Le Retablissement Des Statuts Du Groupe De Parenté Kinyaganne
Bien que les lignages aient progressivement perdu leurs fonctions sociétales et politiques, ils ont continué à servir de support important pour l’identification sociale et, à en juger par les événements ultérieurs, les liens de parenté ont conservé leur potentiel organisationnel. Lorsque des solutions de remplacement deviennent disponibles par le biais de changements socio-économiques, les membres plus jeunes de lignages autrefois puissants et prestigieux (souvent des Hutus) tentent d’échapper à la clientèle et aux exactions des chefs en recherchant un travail salarié auprès des Européens. De tels jeunes hommes se sont émus des souvenirs de la gloire passée, lorsque leurs pères ou grand-pères avaient été à la tête de lignages riches et autonomes sur le plan politique, libérés du harcèlement qui allait devenir un prétexte du règne tuutsi au Rwanda. En se séparant du système des autorités locales, ils ont pris connaissance de nouvelles idées et compétences qui ont permis, plus tard, de se mobiliser pour organiser des manifestations contre le système; mais en plus des compétences nouvelles, ces dirigeants hutu ont manipulé les liens pour mobiliser les partisans, en insistant particulièrement sur le prestige passé associé à leurs lignages.
L’émergence de manifestations organisées a été facilitée par trois facteurs supplémentaires. Le premier a été l’élargissement des concepts de parenté. Les changements introduits par la politique du gouvernement central, l’extension du christianisme et les effets des forces socio-économiques semblent avoir favorisé une expansion de « l’univers de parenté » des Kinyagans. Par exemple, grâce aux liens de clientèle, une personne est entrée en contact avec des personnes de différentes lignées, clients du même patron. Ces contacts peuvent avoir servi de base à la formation de nouveaux groupements empruntant la terminologie de la parenté pour régir les relations entre les participants. Un processus similaire peut être utilisé pour les contacts entre personnes travaillant pour un salaire, ou même pour ceux qui se sont sentis victimes de la corvée. Leur subordination collective aux objectifs et aux intérêts des chefs leur conférait un statut structurel commun qui recoupait les différences professionnelles, familiales ou géographiques. L’élargissement des horizons grâce à des expériences communes pourrait bien avoir contribué à l’émergence de la cohésion pan-hutu dans les années cinquante.
Un autre facteur connexe était la discrimination ethnique implicite dans l’extension du contrôle du gouvernement central aux dépens des groupes de lignage locaux. Avant l’introduction de l’administration centrale sous Rwabugiri, les chefs de lignage de la région jouissaient du statut et du prestige en tant que représentants des groupes de leur parenté. Ce rôle était important pour les lignées hutues et tuutsies, de sorte que les Hutu participaient largement aux affaires locales. Lorsque les chefs de colline ont été introduits, les chefs de lignée ont perdu bon nombre de leurs anciennes prérogatives et ont vu s’affaiblir le caractère corporatif de leurs groupes de parenté.
Des alternatives au prestige antérieur du leadership de lignée existaient pour certains Tuutsis sous la forme d’une nomination à un poste politique ou à un emploi dans l’administration coloniale. Mais cette alternative était pratiquement inopérante pour les Hutu à partir des années 1920, alors que les politiques européennes se développaient et enracinaient la prédominance des Tuutsis. Là où les Hutu conservaient une participation dans l’administration, il s’agissait uniquement d’ibirongozi, des subordonnés des chefs de colline ou (parfois) de clercs modestes. Ibirongozi remplissait des fonctions particulièrement impopulaires pour les chefs de colline, telles que l’extraction de prestations, de services et de taxes de la population. Enfin, la discrimination introduite dans les écoles catholiques (de loin le plus grand système éducatif de la période coloniale) limitait encore les chances de la plupart des Hutu dans la vie. À partir de 1926, les Tuutsis, qui avaient résisté à la conversion, ont commencé à affluer dans les missions catholiques pour y recevoir une instruction. L’évêque à l’époque, Mgr. Léon Classe y voyait une opportunité de renforcer le rôle politique de l’Eglise au Rwanda et de créer une « aristocratie » chrétienne définie par l’ethnie et composée de Tuutsi. C’est pourquoi, pour répondre à cette tendance et l’encourager davantage, l’Église a ajusté ses politiques éducatives et introduit une discrimination manifeste favorisant les tuutsis et discriminant les Hutu. Même si les Hutu recevraient également une éducation, celle-ci serait façonnée et contrainte de s’adapter au statut de Mgr. Classe envisagée pour eux: « ils prendront place dans le travail de la mine et de l’industrie. » À la fin de 1928, les directives explicites émises par Mgr. Classe avaientt entraîné une nette discrimination à l’encontre des Hutu dans la plupart des écoles de missions catholiques du Rwanda, y compris la mission Mibirizi à Kinyaga.
À la Mission de Save, près d’Astrida, par exemple, les élèves tuutsis et hutus ont étudié bon nombre des mêmes matières, mais seuls les tuutsis ont reçu une instruction supplémentaire spéciale leur permettant de conserver des compéténces acquises’un chef et la maitrise du français. À Kansi, une autre mission de la région d’Astrida, les élèves tuutsis ont suivi un enseignement en français, mais pas les Hutus. Les enfants hutus ont souvent manqué l’école à cause des corvées lourdes qu’ils devaient exécuter chez les sous-chefs. Ainsi, comme le souligne Mbonimana, une forme de ségrégation dans les écoles de missions catholiques était parallèle à la discrimination constatée (même si elle était peut-être moindre)au Groupe Scolaire d’Astrida, la seule école publique du pays.
Le Groupe Scolaire, qui a inscrit ses premiers étudiants en 1932, a remplacé l’ancienne Ecole des Fils des Chefs (également appelée Ecole des Batutsi) située à Nyanza. Il était administré et géré par un ordre des frères catholiques, Les frères de la Charité, mais financé par le gouvernement colonial. L’un des objectifs de cette école était de créer une « nouvelle classe sociale » et, conformément à cet objectif (et aux préoccupations de Mgr Classe), très peu de Hutu ont été admis; en effet, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’école avait même une exigence de taille minimale pour l’entrée. Les diplômés du Groupe Scolaire se considéraient comme supérieurs aux autres Rwandais éduqués (par exemple ceux qui étaient pour la plupart des Hutus ayant suivi un enseignement postprimaire dans les séminaires catholiques) et leurs diplômes se voyaient accorder une plus grande valeur par l’administration belge. Ainsi, théoriquement en raison de leurs qualifications professionnelles mais en réalité parce qu’ils étaient en majorité issus des familles des chefs tuutsis, les diplômés du Groupe Scolaire bénéficiaient à la fois des avantages des structures économiques « traditionnelles » et des emplois de statut supérieur meilleure rémunération disponible dans le secteur « moderne ».
De tels changements dans les structures gouvernementales et le système éducatif ont entraîné une nette réduction du statut des Hutu et introduit une stratification plus marquée entre les groupes ethniques que par le passé. Et à mesure que la stratification s’intensifiait, les distinctions ethniques ont été affinées. En ce sens, la discrimination ethnique était un corollaire de la réduction de l’autonomie des groupes de parenté, tandis que la subordination collective de ce groupe défini par l’ethnie contribuait à l’émergence d’une identité plus large. L’État a réussi à affaiblir la menace perçue d’un type de groupe, la lignée propriétaire, alors que l’État et l’Église catholique ont encouragé la création d’une nouvelle « classe dirigeante » chrétienne, composée exclusivement de Tuutsi. Ces processus ont contribué à l’émergence d’un groupe identitaire nouveau et plus large (Hutu) basé sur les ressentiments des personnes dépossédées.