La terminologie utilisée

Avant d’aborder l’exposé de la philosophie bantoue, il nous faut justifier l’emploi des termes auxquels nous devons recourir. Cela préviendra certaines objections.

Puisque nous traiterons de philosophie, il nous faudra user du vocabulaire philosophique accessible au lecteur européen. Comme les peuples bantous ont une pensée étrangère à la nôtre, nous l’appellerons provisoirement « philosophie magique », nos mots ne couvriront peut-être pas complètement leur pensée. Nos vocables européens ne fourniront qu’une approximation de concepts et principes qui nous sont étrangers.

Même si nous avions recours à une traduction littérale du terme bantou, il nous faudrait l’expliquer au lecteur non averti de la portée des expressions Indigènes.

Force nous est donc de puiser dans notre vocabulaire français, quitte à préciser chaque fois les restrictions ou extensions qu’il y a lieu d’apporter à leur signification reçue, pour exprimer le concept bantou avec exactitude.

Si notre terminologie paraissait inadéquate au lecteur, malgré cette précaution, nous l’invitons à en proposer une autre, afin de progresser à la faveur de sa collaboration vers une solution plus parfaite.

La présente étude ne prétend d’ailleurs pas être plus qu’une hypothèse, un premier essai de développement systématique de la philosophie bantoue. Il y a lieu d’y distinguer deux éléments bien distincts :

1°) l’analyse de la philosophie bantoue.

2°) l’expression occidentale par laquelle j’ai tenté de la rendre accessible au lecteur européen.

Ainsi, même si cette expression paraissait défectueuse, il ne faudrait pas en déduire que l’objet même de cette étude, l’analyse de la pensée bantoue, s’en trouverait entachée. Je prie le lecteur de bien vouloir vouer sa meilleure attention au problème essentiel de l’étude de la pensée bantoue, plutôt que de l’abimer sur la question accessoire de la terminologie.

La méthode

Comment faire un exposé systématique de la philosophie bantoue tout en justifiant l’objectivité de l’hypothèse ?

Il nous faut en effet développer une théorie cohérente et prouver qu’elle correspond à la pensée, à la tournure d’esprit et aux coutumes des Bantous.

Nous pourrions commencer par des rapprochements entre les langages, les comportements, les institutions et les coutumes des Bantous ; nous pourrions les analyser et en dégager les idées fondamentales ; finalement nous pourrions construire, à partir de ces éléments, un système de la pensée bantoue.

Telle est bien, en fait, la voie que j’ai suivie. C’est la voie ardue des tâtonnements et des recherches, où une idée reçue doit aussitôt être rejetée, ou une apparente lueur peut égarer dans les ténèbres. C’est un patient labeur qui ne permet qu’a la longue de définir des notions précises s’embottant en un système logique. J’ai voulu épargner ces détours au lecteur.

Au surplus, j’ai pu faire l’expérience que lorsqu’on aborde le problème par l’exposé des coutumes, vocables ou institutions déterminées, on se heurte fatalement à des contestations de détails. Les coutumes ont en effet, en plus de leur valeur fondamentale, leur caractère de couleur locale. Les exemples cités se trouvent alors récusés par des considérations telles que « chez nous cette coutume est différente », ou bien « chez nous les Noirs s’expriment autrement ».

Il me semble donc préférable de présenter d’abord sommairement l’hypothèse complète de la philosophie bantoue. Après cet exposé systématique de la théorie, les exemples (expressions ou comportements des Noirs), qui viennent appuyer la thèse exposée, trouveront leur place ; et si l’application de cette théorie de la philosophie bantoue apporte une explication suffisante des faits, on y trouvera une preuve de la validité, voire de l’exactitude de notre hypothèse.

Il est vrai que ceux qui ont lu d’emblée l’exposé de la théorie m’ont formulé aussitôt des objections, soit contre la théorie elle-même, soit contre la terminologie employée.., mais toujours parce qu’ils se plaçaient au point de vue européen. En considérant ensuite les innombrables cas d’application je les amenais généralement à admettre que la philosophie bantoue devait être quelque chose d’approchant. Quant à la terminologie usitée, qui choque généralement à première vue, on me concédait en général aussi qu’il était malaisé de découvrir dans le vocabulaire philosophique des langues européennes des mots qui traduiraient mieux la pensée bantoue.

Il m’a semblé que les imperfections des termes, non plus que les lacunes éventuelles de la synthèse proposée, ne devaient pas me faire différer davantage la communication du résultat de mes recherches et de mes déductions concernant la philosophie bantoue. Puisse cette publication avoir pour effet d’inciter d’autres chercheurs à poursuivre les investigations, de façon à atteindre par la collaboration un résultat définitif.

J’invite donc le lecteur à lire cette étude en faisant abstraction tant de sa philosophie occidentale que des préjugés qu’il pourrait avoir déjà au sujet des Bantous et des primitifs. Je lui demande de renoncer aux idées reçues et de s’appliquer à pénétrer le sens de ce qui est dit ici en évitant de laisser dériver sa pensée dans la critique de mon mode d’exposition ou du choix des termes. Je lui demande même de réserver son jugement quant à l’appréciation de la théorie et d’avoir la patience de prendre connaissance des preuves et des cas d’applications qui lui seront fournis ultérieurement, avant de se prononcer.

Après cela, il lui sera loisible de formuler ses critiques et d’attaquer tant la théorie exposée que son expression.

Faisons comme les Noirs. Lorsqu’ils ont une palabre, il est de règle que celui qui plaide ne soit pas interrompu. Et même, lorsqu’il arrête son débit, le juge lui demandera «As-tu fini de parler ? » : et il ne donnera qu’ensuite la parole à la partie adverse.

La conception de la vie chez les Bantous. Elle est centrée sur une seule valeur : la force vitale

 Il est, dans la bouche des Noirs, des mots qui reviennent sans cesse. Ce sont ceux qui expriment les suprêmes valeurs, les suprêmes aspirations. Ils sont comme des variations sur un leitmotiv qui se retrouve dans leur langage, leur pensée et dans tous leurs faits et gestes.

Cette valeur suprême est la vie, la force, vivre fort ou force vitale.

De tous les usages étranges, dont nous ne saisissons pas le  sens, les Bantous diront qu’ils servent à acquérir la vigueur ou la force vitale, pour être fortement, pour renforcer la vie, ou pour assurer sa pérennité dans la descendance.

Dans le mode négatif, c’est la même idée qui s’exprime lorsque les Bantous disent : nous agissons de telle façon pour être préserves du malheur, ou d’une diminution de la vie ou de l’être, on encore pour nous protéger des influences qui nous annihilent ou qui nous diminuent.

La force, la vie puissante, l’énergie vitale sont l’objet des prières et des invocations à Dieu, aux esprits et aux défunts, ainsi que tout ce qu’on est convenu de nommer magie, sorcellerie et remèdes magiques. Eux-mêmes diront qu’ils s’adressent au devin pour apprendre « des paroles de vie », qu’il enseigne la manière de renforcer la vie. Dans chaque langage bantou on découvrira facilement des mots ou locutions désignant une force, qui n’est pas exclusivement « corporelle », mais « totalement humaine ». Ils parlent de la force de notre être entier, de toute notre vie. Leurs paroles désignent « l’intégrité » de l’être.

Le bwanga (ce qu’on traduit par remède magique) ne doit pas nécessairement, d’après eux, être appliqué à la plaie ou au membre malade. Il n’a pas en premier lieu un effet thérapeutique local, mais il renforce, il augmente directement la force vitale, ou l’être même.

En invoquant Dieu, les esprits ou les mânes, les païens demanderont par-dessus tout : « Faites que j’aille en force ». Lorsqu’on les incite à abandonner les pratiques magiques, comme contraires à la volonté de Dieu, et pariant mauvaises, on s’attire la réponse : « Qu’y a-t-il de mal en rites? ». Ce que nous taxons de magie, n’est à leurs yeux autre chose que la mise en œuvre des forces naturelles placées à la disposition des hommes par Dieu, pour le renforcement de la vie humaine.

Lorsqu’ils essaient de se dégager des métaphores ou des périphrases, les Bantous désignent Dieu lui-même comme le Puissant, celui qui possède la force en lui-même. Il est aussi le générateur de la force de toute créature. Dieu est le « Dijina dikatampe »: le grand nom, parce qu’il est la grande force, le « mukomo » comme disent les baluba, celui qui est plus fort que tout autre.

Les mânes des premiers ancêtres, élevés à un plan surhumain, possèdent une force extraordinaire en tant que fondateurs du genre humain et propagateurs du divin héritage de la puissance vitale humaine. Les autres défunts ne comptent que dans la mesure où ont augmenté et perpétué leur force vitale dans leur progéniture.

Pour les Bantous, tous les êtres de l’univers possèdent leur force vitale propre ; humaine, animale, végétale ou inanimée. Chaque être a été doté par Dieu d’une certaine force, susceptible de renforcer l’énergie vitale de l’être le plus fort de la création l’homme.

La félicité suprême, la seule forme du bonheur est pour le Bantou la possession de la plus grande puissance vitale ; la pire adversité et en vérité le seul aspect du malheur est pour lui la diminution de cette puissance.

Toute maladie, plaie ou contrariété, toute souffrance, dépression ou fatigue, toute injustice ou tout échec, tout cela est considéré et désigné par le Bantou comme une diminution de ferre vitale.

La maladie et la mort ne proviennent pas de notre propre force vitale, mais d’un agent extérieur, d’une force supérieure qui nous déforce. C’est donc en renforçant l’énergie vitale au moyen des remèdes magiques que l’on devient résistant aux forces néfastes de l’extérieur.

Faut-il s’étonner dès lors que les Bantous fassent allusion à celle force vitale dans leurs salutations, et usent de formules telles que « tu es fort » ou « tu as la vie s, et qu’ils expriment leur commisération en des locutions telles que : « la force vitale s’est réduite, on a entamé ta vie ». Tel est aussi le sens de la formule de condoléances :«Wafwa ko » !  que nous traduisons par « tu meurs » ; et à cause de notre traduction erronée, nous avons trouvé les Bantous incompréhensibles, excessifs et ridicules, lorsque, à longueur de journée, ils se disent cent fois « morts » de faim ou de fatigue, ou que la moindre contrariété ou malaise les « fait mourir ». Dans leur esprit ils expriment simplement une diminution vitale, et dans ce sens leur expression est raisonnable et sensée. Dans leurs langues existent d’ailleurs les verbes « Kufwa » et « Kufwididila » qui indiquent les degrés progressifs de la perte de la force, de la vitalité, et dont le superlatif signifie la paralysie totale de la puissance de vie. C’est à tort que nous avons traduit ces formes verbales par : « mourir », et « mourir tout à fait ».

Ainsi nous comprenons le « motif » qui détourne le plus le païen de la conversion chrétienne et de l’abandon des pratiques magiques, c’est la crainte d’attenter à son énergie vitale en cessant de recourir aux forces naturelles qui la sustentent.

En 1936, j’avais donné comme sujet de rédaction aux normaliens de Lukonzolwa (Lac Moëro) : « Les obstacles à la conversion chez les païens ». À mon étonnement, loin d’énumérer une série de pratiques, tous déclaraient que le grand obstacle se résumait dans la conviction que l’abandon des usages, indiqués par leurs ancêtres, les mimerait à la mort. L’obstacle était donc d’ordre plus principiel que pratique, la crainte était fondée sur les « raisons » de l’ontologie bantoue.

Ces quelques aspects du comportement bantou font voir déjà que l’idée maîtresse de sa pensée est celle de la puissance vitale, dont Dieu est source. La force vitale est la réalité invisible mais suprême dans l’homme. Et l’homme peut renforcer sa force vitale par la force des autres êtres de la création.

 L’ontologie des Bantous

a) La notion de l’être :

Tout l’effort des Bantous est orienté vers la puissance vitale. La notion fondamentale de leur conception de l’être est le concept de la force vitale.

L’intelligence humaine tend à trouver le sens de notre être et des choses de l’univers et exprime les notions acquises soit en termes populaires, soit en définitions scientifiques.

La conception des primitifs quant à l’essence des choses, aussi bien que les distinguo les plus poussés des savants professionnels, sont des connaissances intellectuelles qui ne sont pas essentiellement différentes. Toutes deux sont connaissance de l’être ; elles sont métaphysiques.

La métaphysique considérée comme discipline méthodique et la sagesse humaine, que l’on désigne comme « conception du monde », considèrent ou embrassent les réalités qu’on retrouve dans tout être de l’univers.

Pareilles réalités sont notamment l’origine, le devenir, le changement, la croissance, l’anéantissement ou l’achèvement des êtres, la causalité active et passive, et plus particulièrement la nature de l’être en soi, vecteur essentiel de ces phénomènes ou modes universels.

Par ces réalités tous les êtres ont quelque chose de commun ou d’identique. Les notions et définitions de ces réalités s’appliquent donc à tout être existant. C’est pourquoi cette science ou connaissance est dite métaphysique. C’est la connaissance universelle des êtres, la métaphysique embrasse en effet la totalité du physique, tout ce qui a une existence réelle.

La métaphysique est donc bien la connaissance la plus universelle, non pas en ce sens qu’elle ne s’occupe que d’abstractions ou de spéculations sur l’irréel, mais en ce sens qu’elle embrasse tout être. La métaphysique n’est pas suspendue dans le vide. Son objet est la réalité intense qui existe en nous et autour de nous. Ses notions, ses définitions, ses lois sont formulées d’une façon abstraite et générale comme le sont les notions, définitions et lois de toute science.

La pensée occidentale chrétienne, ayant adopté les formules de la philosophie grecque, et peut-être sous l’influence de celle-ci, déliait le plus souvent cette réalité commune à tous les êtres, ou si l’on veut, l’être comme tel : « la réalité qui est », « quelque chose qui existe », « ce qui est ». Sa métaphysique a été basée sur un concept fondamental plutôt statique de l’être.

Ce concept de l’être le plus courant dans notre philosophie occidentale est statique en ce sens que la notion de force n’est pas incluse dans la notion première d’être. En général l’attribut de force apparait comme un accessoire, un accident de l’être en soi. On appellera l’être le support de la force et des changements.

C’est ici qu’apparait la différence fondamentale entre la pensée occidentale et celle des Bantous et des primitifs. (Je ne compare que des systèmes ayant inspiré de vastes civilisations).

Dans l’interprétation de la même réalité la pensée primitive reçoit sa nuance propre de l’accent, qu’elle met sur l’aspect dynamique des êtres ; tandis que la pensée scientifique de l’Occident semble mettre l’accent sur l’aspect statique des choses.

Nous, Occidentaux, voyons dans la force un attribut de l’être et nous avons élaboré une notion de l’être dégagée de la notion de force.

Il semble que les primitifs n’ont pas interprété ainsi la réalité. Leur notion de l’être est essentiellement dynamique. Ils parlent, vivent et agissent comme si, pour eux, la force était un élément nécessaire de l’être. La notion de force est donc liée essentiellement à toute notion d’être.

La force est inséparablement liée à l’être et c’est pourquoi ces deux notions demeurent liées dans leur définition de l’être.

Ceci doit être reçu comme base de la philosophie bantoue. C’est un minimum qu’il faut admettre, sous peine de ne pas comprendre les Bantous.

Ainsi les Bantous auraient une notion composée de l’être, que l’on pourrait formuler : l’être est ce qui possède la force.

Cette hypothèse minimale ne me parait au demeurant pas satisfaisante, ni mérite absolument exacte. Elle ne rend pas suffisamment compte du caractère propre de la notion (l’être du primitif. Je crois serrer de plus près la vérité si je définis la notion d’être du primitif comme : l’être est force.

En effet, la formule européenne « avoir la force », nous la comprenons inconsciemment d’après notre philosophie. Si nous formulons le concept d’être du Bantou comme étant : « la chose qui possède la force », le lecteur en retiendra que la force est considérée comme un attribut de l’être. Or, pour le Bantou, la force n’est pas un accident, c’est même bien plus qu’un accident nécessaire, c’est l’essence même de l’être en soi. Pour lui la force vitale, c’est l’être même tel qu’il est, dans sa totalité réelle, actuellement réalisée et actuellement capable d’une réalisation plus intense.

Cette force se réalisant plus ou moins, l’être même se réalise plus ou moins. Les changements de l’être sont, pour eux, les réalisations variées, les degrés, les croissances ou les intensités ontologiques de l’être lui-même.

Pour éviter toute confusion et afin que le lecteur européen se garde (en traitant de notions bantoues) de considérer la force comme un accident, je préfère m’en tenir provisoirement à la formule : pour le Bantou l’être est la chose qui est force.

L’être est force, la force est être. Notre notion d’être c’est « ce qui est », la leur « la force qui est ». Là où nous pensons le concept « être », eux se servent du concept « force ». Là où nous voyons des êtres concrets, eux voient des forces concrètes. Là où nous dirions que les êtres se distinguent par leur essence ou nature, les Bantous diraient que les forces diffèrent par leur essence ou nature.

Suivant eux, il y a la force divine et les forces célestes et terrestres, les forces humaines, animales, végétales et même les forces matérielles ou minérales. Et ils considèrent tous ces êtres comme des forces spécifiquement différentes et numériquement distinctes.

C’est parce que tout être est de force, et n’est qu’en tant que force, que cette catégorie force embrasse nécessairement tous les êtres : Dieu, les hommes vivants et trépassés, les animaux, les plantes, les minéraux. L’être étant force, tous ces êtres apparaissent aux Bantous comme des forces. Ce concept universel n’est guère utilisé par les Bantous, qui sont bien susceptibles d’une abstraction philosophique, mais qui ne s’expriment qu’en termes concrets. Ils donneront un nom à chaque chose, mais la nature intime de la chose nommée se présente à leur esprit comme telle ou telle force spécifique et non comme une réalité statique.

Il serait abusif de conclure que les Bantous sont « dynamistes » ou « énergétistes », comme si l’univers était animé d’une force universelle, une sorte de puissance magique englobant toute existence, ainsi que semblent le croire certains auteurs, lorsqu’ils traitent de « mana », «bwanga », « kanga », « clima » ou « megbe ». Telle serait l’interprétation européenne d’une philosophie primitive mal assimilée. Les Bantous font une nette distinction, et connaissent une différence essentielle entre les divers êtres, mettons entre les diverses forces. Parmi les diverses espèces de forces, ils arrivent tout comme nous à reconnaître l’unité, l’individu, mais bien entendu en tant que force individuelle.

C’est pourquoi il me semble qu’il faut écarter également, comme étranger à la philosophie bantoue, le principe double du bien et du mal en tant que force universelle, et également ce qu’on a nommé « essence commune » ou « communauté d’espèce », si l’on prenait ces termes dans leur signification exacte.

Dans les êtres visibles les Bantous distinguent ce qui est perçu par les sens et la «chose en elle-même » ; par la chose en elle-même, ils désignent sa nature intime, propre, l’être même de la chose, ou plus précisément la force par laquelle la chose est ce qu’elle est. Ils s’expriment en langage imagé lorsqu’ils disent « en chaque chose est une autre chose » ; « dans chaque homme se trouve un petit homme ». On se tromperait grossièrement en prenant pour une terminologie rigoureuse à l’européenne ces périphrases imagées des Bantous. Leur allégorie fait simplement ressortir qu’il y a lieu de distinguer dans l’être matériel ce qui tombe sous les sens, ou phénomène apparent, de ce qui ne se voit pas, ou nature intrinsèque de l’être.

Lorsque « nos » formules distinguent en l’homme l’âme et le corps, comme on le voit dans certains écrits occidentaux, on est embrassé d’exprimer où a passé « l’homme » après que ces deux composants se trouvent séparés. Si nous voulions, avec notre mentalité européenne chercher chez les Bantous des termes équivalents rendant cette façon de parler, nous nous heurterions aux plus graves difficultés. Comment parler en langage indigène de « l’âme de l’homme » ? Sauf sous l’influence européenne, les Bantous ne s’expriment pas de la sorte. Eux distinguent en l’homme le corps, l’ombre, le souffle (signe apparent de la vie…) el l’homme lui-même. Les apparences sensibles sont périssables et ne sont nullement ce que nous entendons par l’âme : ce par quoi nous sommes hommes : notre moi qui subsiste après la mort, lorsque le corps et l’ombre auront disparu. Ce qui subsiste après la mort n’est pas désigné chez les Bantous par un terme indiquant une fraction de l’homme. J’ai toujours entendu les anciens le nommer « l’homme même ». «lui-même », « aye mwine ». C’est là le « petit homme » qui était caché derrière les apparences perceptibles, c’est le « muntu » qui, à la mort, a quitté les vivants.

Il parait impropre de traduire cette acceptation de « muntu » par « l’homme ». Le «muntu » vit bien sûr dans un corps visible, mais ce corps n’est pas le « muntu ». Un indigène expliquait à un confrère : « Ce muntu », c’est plutôt ce que vous désignez en Français par « la personne » et non ce que vous exprimez par « l’homme ». Muntu inclut une notion d’éminence ou d’excellence dans l’être. Cette acceptation donnerait un sens logique à l’assertion que je recueillis un jour chez un Noir, disant « Vidye i muntu mukatampe », « Dieu est un grand ou le grand muntu ». Ceci signifiait donc : Dieu est la personne grande, c’est-à-dire la grande, puissante force vivante.

Les « bi-ntu » sont bien ce que nous appelons « les choses », mais suivant la philosophie bantoue ce sont des êtres « non vivants », des forces moindres, (non douées de raison, de personnalité, ou de vie supérieure. Ce n’est pas sans raison, que certains considèrent le préfixe de bi-ntu comme n’étant rien d’autre que la particule de la négation.

b) Toute force peut se renforcer ou s’affaiblir. C’est-à-dire tout être peut devenir plus fort ou plus faible.

Nous dirons de l’homme qu’il grandit, qu’il se développe, qu’il acquiert des connaissances, qu’il exerce son intelligence et sa volonté et qu’en ce faisant il les accroit. Par ces acquisitions, par ce développement, nous ne considérons pas qu’il sera devenu plus homme, en ce sens du moins que sa nature humaine est restée ce qu’elle était. On a la nature humaine ou on ne l’a pas. On ne l’augmente pas et on ne la diminue pas. Le développement s’opère dans les qualités et dans les facultés de l’homme.

L’ontologie bantoue, ou plus exactement leur théorie des forces, s’oppose par ses nuances propres à pareille conception statique. Lorsque les Bantous disent « je deviens fort », ils pensent tout autre chose que lorsque nous disons que nos forces s’accroissent. Rappelons encore que pour le Noir l’être est la force et la force l’être. Lorsqu’il dit qu’une force augmente, ou qu’un être est renforcé, il faudrait exprimer cela en notre langue et suivant notre mentalité par : « cet être s’est accru en tant qu’être », sa nature s’est fortifiée, augmentée, magnifiée. Ce que la théologie catholique enseigne quant aux réalités révélées de la Grâce, notamment qu’elle est un renforcement surnaturel de l’être, et qu’elle peut croitre et se fortifier en soi, ressemble à ce que les Bantous admettent dans l’ordre ontologique pour tout être, pour toute force.

Voilà le sens dans lequel il y a lieu de comprendre les expressions que nous avons citées en exposant que le comportement des Bantous était centré sur l’idée de l’énergie vitale : être fort, renforcer sa vie, tu es puissant, soyez fort, ou encore la force vitale décline, est altérée.

C’est dans ce sens aussi qu’il faut comprendre Frazer, lorsqu’il écrit dans « Le Rameau d’Or : « L’âme comme le corps peut être grasse ou maigre, grande ou petite » ; et encore : « la diminution de l’ombre est considérée comme l’indice d’un affaiblissement analogue dans l’énergie vitale de son propriétaire ».

C’est encore la même idée que vise M. E. Possoz quand il écrit dans ses « Eléments de droit coutumier Nègre » : « L’existence est pour le nègre chose d’intensité variable » ; ou encore, quand il évoque « la diminution ou le renforcement de l’être ».

Il nous faut parler ici de l’existence des choses ou des forces. L’origine, la subsistance et l’annihilation des êtres ou des forces est expressément et exclusivement attribuée à Dieu. Le terme « créer » dans son acception propre de tirer du néant, se retrouver avec sa pleine signification dans les vocabulaires bantous (kupanga en kiluba). C’est en ce sens que les Bantous voient dans le phénomène de la conception une intervention directe de Dieu créant la vie.

Ceux qui pensent que, d’après les Bantous, un être peut annihiler complètement un autre être, au point qu’il cesse d’exister, se font une idée fausse de leurs conceptions. Sans doute une force surpassant une autre force peut paralyser la première, la diminuer et même arrêter totalement son action mais la force ne cesse pas pour autant d’exister. L’existence venant de Dieu ne peut être enlevée à la créature par aucune force créée.

c) L’Interaction des forces. Un être Influence l’autre.

Nous parlons de l’interaction mécanique, chimique et psychique des êtres. Nous reconnaissons encore une autre causalité conditionnant l’être même, la cause de l’existence de l’être en tant qu’être ; c’est la causalité métaphysique qui relie la créature au Créateur. Le rapport de Créateur à créature est une constante, je veux dire que la créature est de par sa nature, dépendante d’une façon permanente de son Créateur quant à son existence et quant à sa subsistance. Nous ne concevons pas une pareille relation entre créatures. Les êtres créés sont désignés en philosophie scholastique comme substances, c’est-à-dire des êtres qui existent sinon par eux-mêmes, du moins en eux-mêmes, in se, non in alio. L’enfant est dès sa naissance, un être nouveau, un être humain complet. Il a la plénitude de la nature humaine, et son existence en tant qu’homme est indépendante de celle de ses géniteurs. La nature humaine de l’enfant ne demeure pas d’une façon permanente en relation causale avec celle de ses parents.

Cette conception d’êtres distincts, de substances (pour reprendre le terme scholastique), se trouvant côte à côte, totalement indépendants les uns des autres, est étrangère à la pensée bantoue. Pour elle les créatures gardent entre elles un lien, un rapport ontologique intime, comparable au lien de causalité qui relie la créature au Créateur. Pour le Bantou, il existe une interaction d’être à être, c’est-à-dire de force à force ; c’est par-delà l’interaction mécanique, chimique ou psychologique qu’ils voient un rapport de forces que nous devrions nommer « ontologique ». Dans la force créée (l’être contingent) le Bantou voit une action causale émanant de la nature même de cette force créée et influençant les autres forces.

Une force renforcera ou déforcera une autre force. Cette causalité n’est nullement surnaturelle, en ce sens, qu’elle dépasserait l’attribut propre de la nature créée ; c’est au contraire une action causale métaphysique qui découle de la nature même de la créature, la connaissance générale de ces influences demeure dans le domaine des connaissances naturelles et constitue proprement la philosophie. L’observation de l’action de ces forces dans ses applications spécifiques en concrètes constituerait la science naturelle bantoue.

On a désigné cette interaction des êtres par le vocable « magie ». Si on prétend le conserver, il y aurait lieu d’en modifier le sens et de l’entendre en conformité avec ce qu’y met la pensée bantoue. Dans ce que les Européens nomment « la magie des primitifs » il n’y a aux yeux du primitif aucune action de forces surnaturelles, indéterminables, mais simplement interaction des forces naturelles, telles qu’elles furent créées par Dieu, et telles qu’elles furent mises par Lui à la disposition des hommes.

Dans leurs études sur la magie, les auteurs distinguent « la magie de similitude, de sympathie, la magie par contact, la magie du désir exprimé… etc. ». Cependant la ressemblance, le contact ou l’expression du désir ne relèvent point de l’essence de ce que l’on a désigné par « magie », notamment : l’interaction des créatures. Le seul fait qu’on ait eu recours à des dénominations différentes pour distinguer les « espèces » de magie prouve que l’on a renoncé à pénétrer la nature profonde de celle « magie » pour ne s’attacher qu’à une classification reposant sur ses caractères secondaires.

L’enfant, même adulte, demeurera toujours pour les Bantous, un homme, une force, dépendance causale, une subordination ontologique des forces que sont ses père et mère. La force aînée domine toujours la force puinée, elle continue à exercer son influence vitale sur elle. Voilà un premier exemple de la conception bantoue, suivant laquelle, les êtres-forces de l’univers ne constituent pas une multitude de forces indépendantes juxtaposées. D’être à être, toutes les créatures se trouvent en rapport suivant des lois et une hiérarchie que je m’applique à décrire plus loin. Rien ne se meut dans cet univers de forces sans influencer d’autres forces par son mouvement. Le monde des forces se tient comme une toile d’araignée dont on ne peut faire vibrer un seul fil sans ébranler toutes les mailles.

 

On a soutenu que les « êtres » n’acquièrent la « force » d’agir sur d’autres êtres ou forces, que par l’intervention des esprits et des mânes. Cette allégation émane des observateurs européens, elle n’existe pas dans la pensée des Noirs. Les « défunts » interviennent éventuellement pour faire connaître aux vivants la nature et la qualité de certaines forces, mais par là ils ne les changent pas intrinsèquement. Les Noirs disent expressément que les créatures sont des forces, créées par Dieu en tant que forces, et que l’intervention des esprits et des mânes n’y change rien… que ce sont là des idées de Blancs.

d) La hiérarchie des forces. — La primogéniture.

De même qu’il y a des castes aux Indes, de même que les Israélites distinguaient le « pur » de l’ « impur », de même en ontologie bantoue les êtres sont répartis par espèces et classes suivant leur puissance (levenskracht) ou leur préséance vitales (levensrang). Par-dessus toute force est Dieu. Esprit et Créateur, le mwine bukomo bwandi. Celui qui a la force, la puissance par lui-même. Il donne l’existence, la subsistance et l’accroissement aux autres forces. Vis-à-vis des autres forces, il est « celui qui accroit la force » (néerlandais «versterker »). Après lui viennent les premiers pères des hommes, les fondateurs des divers clans. Ces archipatriarches, les premiers à qui Dieu communiqua sa force vitale, ainsi que le pouvoir d’exercer sur toute leur descendance leur influence d’énergie constituent le chainon le plus élevé reliant les humains à Dieu. Ils occupent dans la conception nègre un rang si élevé qu’ils ne sont plus considérés comme de simples humains trépassés. Ils ne sont plus désignés parmi les mânes, et chez les Baluba, ils sont désignés comme ba-vidye, êtres spiritualisés, êtres appartenant à une hiérarchie supérieure, participant dans une certaine mesure, directement à la Forer divine.

Après ces premiers parents, viennent les défunts de la tribu suivant leur degré de primogéniture ; ils forment la lignée par les chaînons de laquelle les forces ainées exercent leur influence vitale sur la génération vivante. Les vivants sur terre viennent en effet après les défunts. Ces vivants sont à leur tour hiérarchisés, non simplement suivant un statut juridique, mais d’après leur être même, selon la primogéniture et le degré organique de la vie, c’est-à-dire selon la puissance vitale.

Mais l’homme n’est pas suspendu dans le vide ; il habite ses terres, il s’y trouve comme force souveraine vitale, régnant sur le sol et sur tout ce qui y vit : homme, animal ou plante. L’aîné d’un groupement ou d’un clan est, pour les Bantous, de par la loi divine, le chaînon de renforcement de vie reliant les ancêtres à leur descendance. C’est lui qui « renforce » la vie de ses gens, et de toutes les forces inférieures, forces animales, végétales ou inorganiques, qui existent, croissent ou vivent sur son fond pour le bénéfice de ses gens. Le vrai chef est donc, suivant la conception originelle et suivant l’organisation politique des peuples claniques, le père, maître, le roi : il est la source de la vie intense : il est comme Dieu lui-même. Ceci explique ce que les Noirs voulaient dire en protestant contre la nomination d’un chef, à l’intervention de l’administration, lorsque celui-ci ne pouvait, suivant son rang et sa puissance de vie, être ce chaînon reliant les trépassés aux vivants. « II n’est pas possible qu’un tel soit chef. Cela ne se peut. Plus rien ne poussera sur notre sol, les femmes n’enfanteront plus et tout sera frappé de stérilité ». Pareilles considérations et un tel désespoir sorti parfaitement incompréhensibles et mystérieux, aussi longtemps que nous n’avons pas pénétré leur conception de l’existence et leur interprétation de l’univers. Mais à l’épreuve de la théorie des forces, ce point de vue bantou parait logique et clair.

Après la classe des forces humaines viennent les autres forces, celles des animaux, celle des végétaux et celle des minéraux. Mais au sein de chacune de ces classes se retrouve une hiérarchie suivant la puissance vitale, le rang ou la primogéniture.

De là découle que l’on peut retrouver une analogie entre un groupe humain et un groupe inférieur, (dans la classe animale par exemple), analogie fondée sur la place relative occupée par chacun de ces groupes par rapport à sa classe propre. Telle serait une analogie fondée sur la primogéniture, ou sur un rang déterminé de subordination. Un groupement humain et une espèce animale peuvent occuper dans leur classe respective un rang relativement égal ou relativement différent. Leurs rangs vitaux peuvent être parallèles ou dissemblables. Celui qui est le chef dans l’ordre des humains « montre » son rang supérieur par l’emploi d’une peau d’animal royal. Le respect de ce rang de vie, le souci de ne pas se placer plus haut qu’on n’est ou de se tenir à sa place, la nécessité de ne pas se poser en égal vis-à-vis de forces relativement supérieures, tout cela pourrait fournir la clé du problème tant disputé du « tabou et du « totem ».

e) La création est centrée sur l’homme. — La génération humaine vivante, terrestre, est le centre de toute l’humanité, y compris le monde des défunts.

Les Juifs n’avaient pas de notion précise de l’au-delà non plus que de la compensation des mérites terrestres dans la vie future. Ils ne connurent l’idée de béatitude que peu de temps avant l’avènement du Christ. Le « shéol » était plutôt un lieu de désolation et le séjour y paraissait morose et, certes, peu enviable pour ceux qui avaient le bonheur de vivre encore sur terre.

Ainsi le langage courant des Bantous peut présenter les trépassés comme des êtres diminués, vivant d’une vie réduite. Les Noirs ont cependant des idées plus philosophiques, quand ils veulent exprimer les réalités profondes. Ils disent que les aînés, les pères, conservent dans l’au-delà leur force vitale, leur rang vital supérieur ainsi que leur influence paternisante. Ils croient que les défunts, en général, ont acquis une connaissance plus profonde des forces vitales ou naturelles. Ainsi leur diminution ontologique semble moins grande que nous le font supposer les expressions courantes.

Ce que les défunts ont pu acquérir en fait de connaissances approfondies des forces vitales et naturelles, ne peut leur servir qu’à renforcer la vie de l’homme vivant sur la terre. Il en va de même de leur force supérieure due à l’aînesse qui ne peut s’appliquer qu’à raffermir la vie de leur progéniture demeurée vivante. Le défunt qui ne peut plus entrer en relation avec les vivants sur terre est « parfaitement mort », disent les Noirs. Ils signifient par -là que cette force vitale humaine, déjà réduite par le décès, touche le fond de sa diminution d’énergie, qui chôme complètement à défaut de pouvoir exercer son influence vitale sur les vivants. Ceci est considéré comme la pire des calamités pour le défunt lui-même. Les mânes cherchent à entrer en contact avec les vivants et à survivre en poursuivant leur action vitale sur la Terre.

D’autre part les forces inférieures (animaux, plantes, minéraux », n’existent, par la volonté de Dieu, que dans le but d’augmenter la force vitale des hommes durant leur vie terrestre.

Les forces supérieures et les forces inférieures sont donc considérées par les Bantous dans leur rapport avec les forces des hommes en vie. C’est pourquoi j’ai préféré qualifier les influences de créature à créature, des causalités de vie plutôt que des causalités d’être, ou de force comme nous les avions désignées provisoirement ; en effet, même les êtres inférieurs, les êtres inanimés, les minéraux sont des forces qui, par leur nature, sont mises à la disposition des hommes, des forces humaines vivantes, ou des forces vitales des hommes.

Le blanc, phénomène nouveau surgissant dans le monde bantou, ne pouvait être aperçu que suivant les catégories de la philosophie traditionnelle des Bantous. Le blanc fut donc incorporé dans l’univers des forces, à la place qui lui revenait suivant la logique du système ontologique bantou. L’habileté technique du blanc les frappait. Le blanc semblait être maitre des grandes forces naturelles. Il fallait donc admettre que le blanc était un aîné, une force humaine supérieure dépassant la force vitale de tout noir. La force vitale du blanc est telle que contre lui les « manga », ou l’application des forces agissantes naturelles dont disposent les noirs, paraissent dépourvues d’effet.

f) Les lois générales de la causalité vitale.

Après ce que nous avons dit au sujet des êtres-forces organisés suivant leur nature, au sujet des classes d’intensité de vie, ainsi qu’au sujet des priorités de primogéniture, il se dessine déjà que, chez les peuples claniques, l’univers des forces est organiquement construit, suivant une hiérarchie que nous pourrions appeler ontologique. L’interaction des forces, l’exercice des influences vitales se fait en effet suivant des lois déterminées. L’univers bantou n’est pas un enchevêtrement chaotique de forces désordonnées se heurtant aveuglément. Il ne faut pas croire que cette théorie des forces soit le produit incohérent d’une imagination de sauvage, où l’action d’une même force sera tantôt faste et tantôt néfaste sans qu’il existe un motif déterminé pour le justifier. Il y a sans doute des influences de force agissant de façon imprévue, mais cette constatation ne permet pas de conclure qu’elle agit de façon scientifiquement imprévisible, de façon totalement irrationnelle. Lorsqu’un moteur tombe en panne, on peut dire que cet évènement n’était pas « prévu » par la nature de ce que doit être un moteur, cependant nous ne croirons pas pour autant devoir constater l’exactitude et la stabilité des lois de la mécanique. Au contraire l’avarie elle-même ne pourra trouver son explication que dans une application adéquate de ces mêmes règles de la mécanique. Il en va de même pour les lois de l’interaction des forces. Il est des actions possibles et nécessaires ; d’autres influences sont métaphysiquement impossibles, d’après la nature des forces en présence. Les causalités de vie possibles peuvent être formulées en quelques lois métaphysiques, universelles, immuables et stables.

Ces lois me paraissent pouvoir être exprimées comme suit :

  1. – L’homme (vivant ou trépassé) peut directement renforcer ou diminuer un autre homme dans son être.

Si pareille influence vitale est possible d’homme à homme, elle opère nécessairement entre le géniteur, force vitale supérieure, et sa progéniture, force inférieure. Cette action n’est inopérante que lorsque le patient se trouve nanti, par rapport à l’agent, d’une force supérieure, qu’il peut avoir par lui-même, ou par une influence vitale externe et notamment par l’action de Dieu.

Il. — La force vitale humaine peut influencer directement dans leur être même des êtres-forces inférieurs (animaux, végétaux ou minéraux).

III. — Un être raisonnable (esprit, mâne ou vivant) peut influencer indirectement un autre être raisonnable en agissant sur une force inférieure (animal, végétal ou minéral), par le truchement de laquelle il atteindra l’être raisonnable. Cette influence aura également le caractère « d’action nécessaire », sauf si le patient est intimement plus fort, ou se trouve renforcé par une influence de tiers, ou se préserve par un recours à des forces inférieures surpassant celles dont use l’adversaire.

Note. — Certains ailleurs prétendent que les êtres inanimés, pierres, roches ou plantes et arbres, sont désignés par les Bantous comme des « bwanga », comme exerçant leur influence vitale sur tout ce qui s’en approche. Les forces inférieures agiraient-elles par elles-mêmes sur des forces supérieures ? Certains auteurs répondent par l’affirmative. Quant à moi, je n’ai jamais rencontré d’indigènes qui accréditaient cette thèse. Cette éventualité en outre me parait en contradictoire avec les principes généraux de la théorie des forces, qui elle aussi est exprimée dans les dires des Bantous. Suivant la métaphysique bantoue, il est exclu que la force inférieure exerce par elle-même une action vitale sur une force supérieure. C’est un point sur lequel j’ai recueilli des affirmations catégoriques. D’ailleurs, lorsque ces auteurs exposent leurs exemples, ils doivent fréquemment reconnaitre eux-mêmes l’intervention d’une influence animée, des mânes par exemple. Ainsi, certains phénomènes naturels, roches, cataractes, grands arbres, peuvent-ils être considérés comme des manifestations de la Puissance divine ; ils peuvent aussi être le signe, la manifestation, l’habitat d’un esprit. Il me semble que telle devrait être l’explication de l’influence apparente de forces inférieures sur la force supérieure de l’homme. Ces êtres inférieurs n’exercent pas leur influence par eux-mêmes, mais par l’énergie vitale d’une force supérieure agissant comme cause. Ce serait un être supérieur ou plus fort (Dieu, esprit, défunt), qui influence indirectement les vivants à travers les phénomènes de la nature. Pareille explication cadre en tout cas parfaitement avec la métaphysique bantoue. Cette manifestation se rattacherait à la troisième loi énoncée.