant mon séjour au grand séminaire de Nyakibanda.
Au total, il a été très heureux au grand séminaire, soit comme professeur, soit comme recteur. Il ne s’est pas posé le problème hutu-tutsi autrement que comme phénomène social constatable et admis par tout le monde. Il était loin de s’imaginer à ce moment-là que ces problèmes auraient pu dégénérer en conflits et surtout aboutir à l’abolition du régime féodo-monarchique plusieurs fois centenaire au Rwanda.
Le problème concerne principalement les meneurs du jeu, à savoir les autorités coutumières, les responsables des partis politiques, les membres des grandes familles traditionnelles bien racées; les petits Tutsi, comme on les appelait alors, jouissaient cependant de certains privilèges par rapport aux paysans hutu, par exemple l’exemption des corvées. Ils profitaient aussi des avantages du système « buhake », le servage par la vache, c’est-à-dire des services d’un Hutu auquel ils avaient donné une pièce de bétail. O ne peut dès lors les assimiler totalement au groupe hutu dans le contexte social de l’époque.
Sa Nomination Comme Vicaire Apostolique De Kabgayi
Il a été nommé le 19 décembre 1955. Il a appris par les Frères de la Charité du Groupe Scolaire d’Astrida (Butare) qui l’avaient eux-mêmes entendue à la radio du Congo Belge et du Ruanda-Urundi de Léopoldville (Kinshasa). Ce fut pour lui une surprise totale. Personne ne l’avait pressenti ni sollicité son consentement. Il parait que, pour les membres des instituts religieux, c’est comme cela que ça se passait. Question d’obéissance sans doute. Le télégramme officiel de sa nomination lui parvint deux jours plus tard. Le séminaire lui fit fête et il fit remplacé par le Père Boutry, provisoirement comme recteur. Et sans tarder il se rendit à Kabgayi pour y saluer tout le monde. Il ne s’y installa définitivement que le 5 janvier 1956.
Dès le lendemain, cérémonie d’accueil, discours de bienvenue du Père Arthur Dejemeppe, Provicaire: en conclusion il lui disait:
« Le Rwanda tourne en ce moment les yeux vers vous, prêtres, religieux, religieuses, militants d’Action Catholique, moniteurs, parents chrétiens de toutes races et de toutes couleurs, écoliers, catéchumènes, païens même, brûlant tous d’un même amour, tous unis autour de vous, nous attendons pleins de confiance le signal que vous ne pouvez tarder de nous donner. Et aussitôt, certains du succès final, nous nous élancerons tous vers de nouvelles conquêtes. »
La première grâce qui lui fut faite au moment de sa nomination épiscopale, fut celle d’éprouver viscéralement une affection vraiment paternelle pour tous les habitants de son Vicariat apostolique
C’est ce sentiment profond qui le poussait à prendre dans sa voiture ceux qui lui faisaient signe sur la route ; c’était la voiture de la famille. C’est en cours de route qu’il décida de prendre comme devise pastorale le passage de l’Épître aux Colossiens, le « Super Omnia Caritas » de Saint Paul. Il pensait également à la devise épiscopale du Cardinal Lavigerie CARITAS ». Le cœur de ses armoiries, représentant le pélican nourrissant ses petits de sa propre substance, était de la même inspiration.
Ayant eu à donner des cours de droit canon au séminaire, il réalisait assez facilement le sens et la portée de son nouveau ministère, ainsi que l’étendue de ses responsabilités. Plusieurs fois, dans la suite, particulièrement dans les moments difficiles, il éprouvait même de ce point de vue, un certain sentiment de solitude, devant finalement prendre tout seul des décisions importantes…C’était sans doute le sort et le combat intime de tous les chefs.
Son ordination épiscopale
Mgr PARRAUDIN a reçus l’ordination épiscopale le 25 mars 1956 à Kabgayi même. Ce fut un événement du fait qu’il avait choisi comme évêque consécrateur Son Excellence : Monseigneur Aloys Bigirumwami, Vicaire Apostolique de Nyundo — les évêques co-consécrateurs étaient Monseigneur Martin, Vicaire Apostolique de Ngozi et Monseigneur Van Steen, Vicaire Apostolique de Bukavu. Aussitôt, dans les journaux et les revues on titra : « Un évêque noir sacre un évêque blanc ». Il paraît que c’était la première fois que cela se passait sur le continent africain, et peut-être même dans l’histoire de la chrétienté. Personnellement il estimait ce choix tout simplement normal. Dans sa pensée toutefois il y avait un témoignage d’anticolonialisme à donner.
À mon arrivée au Burundi en 1947 puis au Rwanda en 1950, il trouvait en effet que les relations entre Européens et Africains étaient encore passablement teintées de discrimination raciale. Il fut très étonné par exemple, de constater que les Européens ne donnaient pas la main en saluant les Noirs, même les chefs. Il réagissait quasi instinctivement contre cet esprit et ce comportement. Il est certain, en tout cas, que son ordination épiscopale par un évêque noir provoqua une très grande joie chez les Africains, même en dehors du Rwanda.
Il en a eu la conviction heureuse lors de ses voyages, au Congo (Zaïre) en particulier, au cours desquels on soulignait ce choix comme un geste missionnaire important.
Dans sa Petite histoire de l’Église Catholique au Rwanda, le Père Nothomb, le fait remarquer.
« Saluons, écrit-il, avec émotion le symbole de cette cérémonie. Ce n’est plus le missionnaire qui transmet l’épiscopat au prêtre autochtone, c’est l’Évêque local qui le communique au missionnaire, on passe ainsi progressivement du régime d’implantation de l’Église à celui de l’Eglise implantée ».
Son pays natal, qu’il ne devait rejoindre qu’en février 1957, était représenté par l’ambassadeur de Suisse à Léopoldville — M. Curchod — ainsi que par tous les missionnaires suisses du Rwanda et du Burundi. Toutes les hautes autorités du Rwanda étaient là, à commencer par le Mwami Mutara, son épouse Rosalie Gicanda et la Reine Mère Kankazi ainsi que par le Vice-Gouverneur Général, le Gouverneur du Ruanda-Urundi, Monsieur Harroy et son épouse.
La fête folklorique qui suivit fut classique et très colorée. Il y eut bien sûr les jeux des séminaristes mais plus particulièrement la présentation du troupeau royal et les danses des « Intore », un spectacle remarquable. Il avait également une présence massive, aux premières places, des chefs et des sous-chefs, presque tous de l’ethnie tutsi en superbes pagnes de couleur blanche immaculée, masquant pour ainsi dire parfois la masse du petit peuple. À cette époque, cette présentation des fêtes paraissait normale et personne ne semblait s’en offusquer ni s’en étonner. On avait pourtant à travers ces spectacles comme la vision du monde féodal de cette époque. Peu de monde, semble-t-il, se posait alors des questions à ce sujet, alors que le colosse, plusieurs fois centenaire, commençait à trembler sur ses bases.