L’homme n’est pas la norme ultime de son fait. Il ne trouve pas en soi la justification ultime de ses actions et omissions. Transcendant le libre arbitre de l’homme, il y a une force supérieure, qui sait, qui apprécie et qui juge l’acte humain. Contre la décision elle fait du pouvoir humain suprême, il est toujours un recours devant la Puissance transcendante, dont l’homme a reçu son pouvoir de justicier, à charge d’en rendre compte.

Lorsque l’aîné, le patriarche, le chef coutumier ont tranché, les Bantous diront, comme disent les baluba : « I aye mwine ». « Lui-même le veut. Lui sait pourquoi il veut. C’est son affaire et son droit ». Cependant s’ils sont parfaitement convaincus de leur bon droit, s’ils sont sûrs de l’injustice de la sentence humaine, ils se laisseront sans doute faire, mais en protestant d’un recours devant le Créateur, maître de tous les humains. Tout en se laissant emmener, il clamera « Vous faites ce que vous voulez ; vous avez la force de me tuer ; mais moi je suis le « muntu » de Dieu ».  « Ne muntu wa Vidye (kiluba). C’est lui qui nous jugera tous les deux ; il ne vous est pas permis, homme puissant, de juger arbitrairement un homme qui n’est pas tant votre homme que l’homme de Dieu ; car ce n’est pas toi qui as le droit, tu n’es que délégué et mandataire ».

Comme tous les primitifs, (et comme tous les semi-primitifs), les Bantous se tournent vers leurs concepts philosophiques, et vers leur théodicée, pour dégager des principes et des normes du bien et du mal. On n’en voit point qui soient « évolués » au point de vouloir prêter quelques chances de vie à ce mort-né « rationaliste » qu’est la morale laïque. Il semble cependant que ce soit le but de certains colonisateurs d’ouvrir leurs pupilles l’accès à ce plan « supérieur » de la civilisation…

a) Les Bantous ont-ils la notion du bien et du mal ?

 Il est fréquent d’entendre dire que les Noirs ne distinguent pas le bien du mal, ou du moins qu’ils ont à ce sujet des conceptions de sauvages, heurtant de plein fouet nos acceptions de la morale.

 Il est vrai que pour beaucoup de coloniaux, il est reçu comme fait acquis, que les Noirs n’ont qu’une vague idée de l’Etre suprême, qu’ils sont convaincus que les créatures n’ont pas audience chez  Lui, que Lui-même garde d’ailleurs ses distances et ne trempe jamais dans l’événement quotidien de l’existence humaine. Malgré ce préjugé nous avons cru devoir prendre la peine d’interroger les Bantous sur ce point.

En matière de vol, on dit généralement que le Noir n’y voit pas le moindre mal, que pour lui il s’agit seulement de ne pas se faire prendre. Le mensonge et la tromperie seraient, dit-on, aux yeux des Noirs, un signe de finesse d’esprit, à l’abri de toute appréciation morale. L’adultère ne serait pas pour eux une infraction à la morale, mais il suffit que celui qui s’y fait pincer accepte de payer l’indemnité.

Certains concèdent cependant qu’il y a chez les Bantous le souci de maintenir l’ordre social ou la paix clanique ; mais ce souci serait vide de concepts moraux et étranger à des normes éthiques universellement admises. Ces auteurs parlent sans doute sous l’influence de théories occidentales modernes, selon lesquelles l’ordre social n’est que la conformité au comportement généralisé. Une telle morale et un endroit pareil sont évidemment vides de conceptions fixes ou de convictions principielles immuables.

En ethnologie nous ne sommes guère avancés quand nous avons présenté comme éthique bantoue un faisceau de canons de morale pénétrés de nos propres conceptions éthiques. Il s’agit de savoir ce que pensent les Noirs. Il importe de voir si les Noirs, de leur point de vue bantou, admettent au-dessus, ou peut-être à l’encontre de ce qui se fait couramment, des normes transcendantes du bien et du mal.

Nous n’avons qu’à l’admettre comme un fait ethnique, si les Noirs nous indiquent des principes immuables et transcendants, selon lesquels ils déterminent qu’un acte est bon ou mauvais, selon lesquels ils déterminent qu’un acte est bon ou mauvais, conforme ou non à l’ordre vital des choses.

Soulignons d’abord qu’il ne faudrait pas retenir des abus répétés comme valant usage. Ce n’est pas le comportement ordinaire des hommes, qui s’excusent par des prétextes égoïstes de leurs écarts, qui peut constituer la norme orthodoxe d’une éthique.

Or, il m’est arrivé des centaines de fois devant des situations diverses, d’entendre les Bantous dire « i bibi » c’est mal. Ce qui m’a frappé et longtemps étonné, c’est l’accent de conviction profonde avec laquelle ces deux petits mots étaient prononcés vraiment comme s’ils sentaient, plutôt qu’ils ne savaient, la distinction du bien et du mal. Ainsi peut-on entendre qu’ils condamnent en principe et de toute la force de leur sagesse vitale indestructible, l’influence destructrice du muloji (sorcier, ici dans le sens de jeteur de sorts). Ils rejettent de même principalement, et à cause de leur malice intrinsèque, le mensonge, la tromperie, le vol. l’adultère. Ils condamnent de même, de leur point de vite bantou, divers usages pourtant fort répandus, tels que la polygamie, le mariage d’impubères et autres abus sexuels. En somme, ils connaissent et reconnaissent la Loi naturelle, formulée dans le Décalogue.

N’est-il pas ahurissant de songer que nos autorités prétendent chercher des motifs qui permettraient d’aller à l’encontre de ces abus ! Et cependant, actuellement, nous voyons ces autorités, prenant l’abus répété pour du droit coutumier sacré, patronner les pires déviations de l’antique et saine Coutume des Bantous.

Tout Noir abordant le prétoire ne dira-t-il pas une formule se rapprochant de celle en usage chez les Baluba : « Je suis un homme qui dit vrai, mes paroles suivent l’événement, comme il s’est produit et comme il s’est développé : car je suis un muntu mukulumpe, un grand homme ». En d’autres circonstances, on entendra des Noirs se vanter de ce qu’ils respectent la personne et le bien d’autrui. Et la nostalgie des vieux qui se plaisent à dire que « tous les bons et vieux principes vont à la dérive » n’est-elle pas symptomatique ?

Il est indubitable que les Noirs ont des notions du bien et du mal. Nous montrerons que leurs principes éthiques ne sont d’ailleurs pas suspendus en l’air.

b) La base de la conscience du bien et du mal se rattache à la philosophie des Bantous.

Les Bantous sont encore suffisamment primitifs pour pouvoir reconnaitre le rapport qui existe entre les canons du droit, les règles de la morale, l’ordre des choses ou les principes de la philosophie. Pour la science positive moderne, tout le monde matériel, toute la physique, toute la mécanique et tout l’espace stellaire se réduisent à une idée unique.

Pour les primitifs, la suprême sagesse consiste à reconnaitre dans l’univers, dont ils n’excluent pas sottement et à priori le monde spirituel, cette unité dans l’ordre des êtres. Toute leur ontologie, que l’on pourrait systématiser autour de l’idée fondamentale de la « force vitale » et des notions connexes d’accroissement, de solidarité, d’influence et de hiérarchie vitaux, fait apparaitre le monde comme une pluralité de forces coordonnées. Cet ordre est la condition essentielle de l’intégrité des êtres. Les Bantous ajoutent que cet ordre vient de Dieu et qu’il doit être respecté.

Dieu est le possesseur, l’évocateur, le renforçateur et le conservateur de la vie. Son grand et saint don à l’homme, est le don de la vie. Les autres créatures, qui sont, suivant la conception bantoue, des forces vitales inférieures ou supérieures, n’existent, dans le plan divin, que dans le seul but de maintenir et d’accroitre le don de la vie fait à l’homme.

Le renforcement de la vie, la conservation et le respect de la vie sont, par nature même de la création, l’affaire des ancêtres et des aînés, vivants on défunts. Pareillement les forces inférieures sont mises à la disposition des hommes pour servir au renforcement, au maintien et à la protection du « muntu ».

Suivant le Plan divin, et suivant sa Volonté, toute vie peut et doit être respectée, conservée et renforcée dans le « muntu ».

 Il est difficile de définir et d’exprimer ce qui peut avoir été conservé chez les primitifs de révélation originelle, de la révélation explicite, par Dieu, de la loi morale. Mais la volonté divine se trouve, d’après les Noirs, exprimée dans l’économie du monde, dans l’ordre des forces, auquel leur intelligence naturelle a accès. Ils la déduisent de leur sagesse humaine et de leur conception philosophique du rapport et de l’interaction des êtres. La morale objective chez les Noirs est une morale ontologique, immanente et intrinsèque. La morale bantoue tient à l’essence des choses comprises suivant leur ontologie. La connaissance d’un ordre naturel nécessaire des forces fait partie de la sagesse des primitifs. Nous pouvons en conclure qu’un acte, un usage sera avant tout qualifié d’ontologiquement bon par les Bantous, et qu’il sera pour cela estimé moralement bon et enfin, par voie de déduction, qu’il sera apprécié comme juridiquement juste. Les Bantous n’ont en effet, pas encore accédé à la subtilité qui permet à nos juristes de découvrir un droit positif affranchi de la philosophie ou de la nature des choses.

Nous avons exposé les normes du bien ; à l’inverse, les normes du mal sont évidemment parallèles. Tout acte, tout comportement, toute attitude et toute habitude humaine qui attente à la force vitale ou à l’accroissement et à la hiérarchie du « muntu » est mauvais. LA destruction de la vie est une atteinte au Plan divin, et le «muntu » sait que pareille destruction est, avant tout, un sacrilège ontologique, que c’est pour cela qu’il est immoral et par conséquent, injuste.

c) Le droit positif des Bantous cadre avec leur morale ontologique.

De même que pour les Bantous, c’est le « muntu » vivant qui est, de par les dispositions divines, la norme du droit ontologique ou du droit naturel, ainsi sera-t-il également la norme du droit positif. Nous pourrions d’ailleurs montrer avec la même rigueur logique que c’est le « muntu » qui est la norme de la langue, de la grammaire, de la géographie, de toute la vie et de tout ce que la vie met en rapport avec le « muntu ».

Si le droit de propriété, le régime foncier, la dévolution successorale, l’organisation clanique et interclanique ancienne ou l’organisation politique plus récente, bref si toute la législation positive ou conventionnelle ne peut être tirée par déduction logique nécessaire des prémices des données ontologiques de la philosophie bantoue, tout au moins est-il certain que le droit coutumier primitif, si spécifique et si conventionnel qu’il puisse paraitre, s’adapte parfaitement dans le cadre de la philosophie et de la morale bantoue telle que nous l’avons décrite.

Tout droit coutumier digne de ce nom (et qui soit du droit et non une tolérance de l’abus) est inspiré, animé et justifié du point de vue bantou par sa philosophie de la force vitale, de l’accroissement, de l’interdépendance, de l’influence et de la hiérarchie vitaux. Le droit coutumier est fondé en valeur sur la philosophie des primitifs.

D’une part, la morale, c’est-à-dire le départ entre les actions humaines bonnes et mauvaises suivant le critère de la Volonté divine, (ou suivant le critère de l’Ordre naturel, qui n’est que l’expression de cette Volonté divine) et, d’autre part, le droit, c’est-à-dire le départ entre les actions bonnes ou mauvaises des hommes par rapport à leurs semblables, au clan, ou plus généralement par rapport à la société humaine reposent chez les Bantous sur un inique fondement de principes et constituent un tout unique. La société humaine, dans son organisation clanique ou politique, est en effet ordonnée également d’après les principes ou plutôt les réalités des forces vitales, de leur accroissement, de leur interaction et de leur hiérarchie. L’ordre social ne peut être fondé que sur l’ordre ontologique, et une organisation politique qui heurterait ce principe ne pourrait jamais être reconnue chez les Bantous comme ordonnée ou normale. Que l’on se souvienne des difficultés insurmontables, de l’opposition irréductible des communautés indigènes, chaque fois que l’autorité européenne., animée des meilleures intentions, mais méconnaissant la réalité de la morale et du droit bantous, tenta d’imposer une organisation politique violentant l’ordre ontologique de la hiérarchie bantoue.

 d) La ténacité du « muntu » dans la défense de son droit est la conséquence de son attachement à sa sagesse fondamentale et à sa philosophie.

Les Bantous ont une morale dans la mesure de ce qui leur reste de philosophie. La conscience de leurs droits supérieurs est d’autant plus nette qu’ils ont pu acquérir et garder une notion plus claire et plus évidente du monde suivant leur ontologie propre.

Devant les sempiternelles palabres des Noirs, nous avons tendance à nous énerver et à perdre patience. Cependant comment le Noir pourrait-il renoncer à cette attitude ? Plus sa pensée est haute, plus ses arguments se trouvent enracinés dans sa conception philosophique, et plus sa sagesse et son comportement sont ontologiques, plus tenace sera-t-il, plus audacieux s’avancera-t-il pour la défense de son bon droit. C’est dans la défense de son droit, que le non-civilisé s’apparait le mieux en tant que personnalité, parce que son droit (tout comme sa religion d’ailleurs) repose sur l’essence intime de son humanité, sur sa conception du monde et sur sa philosophie.

Pour le Noir, renoncer à sa philosophie, c’est renoncer à la morale et au droit. Ses hautes obligations fondées sur des principes inébranlables de sa philosophie et sur la conception qu’il a de l’humanité, conditionnent également le caractère sacre et la haute conscience qu’il a de ses droits.

L’homme qui se borne à reconnaitre dans son statut juridique de simples obligations civiles, économiques ou sociales, ne pourra prétendre, en droit, qu’à de simples droits civils, économiques ou sociaux. Chez le non-civilisé on trouve la conscience inaltérée du caractère humain du droit, et l’on serait tenté de vouer un profond respect à la conception juridique de ce « sauvage », tout au moins si lui-même pouvait avoir le respect pratique des droits de son prochain, au même titre qu’il en professe pour ses droits propres. Ce fier entêtement dans la poursuite et dans la conscience de son droit, devient, à la lumière de cette meilleure compréhension de la mentalité des Bantous, une qualité appréciable de grandeur humaine ; il ne faut pas y voir plus longtemps une obstination imbécile de primitif.

L’homme bon ou mauvais. L’éthique subjective.

Après avoir examiné les normes objectives du bien et du mal (ontologiques, morales et juridiques) chez les Bantous, il convient d’examiner quel doit être le « muntu », et du point de vue du non-civilisé, le comportement humain, en qualité d’individu, de membre de la société clanique, ou du citoyen d’un ordre politique.

 

Il nous faudra donc passer en revue les notions bantoues du devoir, de la conscience, de la faute, et de la responsabilité, quand et pourquoi le « muntu » se sait-il et se sent-il bon ou méchant ? quand et pourquoi le clan ou la société politique désigneront-ils l’un de leurs membres comme bon ou méchant ? Quels sont les degrés de la bonté ou de la méchanceté humaine ? Quelles sont aux yeux de la communauté bantoue, les circonstances aggravantes et atténuantes de cette appréciation.

a) L’homme pervers, ou l’anéantisseur(muloji, mfwisi, ndoki).

Suivant les Bantous il est en certains hommes une méchanceté sans rémission. C’est la méchanceté totale, superlative. Dans toutes les branches de la famille bantoue, le « muntu » témoigne d’une terreur d’épouvante, d’une intense répulsion

Pour cette forme diabolique du mal. C’est le « buloji » qui est pour Noir connue la perversion, la pourriture de son être. C’est une putréfaction dont émanent des spores portant la contagion destructrice dans toute son ambiance, par une sorte de contagion ontologique.

Le crime le plus crapuleux, la prostitution la plus cynique des lois sacrées de la nature, sont d’après les Bantous les oeuvres destructrices, volontaires et conscientes du « buloji » ou de la sorcellerie. Notre étude de l’ontologie nous a montré déjà qu’il n’est pas nécessaire pour ce faire qu’il y ait un recours à des procédés ou manigances magiques, ni même à aucun instrument externe. La seule force vitale pervertie voulant la mort, suffit à sortir ces effets destructeurs ; en elle-même cette force corrosive peut-être directement annihilante. Les baluba nomment cette influence volontairement sacrilège, qui porte atteinte à la vie, ce sublime don divin, du nom de « nsikani », volonté perverse. Il ne peut exister de raison suffisante pour justifier ni pour excuser pareille action des forces contre nature.

Toute aversion, haine, envie, jalousie, médisance, voire la louange exagérée ou l’éloge mensonger, sont sévèrement désapprouvés en principe par les Noirs. A celui qui fait montre d’envie ou de haine on adressera le reproche : « Veux-tu me tuer ? As-tu le buloji dans le cœur ? ». Toute mauvaise volonté préméditée est qualifiée.

de « nsikani » et le vrai « nsikani », celui qui porte méchamment atteinte à la force vitale d’autrui, est synonyme de « buloji ».

Pareil « maloji » est considéré comme un coupable au plus haut point par les Bantous ; il est coupable aussi en face de Dieu, dispensateur et conservateur de toute vie. Le « muloji » portant atteinte à l’ordre naturel, au droit naturel, et par conséquent au droit positif, est donc aussi coupable au point de vue judiciaire. La société exerce son droit de défense contre un semblable malfaiteur qui répand la destruction et la mort, qui provoque l’annihilation de l’être.

b) La mauvaise volonté excitée ou provoquée.

Les Bantous connaissent des formes mineures de la méchanceté. Ils admettent notamment qu’un homme peut être provoqué et excité par d’autres au point que sa bonne volonté de vie s’inverse en volonté d’anéantissement. L’homme peut être amené à subir de telles avanies de la part de son prochain qu’il se trouve entraîné, consulte malgré lui, à prononcer des imprécations, à vouloir la réduction vitale d’autrui. Dans ces cas, l’homme se trouve aveugle par l’emportement, son œil n’est plus clair : l’homme blessé a du noir devant les yeux « Mu meso mufita fululu», (l’obscurité vient devant les yeux) disent les baluba. « Bulobo bwamukwatwa » “l’excitation s’est emparée de lui : « Nakwatwa nsungu » (je suis pris par la colère) disent-ils encore. Excitation, tolère, assombrissement de l’œil, ne sont pas des fautes ; ces états d’âme ne constituent pas un mal moral, et par conséquent ils ne peuvent pas avoir de caractère juridiquement criminel. Ces attitudes, ces sentiments humains ne sont pas en eux-mêmes des influences vitales néfastes, bien qu’ils puissent y conduire. Ces états sont en effet déterminés par des circonstances extérieures, disent les Noirs, contrariétés ou malheurs, mauvaises volonté ou injustice de tiers. etc.

Cependant, bien qu’il soit admis que l’homme se trouve porté à de semblables états par des circonstances qui lui sont étrangères, c’est un fait cependant que la colère, fût-elle involontaire, exerce une influence vitale négative et néfaste lorsqu’elle se tourne contre d’autres hommes. L’homme excité ne se trouve plus dans des dispositions respectueuses de la vie, il est clans un état anormal, dans un état contre nature, et cet état anormal, en conjonction avec une volonté destructive involontaire, suffit pour exercer une influence nocive sur les humains qui se trouvent en relation vitale avec lui et sur toutes les formes de vie (d’existence) mineures contre lesquelles se dresse sa volonté excitée au mal.

Bien que les effets néfastes en puissent être identiques, il reste une différence fondamentale entre la méchanceté du sorcier et la volonté mauvaise de l’homme excité au mal. On ne dira pas du sorcier, de l’anéantisseur, que la méchanceté s’est emparée de lui, on dira qu’il est méchant que sa volonté est mauvaise ; de l’homme excité on dira qu’il a été provoqué par des circonstances fâcheuses et qu’il a été pris de colère. Aussi longtemps que l’homme agit sous l’emprise de la colère, aussi longtemps que l’obscurité lui reste devant les yeux, on ne lui comptera pas à faute les faits qu’il peut commettre. Il s’agit bien entendu d’une poussée de colère passagère, car la nature colérique produisant des explosions chroniques ou un état permanent sera comptée comme une expression de la méchanceté d’un homme pervers, d’un anéantisseur. Lorsque l’excité retrouve son calme, lorsque la colère le lâche, et lorsqu’il commence à se rendre compte de tout ce qu’il a pu dire et faire sous l’emprise de son emportement, il est obligé de corriger son attitude destructrice involontaire pour revenir au respect de la vie, du renforcement de la vie. Comme cette colère excitée par un agent extérieur s’est, de par sa nature, extériorisée, il eut obligé également de révoquer publiquement ses imprécations et ses malédictions et de témoigner sa bonne volonté, aussitôt que ses yeux voient à nouveau clair. Si par contre il s’entête après qu’il est libéré de l’emprise de la colère, il est fautif, il y a chez lui une mauvaise volonté qui lui est imputable et que les circonstances atténuantes ne peuvent pas excuser plus longtemps.

Inutile de dire que beaucoup de Noirs sont encore impressionnés par les colères des Blancs. Les gens de tel village, malgré l’ordre donné par le chef, avaient omis de préparer le gîte où je devais loger. D’où colère, insultes et imprécations de ma part. Le chef, loin de s’associer à mes imprécations, me pria de retirer mes paroles inconsidérées et malveillantes « kokilokosyanya, Tata ! », pour que le village n’en souffre pas après mon départ.

Dans tel autre village où je m’étais laissé emporter par la colère, les gens se disaient « Non, il n’est pas mauvais, lui ; c’est nous qui sommes mauvais… ». La seule solution était de se conformer à ce que le Père avait dit.

Lors des révoltes, les insurgés… et beaucoup d’autres disaient: « Les Blancs sont mauvais, ils veulent notre mort. ». C’était la simple vérité, pour autant que le colonisateur ne fait que les exploiter en ignorant systématiquement la valeur « humaine » et les « raisons » de ces hommes. L’expression, spécifiquement bantoue, n’est compréhensible qu’à travers leurs conceptions.

La preuve extérieure qu’on s’est dégagé de toute influence néfaste volontaire est fournie en éjectant la salive. C’est ce qui se pratique notamment lorsque deux amis se réconcilient après dispute ; on en use de même lorsque ceux qui ont nui à des tiers leur offrent réparation, lors de sa « confessio parturientis » et encore lors de l’adieu d’un père à son fils au départ duquel le premier s’était d’abord opposé.

c) La mauvaise influence vitale inconsciente.

Ceux qui ont vécu parmi les Bantous ont rencontré fréquemment des illustrations vivantes de cas où un homme se voit accusé d’influence néfaste, et se trouve condamné pour la maladie ou la mort d’un autre, sans qu’il soit convaincu de faute, ni même d’intention méchante. Souvent les éléments de preuve font totalement défaut, et l’erreur judiciaire parait évidente au témoin européen. Et cependant, on constate que l’accusé, après avoir présenté une faible défense, se soumet aux indications et décisions des devins, des ordalies ou de la sentence des anciens et des sages, et accepte la peine qui lui est infligée. Pareils faits demeurent inexplicables aux yeux des justiciers européens. Je crois en avoir trouvé une explication suffisante dans la philosophie des Bantous.

Les forces vitales sont ordonnées par Dieu, à l’exclusion de l’intervention humaine ; la hiérarchie des forces est un ordonnancement ontologique, basé sur la nature intime des choses, étranger à toute convention, à toute immixtion externe. Toutes les forces sont en relation d’interdépendance étroite, d’essence à essence et sans recours nécessaire à des moyens externes. Leurs forces vitales ne sont d’ailleurs pas des valeurs quantitatives mathématiques ; ce ne sont pas non plus des valeurs qualitatives statiques définissables par la philosophie ; ce sont des forces agissantes, non seulement en elles-mêmes et sur elles-mêmes, mais des forces dont l’action peut irradier dans tout l’univers des forces, dans la mesure dans laquelle elles se propagent suivant leurs relations vitales propres.

Dans un village des baluba, il m’est arrivé d’apercevoir un cabri tout contrefait, et les gens sont venus me dire « Le propriétaire de ce cabri ferait mieux de tuer sa bête, car elle va attirer le malheur sur tous les troupeaux du village ». Maint auteur a signalé qu’autrefois les Noirs jetaient à la rivière les nouveau-nés mal venus. Il est bien connu que les Bantous portent leurs malades hors des villages, pour les soigner en brousse ou dans la forêt, et ne les ramènent que lorsqu’ils sont guéris. Je me suis laissé dire qu’un Noir de la région de Stanleyville s’en alla se suicider pour avoir levé la main sur sa mère. Les réactions que provoque dans certaines tribus la naissance de jumeaux est un fait bien connu également. Cet événement est considéré sinon comme anormal, du moins comme extraordinaire, et impose donc des rites particuliers. Dans la région de Milambwe, an nord de Kamina, des chasseurs tuèrent il y a une couple d’années une antilope à cinq pattes ; aucun Noir n’osa goûter du gibier, et la pièce fut portée telle quelle à la mission protestante établie dans la région.

Ces cas prouvent que les Noirs admettent des influences vitales parfaitement inconscientes. Tout phénomène inusuel, tout être anormal est désigné par les baluba comme « bya malwa » et ces excentricités sont considérées par eux comme un trouble dans l’ordre naturel, comme une force anormale, extravagante. Or, si toutes les forces se trouvent en relation d’influence nécessaire par leur rang vital, il ne reste qu’un pas à faire vers la conclusion qu’une force, anormale en elle-même, aura habituellement sinon nécessairement une influence désordonnante envers les forces sur lesquelles elle exerce une action. Une monstruosité ne constitue pas plus qu’aucun autre être, une force autonome, mais aura, comme toute force, une influence vitale, cette influence vitale sera logiquement monstrueuse. On sentira le besoin de se défendre contre elle.

Les Bantous semblent voir un certain automatisme dans l’influence réciproque des forces vitales, un peu comme nous verrions une relation nécessaire entre les engrenages d’une mécanique. Il suffit qu’un pignon soit excentrique pour troubler totalement le mouvement.

Les Bantous admettent cette influence inconsciente, non seulement chez les êtres inanimés, les plantes ou les animaux, mais encore chez le « muntu » lui-même. Ils sont convaincus, me semble-t-il, que l’homme animé des meilleurs sentiments, de la meilleure intention vitale, peut néanmoins exercer une influence vitale néfaste. Qui peut, en effet, se vanter de connaître les ordonnances vitales jusqu’en leurs dernières ramifications ? Les lois générales de la causalité sont connues de tout « muntu » de même qu’appartient au patrimoine commun la connaissance des régies élémentaires de la physique bantoue, et elles sont notamment les critères permettant de spécifier les forces vitales. Cependant la connaissance particulière et concrète reste toujours aléatoire ; elle appartient au domaine des approximations et de l’hypothèse. Seuls les voyants ont la faculté de connaitre avec certitude les choses particulières, et encore… que de fois n’arrive-t-il pas aux devins de se tromper « lubuko lukupile », disent les baluba. La tentative de divination a échoué, elle a « raté » à la manière dont le chasseur rate son gibier. L’échec d’une divination ne porte pas nécessairement les Noirs à conclure à la vanité de ce moyen de connaissance. Pour eux, ces avatars semblent chose fort naturelle, découlant de la nature même des choses, conforme à la nature de la force de connaissance humaine.

Dès lors les Bantous admettent, — et ils en sont intimement convaincus, que l’homme peut par un acte, par une attitude ou par sa seule manière d’être, dont il est au demeurant parfaitement inconscient, porter atteinte à l’ordre ontologique des forces, et parlant, faire ainsi du tort à son prochain. Je ne vois que celle explication, fondée sur la philosophie des Bantous, pour expliquer comment les Noirs s’inclinent devant une accusation, alors qu’ils savent pertinemment, dans leur for intérieur, n’avoir eu aucune intention consciente de destruction de vie. Il me semble qu’ils doivent ne trouver dans un état d’esprit semblable à celui de l’apprenti-chauffeur, qui est convaincu d’avoir suivi la théorie à la lettre, qui ne se souvient nullement d’une fausse manœuvre, mais qui devant les plaies et bosses et la machine démolie n’osera pourtant point nier être raideur de l’accident.

Personne ne contexte d’ailleurs que la communauté bantoue se reconnaisse le droit de se défendre contre ce genre d’atteintes à l’ordre vital. La « non-vie », la force destructrice de vie, ne peut être sujet de droit, elle est anti-ontologique.

d) Que sont, au sens bantou, la conscience, l’obligation, la faute et la responsabilité ?

La conscience bantoue. — La conscience morale des Bantous, leur conscience d’être bon ou mauvais, d’agir bien ou mal est également conforme à leur conception philosophique, à leur sagesse. La notion de l’ordre universel, de l’ordonnancement des forces, de la hiérarchie vitale est très nette chez les Bantous. Ils savent et disent que cet ordre est voulu tel par Dieu. Ils sont conscients de ce que, suivant les décrets divins, cet ordre des forces, cette mécanique d’interaction des êtres, doivent être respectés. Ils savent que l’action des forces suit des lois immanentes, que l’on ne se joue pas de ces règles, que l’on ne dispose pas arbitrairement des influences des forces. Ils distinguent l’abus de l’usage. Ils ont la notion de ce que nous nommerions une justice immanente, ce qu’ils traduisent en disant que la violation de la nature provoque sa vengeance, qu’elle est génératrice de malheur. Ils savent que celui qui ne respecte pas les lois de la nature devient « wa malwa », pour s’exprimer à la manière des baluba, c’est-à-dire que c’est un homme dont l’essence intime est grosse de malheur, dont la puissance vitale est par conséquent, viciée, et dont l’influence sur autrui est donc également novice. Cette conscience éthique est chez eux à la fois philosophique, morale et juridique.

La notion du devoir. — L’individu sait qu’elles sont ses obligations morales et juridiques à respecter sous peine de perdre sa force vitale. Il sait que l’accomplissement du devoir est la condition de son intégrité et de son accroissement ontologique. En tant que membre du clan, le « muntu » sait qu’en vivant conformément à son rang vital dans le clan, il peut et doit contribuer, par l’exercice normal de son influence vitale favorable, au maintien et à l’accroissement du clan. Il sait ses devoirs claniques. Il sait également ses devoirs envers les clans étrangers. Si hostiles que soient dans la pratique les relations intertribales, les Bantous savent et disent qu’il n’est pas permis de tuer un étranger sans motif. Les étrangers sont en effet également des hommes de Dieu, et leur force vitale a donc droit au respect. La diminution et la destruction d’une vie étrangère est un trouble porté à l’ordre ontologique, et il se retourne contre le perturbateur.

Les obligations du « muntu » vont grandissantes suivant le degré de son rang vital. L’aîné, le chef, le roi, savent fort bien que leur fait n’engage pas seulement leur force vitale personnelle ; eux-mêmes et leurs subordonnés savent parfaitement que leur fait aura des répercussions sur toute la communauté qui leur est subordonnée. De là le souci scrupuleux que l’on trouve chez tous les primitifs, de protéger le chef, le renforçateur de vie, contre toute atteinte à sa puissance vitale, par un faisceau de prescriptions et d’interdits. Ils visent à maintenir intacte sa puissance ontologique, sa force vitale, source de l’intégrité de tous.

La faute et la responsabilité. –  Les obligations des Bantous découlent de nécessités naturelles ou vitales. La faute ou la responsabilité seront donc proportionnelles au degré de mauvaise volonté par lequel il a été porté atteinte à la force vitale. Notre description de l’éthique subjective a fait apparaître déjà les degrés de faute et de responsabilité que reconnaissent les Bantous. Ce sont :

1) L’anéantissement volontaire (buloji chez les baluba).

2) La mauvaise volonté excitée.

3) L’influence néfaste involontaire et inconsciente.