1. La vie et la mort conditionnent le comportement humain

 

On a souvent constaté qu’un Européen, qui avait abandonné au cours de sa vie toute pratique religieuse chrétienne, revient aisément à l’attitude chrétienne lorsque la souffrance ou l’agonie soulève le problème de la conservation et de la survie, ou de la perte et de la destruction de son être. Beaucoup de sceptiques ne reviennent-ils pas, à l’article de la mort, chercher, dans la sagesse chrétienne occidentale, la solution pratique du problème de la rédemption ou de la damnation. La souffrance et la mort sont toujours les deux grands apôtres qui, en Europe, ramènent, à l’ultime moment, bien des égarés aux principes de vie de notre tradition chrétienne.

De même voyons nous tant de nos Bantous, évolués « civilises », voire chrétiens, qui retournent à leur altitude ancienne, chaque fois qu’ils sont sous l’emprise des ennuis, du danger ou de la souffrance. C’est parce que leurs ancêtres leur ont laissé leur solution pratique du grand problème humain, du problème de la vie et de la mort, de la salvation ou de la destruction. De nombreux Bantous, trop superficiellement convertis ou civilisés, retournent donc, poussés par une force déterminante, aux comportement et conceptions hérités de leurs ancêtres qui leur sont dictés par leur atavisme.

Chez les Bantous, et vraisemblablement chez tous les peuples primitifs, la vie et la mort sont les grands apôtres de la fidélité aux conceptions « magiques » et du recours aux pratiques « magiques » traditionnelles.

  1. Tout comportement humain repose sur un système de principes

Si l’Européen moderne et hyper civilisé ne parvient pas à se libérer de l’attitude ancestrale, c’est parce que ses réflexes reposent sur un système complet philosophique, d’inspiration chrétienne, sur une conception intellectuelle, claire, complète et positive, de l’univers, de l’homme, de la vie et de la mort et de la survie d’un principe spirituel : l’âme. Cette acception du monde visible et invisible est imprimée trop profondément dans l’esprit de la culture occidentale pour ne pas resurgir irrésistiblement lors des grands événements de la vie.

Il est fort possible, tant pour l’individu que pour le groupe clanique, ou pour les peuples, que ce soient précisément les mystères de la vie et de la mort, de la permanence el de la destruction, qui aient engendré la peur, agent psychologique, ayant donné naissance à certains comportements et à certaines pratiques rédemptrices. Il ne serait pourtant guère scientifique de ne retenir, comme seul fondement de ces comportements, que l’affluence du milieu et les facteurs psychologiques (émotion, fantaisie ou imagination puérile). Il ne s’agit pas en effet d’étudier l’attitude de quelques individus. Il s’agit de comparer deux conceptions de la vie. — la conception chrétienne occidentale d’une part, et la conception « magique » d’autre part, — qui se sont perpétuées à travers le temps et dans l’espace, deux conceptions qui, au cours des siècles, ont embrassé des peuples et des groupes culturels entiers.

La permanence de ces attitudes à travers des siècles d’évolution contingente ne trouve d’explication satisfaisante que dans la présence d’un ensemble de concepts logiquement coordonnés et motivés, dans une « Sagesse ». Le comportement ne peut être universel pour tous, ni permanent dans le temps, s’il n’y a pas à sa base un ensemble d’idées, un système logique, une philosophie positive complète de l’univers, de l’homme et des choses qui l’environnent, de l’existence, de la vie, de la mort et de la survie.

Sans exclure d’autres incidences (divines ou humaines), il nous faut postuler, chercher et trouver, comme ultime fondement d’un comportement humain logique et universel, une pensée humaine logique. Point de comportement vital sans un sens de la vie ; point de volonté de vie sans concept vital ; point de constante pratique rédemptrice sans philosophie du salut.

Faut-il dès lors s’étonner de ce que nous trouvions chez les Bantous, et plus généralement chez tous les primitifs, comme fondement de leurs conceptions intellectuelles de l’univers, quelques principes de base, et même un système philosophique, relativement simple et primitif, dérivé d’une ontologie logiquement cohérente ?

Plusieurs voies doivent conduire à la découverte d’un pareil système ontologique. Une connaissance approfondie de la langue, une élude poussée de l’ethnologie, une examen critique du droit, car encore la maïeutique bien appropriée de l’enseignement du catéchisme, peuvent nous la révéler.

Il est possible aussi, — et c’est apparemment la voie la plus courte, — de retracer directement la pensée profonde des Bantous, de la pénétrer el de l’analyser. La philosophie des Bantous fut-elle déjà étudiée et développée comme telle ? Sinon, il est grand temps que chacun s’y mette, afin de rechercher et de définir la pensée fondamentale de l’ontologie bantoue, unique clé permettant de pénétrer la pensée des indigènes.

N’attendons pas du premier Noir venu, (et notamment des jeunes gens), qu’il puisse nous faire un exposé systématique de son système ontologique. Cependant cette ontologie existe : elle pénètre et informe toute la pensée du primitif, elle domine et oriente tout son comportement.

Par les méthodes d’analyse el de synthèse de nos disciplines intellectuelles nous pouvons, donc devons rendre aux « primitifs » le service de rechercher, classifier et systématiser les éléments de leur système ontologique.

Celui qui prétend que les primitifs ne possèdent point de système de pensée, les rejette d’office de la classe des hommes. Ceux qui le disent, se contredisent d’ailleurs fatalement. Pour ne citer qu’un exemple, nous le prendrons chez R. Allier, qui, dans sa « Psychologie de la Conversion », écrit : (p. 138)

« Demandez aux Busouto », dit M. Dieterlen, le pourquoi de ces coutumes ; ils sont incapables de vous répondre. Ils ne réfléchissent pas. Ils n’ont ni théories ni doctrines. Pour eux, la seule chose qui importe, c’est l’accomplissement de certains actes traditionnels, le contact gardé avec le passé et les trépassés. Mais, à deux pages de là on peut lire : « Qu’est-ce qui rend irrésistible cette opposition des chefs ? C’est la peur de rompre le lien mystique, qui, par le chef, s’établit avec les ancêtres, et c’est la peur des catastrophes que cela peut entraîner ». Qu’est-ce d’autre, ce « lien mystique s ou cette « influence des ancêtres », que les éléments d’un système de pensée ? Serait-ce un simple instinct ou une crainte irraisonnée sans plus ? Ne serait-il point plus raisonnable et plus scientifique de rechercher quelles idées sustentent cette réaction devant le lien mystique ? Peut-être pourrait-on même se passer, après cela, de ce mot passe-partout de « mystique ».

  1. Il y a lieu de rechercher l’Instrument intellectuel, les concepts et les principes fondamentaux philosophiques des Bantous

Quiconque veut étudier les primitifs ou les primitifs évolués, doit renoncer à parvenir à des conclusions scientifiquement valables, tant qu’il n’a pas pu pénétrer leur métaphysique. Affirmer à priori que les primitifs n’ont pas d’idées au sujet des êtres, qu’ils n’ont pas d’ontologie et que toute logique leur fait défaut, c’est tourner le dos à la réalité. Tous les jours, nous pouvons nous rendre compte que les primitifs sont envols: autre chose que des enfants affligés d’une imagination fantasque. C’est en tant qu’hommes que nous avons appris à les connaitre, ici même, chez eux. Le seul folklore et la description superficielle d’étranges coutumes, ne peuvent suffire à nous faire découvrir et comprendre l’Homme primitif. L’ethnologie, la linguistique, la psychanalyse, la science du droit, la sociologie et l’étude des religions ne pourront donner des conclusions définitives, qu’après que la philosophie et l’ontologie du primitif auront été complètement étudiées et décrites. En effet, si les primitifs ont une conception particulière de l’être et de l’univers, cette « ontologie » propre donnera un caractère spécial, une couleur locale, à leurs croyances et pratiques religieuses, à leurs mœurs, à leur droit, à leurs institutions et coutumes, à leurs réactions psychologiques et plus généralement à tout leur comportement. Ceci est d’autant plus vrai, qu’à mon humble avis, les Bantous, comme tous les primitifs, vivent plus que nous d’idées et selon leurs idées. Ceci dit pour ceux qui veulent « étudier » les Bantous et les primitifs.

Cependant, une meilleure compréhension du domaine de la pensée bantoue est tout aussi indispensable pour tous ceux qui sont appelés à vivre parmi les indigènes. Ceci concerne donc tous les coloniaux, mais plus particulièrement ceux qui sont appelés à diriger et à juger les Noirs, tous ceux qui sont attentifs à une évolution favorable du droit clanique, bref tous ceux qui veulent civiliser, éduquer, élever les bantous. Mais si cela concerne tous les coloniaux de bonne volonté, cela s’adresse tout particulièrement aux missionnaires.

Si l’on n’a pas pénétré la profondeur de leur personnalité propre, si l’on ne sait pas sur quel fond se meuvent leurs actes, il n’est pas possible de comprendre les Bantous. On n’entre pas en contact spirituel avec eux. On ne se fait pas entendre d’eux, surtout lorsqu’on aborde les grandes vérités spirituelles. On risque, au contraire, en croyant « civiliser », d’attenter à l’ « homme », de travailler à grossir le nombre des déracinés et de se faire l’artisan des révoltes.

Nous nous trouvons désarçonnés devant les coutumes et le droit indigènes. Il n’est pas possible de faire le départ entre ce qui est respectable et ce qui est néfaste, faute d’un critère qui permettrait non seulement de ne retenir QUE ce qui est bon dans la coutume, mais encore TOUT ce qui s’y trouve bon, et d’émonder tout ce qui est mauvais. Or, il y n lieu de sauvegarder, de protéger avec soin, d’épurer et de raffiner tout ce qui est respectable dans la coutume, afin d’en faire le chainon si l’on préfère, la tête de pont, par laquelle les indigènes pourront accéder sans accrocs à ce que nous pouvons leur offrir de civilisation solide, profonde et véritable. Ce n’est qu’en parlant de la vraie, de la bonne et solide coutume indigène, que nous pouvons conduire les nègres vers une véritable civilisation bantoue.

Le fait qu’en haut lieu on ne sait pas à quel saint se vouer pour diriger les Bantous, qu’il s’y trouve moins que jamais une politique indigène stable, et qu’on y demeure à court lorsqu’il s’agit de fournir des directives solides et dignes de crédit pour assurer révolution et la civilisation des Noirs, me parait devoir être attribué à l’ignorance de leur ontologie, à ce qu’on n’a pas encore réussi à faire la synthèse de leur pensée, à ce qu’on n’est, par conséquent, pas à même de les juger.

On a dit et répété aussi, que l’évangélisation et catéchisme devaient être adaptés… adaptés à quoi ? On peut construire des églises en style indigène, introduire des mélodies nègres dans la liturgie, employer le langage indigène, emprunter les vêtements aux bédouins ou aux mandarins, la véritable adaptation n’en demeure pas moins l’adaptation de l’esprit. J’aurai l’occasion de revenir sur ce point. J’espère pouvoir, en son temps, soumettre à la critique un essai de catéchèse « adaptée ». 

  1. La faille séparant Blancs et Noirs subsistera et s’élargira aussi longtemps que nous ne les recentrerons pas dans les aspirations saines de leur ontologie

Pourquoi le Noir ne change-t-il pas ? Pourquoi le païen, le non-civilisé, est-il stable, et pourquoi l’évolué, le chrétien ne l’est-il pas ? Parce que le païen vit de son fonds traditionnel de théodicée et d’ontologie, qui embrasse toute sa vie et qui lui fournit une solution complète du problème vital ; parce que d’autre part l’évolué, et souvent le chrétien, ne parvient pas à s’assimiler la pensée occidentale, que nous nous efforçons de lui faire adopter avec le christianisme, tandis qu’il n’a pas réussi par lui-même à mettre son mode de vie nouveau en rapport avec ses valeurs ancestrales, avec sa philosophie propre. Celle-ci est demeurée intacte et sous-jacente, quoique rejetée par nous en bloc avec tous les usages méprisés et désapprouvés. Cette philosophie était cependant la caractéristique de l’« homme » dans le Bantou ; elle tenait à sa propre essence. L’abandonner a pour lui la valeur d’un suicide intellectuel. C’était précisément cette pensée bantoue qu’il fallait ennoblir.

Faudra-t-il dès lors s’étonner de ce qu’à travers le vernis de sa « civilisation », le « noir » persiste toujours à percer ? On s’étonne de voir des Noirs ayant passé des années parmi les Blancs se réadapter avec aisance et en peu de temps à la communauté de leur lieu d’origine. Ils s’y trouvent bientôt résorbés ; c’est qu’ils n’ont pas même dû se réadapter, puisque le fond de leur pensée n’avait pas été altéré. Rien ni personne ne les ont défaits de leur philosophie.

Combien de civilisés, ou de vrais évolués pourrions-nous compter parmi les indigènes du Congo ? Les déracinés et les dégénérés sont légion. Les matérialistes qui ont perdu pied dans la tradition ancestrale, sans avoir eu prise dans la pensée et la philosophie occidentales, ne font pas défaut. La plupart sont cependant demeurés « muntu » sous une légère couche d’imitation du blanc. Tel par exemple le commis de la Colonie, chez qui l’on lit une perquisition à l’occasion des révoltes de février 1944 on découvrit chez lui un cahier griffonné d’un bout à l’autre de formules de pratiques magiques …il les avait copiées chez un autre Clerc, qui lui-même les avait transcrites.

Tels encore ces évolués d’Elisabethville prétendant, lors de ces révoltes « Enfin, nous avons trouvé le moyen « magique » d’avoir la force des blancs, tandis qu’eux n’auront plus que la nôtre. Les noirs seront désormais blancs, les blancs, noirs ». Ces exemples nous montrent clairement comment les évolués persistent à « raisonner » selon la pensée bantoue, selon les principes de l’interférence des forces. A qui la faute ? Aux Noirs ? Le moment est peut-être venu de faire une confession générale, et en tout cas il est temps d’ouvrir les yeux. Nous tous, missionnaires, magistrats, administrateurs, et tous ceux qui dirigent, ou doivent diriger les Noirs, n’avons pas pénétré leur «âme », du moins pas aussi profondément que nous l’aurions dû. Même les spécialistes sont passés à côté de la question. Que ceci se traduise par une constatation désabusée ou par un aveu contrit, le fait demeure. Pour n’avoir pas pénétré l’ontologie des Bantous, nous sommes demeurés incapables de leur offrir une doctrine spirituelle assimilable et une synthèse intellectuelle compréhensible. Pour n’avoir pas compris « l’âme » bantoue, nous n’avons pas fait d’effort méthodique pour que celle-ci ait une vie plus pure et plus intense. Il s’est avéré qu’en condamnant l’ensemble de leurs prétendus « enfantillages et meurs de sauvages » par la sentence « c’est stupide et c’est mal », nous avons pris notre part dans la responsabilité d’avoir tué « l’homme » dans le Bantou.

Ajoutons tout de suite que ce sont les intellectuels de bonne volonté, les dirigeants de la société indigène et tout particulièrement les missionnaires, qui seuls peuvent faire œuvre utile en faveur de la civilisation des Bantous. Pour introduire les Noirs dans la véritable civilisation, il faudra, en effet, encore bien plus que le bien-être matériel, l’action sociale tant vantée et la confection de cleres, et il faudra autre chose encore que l’enseignement du « ki-français »…

Avec tant d’autres j’ai pensé autrefois que l’on dissiperait les « bêtises nègres » au moyen de causeries appropriées au sujet des phénomènes naturels, de l’hygiène, etc… comme si les sciences naturelles portaient atteinte à leur sagesse ou à leur philosophie. Nous renversions par – là « leurs sciences naturelles » mais leurs idées fondamentales de l’univers restaient inaltérées. Un exemple expliquera ma pensée. Que de fois ne nous arrive-t-il pas d’entendre un Noir accusé d’être la cause de la maladie, voire de la mort, d’un autre, simplement parce qu’il était en dispute avec lui, ou parce qu’il l’avait insulté ou maudit. C’est l’habituelle palabre. Or l’accusé s’exécute, il paie les dommages qui lui sont réclamés, généralement sans beaucoup d’objections, et parfois même malgré la sentence contraire d’un tribunal européen. En effet, pour les Bantous, la palabre est claire et incontestable. Ils ont une notion différente des relations entre les hommes, de la causalité et de la responsabilité. Ce que nous prenons pour des élucubrations illogiques de sombres têtes noires, ce que nous taxons de cupidité, d’exploitation du faible, est pour eux la déduction logique de leur aperception des choses, et devient une nécessité ontologique. Si nous voulons après cela convaincre les Noirs de l’absurdité de leur appréciation en leur faisant voir comment cet homme est tombé malade et de quoi il est mort, c’est-à-dire, en leur montrant les causes physiques de la mort et de la maladie, nous perdons notre temps. Nous aurions beau leur donner une leçon de microbiologie et leur faire voir de leurs yeux, ou même leur faire découvrir eux-mêmes au microscope et d’après les réactions chimiques la «cause » de la mort, que nous n’aurions pas encore résolu leur problème. Nous aurions simplement résolu la question physiologique ou chimique qui s’y rapporte. La vraie cause profonde, la cause métaphysique, n’en subsiste pas moins pour eux, conformément à leur pensée, à leur sagesse ontologique. Nous verrions plus loin combien ce point de vue est logique.

Ainsi le Noir apprend chez nous à lire et à écrire, à calculer el à faire des comptes, il se familiarise avec nos techniques ; mais, tout comme son frère demeuré au village, il sent et expérimente tous les jours que ses « motifs » ne sont pas reçus de par l’incompréhension des Blancs et sa sagesse vitale élémentaire s’en trouve ulcérée. Son estime et sa confiance pour nous risquent de succomber à celle épreuve.

  1. Ces notions fondamentales et ces principes premiers relèvent-ils réellement de la philosophie ?

Dans les dernières décades, on a successivement admis que le fondement de la religion des primitifs était : le mânisme, l’animisme, la mythologie cosmique, le totémisme, le magisme, jusqu’à ce que certains aient finalement découvert que les primitifs avaient originalement la foi et le culte de l’Etre suprême, de l’Esprit créateur. Ces différentes écoles ont décrit et étudié le comportement nègre du point de vue de leur système. Il est frappant que tant d’auteurs de chacune de ces écoles aient pressenti, effleuré et même touché la base unique de ces diverses pratiques, notamment l’idée fondamentale de l’ontologie bantoue.

Cependant, nous ne trouvons guère d’étude systématique de cette ontologie. Jusqu’à présent, l’ethnologie semblait vouloir retracer avant tout la genèse, les origines et l’évolution de la coutume primitive au lieu d’en rechercher « la raison intime ». Il n’y a même pas de définition bien établie, ni surtout de définition universellement acceptée de l’animisme, du totémisme, du dynamisme et de la magie. Est-ce le vocabulaire, ou est-ce la compréhension qui ont fait défaut aux chercheurs européens ?

A mon avis, toutes ces présentations de la pensée primitive n’ont pas été suffisamment approfondies, étudiées et définies d’après le point de vue du primitif. Combien ne trouvons-nous point de prétendues définitions qui se bornent à décrire superficiellement l’aspect extérieur des coutumes indigènes.

Pourquoi l’universel « munganga » (quelles que puissent être les variantes vernaculaires de son appellation), se trouve-t-il désigné, chez les auteurs, de noms disparates tels que sorcier, féticheur, nécromancien, guérisseur, homme de l’art, etc… Une définition précise fait donc défaut. Mais le Noir, que pense-t-il, lui, de ce personnage ? Voilà la définition que nous avons à rechercher.

Admettons que les Noirs soient « animistes », dans ce sens qu’ils attribuent une « âme » à tous les êtres, ou tenons-les pour « dynamistes en ce sens qu’ils reconnaissent une « mana », une force universelle animant les êtres de l’univers. Il faudra néanmoins poser aux Bantous eux-mêmes les questions : « Comment ces âmes ou cette force universelle peuvent-elles, d’après vous, agir sur les êtres ? — Comment se fait l’interaction des êtres ? — Comment le « bwanga » (médicament magique, amulette, talisman…) peut-il, d’après vous, guérir l’homme ? — Comment le mfwisi, le muloji, l’envoûteur, peut-il vous tuer, même à distance ? — Comment le mort peut-il renaître ? — Qu’entendez-vous par cette renaissance ? – Comment la cérémonie de l’initiation peut-elle faire d’un simple mortel un munganga, un magicien-guérisseur ou, comme nous le ferons apparaître plus loin, un maître des forces ? — Qui initie ? l’homme ou l’esprit ? — Comment l’initié acquiert-il la « connaissance » et la « puissance » ? – Pourquoi la malédiction a-t-elle un effet destructeur ? — Comment la possède-t-elle ? — Comment se fait-il que nos catéchumènes à la veille de leur baptême viennent nous dire : sans doute nos remèdes magiques sont agissants, mais nous voulons renoncer à recourir à leur usage ?

Pareilles questions dépassent la description superficielle des pratiques coutumières. Elles ne sont pourtant pas vouées à demeurer sans réponse. La réponse que feront tous les Bantous est invariablement la même. Ce qu’on a nommé magie, animisme, (Mutisme ou dynamisme, bref toute la coutume des Bantous, repose sur un principe unique, la reconnaissance de la Nature Intime des êtres, c’est-à-dire sur le principe de leur Ontologie. Car c’est bien de ce terme philosophique qu’il y a lieu de désigner leur connaissance de l’être, de l’existence des choses.

  1. Peut-on parler de philosophie bantoue ?

Il est universellement admis que l’humanité évolue. Les Bantous parmi lesquels nouns vivons ne sont pas des primitifs purs. Ils ont évolué. Il est certain que leur religion, notamment, a évolué. Leurs pratiques, leurs habitudes, leurs coutumes, leur comportement doivent également avoir évolué.

On a prétendu que le fondement de la religion des primitifs était, soit le mânisme, soit l’unionisme, soit le totémisme ou la magie. D’après de récentes recherches historiques, il semble établi que le culte de l’Etre suprême est au moins aussi ancien, sinon plus ancien que la magie. Faudra-t-il en conclure que les Bantous ont été successivement monothéistes, puis animistes et après cela totémistes ? Qu’ils auraient donc chaque fois changé de religion ? Faudra-t-il admettre que ces changements de religion ont été le fruit de révolutions ? N’est-il pas plus vraisemblable que ces modifications des conceptions religieuses ont été le résultat d’une évolution progressive depuis leur religion primitive ? Cette question ne me parait pas pouvoir être disputée : il y eut évolution et non point révolution.

En voici la meilleure preuve : les Bantous actuels ont gardé leur foi dans les éléments de leur religion originelle théiste, et cependant nous les voyons, à la fois mânistes, animistes, dynamistes, totémistes et tenants de la magie. Mais il y a plus : chacun peut aisément vérifier aujourd’hui que nos Bantous contemporains diront en parlant du mânisme, du fétichisme, de l’animisme, etc: « tout cela est voulu par Dieu, l’Etre suprême, et tout cela a été donné pour aider les hommes ».

Pourra-t-on encore prétendre, après cela, qu’à chaque changement de pratique les Noirs ont changé de mentalité, qu’ils ont modifié leur système de pensée et leur conception du monde ? Et si, au contraire, nous trouvons ces diverses pratiques coexistantes, devons-nous en conclure que les Bantous en sont arrivés à avoir six ou sept systèmes philosophiques parallèles ? Il faut au contraire, admettre raisonnablement que toutes ces manifestations diverses se rattachent à une conception unique, à une même idée de l’univers, à un même système métaphysique.

Toutes ces pratiques religieuses comme d’ailleurs la conception juridique et l’organisation politique de la société ne forment qu’un tout logique dans la pensée des Bantous. Ces réalités diverses sont expliquées et justifiées par eux en vertu de leur seule et unique philosophie, l’ontologie bantoue.

Ce n’est pas notre but de retracer l’origine ou l’évolution de la pensée bantoue. Il ne s’agit pas non plus de porter dès maintenant un jugement sur la valeur intrinsèque de cette philosophie. Abstenons-nous provisoirement de tout jugement, pour ne faire que de l’ethnologie. Essayons avant tout de comprendre la pensée des Bantous. Il nous faut savoir quelles sont leurs notions, leur interprétation rationnelle de la nature des êtres visibles et invisibles. Ces conceptions peuvent s’avérer exactes ou erronées ; de toute façon nous devons admettre que ces idées sur la nature des choses de l’univers sont des connaissances essentiellement métaphysiques et constituent une « ontologie ». Avant d’enseigner aux Noirs notre pensée philosophique, tachons de pénétrer la leur. Sans pénétration philosophique, l’ethnologie n’est que folklore… Il n’est plus possible de se contenter de vagues locutions telles que :« forces mystérieuses des êtres », « certaines croyances », « influences indéfinissables » ou « une certaine conception de l’homme et de la nature ». Semblables définitions, vides de tout contenu, n’ont exactement aucune portée scientifique.

Nous ne prétendons certes pas que les Bantous soient à même de nous présenter un traité de philosophie, exposé dans un vocabulaire adéquat. Notre formation intellectuelle nous permet d’en faire le développement systématique. C’est nous qui pourrons leur dire, d’une façon précise, quel est le contenu de leur conception des êtres, de telle façon qu’ils se reconnaitront dans nos paroles, et acquiesceront en disant : « tu nous a compris, tu nous connais à présent complètement, tu « sais » à la manière dont nous « savons ».

Bien plus, si nous pouvons adapter l’enseignement de la vraie religion à ce qui peut être respecté dans leur ontologie, nous pourrons entendre, ainsi qu’il me fut donné, des témoignages tels que : « à présent tu ne te trompes plus, tu parles comme nos pères ; il nous semblait bien que nous devions avoir raison… ». Ils sentaient sans doute que mon enseignement, tout en rejetant les conclusions fausses de leur philosophie, s’adaptait merveilleusement à quelque « âme de vérité » de leurs concepts fondamentaux.

La présente introduction ne fut écrite qu’après parachèvement de l’étude systématique de l’ontologie bantoue, et après la construction de la synthèse de leur philosophie et de son application à nos doctrines religieuses et à l’enseignement du catéchisme.

Cette introduction est une réponse aux considérations et objections soulevées par mes confrères qui ont bien voulu prendre connaissance de mon étude et de mes exposés traitant de l’ontologie bantoue. Elle est le fruit de discussions parfois fort animées : c’est grâce à leurs critiques que j’ai pu élaborer ces mises au point destinées à prévenir certaines objections qui porteraient à faux, mais qui, sans ce préambule, seraient venues à l’esprit de maint lecteur. En développant ce thème introductif, mon but a été de préparer et d’aplanir la voie. Je me flatte de pouvoir convaincre mes lecteurs qu’une varie philosophie peut exister chez l’indigène, et qu’il y a lieu de la chercher. Plusieurs déjà m’ont rendu ce témoignage : « C’est bien ce que j’avais toujours pensé s (Maint colonial’ vivant en contact constant avec le Noir m’a assuré que je n’avais écrit rien de neuf mais mis de l’ordre dans l’imprécis de ses constatations, dans sa connaissance pratique du Noir). Le problème de l’ontologie bantoue, de son existence, se trouve ainsi posé. Il nous est loisible, à présent, d’entamer l’exposé de la philosophie des Bantous, qui, peut-être, est la philosophie commune de tous les primitifs, de tous les peuples claniques.