La psychologie bantoue que nous étudions est celle qui existe dans l’esprit bantou et non celle qui résulterait de l’observation des Bantous par les Européens. C’est à leur point de vue qu’il convient de se placer pour comprendre celle psychologie s’intégrant dans leur système général de pensée.

Si noms partions de nos conceptions de la psychologie pour étudier les Bantous, nous serions d’ailleurs voués quasi fatalement à un échec. Celui qui s’engagerait par exemple, dans la recherche des vocables qui répondent, dans les dialectes bantous, aux notions âme, esprit, volonté, sentiment, etcpostulerait déjà que les Bantous divisent comme nous l’homme en une âme et un corps, et que dans l’âme ils distinguent diverses facultés tout comme nous le faisons. Ceci ne serait pas une étude de la psychologie des Bantous, ce serait au contraire nier l’existence de cette psychologie, propre, en supposant qu’il suffit de traduire notre terminologie. Pour prévenir ce faux départ, il faut au contraire faire table rase de nos propres conceptions en matière de psychologie, et nous préparer à l’éventualité d’aboutir à une conception de l’homme fort différente de celle que nous tenons en honneur. Nous n’avons rien de mieux à faire que d’écouter et d’analyser ce que disent les Noirs au sujet de cet être que nous avons coutume de désigner comme « animal raisonnable ».

Il est possible que le résultat paraisse mince. Il se peut que l’on m’objecte qu’il n’y a pas une psychologie complète. Il est certain que nous devrons renoncer à bien des distinguo et que nombre de subdivisions auxquelles nos Écoles européennes tiennent tant n’ont pas d’équivalents dans la pensée bantoue. Il me semble cependant qu’il vaut la peine de rassembler quelques vigoureuses pensées de base de ce que nous avons pu tirer des Bantous en cette matière. Si sommaires soient-ils, ces renseignements pourront servir de prolégomènes aux recherches ultérieures plus poussées dans le domaine de la psychologie bantoue.

Le « Muntu » ou la personne.

La notion d’être, que les Bantous possèdent au sujet de toutes choses s’appliquant à Dieu comme aux êtres créés, sera évidemment aussi applicable aux êtres humains. Ce que les Noirs disent du « muntu » en est une nouvelle confirmation.

Force vitale, accroissement de forces, influence vitale, sont les trois grandes notions que nous retrouvons nécessairement à la base de la psychologie bantoue. C’est sur ce mode que nous voulons diviser l’étude de celte matière.

a) Le muntu est une force vive, une force personnelle.

Les Bantous voient dans l’homme, la force vivante ; la force ou l’être qui possède la vie vraie, pleine et élevée. L’homme est la force suprême, la plus puissante parmi les autres êtres créés. Il domine les animaux, les plantes et les minéraux. Ces êtres inférieurs n’existent, par la prédestination divine, que pour l’assistance de l’être créé supérieur, l’homme.

On serait tenté de demander en quoi consiste cette force supérieure pour le, Bantous ; on voudrait leur réclamer une définition plus positive ; on voudrait savoir en quel principe réside cette supériorité, cette magnitude vitale.

Cette question correspondrait à celle que nous nous posons dans la psychologie qui nous est familière : en quoi consiste au juste l’être spirituel de l’homme, cet élément vital que nous nommons l’âme ? Mais avons-nous trouvé une définition positive de l’être spirituel ? Avons-nous seulement donné des conditions nécessaires et suffisantes qui constituent l’être matériel ? Composé, multiple, sensible, lié aux catégories de l’espace-temps autant de propriétés de l’être matériel ; ce sont des propriétés qui découlent de la nature même de l’être matériel. Peut-on dire, pour autant, que ceci nous explique le caractère intime de la matière ? Dans la définition de l’esprit ou du spirituel nous ne sommes pas plus avancés. Pourquoi et par quoi un être est-il spirituel ? C’est encore par ses propriétés que l’on tentera de définir l’esprit. Il est doué de volonté et d’intelligence, il n’est pas « aperceptible » par les sens, il est transcendant à la matière, il est agent indépendamment de la matière: ce sont autant de qualifications négatives ou indirectes qui nous apprennent peu quant à l’essence spirituelle en elle-même.

Nous aurions donc mauvaise grâce à reprocher à nos primitifs de ne point être à même de nous fournir une définition parfaite de la nature spécifique du « muntu ». A l’instar de nos définitions approximatives nuancées selon notre conception plutôt statique de l’être, les Bantous nous offriront des descriptions des qualités dynamiques du « muntu » suivant leur conception de la philosophie des forces.

L’homme est la force dominante parmi les forces créées visibles. Sa force, sa vie, sa plénitude d’être consiste en sa plus ou moins grande ressemblance avec la force de Dieu. Dieu, diraient les Bantous, possède (ou mieux. Il est) La force suprême, complète, parfaite : Il est le Fort en Soi et par Soi : I mwine bukomo bwandi : Il a sa cause existentielle en Soi. Par rapport à ses créatures, Dieu est considéré par les Bantous comme le causateur, le sustentateur des forces contingentes (comme leur cause créatrice). L’homme est l’une de ces forces contingentes vivantes causée, maintenue et développée par l’influence vitale créatrice de Dieu. A son échelon propre, l’homme, de par la Force divine, est lui-même une force vitale.

L’homme n’est pas cause première et créatrice de vie, mais il sustente et augmente la vie des forces qui se trouvent sous sa hiérarchie « ontologique ». Ainsi, l’homme est dans la pensée bantoue, bien qu’en un sens plus restreint que Dieu, une force causale de la vie ; cette définition se borne à décrire les seules relations qu’il peut avoir avec ce qui l’entoure, sans toutefois exprimer son essence.

Les Bantous diront encore que le « muntu » a la force de connaître. « udi na buninge bwa kayuka » (kiluba). Connaissance et sagesse sont forces vitales suivant leurs conceptions. Déjà nous avons signalé que la véritable connaissance, la vraie sagesse consiste à comprendre la nature et l’action des forces autres, que telle est pour eux la vraie connaissance : intelligence métaphysique des forces, ou des êtres.

 b) L’accroissement et la diminution du «  muntu ».

Ce deuxième thème n’est qu’une application du deuxième aspect de la théorie générale de l’être-force chez les Bantous.

Ce que nous voulons développer ici a été virtuellement introduit déjà par les chapitres qui précèdent, et qui expose comment le comportement vital des primitifs se trouve centré sur une valeur éminente : la force vitale.

Suivant la pensée bantoue, il est donc logique que le « muntu » puisse croitre ontologiquement, qu’il devienne plus grand, plus fort, et également qu’il puisse, en tant que « muntu » décroitre, perdre de sa force vitale, pour aboutir à l’évanescence complète de son essence même, qui est la paralysie de la force vitale, qui lui ôte la puissance d’être une force active, une cause vitale. Cet état de diminution ultime de l’être est celui de certains défunts ; c’est l’état dans lequel tombent les trépassés qui n’ont plus le moyen de renouer avec les vivants terrestres, qui ne peuvent donc plus exercer leur influence vitale, ni en faveur du renforcement de la vie, ni à son détriment pour la réduction ou la destruction de la vie.

Le « muntu > vivant se trouve en une relation d’être ou de vie avec Dieu, avec son ascendance, avec ses frères de clan, avec sa famille et avec ses descendants ; il est dans une relation ontologique similaire avec son patrimoine, son fonds avec tout ce qu’il contient ou produit, avec tout ce qui croit et y vit. Tous les acquêts constituent un accroissement de force vitale aux yeux des Bantous ; tout ce qui entame, détériore ou détruit ce « patrimoine », c’est-à-dire tout ce qui porte atteinte à ce qui constitue sa force vitale, tuent une diminution du « muntu » en son essence, qui en sera « mort », kufwa dans le sens que nous avons précisé plus haut.

C’est toujours suivant cette conception des forces que les baluba parlent de « muntu mutupu » pour désigner un homme de médiocre importance, dépourvu de force ; tandis que le «muntu mukulumpe » désigne l’homme puissant qui a son mot à dire dans la communauté. Le vocable « muntu » inclut déjà une idée d’excellence ou d’intégrité. Ainsi les baluba diront « ke muntu po». « Ce n’est pas un muntu », d’un homme qui se conduit d’une façon indigne. Ils le diront même d’un nouveau-né qui a été engendré en dehors des conditions ontologiques, morales et juridiques normales de la vie clanique.

Ils pensent de même en parlant de « mfumu » (chef) ou de « tata » (père), tandis qu’ils songent à l’homme ayant perdu sa force en désignant par « mufu » (mort) celui qui leur parait atteint en son essence humaine à cause de son défaut de puissance. Lorsque les Noirs désignent ainsi des catégories d’hommes, il ne s’agit pas à leurs yeux d’une classification fondée sur des différences accidentelles, mais bien d’une gradation dans la qualité essentielle d’homme suivant l’intensité de leur force vitale.

Un confrère trouva le mot exact lorsqu’il fit la remarque « C’est curieux, ces hommes ne parlent pas comme nous ; ils parlent d’une façon si « réaliste ».

En effet, le langage primitif est très « réaliste ». Leurs paroles se rapportent à la nature intime des choses. Ils parlent « ontologiquement ».

Ce n’est pas par une nomination ni par une désignation, que l’on ajoute au simple humain la qualité de « mfumu ». Par l’investiture on devient et on est « mfumu », on est force vitale nouvelle, supérieure, susceptible de renforcer et de maintenir tout ce qui tombe ontologiquement sous sa hiérarchie. On devient chef de clan et patriarche, non pas résiduellement, par le décès des autres anciens qui avaient préséance et parce qu’on demeure le plus âgé des survivants du clan, mais par un accroissement interne de la puissance vitale, élevant le « muntu » du patriarche à l’échelon d’intermédiaire et canal des forces, entre les ancêtres d’une part, et la descendance avec son patrimoine d’autre part. On ne met jamais longtemps à remarquer la transformation qui s’opère, lorsqu’on revoit un chef de clan, que l’on avait connu précédemment comme un simple membre de la communauté ; ce changement de qualité se traduit par un réveil de l’être, une inspiration intime et parfois par une sorte de « possession ». Le « muntu » se trouve en effet conscient et informé par toute sa conception du monde, par toutes ses formes de connaissance, de ce qu’il est devenu un « muntu » nouveau, qu’il est revêtu d’une force nouvelle qui n’appartenait pas jadis à sa qualité d’homme. Il n’est plus ce qu’il était, il est modifié dans son essence. Faut-il dès lors s’étonner de ce que chaque accroissement de vie capital se traduise par l’attribution d’un nom nouveau ? Il faut un nom nouveau pour désigner le « muntu » renouvelé et renforcé. En certaines contrées, le circoncis reçoit, nous apporte-t-on.

Un nom nouveau ; cela parait logique si la circoncision a ce caractère profond qui en fait, outre l’opération chirurgicale, un acte rituel (acte magique) pour le renforcement de l’être. En effet, l’accomplissement de ce rite se trouve, suivant la conception bantoue, en rapport étroit avec l’accroissement de la puissance de procréation, et constituant de puissance vitale. Le « mfumu » (chef) reçoit à l’occasion de son investiture, qui est une exaltation de son être ou de sa force, un nom de chef, et son ancien ne doit plus être prononcé, sous peine de léser ou de profaner sa force vitale.

c) Le « muntu » est une cause active, il exerce une influence vitale.

Tout comme l’ontologie bantoue, rebelle au concept européen de la chose individuée, existant en elle-même, et isolée des autres, la psychologie bantoue ne peut concevoir l’homme en tant qu’individu, force existant en elle-même, en dehors de ses relations ontologiques avec les antres êtres vivants, en dehors de son rapport avec les forces animées ou inanimées qui l’entourent.

Le Noir ne peut être solitaire ; il ne suffit pas de traduire cela en disant qu’il est un être social ; non, il se sent et se sait une force vitale en rapport actuel intime et permanent avec d’autres forces agissant au-dessus et en dessous de lui dans la hiérarchie des forces ; il se connait comme une force vitale actuellement influencée et influençante. L’être humain, considéré en dehors de la hiérarchie ontologique, de l’interaction des forces, est inexistant dans la conception bantoue.

Nous nous sommes étendus suffisamment au sujet de l’interaction des d’êtres au chapitre traitant de l’ontologie bantoue, pour qu’il ne soit point nécessaire d’en revoir l’application particulière sous la présente rubrique. Nous avons tenté de formuler les lois régissant l’interaction des êtres, que nous avons qualifiées de lois causales, là où l’on affectait de ne voir jusqu’à présent que des dérivations magiques.

Traitant de psychologie, il convient toutefois de s’arrêter à l’examen de ce que nous nommerons « la volonté ».

Les Bantous connaissent le libre arbitre, la faculté qu’a le « muntu » de décider par lui-même et de choisir entre un bien supérieur et un bien inférieur, entre le bien et le mal. Ils pensent que l’homme peut avoir une « volonté vivifiante ou une volonté destructrice ». L’homme peut avoir une volonté ordonnée, c’est-à-dire vouloir conformément à l’ordre des forces telles que Dieu les a voulues, en respectant la vie et la hiérarchie des forces. C’est en agissant de la sorte que le patriarche ou le chef de clan, le chef, le « nganga » (l’homme aux remèdes) pourra agir en véritable animateur de la vie, en conservateur et en protecteur de la force vitale. L’homme peut cependant également être animé d’une volonté destructrice, une volition néfaste. Sa volonté mauvaise (haine, envie, jalousie) aura ses répercussions sur la force vitale des êtres plus faibles par la seule volition d’une réduction vitale. C’est cette influence néfaste découlant de la volonté destructrice de certains hommes qui est désignée par « buloji »  ou « kulowa » chez les Bantous.

Le nom ou l’individu.

Après avoir traité de l’homme en général, voyons comment les Bantous comprennent l’homme concret, l’individu déterminé.

a) L’individu est impénétrable pour son semblable.

 La notion générale de l’homme, telle que nous l’avons décrite, est connue de tout muntu. Elle est vraisemblablement commune à tous les peuples primitifs.

Passant dans la connaissance de l’être concret et individué, la connaissance devient plus hésitante « Munda mwa mukwenu kemwelwa kuboko nansya ulele nandi butanda bumo ! » (nul ne peut mettre le bras dans l’intérieur de son compagnon, quand bien même il partagerait sa couche). Le for intérieur du prochain demeure secret pour son ami le plus intime.

Quelle est la nature de telle influence vitale qui se meut dans mon ambiance, avec laquelle je cohabite ? Quelle est l’intensité de sa force, quelle est son action en quel cas déterminé, ou sur telle personne individuée ? Ce sont autant de choses que l’on ne peut palper de ses mains, qu’on ne peut voir de ses yeux. Dans ce domaine de l’action, il ne peut être invoqué de « témoins » à l’européenne.

Nous avons signalé déjà que dans l’homme les Bantous distinguent l’homme proprement dit, et en outre, ses diverses manifestations sensibles, le corps, le souffle, l’ombre, etc. La connaissance directe de la force vivante, qui est l’homme en soi, n’est pas donnée à chacun parmi les Bantous. C’est le privilège des voyants au sujet desquels nous aurons à traiter plus loin.

b) Les critères généraux définissant l’individu.

 Un premier critère est le nom. Le nom exprime la nature individuelle de l’être. Le nom n’est pas une simple étiquette, c’est la réalité même de l’individu.

Un exemple fera saisir la différence d’acceptation du nom chez les occidentaux et chez les Bantous. Si l’on hésite quant au nom d’un européen et qu’on lui pose la question : « vous vous nommez Louis, n’est-ce-pas ? » Il vous répondra par«oui » ou par « non ». Demandez cependant au muntu : « vous vous nommez bien lunga et vous vous attirez l’une des réponses « Tata » (père) ou « Bwana » (maître) ou encore « Moi », « Moi-même », « Moi, ici » ou « C’est moi », mais il ne vous donnera pas du « Eyo » ou du « Ndio » (oui).

Voici un autre exemple de ce langage spontané. J’avais baptisé un bébé noir et portant l’acte au registre, j’interrogeai les parents : « son nom indigène est donc bien Ngoi ? » ; réponse : « c’est lui » ; « et son nom chrétien est donc bien Joseph ? ». réponse : « Oui ». Le nom indigène désigne en effet qui est l’enfant, tandis que le nom chrétien est quelque chose d’adventice, d’étranger, d’européen. C’est pourquoi on peut répondre comme parleraient les européens : se nomme-t-il Joseph ? Oui, il se nomme Joseph. Le premier nom désigne la spécification individuelle, le deuxième nom est une épithète adventice.

La réponse «Tata » ou « Bwana » qui peut étonner le lecteur, recevra ultérieurement sa pleine explication. Qu’il suffise d’indiquer ici que celui qui répond à l’appel de son nom, le fait en respectant le rang vital, la relation de forces, dans laquelle il se trouve en face de son interlocuteur.

Le « muntu » peut avoir plusieurs noms. Chez les baluba il y a généralement trois sortes de noms. On distingue d’abord le « Dijina dya munda »., qui est, comme disent les baluba, le nom intérieur, le nom de vie ou le nom d’être ; ce nom ne se perd jamais ; un deuxième nom est celui qui est donné à l’occasion d’un accroissement de force, tel serait le nom de circoncision, le nom de chef ou le nom de sorcier reçu à l’initiation, à l’investiture ou à l’occasion de la possession par l’esprit ; enfin, il y a des noms qu’on se choisit et qu’on s’attribue à soi-même, dijina dya kwinika bitu, un nom qui ne sert qu’à nommer extérieurement, sans relation profonde avec la personne ou avec l’individu. Ce dernier nom peut être changé ou abandonné au gré de son titulaire. Tels sont les « majina a kizungu » des noms à l’européenne, comme par exemple « Mashini, Petrol, Bécéka, Motoka, etc. ». Ne convient-il pas, en effet, que le « muntu wa bazungu » (l’homme des blancs), qui va se placer sous l’influence vitale dominante des blancs, ait également un nom à l’européenne ? Ceci fournit un nouvel exemple du réalisme avec lequel le Noir joue sa vie ; dans ce jeu la philosophie des forces n’est certainement pas étrangère.

Revenons cependant au caractère particulier du premier nom, du nom vital immuable, du nom indiquant l’individualité ontologique de l’être. Pour les Bantous, l’homme n’apparait en effet jamais comme un individu isolé, comme une substance indépendante. Tout homme, tout individu constitue un chainon dans la chaine des forces vitales, un chainon vivant, actif et passif, rattaché par le haut et l’enchantement de sa lignée ascendante et soutenant sous lui la lignée de sa descendance. On pourrait dire que chez les Bantous l’individu est nécessairement un individu clanique. Ceci ne vise pas simplement une relation de dépendance juridique, ni celles de la parenté, ceci doit être entendu dans le sens d’une réelle interdépendance ontologique. Dans cet ordre d’idées on peut dire que le « nom intérieur » est l’indicatif de l’individualité clanique.

Car, qu’est-ce que le clan ? C’est l’ensemble des individus spécifiés qui le constituent ; c’est l’ensemble des noms intérieurs, commencé par les fondateurs du clan. Tout nouveau-né est donc nommé d’un nom intérieur choisi parmi les noms, c’est-à-dire parmi les individualisations constitutives du clan. Les Noirs eux-mêmes diront à la parturiente : « tu as enfanté notre grand-père, notre tante, notre oncle, etc… » ; ils diront « tel esprit ou tel trépassé nous est né » ; les observateurs européens déduisent très généralement qu’il y a là une croyance à la métempsycose, au sens strict de ce mot. Il faut élucider ce point, puisque les Noirs ne peuvent point s’imaginer un individu en dehors de cette relation, que l’on a désigné improprement comme métempsycose.

Voici quelques faits aisément vérifiables : un même ancêtre peut être « rené » ou « revenu » dans plusieurs membres vivants du même clan. On trouvera fréquemment dans un même clan plusieurs Ngoi ou plusieurs Ilunga qui sont tous et chacun désignés d’après le même ancêtre Ngoi ou Ilunga. Les Noirs diront que tel ancêtre est « revenu » dans chacun de ses homonymes. Il appert déjà qu’il n’y a pas métempsycose, dans le sens dans lequel l’européen désigne communément cette croyance. On ne voit pas en effet comment un défunt Ngoy se dédoublerait en plusieurs Ngoy vivants. Les Noirs diront que le petit Ngoy qui vient de naître, est le défunt Ngoy, cependant ils savent que le nouveau Ngoy ne s’identifie pas avec le défunt. En effet, la naissance du petit Ngoy ne met nullement fin à l’existence du défunt Ngoy dans le monde des morts. Le défunt Ngoy deviendra le « ngudi », (en kiluba) ou le « mbozwa » (en kilemba) du nouveau-né qui est son « majina »(homonyme). On invoquera ce « ngudi » en faveur de l’enfant et lorsque l’enfant atteindra l’âge de raison, on lui apprendra à faire appel lui-même à son a ngudi ». Tout « ngudi » demeure le protecteur inséparable de son homonyme.

Ainsi donc, lorsque les Noirs parlent des morts qui reviennent et qui renaissent, ils ne parlent pas d’une métempsycose dans le sens classique que nous donnons à ce mot.

Comment faut-il dès lors l’entendre ? Existe-t-il une explication faisant ressortir la logique de cette croyance ? Il semble que l’on puisse la trouver en recourant à la théorie de la philosophie des forces dont nous éprouvons une fois de plus l’hypothèse.

La conception d’un nouvel homme est attribuée exclusivement et expressément à l’acte de Dieu chez les Bantous. Il est le créateur, la force causale de toute vie. Lorsque le fruit s’est développé dans le sein maternel et que la mère commence à sentir la vie, les Noirs disent qu’il y a déjà là un homme. Il y a un homme à naitre. Mais ils se demandent qui est cet homme à naitre. L’homme est bien là, mais on ne peut pas encore le spécifier en tant qu’individu. Si des difficultés obstétriques sont à craindre, on ira trouver le devin, pour savoir ce qui cloche. Lui pourra expliquer quelquefois que c’est parce qu’un ancêtre dispute à un esprit l’avantage de renaitre en cet enfant. Il indiquera parfois lequel des deux a les meilleures chances, et ainsi les parents savent si c’est Ilunga ou Ngoy ou un autre qui va venir au monde. Parfois la femme enceinte pourra connaître l’individualité de l’enfant qu’elle porte par la révélation de ses songes. Interrogeant une femme chrétienne pour qu’elle me dise comment elle savait que l’enfant qu’elle me présentait au baptême était Monga, elle répondit : « tandis que j’étais enceinte j’ai rêvé plusieurs fois que feu Monga me poursuivait en me disant : « Unselé ! Unselé » (porte – moi) et ainsi j’ai su que c’était lui qui me suivait pour renaitre en moi ».

L’ancêtre prédécédé ou l’esprit, n’est pas l’agent de la conception, et ce n’est pas non plus sa personne qui renaît au sens propre du mot. C’est l’homme qui déjà possède la vie dans le sein de sa mère (par influence divine) qui vient à se trouver sous l’influence vitale, sous l’influence ontologique d’un aïeul déterminé ou d’un esprit, ou même d’un défunt qui, sans appartenir réellement au clan, se trouvait cependant en relations vitales étroites avec les géniteurs. Les ancêtres ne sont-ils pas, après Dieu, les sustentateurs de la force vitale ? Et n’est-ce pas par l’intime influence vitale d’un défunt sur sa progéniture que le nouveau-né pourra être individualisé au sein de son clan ?

On pourrait peut-être exprimer mieux l’idée en disant que ce n’est pas un homme déterminé du clan qui renait, mais que c’est son individualité qui revient participer à la vie clanique par l’influence vitale dont ce défunt informe le nouveau-né, ou le fruit vivant à naitre dans le clan. Cette influence vitale se conserve durant toute l’existence, puisqu’elle appartient à l’essence même de l’être.

Un autre critère de l’individu, de la force vitale concrète, est l’apparence sensible de l’homme.

Rappelons une fois de plus que dans l’homme les Bantous distinguent, outre le « muntu » ou homme proprement dit, son corps, son souffle et son ombre, etc. Sa force vitale peut s’exprimer d’une façon particulière dans certains aspects ou modalités de l’apparence extérieure de l’homme, que nous pourrions nommer des moments ou des nœuds de haute tension vitale. L’œil, la parole, le geste, les actes symboliques, la transe, l’inspiration, la possession sont autant de critères, desquels les Bantous concluent à l’existence de forces vitales déterminées, d’influences vitales efficaces en des circonstances définies. Ce sont les preuves antiques et coutumières de l’existence d’une influence vitale caractérisée, aux yeux des Bantous.

Si un homme lance une imprécation contre un autre et que celui-ci tombe malade ou qu’un accident lui survient, ce mot malveillant indiquera irréfragablement au malade ou à la victime que l’influence néfaste, qui a entamé sa vie, émane de l’imprécateur.

Répétons encore que ce ne sont pas le geste, ou, dans le cas proposé, la parole qui sont l’agent du maléfice ; abandonnons les vocables périmés de « magie symbolique, de magie du désir exprimé, ou de magie de similitude ». Pour le Noir il y a l’être qui est force, susceptible de croissance ou d’évanescence, force exerçant une influence directe sur d’autres forces. Ceci tient à l’essence même de la conception primitive de l’être. A côté de cette conception ontologique il est des critères sensibles et contingents, tels que ceux énoncés ci-dessus, qui permettent de conclure à l’existence et à la présence d’influences vitales en des cas concrets.