« Entré bien contre son gré dans l’orbe de la politique mondiale, le Ruanda se trouva, moins de vingt ans après, gravement affecté par ses vicissitudes. Occupé sans coup férir vers 1898, il devint de 1914 à 1916 un champ de bataille pour les nations européennes et un enjeu de leurs rivalités. Le sort de la grande guerre le fit passer des mains des Allemands en celles des Belges. Ce changement n’eut pas une portée purement politique, mais culturelle et religieuse. D’une influence germanique à tendance protestante le pays passa à une influence latine d’esprit catholique. La première avait à peine eu le temps et les moyens de s’y faire sentir ; iI était réservé à la seconde d’y pénétrer profondément et de lui imprimer surtout son cachet spirituel».

Louis de Lacger, Le Ruanda, p.445

Avec l’avènement du régime colonial belge, le Rwanda connut beaucoup de transformations qui touchèrent tous les aspects de la vie du pays. Avec la “Belgique catholique”, s’inaugura une ère d’étroite collaboration entre l’église catholique et l’Etat colonial. Cette collaboration qui n’avait été que sporadique sous la colonisation allemande devint régulière et marqua un vrai tournant dans l’histoire de la propagation de la culture occidentale au Rwanda. En effet, ensemble avec les Pères Blancs, l’administration coloniale belge contraignit le mwami Yuhi Musinga à se prononcer officiellement en faveur des acquis de l’Occident en promulguant la loi de Juillet 1917 sur la liberté de conscience pour tous ses sujets, y compris les grands du royaume.

Sachant que le roi et sa cour avaient marqué un non catégorique à l’adhésion des Tutsi à l’école du Blanc et sachant que tant que durait ce non, le Rwanda restait en grande partie à l’écart de la culture occidentale, les Pères Blancs furent des instigateurs de la proclamation de cette « liberté de conscience » au Rwanda. Cette mesure coercitive des Belges délivra les membres de la classe dirigeante de ses craintes et lui permit de se lancer sur la nouvelle voie du salut.

En effet, se rendant compte que le pouvoir réel se glissait du mwami vers le résident belge, étant convaincus que pour jouer le rôle d’intermédiaires entre les nouveaux dirigeants coloniaux et la masse de producteurs rwandais, il fallait être initiés aux affaires des Blancs, et que les Pères Blancs étaient non seulement les dispensateurs des connaissances qu’exigeait la nouvelle administration coloniale mais étaient également le point relais entre les Rwandais et les fonctionnaires belges, les jeunes chefs tutsi ainsi que les membres de leurs familles désireux de garder leurs places et des avantages qu’elles conféraient se ruèrent vers des écoles des missions et vers des salles de catéchuménat. Dans le cadre de la religion chrétienne, le revirement d’attitude de la noblesse à l’égard de l’école eut pour conséquences immédiates ce que les Pères ont appelé les “conversions massives” au Rwanda car chaque chef converti entraîna ses sujets sur ses traces.

Dans le domaine de la politique locale, le changement de position des dirigeants à l’endroit des apports de l’Occident chrétien : la religion, l’école, etc déclencha de nouvelles divisions parmi les membres de la société rwandaise. Ainsi, avec l’entrée de quelques jeunes chefs et jeunes sous-chefs dans le catholicisme, le conflit fut nourri entre eux et la cour royale ainsi que les dignitaires non convertis qui, malgré la nouvelle orientation que les Belges donnaient au pays, restèrent à l’écart de la propagande religieuse catholique et de la civilisation occidentale. Mais appuyés par les Pères et les agents de l’administration coloniale belge, les jeunes chefs convertis, réussirent à renverser les vieux notables païens à évincer même le mwami et à occuper le devant de la scène politique rwandaise. Ils profitèrent grandement des diverses réformes et actions opérées conjointement ou successivement par la colonisation belge et les missionnaires.

Placée par la victoire des armes à la tête du Rwanda, du Burundi, de Kigoma, de l’Ujiji, du Buha et de l’Uswi, tous territoires et endroits abandonnés par l’Allemagne vaincue, la Belgique n’attendit pas d’être investie par les traités internationaux pour y faire acte de maître. En 1917, elle créa un haut commissariat royal ayant pour premier titulaire le général Malfeyt qui résida à Kigoma. Le Rwanda fut confié au major Declercq qui plaça à son tour des officiers subalternes à Gisenyi, Cyangugu, Ruhengeri et Nyanza, tous anciens postes de districts allemands. Sur ce point, les militaires imitèrent leurs prédécesseurs allemands en divisant le pays en quelques commandements (il y en eut d’abord quatre) ainsi que l’avait fait l’administration coloniale allemande et en se servant même des stations que cette dernière avait fondées.

Cependant, même si les rapports officiels sur l’administration belge du Ruanda-Urundi stipulent que les militaires belges se sont inspirés de la ligne de conduite suivie antérieurement par l’autorité allemande en Afrique, il reste que le pouvoir colonial belge n’a pas longtemps maintenu la politique administrative coloniale pratiquée par ses prédécesseurs, mais s’est forgée assez vite sa propre manière de gouverner les territoires occupés.

A lire leur rapport officiel de 1921 sur l’administration belge au Rwanda et au Burundi, on serait tenté de croire que la Belgique a appliqué dans ces deux pays le système colonial d’administration indirecte, qu’elle a laissé la gestion directe du pays à ses détenteurs coutumiers : le mwami, les chefs et les sous-chefs et que, par conséquent, elle a affirmé ainsi que l’avait fait l’Allemagne, la suprématie de la classe dirigeante traditionnelle :

« Au point de vue administratif, nous pratiquons dans ces régions une politique de protectorat, d’administration indirecte, maintenant et améliorant les institutions indigènes si remarquables, que nous y trouvons ; et, sauf à corriger les abus, nous entendons que les populations (…) se développent librement selon leurs aspirations et leurs traditions sous la conduite de leurs chefs coutumiers ».

Cette déclaration officielle met en relief une partie de la situation réelle qui prévalait au Rwanda sous l’occupation belge. Elle laisse entendre que d’une façon générale, l’autorité européenne ne prenait aucune mesure pouvant affecter la communauté indigène sans en avoir référé au gouvernement local et sans l’avoir convaincu des avantages qu’elle comportait et surtout sans avoir obtenu son accord.

Cette démarche et ce comportement du nouveau pouvoir colonial supposeraient que les autorités indigènes fussent à même de comprendre les nouvelles politiques d’orientation de leur pays telles que proposées par les Belges et qu’elles fussent disposées à marcher selon les plans des Européens.

Or, jusque là, le mwami, ses chefs et ses sous-chefs, tous les grands du royaume se montraient peu attirés par la civilisation occidentale et manifestaient toujours leur réticence et leur résistance à l’exécution des plans des Européens. Les nouveaux maîtres coloniaux n’ignoraient pas cette situation. Ce qui fait qu’en réalité, les Belges devaient s’imposer aux autorités indigènes pour pouvoir diriger le pays vers une orientation de leur choix (qui ne devait pas être nécessairement le choix des autochtones).

La Belgique n’a donc pas décrit ouvertement dans les rapports officiels cette tendance car il n’était pas question de montrer qu’elle outrepassait déjà les exigences du mandat que la Société des Nations s’apprêtait à lui accorder officiellement. C’est seulement sous le prétexte de “corriger les abus” que les Belges admettaient être intervenus directement dans l’organisation politique et administrative indigènes :

« Nous sommes convaincus que respecter l’organisation politique et sociale (et même administrative) que les populations s’étaient données, l’améliorer en éliminant les pratiques barbares et les abus, empêcher l’oppression des pauvres et des petits mais sans essayer d’importer, sous les tropiques parmi les peuples primitifs nos concepts égalitaires européens (..) est une politique sage et juste ».

Améliorer, éliminer et empêcher sont tous les verbes exprimant des actions qui demandaient un pouvoir effectif sur le pays d’autant plus qu’ils impliquent une intervention directe dans les coutumes du peuple et un changement dans le comportement de la population.

Ce pouvoir effectif sur le pays s’avéraient nécessaire parce que les actions et les décisions du nouveau régime colonial puisaient leurs fondements dans une société ayant une culture aux réalités très différentes de celles que connaît le Rwanda et parce que leur mise en application allait contraindre sans aucun doute les indigènes à se plier devant la conception européenne d’une société en développement ou devant se développer. Dans ces circonstances :

« Il va sans dire qu’un gouvernement s’acquittant, dans une société peu avancée, d’une mission civilisatrice, doit avoir le pouvoir d’imposer en certaines circonstances les mesures que comporte l’intérêt général. C’est pourquoi le Résident a été placé auprès de l’autorité indigène non pas comme un représentant diplomatique de la puissance mandataire, mais comme un tuteur qui la dirige ».

Ici, nous comprenons que le pouvoir indigène est devenu subordonné au pouvoir colonial. Les dirigeants locaux allaient désormais exercer leurs attributions politiques, administratives et même juridiques sous la direction du résident. C’est dire que d’après la conception de l’administration coloniale belge, le mwami du Rwanda venait après le résident dans la hiérarchie politique et administrative de son royaume. D’ores et déjà, le mwami n’est plus le N° 1 dans son royaume, il est devenu sujet : sujet de la puissance coloniale belge !

Cette situation incommodait sans aucun doute les dirigeants rwandais et provoquait dans leur camp des réactions. Conscient de cet état de chose, le pouvoir mandataire, ou plus communément le pouvoir colonial belge, prit des mesures visant à réduire l’autorité du mwami et de toute l’élite politique et administrative traditionnelle au pouvoir. Dans cette situation, il s’attela plutôt à conquérir ta collaboration des jeunes nobles convertis et à les opposer au vieux dirigeants.

Restriction des pouvoirs du mwami  Et Retrait du droit de vie et de mort

Le fait de subordonner le mwami au résident lui fit perdre sa préséance absolue dans son royaume. Mais, sa toute puissance s’évanouit dangereusement et sans retour le jour où la Belgique lui enleva le droit de vie et de mort, le « jus gladii », sur ses sujets.

Il n’est pas très nécessaire de se poser la question de savoir pourquoi le nouveau régime colonial a, dès son entrée au Rwanda, retiré au souverain indigène ce qui faisait de lui le maître craint dans le pays. L’administration coloniale belge voulait par cette mesure diminuer, voire supprimer l’autorité de Musinga afin de se dresser devant lui comme seule vraie responsable dans son royaume. Il y a lieu d’ajouter aussi que cette décision revêt un caractère particulier en ce qui concerne l’orientation des relations entre des populations rwandaises et le nouveau maître colonial.

En effet, jusque là, l’occupation européenne s’était plus montrée en faveur de l’autorité locale : celle du roi et de ses chefs et s’était même ouvertement attelée à la renforcer souvent au détriment des masses dominées et productrices. Dès l’avènement des Belges, on assiste à un changement de cap : alors que l’Allemagne s’était refusée d’intervenir dans les affaires internes de la société rwandaise, se contentant seulement d’y maintenir l’ordre, la Belgique s’appliqua à toucher d’une manière effective les structures administratives, judiciaires et politiques du pays. A son avis, le protectorat allemand tel qu’il fut exercé était synonyme de stagnation. Il n’était qu’un stade qu’il fallait vite dépasser pour permettre au Rwanda d’avancer. En enlevant au roi le droit de vie et de mort sur sa population, la Belgique délia le peuple de sa peur permanente d’être molesté parce qu’il s’est approché du Blanc, parce qu’il a travaillé pour lui ou parce qu’il a imité sa façon de faire. Le bris du droit de vie et de mort ouvrit donc la porte à la collaboration manifeste entre les Rwandais et les Européens. Désormais, ces derniers conduisirent facilement le Rwanda vers le progrès conçu à la manière occidentale.

Pour barrer au roi la voie possible de peser de sa toute autorité sur la population, les Belges décidèrent également de diriger eux-mêmes la justice et de présider les séances importantes. Ainsi, ils firent prévaloir leurs lois et leur verdict :

« Présidée par le résident, la cour du roi qui réunit les agents et les grands chefs, connaîtra de toutes les infractions commises par les indigènes et pour lesquelles la loi commine une peine supérieure à cinq années de servitude pénale. La peine de mort cependant ne sera exécutée que de l’assentissement du résident général ». Les Belges devinrent donc sans trop attendre, les maîtres incontestés de la justice au Rwanda.

Compte tenu des conséquences qui découlèrent de la perte du pouvoir absolu du roi de juger et de tuer sans se référer à qui que ce soit et prises en considération des relations tendues qui furent entre les Pères Blancs et la cour royale jusqu’au départ des Allemands du Rwanda, n’y a-t-il pas lieu de penser que la décision du pouvoir colonial belge de retirer au mwami son « jus gladii » aurait été inspirée par les missionnaires catholiques ? Aucun document officiel émanant de l’administration belge, ni de l’Association des Missionnaires d’Afrique ne mentionne le rôle que les Pères Blancs auraient joué dans la détermination du gouvernement colonial belge de dépouiller le mwami de ses pouvoirs justiciers. Toutefois, sans informations précises sur la structure administrative, politique et judiciaire du Rwanda, il aurait été impossible pour les Belges de prendre si vite une telle décision à l’encontre du souverain rwandais. Cela aurait été d’autant plus difficile que le mwami, sa cour et tous les grands se Montraient extérieurement très accueillant à l’égard de nouveaux conquérants.

Aussi, l’attitude des autorités rwandaises aurait illusionner les fonctionnaires coloniaux belges s’il n’y avait pas eu des informateurs qui connaissaient bien le pays et le comportement des habitants et qui avaient beaucoup d’audience auprès des Belges. Ces informateurs ne seraient autres que les Pères Blancs. En effet, ces derniers étaient au Rwanda depuis 1900, ils avaient eu le temps d’étudier le “Royaume hamite”, sa population et ses autorités ; ils savaient, mieux que tout autre Européen, ce qu’il fallait faire pour le “triomphe” de la civilisation occidentale dans ce pays. En cette qualité d'”experts” du Rwanda, les missionnaires retinrent l’attention des nouveaux colonisateurs et furent même associés à leur action. Partant, nous pouvons dire que l’intervention des Pères Blancs dans le retrait du “jus gladii” n’est pas étrangère d’autant plus que les documents officiels belges attestent la sympathie et la collaboration étroite entre les fonctionnaires belges et les missionnaires au Rwanda. A titre indicatif et ceci est sans doute révélateur, on se rappellera que :

« A l’arrivée des troupes belges devant Kigali, la capitale résidentielle, les chefs les plus importants de la région se portèrent, sous la direction du P. Lecoindre, devant les vainqueurs pour présenter leur soumission. Le rôle de ce Père fut sans doute provoqué par les circonstances. Il répondait à des besoins bien précis. Etant chargé des relations avec l’Administration pour le secteur nord du Vicariat, le P. Lecoindre espérait par ce geste, attirer la sympathie des nouveaux maîtres sur l’œuvre missionnaire. Sa démarche était une manifestation de loyauté à l’égard des nouveaux dirigeants ; elle montrait en actes la volonté des missionnaires de collaborer avec les vainqueurs. Les avances des missionnaires furent très bien accueillies. Le P. Lecoindre eut, plusieurs fois par la suite, l’occasion de voir le général Tombeur et de s’entretenir avec lui. Plusieurs autres officiers ne se firent pas prier pour aller causer avec les Pères missionnaires dans leur station de Kigali ». D’autres faits montrent que les Pères Blancs informèrent les Belges (et cela dans le cadre de la collaboration) de l’attitude des différents groupes en face de la civilisation européenne :

« Selon les Pères, le roi et ses parents du côté paternel auraient accepté la christianisation du pays sans la toute puissance de ses parents du côté maternel. Dans sa lettre du 6 Décembre 1916 à M. Van den Eedé, administrateur de Kigali, le P. Classe se faisait l’avocat du clan paternel de Musinga, en le présentant comme bienveillant aux Européens ; dans la même lettre il affirmait que le clan de sa mère, les Bega, était farouchement hostile aux Européens ».

A ces diverses occasions qui permirent aux Pères Blancs de présenter la société rwandaise et ses structures, il ne manqua pas un instant de souligner les méfaits du jus gladii qu’utilisaient aussi bien le roi et sa mère reine-mère, fille des Abega décrits comme farouchement opposés à l’action européenne.

Nomination des chefs et sous-chefs

Dans les nouvelles perspectives d’administrer le pays, une autre mesure dut être prise : le gouvernement colonial belge se décida d’intervenir dans la nomination et la révocation des chefs de provinces et des sous-chefs de collines. Cette nouvelle mesure visait non seulement à diminuer encore davantage le pouvoir du mwami mais à permettre aussi à la nouvelle administration européenne d’amener les dirigeants à exécuter et à faire exécuter ses directives. Cette décision s’avérait être un pré-requis à toute forme de collaboration entre le pouvoir colonial et les autorités coutumières rwandaises car elle était la preuve de la capacité des Belges de nommer et même de révoquer les dirigeants rwandais dans le cas où ils témoigneraient d’une réticence ou d’une désobéissance à l’endroit des ordres reçus.

D’une façon particulière, cette mesure des Belges contraignait le mwami à abandonner son pouvoir suprême de se désigner des collaborateurs et de les démettre de leurs fonctions selon son bon vouloir. En fait, cela revenait à dire que le gouvernement colonial belge s’arrogeait le pouvoir suprême dans les affaires administratives et exerçait le contrôle ainsi que la supervision de l’exécutif indigène. Théoriquement, le mwami gardait encore le droit et le pouvoir de nommer et de déposer les batware: chefs et sous-chefs. Pratiquement, ces attributions lui étaient enlevées et sa décision en la matière n’était plus que symbolique comme lui-même d’ailleurs n’était devenu qu’un simple instrument de la volonté du résident belge. En effet, la liste des batware était établie par l’administration coloniale, puis soumise au mwami qui devait seulement investir les candidats ou révoquer ceux qui avaient été jugés incapables de diriger selon les plans du colonisateur.

D’après les Belges, cette importante décision dans l’histoire de l’administration traditionnelle rwandaise devait avoir pour première conséquence d’obliger Musinga à “travailler” avec les nouveaux colonisateurs ou du moins à se montrer bienveillant à l’égard des Européens, à l’égard de leur entreprise dans le pays et à l’égard de leurs agents rwandais. Les Pères Blancs qui, depuis 1900, avaient suivi l’attitude de la cour et des grands à l’endroit de la civilisation européenne en général, vis-à-vis de l’œuvre missionnaire en particulier, remarquèrent qu’après 1917, la situation commençait à prendre d’autres formes et que les Tutsi s’ouvraient peu à peu aux Blancs;

« La situation politique du Rwanda a plus changé en cette année écoulée (1917-1918) que dans les dix-sept années passées. Nyinauhi (Nyirayuhi), la mère de Musinga, est bien restée la puissance cachée faisant sourdement échec à tout ce qui de près ou de loin touchait à l’Européen. Elle se montre aux Européens, les affaires se traitent directement avec elle. (…) Chose plus grave, Musinga n’hésite plus dans les grandes circonstances à boire avec les Européens ! Qui eût dit, l’an passé, que Musinga allait prendre la coutume de recevoir voyageurs, officiers et missionnaires, en leur offrant cigarettes et rafraîchissements ! C’est l’effet d’une année de bonne politique du Gouvernement d’occupation ».

C’est clair, l’avènement de la Belgique coloniale se présente déjà comme une victoire du « modernisme » sur le «traditionalisme », et ouvre surtout l’ère de l’épanouissement de l’œuvre missionnaire au Rwanda. En effet, en tolérant l’action des Européens dans le royaume, la cour donnait libre cours également à l’entreprise des Pères Blancs de prêcher l’Evangile, de créer des missions, de recruter des adeptes, d’avoir des écoles, etc. Comme les missions catholiques avaient été jusque là les véritables promotrices de l’œuvre civilisatrice dans le pays, elles furent les grands bénéficiaires de la nouvelle position de la cour face aux apports de l’Occident.

Comme dit un proverbe rwandais : umwera uturutse ibukuru bucya wakwiliye hose : toute initiative (bonne ou mauvaise) qui émane d’en haut se répand dès le lendemain sur l’ensemble du pays. Dans tout le royaume, les représentants du mwami durent suivre son sillage soit dans leur comportement à l’égard des Blancs, soit dans leur attitude à l’endroit des Rwandais qui travaillaient avec les Européens. Ils furent également obligés de se conformer désormais aux ordres issus du pouvoir colonial. Mais cette situation, ayant été en réalité arrachée à coups de force car le mwami et ses batware n’ont pas eu à l’accepter librement ni à opter sciemment pour la nouvelle orientation du pays, resta pratiquement apparente. Ce qui importait dans de telles circonstances était de se mettre à l’abri du mauvais œil de l’administrateur belge en affichant toutes les bonnes volontés de se plier devant ses ordres et de lui témoigner une grande obéissance. En vérité, Musinga, sa cour et tous les grands du royaume détestaient encore leurs conquérants. Le mwami ne les tolérait que malgré lui car il était quant même conscient qu’ils sapaient progressivement mais décidément et dangereusement son autorité. – –

La réaction de l’autorité coloniale belge devant cette attitude négative du mwami et de son équipe, fut d’essayer d’écarter des postes administratifs dans les chefferies et les sous-chefferies quelques batware “incorrigibles” pour les remplacer par ceux qui étaient jugés plus “dociles” et plus “ouverts” à la civilisation occidentale. Dans cette entreprise, les autorités belges eurent recours aux Pères Blancs pour choisir parmi leurs chrétiens quelques élèves, quelques catéchistes, quelques moniteurs d’école, bref tout homme capable de prendre la relève “des chefs incapables, imbéciles, qui n’auront jamais d’autorité ou ne sauront faire usage de celle qu’ils ont : instruments sans valeur pour les services que l’on attend d’eux.

A ce moment-là, les Rwandais qui avaient fréquenté l’école de la mission étaient pour la plupart, sinon tous, des Hutu. Réclamer des missionnaires des auxiliaires pour l’administration publique coloniale revenait à demander aux Hutu d’occuper certains postes politico-administratifs qui leur étaient interdits de par leur naissance. C’était donner à certains roturiers une promotion spectaculaire ! Mais, même si séculairement les Tutsi occupaient la tête de la politique et de l’administration rwandaises, le choix de quelques Hutu pour diriger quelques provinces ou collines paraissait judicieux aux yeux des Belges car ils considéraient que normalement la majorité devait participer à la gestion du pays.

Se rendant compte que les enfants des roturiers allaient avoir la promotion au détriment des fils des nobles, le mwami refusa quelques fois de destituer certains batware pour les faire remplacer par de nouveaux recrutés sortis de l’école du Blanc. Cette attitude du souverain rwandais amena l’autorité coloniale belge à renvoyer des chefs rwandais qui manifestaient quelque retrait aux directives de la résidence et à les remplacer par d’autres sans acquérir nécessairement le consentement évident et libre de Musinga :

« Dans le Rwanda, plusieurs chefs, d’esprit rétrograde et qui se refusaient à abandonner leurs procédés arbitraires, ont dit être destitués.

Malheureusement les jeunes chefs, imbus de nos principes civilisateurs ne sont pas toujours ceux qui jouissent de la plus grande faveur auprès du Mwami, dont l’entourage est (…) fortement imprégné de croyances superstitieuses.

C’est pourquoi le gouvernement, bien qu’il soit animé du souci d’associer largement l’autorité indigène à la direction des affaires, est amené, en certaines circonstances, à se passer de son assentiment pour imposer les mesures que réclame l’intérêt général ».

Avec cette déclaration officielle de la part du régime colonial belge, nous comprenons clairement que le pouvoir colonial s’est arrogé l’attribution suprême dans les affaires administratives locales : celle de nommer et de destituer les responsables indigènes. Cela se justifiera plus tard, vers 1926 quand le programme politique de l’administration coloniale belge sera énoncé sans ambages :

« Surveillance étroite de l’autorité indigène pour empêcher les abus ; remplacement des chefs incurablement mauvais par des candidats plus acquis à la civilisation occidentale qui est entrain de s’implanter au Rwanda ».

Le remplacement des autorités indigènes qualifiées “d’incurablement mauvaises” par des jeunes sortis de l’école eut des effets multiples. Pour les Hutu promus, la décision fut comme une récompense qu’ils recevaient parce qu’ils avaient obéi aux Pères Blancs et parce qu’ils s’étaient imprégnés progressivement de la culture du Blanc. Les Tutsi quant à eux, firent “honneur à leur sens politique” et à leur esprit opportuniste et comprirent qu’il leur était désormais nécessaire de s’adapter aux nouvelles circonstances s’ils voulaient encore sauvegarder leurs privilèges.

Les jeunes Tutsi réalisèrent rapidement que les jeunes Hutu étaient en train de prendre de l’avance sur eux parce qu’ils commençaient à jouer le rôle d’intermédiaire direct entre la masse de producteurs et la nouvelle puissance gouvernante alors que traditionnellement, cette fonction était réservée aux “bien-nés”, les Tutsi de la haute classe surtout. Ces jeunes Tutsi se rendirent visiblement compte que pour avoir accès à l’administration coloniale, que pour gagner la confiance des nouveaux vrais dirigeants du pays : les Belges, il fallait passer par la mission, car les Pères Blancs se posaient désormais comme de véritables détenteurs de la clé ouvrant la porte de l’entrée en contact confiant avec le colonisateur. Pour ce faire, les Tutsi qui avaient attentivement suivi le glissement du pouvoir de Nyanza à la résidence de Kigali et qui étaient conscients du rôle joué par les missionnaires catholiques dans cette nouvelle conjoncture, se décidèrent de gagner l’école de la mission et des salles de catéchuménat pour s’y faire instruire avec les Hutu. On assista dès lors à un éclatement lent mais décidé de la coquille qui séparait les Rwandais de l’œuvre missionnaire.