Le mois d’Août 1907 fut marqué par la visite du duc Adolphe Frédéric de Mecklembourg à la cour du mwami Musinga (du 9 au 12 Août 1907). Accompagné par une pléiade d’intellectuels rompus dans divers domaines scientifiques, le duc de Mecklembourg n’entrait au Rwanda que dans le cadre de son voyage d’exploration scientifique en Afrique équatoriale.

A l’annonce de son arrivée, le mwami Musinga crut que son altesse mecklembourgeoise venait lui nommer un remplaçant, peut-être Ndungutse, tellement l’illégitimité de sa promotion troublait sa quiétude. Voici comment le duc de Mecklembourg raconte lui-même ce fait:

« Après un entretien poursuivi en souahéli, Musinga me demande la permission de m’offrir ses cadeaux. Le moment est angoissant pour lui, pour ses amis et pour ses ennemis. Une question de haute politique est suspendue, sans que je m’en doute, à la réponse que je donnerai. Le bruit, en effet, s’est accrédité que mon refus, même s’il ne porte que sur une partie, signifiera que je favoriserai l’accession au trône d’un prétendant de sa parenté et partant que j’aurai en vue sa destitution.

Une foule énorme fait la haie devant et derrière nous, ménageant une avenue pour le passage des présents, inquiète du cas que j’en ferai. Le tribut arrive : c’est une enfilade sans fin. En tête, une vache laitière, avec son veau porté à bras : hommage suprême ! Puis une dizaine de bovins aux cornes géantes pour le service de bouche. Derrière, une suite à perte de vue de boucs noirs, troupe par troupe, débordant et inondant notre campement. Enfin, une chaîne ininterrompue de porteurs bahutu avec des centaines de charges, posées sur la tête : farine, lait, miel, beurre, haricots, bananes et fagots de bois, denrée rare et précieuse ici. Le défilé prend près d’une heure.

Lorsqu’il est passé l’instant fatidique du refus redouté, c’est un soupir général de soulagement. La visite étant achevée, le sérénissime remonte dans sa litière, ayant pris congé de moi dans les termes les plus solennels ».

L’enchantement de Musinga fut grand lorsqu’il apprit du résident, le capitaine von Grawert qui cherchait toutes les occasions de lui prodiguer des honneurs pour masquer la confiscation de ses pouvoirs souverains, que le passage du duc de Mecklembourg à la cour avait été préparé et envisagé pour rassurer le mwami sur l’avenir de son trône et pour montrer à tous ses sujets qu’il était le seul maître au Rwanda. Musinga dut s’en convaincre sans peine car :

« Jamais non plus I’ ibwarni n’avait vu groupés autour de lui un si grand nombre d’européens, et si distingués, prince, savants, prêtres, officiers, et autres gens moins huppés. Il en éprouva un sentiment de sécurité pour lui et apparemment de considération pour les évolués, même de basse condition, qui s’étaient fait les disciples de tels maîtres ».

Musinga fut encore comblé de satisfaction lorsqu’on lui annonça, dès le lendemain du départ du duc Adolphe Frédéric de Mecklembourg, que le Rwanda avait désormais sa résidence propre détachée de celle d’Usumbura. Pour le mwami et ses partisans, la création de la résidence du Rwanda était la reconnaissance officielle, par l’empire allemand, du royaume du Rwanda sur lequel régnait un seul mwami. C’était donc la reconnaissance de l’unité politique du pays.

Pour la puissance protectrice, la création de la résidence du Rwanda allait lui permettre de connaître plus à fond les besoins du pays et d’exercer une influence plus suivie sur le sultan indigène et partant sur ses subordonnés. C’est ce qui ressort de la politique que la résidence devait suivre :

« Agir sur les chefs et par eux sur les populations ; conseiller et influencer les chefs sans s’adresser directement à leurs sujets. Il faut, pour réussir, d’abord que les chefs soient reconnus et obéis, puis que les chefs reconnaissent dans le Gouvernement leur protecteur naturel contre des révoltes ou des invasions.

Les chefs devront conserver leurs pouvoirs en matière de justice civile et territoriale. Les impôts seront levés, non comme taxes individuelles, mais comme tribut à payer par le Chef.

Le Résident devra chercher, en ces matières, “à acquérir sur les autorités indigènes une influence prépondérante, pour favoriser l’évolution des mœurs par un développement naturel vers des conceptions de civilisation européenne, pour autant qu’il y ait moyen d’y parvenir”. II travaillera à favoriser le développement économique, soutiendra les missions religieuses, enraiera la propagande islamique.

D’une manière générale, toute l’activité du Résident devra s’exercer plus par conseils et persuasion que par règlements ; pour que ses conseils soient suivis, il faudra qu’il acquière, chez les chefs et les populations, une influence et une considération aussi grandes que possible.

Pour augmenter son influence, il devra se mettre au courant des traditions, des mœurs, des coutumes, des idées indigènes ; accoutumer les chefs à sa personne ; éviter de leur infliger des punitions déshonorantes. La force militaire doit être l’ultima ratio contre ceux qui se montreraient obstinément réfractaires à notre action».

Dès son arrivée à Kigali au mois d’Août 1907, le premier résident du Rwanda, le Dr Richard Kandt, explorateur, poète et homme des sciences connaisseur du Rwanda, mit directement en pratique cette politique. En effet, avant la fin de l’année 1908, il soumit au Gouvernement central allemand deux longs memoranda sur le Rwanda. Il y décrit l’organisation politique et sociale en mettant en relief la monarchie absolue avec un mwami considéré comme un demi-dieu. Il montre que le Rwanda connaît un système féodal avec une classe aristocratique des Tutsi et une classe de rôturiers bahutu ; cette dernière travaillant la terre tandis que la première s’occupant de la guerre et de l’élevage. Bref, le Dr Kandt aboutit à ce constat que l’organisation sociale et politique au Rwanda était solidement implantée, que la population semblait s’y plaire et que par conséquent il ne fallait rien changer. D’où il fallait raffermir l’autorité en place et soutenir le mwami Musinga contre ses rivaux prétendants au trône du Rwanda, tel Muhumuza qui sera fait prisonnier en 1909 et déporté plus tard à Bukoba.

Le Dr Kandt s’attacha fermement à faire respecter le mwami Musinga et à faire régner la paix sur l’ensemble du Rwanda en combattant notamment le Mutwa Basebya qui semait les troubles dans le Rwanda septentrional et qui fut pris et mis à mort en 1912 ou en poursuivant le lignage des Abarashi du Mulera qui a tué le Père Loupias de la mission de Rwaza en 1910.

Cette attitude de la Résidence en faveur du mwami Musinga eut un effet positif pour l’action européenne. Dans les faits, le mwami du Rwanda pour lequel le trône était sauvegardé se sentit le grand obligé de la Résidence en particulier et de tous les Européens en général. Profitant de cet état de choses, les Pères Blancs, de connivence avec le résident ou quelquefois sur incitation de celui-ci, établirent de nouveaux postes de mission au Rwanda.

C’est ainsi que, convaincues que dans les provinces frontalières, surtout au nord et au nord-ouest, les opérations de police et le déploiement de la force militaire n’étaient pas bien indiqués pour y assurer pleinement la paix et la soumission au pouvoir central, les autorités de la résidence de Kigali firent appel à la collaboration des Pères Blancs, eux qui étaient parvenus à s’installer dans les coins réputés hostiles à toute personne étrangère et qui avaient plus ou moins réussi à dompter les habitants de ces régions. Aussi, dans le cadre de l’achèvement de la pacification du nord-ouest du Rwanda, le Dr Kandt qui avait quitté le Rwanda en 1911 et remplacé par le lieutenant Gudovius (1911-1912) demanda, dès son retour en 1913, à Mgr Hirth d’aller fonder une mission dans le Bushiru, région restée insoumise jusqu’à ce jour au pouvoir de Nyanza.

Voici le contenu de la lettre du Dr Kandt à Mgr Hirth :

« Monseigneur,

Les missions que vous avez fondées au nord du Rwanda contribuent pour une grande part à la pacification de ce district. Elles facilitent grandement la tache du gouvernement. L’influence de vos missionnaires nous a épargné la nécessité d’y entreprendre des expéditions militaires. Le district du Bushiru est resté insoumis jusqu’à ce jour. Le chef n’est pas en mesure d’y faire valoir son autorité. Le gouvernement voudrait éviter une expédition punitive…

En son nom je prie la mission catholique d’y établir un poste de mission. Sans aucun doute et en fort peu de temps les missionnaires auront gagné la confiance de cette population énergique et rendu ainsi à la civilisation un service très appréciable».

Mgr Hirth ne put “se refuser à une collaboration qui, pour être politique dans l’esprit de celui qui la sollicitait, n’en était pas moins en soi d’essence purement religieuse. Ainsi, le 2 Juillet 1914, il créa en plein Bushiru, la mission de Rambura où furent affectés comme pionniers le Père Desbrosses, le Père Prieur et le Frère Privat.

De l’appel du résident à Mgr Hirth et de la réponse que celui-ci y réserva sortirent des gains pour les deux acteurs et pour la présence européenne au Rwanda en général. Le premier voulait engager le Bushiru sur la voie de la soumission à l’autorité centrale tant indigène qu’allemande. Il ne voyait qu’une solution adéquate : y établir un poste de mission qui le gagnerait à la cause du pouvoir politique ou du moins le réduirait à la soumission à la loi sans recours aux armes et sans perte de vies humaines et de matériel. Le second, Mgr Hirth, trouvait dans l’invitation du résident une occasion d’étendre encore davantage sa zone d’influence religieuse. En effet, depuis la création de Kabgayi au centre du pays en 1906, les Pères Blancs avaient réussi à fonder quatre autres nouvelles missions : Rulindo le 26 Avril 1909, Murunda le 17 Mai 1909, Kansi le 13 Décembre 1910 et Kigali le 21 Novembre 1913. La mission de Rambura venait ainsi en onzième position.

Toutes les deux parties en action gagnèrent et leur entente contribua au raffermissement de la présence européenne. En effet, comme il a été souligné déjà, plus le nombre de postes de missions croissait, plus celui des adhérents au catholicisme (catéchumènes et baptisés) augmentait. De plus, ces postes de mission servaient d’escales précieuses aux agents de l’Empire allemand qui circulaient au Rwanda ; ils prenaient presque toujours la précaution de passer la nuit dans l’une ou l’autre station de mission catholique. Ils y trouvaient non seulement un confort moyen dont un Européen pouvait bien s’accommoder mais encore et surtout ils y recevaient nombre de renseignements sur la population et profitaient en même temps des conseils que leur prodiguaient des prêtres, eux qui étaient, mieux que tout autre Européen, connaisseurs du pays et de ses habitants.

Aux yeux de la population et de ses dirigeants indigènes, l’entente entre l’administrateur allemand et le missionnaire catholique était un signe évident de la recherche des mêmes intérêts et la réussite de l’un signifiait celle de l’autre. C’est pourquoi, pour les esprits ouverts parmi les dirigeants, il fallait ménager en même temps le Père Blanc et le Résident ainsi que leurs agents respectifs.

Ainsi, de la création de la Résidence de Kigali jusqu’à l’éclatement de la 1ère guerre mondiale, des rapports apparents d’amicale confiance s’établirent entre les tenants du pouvoir indigène et le représentant de l’Empire allemand.

Toutefois, le mwami Musinga qui avait été emmené à composer avec le résident et à tolérer la présence des Pères Blancs parce que les Allemands, et à travers eux tous les Européens, lui avaient permis de conserver son trône en évinçant ses rivaux et en endiguant les révoltes, n’était pas moins inquiet de l’avenir du pouvoir réel du mwami du Rwanda. Il constatait avec amertume que le savoir-faire des hommes blancs et les choses de l’Occident s’exerçaient sur son royaume au détriment du prestige national et de l’autorité des dirigeants indigènes. La perspective d’une crise due à l’installation des Blancs menaçait de renverser les proportions historiques existant entre les ethnies et les classes. Musinga, à la fois acteur et spectateur de la pièce qui se jouait et dont il ignorait le dénouement, se demandait anxieusement si l’homme blanc ainsi que ses acolytes n’allaient pas s’arroger toute la direction du pays avant même que le rideau de la scène ne soit fermé.