Droit coutumier ancien.

La conception générale présidant à l’organisation des juridictions, en milieu primitif, repose sur le fait que tout chef investi à un degré quelconque d’une autorité familiale ou politique, détient le pouvoir de punir. On ignorait complètement, au Ruanda-Urundi, la séparation des pouvoirs exécutifs et judiciaire ; comme le fait très bien remarquer SANDRART :

« L’on ne peut concevoir que celui qui détient le pouvoir ne puisse en même temps punir. Si cette éventualité devait se présenter, on n’y verrait qu’un signe flagrant d’impuissance démontrant péremptoirement la faiblesse de celui qui ne peut l’exercer ».

Si en Urundi notamment, des juges assesseurs de profession, les bashingantahe, rendaient la justice, il ne faut pas y voir l’existence d’une institution judiciaire indépendante de l’autorité politique, mais simplement la présence d’aides, particulièrement au courant du droit coutumier, assistant les chefs investis.

La séparation en juridictions pénales et en juridictions civiles était également inconnue. Certains contrats, comme le servage pastoral que nous considérons comme purement civils, faisaient l’objet de répression pénale ; tandis que des faits qualifiés d’infractions par notre Droit Pénal étaient considérés comme des différends purement civils, il s’agit en l’occurrence de l’abus de confiance, de l’escroquerie et de la tromperie. Enfin, nombre de délits connus par notre Droit sont complètement ignorés par la jurisprudence indigène. Disposaient d’un droit de juridiction :

i) Le chef de famille — umutware w’inzu —, à l’égard des manquements commis par ses femmes et ses enfants ; la répression appliquée consistait non seulement en la correction paternelle pour les délits peu graves, mais encore en brûlure des mains du chef de vol de vivres en temps de famine, de noyade des filles-mères, de l’abandon à la mort des enfants monstres ou indésirables. Ils devaient veiller à la répression des fautes commises, même par simple abstention, à l’égard des tabous.

ii) Le chef de clan — umutware w’umuryango — connaissait de toutes les affaires civiles, d’ordre familial, concernant ses subordonnés. Il avait le droit de prononcer le déshéritement, ou mort civile, des membres de la communauté. Il connaissait également des questions de divorce. Il décidait du droit de vengeance en cas de meurtre d’un des siens.

iii) Les arbitres. Les chefs patriarcaux, réunis en conseils officieux, prononçaient l’arbitrage des différends de faible importance divisant leurs voisins. Parfois, les assesseurs officiels des juges, les bashingantahe, remplissaient cette fonction.

iv) Le shebuja. Réglait les palabres surgissant entre ses clients.

v) Le chef d’igikingi — umutware w’igikingi (terre franche dépendant directement du mwami).

vi) Le sous-chef de colline — Igisonga (Ru.), Icariho (Urundi) —, connaissait des procès peu graves sur­gissant entre ses administrés, notamment en matière de menus vols, de détérioration de cultures par le bétail, de coups simples, de contestations foncières.

vii) Le chef des pâturages — umutware w’umukenke —, au Ruanda, connaissait de toutes les contestations relatives au droit de pacage dans son ressort et des palabres de gros bétail.

viii) Le chef de province — umutware w’intebe, Ru. ; umuganwa, Ur. — connaissait de toutes les contestations graves tant au civil qu’au pénal : meurtres, assassinats, vols avec circonstances aggravantes, viols, adultères, palabres concernant les limites des champs, des bananeraies. Il cumulait les pouvoirs judiciaires du chef des pâturages là où cette autorité n’existait pas. Il disposait d’un droit d’évocation, de suspension, d’abandon, de révision et d’appel à l’égard de tous les jugements rendus par les sous-chefs placés sous ses ordres. Il pouvait, en principe, condamner à la peine de mort ; mais, dans ce cas, son jugement devait être ratifié par le mwami. Il ne pouvait s’occuper ni des différends politiques graves, ni des affaires dans lesquels un client direct du mwami était défendeur ; ces cas devaient être déférés à la Cour.

ix) Le chef d’armée— umutware w’ingabo— possédait un pouvoir juridictionnel sur ses hommes en cas de mobilisation ; en autre temps, s’il n’était lui-même chef de province ou de pâturages, il prenait la défense de ses hommes et, en cas de condamnation, favorisait l’introduction de leur cause en appel auprès du mwami.

x) Le mwami disposait, tant au civil qu’au pénal, d’une compétence universelle et d’un droit absolu d’évocation, de suspension, d’abandon, de révision et d’appel sur tous les jugements indistinctement rendus par les échelons inférieurs. Les sentences du mwami demeuraient évidemment sans appel. Il connaissait spécialement de toutes les infractions à ses propres décisions ou à celles de ses prédécesseurs en matière judiciaire, exécutive, de tabous, de crimes de lèse-majesté, de différends politiques graves et de tous les cas où la peine de mort devait être irrévocablement prononcée. Il disposait d’un droit de grâce et de commutation : il pouvait interdire l’accomplissement de la vengeance décidée par un clan du pays ; l’exercice de ce droit devait être publiquement proclamé dans la région où résidaient les clans adverses. A cette fin, le mwami envoyait dans la région où il devait avoir lieu, l’un de ses représentants bien connu, muni d’un des tambours insignes de l’autorité royale ; ce représentant réunissait les notables de l’endroit et leur signifiait la volonté du mwami. La désobéissance ou la simple manifestation du désir d’insoumission à semblable décision, entraînait l’extermination de toute la famille rebelle.

Les juges, voire les shebuja, se faisaient aider d’assesseurs. En Urundi, le métier d’assesseur umushingantahe  constituait une véritable profession à telle enseigne que les chefs avaient fini par ne plus juger personnellement que les cas excessivement graves ; de toutes les façons, ils laissaient l’instruction des affaires aux bashingantahe.

Le régime instauré par l’ordonnance législative 348 qui n’enleva pas aux chefs patriarcaux leur pouvoir d’arbitrage familial, n’a retenu, comme juridictions indigènes officielles, que les tribunaux de chefferie, de territoire et du mwami pour les milieux coutumiers, tout en créant des juridictions spéciales pour les extra-coutumiers. Eu égard à l’art. 44 de l’ordonnance précitée, le vice-gouverneur général du Ruanda-Urundi pourrait créer des tribunaux de sous-chefferie, mais il n ’a pas usé de ce pouvoir jusqu’à présent, l’expérience se révélant prématurée.

Compétence territoriale.

Rien n’a été modifié à la conception que se faisait l’ancien droit coutumier en matière de compétence territoriale des juridictions.

  1. i) Selon l’article 2 de l’O.-L. 348, le ressort d’une juridiction n’est autre que celui où l’autorité autochtone envisagée comme juge-président, exerce ses fonctions exécutives ; ainsi, le ressort du tribunal de chefferie est la chefferie, celui du tribunal de territoire concorde avec l’échelon administratif du même nom et celui du tribunal du mwami vise tout le pays d’un mwami, soit le Ruanda, soit l’Urundi.
  2. ii) Selon les articles 13 et 14 de l’O.-L. 348, les tribunaux indigènes connaissent des contestations entre indigènes du Ruanda-Urundi ou des colonies voisines, à la condition suivante : que le prévenu ou que le défendeur se trouve dans le ressort du tribunal compétent. S’ils ne comparaissent pas personnellement, ils peuvent être l’objet d’un mandat d’amener en vertu des articles 29 et 30.

Compétence matérielle.

A la formule vague qui présidait à la compétence matérielle des anciennes juridictions coutumières, ont été fixées des règles fixes par les articles 13, 15, 20 à 26 de l’O.-L. 348.

i) Les tribunaux sont compétents pour connaître de toutes les contestations civiles, sans limite quant à l’importance des intérêts en jeu, qui ne doivent pas être tranchées par l’application des règles du droit écrit.

ii) Les tribunaux connaissent des faits infractionnels réprimés par la coutume ou par une loi écrite leur donnant compétence d’une manière expresse. C’est le cas par exemple, d’une part de tous les menus vols et des affaires de coups simples, et d’autre part de la répression de l ’ivresse publique (Ord. 57 /APAJ du Gouverneur général en date du 10 juin 1939 applicable au R.-U. par l’Ord. R.-U. 32 /Just. du 28 août 1939), des feux de brousse (Ord. 148 du Gr G1 en date du 25 décembre 1933, applicable au R.-U. par Ord. R.-U. n° 11/Agri. du 21 février 1934 et pour les juridictions indigènes par l’Ord. n° 94/AIMO du 28 mars 1942), et de toutes les infractions prévues au décret du 14 juillet 1950 sur l’organisation politique indigène du Ruanda-Urundi (Cf. art. 72).

iii) Toutefois, les tribunaux indigènes ne sont pas compétents :

a) Si le fait étant réprimé à la fois par la coutume et par la loi écrite, celle-ci commine une peine supérieure à cinq ans de servitude pénale.

b) Si la peine commisée n’étant pas supérieure à cinq ans, la peine méritée doit, en raison des circonstances, dépasser deux mois de servitude pénale ou deux mille francs d’amende, ou l’une de ces peines seulement.

iv) Enfin la compétence matérielle des tribunaux indigènes a été amendée par l’art. 20 de l’ordonnance précitée qui précise qu’ils ne peuvent appliquer les coutumes que pour autant qu’elles ne soient pas contraires à l’ordre public universel. Dans le cas où les coutumes sont contraires à l’ordre public universel, comme en cas d’absence de coutume, les tribunaux indigènes jugent en équité. Toutefois, lorsque les dispositions légales ou réglementaires ont eu pour but de substituer d’autres règles à la coutume indigène, les tribunaux indigènes appliquent ces dispositions.

Enquête préparatoire. Droit coutumier ancien.

Enquête préparatoire.

Comme aucun corps de police judiciaire n’existait dans le pays, chaque victime d’une infraction se chargeait elle-même d’effectuer toutes recherches utiles. A cette fin, deux voies étaient suivies :

  1. a) La divination.

En cas de mort suspecte, faisant soupçonner l’envoûtement ou son synonyme, l’empoisonnement, l’on s’adressait à un devin dans le but d’en connaître l’auteur. On agissait de même à l’égard des autres infractions et surtout en matière de soustractions frauduleuses. La conclusion du devin était indiscutée et l’on passait aux représailles qui coûtèrent des multitudes de vies humaines dans des vendettas réciproques. Monsieur le gouverneur RYCKMANS écrivait en 1931 : pareilles hécatombes sont aujourd’hui devenues impossibles ; cependant il n’y a pas si longtemps que le grand mupfumu Kibingo, pendu il y a quelques années, fut condamné pour une séance d’épreuve dans laquelle il avait fait tuer dix-sept personnes. Des massacres de cette envergure étaient courants jadis et j’ai connu plus d’un sorcier qui avait, au dire des chefs, des milliers de vies humaines sur la conscience.

b) La recherche matérielle.

La victime d’un vol de gros bétail, par exemple, se mettait à la recherche du voleur en suivant, avec un incroyable flair, les traces des pas ibinono laissées sur le sol tan t par les vaches que par les voleurs. Ceux-ci brouillaient fréquemment la piste en se chaussant les pieds ainsi que les pattes du bétail, de feuilles de bananiers ou de paniers ; ou en poursuivant leur fuite dans le lit des ruisseaux. La victime du vol se rendait également sur les différents marchés où s’écoulait habituellement le bétail, et procédait à des visites domiciliaires essayant de découvrir la peau, les cornes ou quelques reliefs de l’animal disparu, dont elle s’emparait immédiatement à titre de pièce à conviction. Le préjudicié pouvait procéder à l’arrestation immédiate du receleur car dans ce pays, l’adage « possession vaut titre » n’a pas cours, il incombe au possesseur de se justifier. L’on recueillait toutes preuves testimoniales et présomptions que l’on entendait. En fin de compte, il incombait au plaignant d’emmener devant le juge : le prévenu, les témoins et toutes pièces à conviction valables.

L’on cherchait à rassembler toute preuve matérielle pouvant attester la véracité de l’infraction commise : bête volée, peau, cornes, pot de cuisson contenant de la viande dans le cas de vol ; bananier ou récolte coupée sur pied en cas de contestation foncière ; moignon de pilier ou tout débris calciné résultant de l’incendie d’une hutte ; bâton, lance ou serpe ayant servi à commettre des blessures ou un homicide, etc. La victime couverte de plaies béantes et abondamment ensanglantée se présentait dans cet état au juge avant de se soigner ; on apportait le cadavre de la victime et n’importe quel bout de tissu, bâton et autre objet abandonné sur les lieux de l’infraction par l’auteur.

Il est très important de faire remarquer qu’en vertu des principes fondamentaux d’ethnologie selon lesquels a partie vaut pour le tout, et de la rémanence de la personnalité de l’auteur attachée aux instruments qu’il posséda, les pièces à conviction déterminaient non seulement la foi du juge, mais, dans la plupart des cas, confondaient littéralement le coupable.

A côté des pièces à conviction, les plaignants s’amenaient devant le juge nantis de petits bouts de bois liés, ou de ficelles pourvues d’autant de nœuds qu’il y avait d ’objets contestés : cruches de bière, houes, chèvres, etc.; ces instruments faisaient office de comptabilité.Saisine des juridictions.

Dans les cas graves relevant de la politique où l’autorité était elle-même intéressée, et en matière magicoreligieuse, les juges se saisissaient eux-mêmes de l’affaire. Dans tous les autres cas, les juges n’étaient saisis que par la plainte et la comparution des deux parties en cause. Si le défendeur tardait à comparaître, le juge le faisait arrêter par ses gens. La célérité des juges semble avoir laissé bien souvent à désirer : par nonchalance ou par bon plaisir, et pour peu que le défendeur fût un favori, le demandeur s’entendait dire : uzagaruka ejo (vous reviendrez demain, s. e. plus tard), tuzabonana ejo bundi (nous nous reverrons après-demain, s. e. sine die).

En principe, les parties étaient toujours entendues contradictoirement ; on ne condamnait guère par défaut lorsque l’action se mouvait entre gens d’un même milieu ou de simples indigènes. Toutefois, à la Cour, le mwami condamnait à la peine de mort sur simple délation, après avoir entendu un simulacre de défense vouée d’avance à l’échec.

Audience.

La véritable enquête destinée à asseoir la conviction du juge, se poursuivait en cours d’audience publique ; ceci explique l’une des raisons pour lesquelles la justice indigène était lente sinon interminable. L’huis-clos n’existait pas, les séances se tenant en plein air, à la résidence du juge. Les juges étaient itinérants. La population étant illettrée, il n’était évidemment tenu aucun compte rendu des audiences ni des sentences ; les mémoires suppléaient largement à cette lacune.

Le plaignant.

(Urega (Ru.) de kurega: intenter, s. e. un procès). (Uwitwara (Ur.) de kwitwara: intenter un procès). Celui-ci était entendu en tout premier lieu, donnant un exposé complet de ses griefs qui remontaient le plus loin possible dans le temps. Il ne prêtait pas nécessairement serment, d’initiative, avant sa déposition, mais celui-ci pouvait lui être déféré par le juge, voire par le défendeur.Le défendeur.

L’accusé

(Uregwa (Ru.) — Uwitwarigwa (Ur.) — Dérivé de la forme passive de kurega et kwitwara). É tait entendu immédiatement après le plaignant et dans les mêmes formes.

Les témoins.

(.Abagabo: les hommes (Ru.) Ivyabona (Ur.) ceux qui ont vu).

En fait, presque toute l’audience reposait sur l’audition des témoins qui emportaient la conviction du juge à défaut d’aveux du prévenu. Ils étaient interrogés dans les mêmes formes que plaignants et défendeurs ; s’ils refusaient de se présenter, le juge les faisait amener de force. Le témoin convaincu de faux témoignage à l’audience était passible de peines : amende et bastonnade, appliquées séance tenante.

On appelait en qualité de témoins :

Éventuellement le devin qui avait désigné le coupable ; Toutes personnes pouvant éclairer le tribunal sur les faits dont il était saisi.

En règle générale, les femmes n’étaient pas admises en qualité de témoins. Les parents et les conjoints étaient suspects de partialité et par le fait même évincés, à moins qu’ils ne fussent les seuls à avoir connaissance des faits.

Aucune rémunération officielle à témoin n’étant prévue, c’est évidemment aux plaideurs qu’il incombait de les payer, voire de les acheter.

Les défendeurs.

Chaque partie disposait du droit de se faire défendre par des plaideurs : patron shebuja, ou par des amis, ou même de se faire représenter à l’audience par des mandataires agréés par le juge.

Le serment.

(Ndahiro, de kurahira: prêter serment). Consistait à jurer de dire la vérité sur la tête du mwami ou sur tout événement dangereux qui pourrait s’ensuivre en cas de mensonge. Le serment fut tellement répété qu’il a perdu toute valeur réelle. Il n’était jamais déféré aux femmes ni aux enfants.