Forme de l ’État ancien.

A l’origine, pas plus le Ruanda que l’Urundi ne formaient des entités politiques délimitées comme aujourd’hui. Nous ne pouvons croire, quant à nous, eu égard à la forte organisation militaire caractérisant le gouvernement des rois batutsi, que leur pénétration dans ces pays fut d’ordre pacifique, bien qu’ils fussent partis de débuts modestes, semble-t-il. Certaines provinces sises aux marches frontières du Ruanda, telles l’Impara, le Biru, le Nyaruguru, le Mvejuru, le Bashumba, le Nyakare, etc. portent toujours les noms des hordes guerrières batutsi qui en firent la conquête, il y a près de deux siècles tout au plus. Par ailleurs, sans parler de l’état de guerre permanent existant entre le Ruanda et l’Urundi, le dix-neuvième siècle assista à pas moins de huit essais infructueux, il est vrai, du mwami KigeriRwabugiri en vue d’annexer le Bunyabungo, Idjwi et le Buhunde (Kivu) par la force des armes. S’ils avaient réussi à s’infiltrer dans des pays à unité linguistique marquée, parlant respectivement deux dialectes frères, le Kinyarwanda et le Kirundi, les Batutsi n ’étaient pas parvenus, tant s’en faut, à s’imposer partout uniformément avant l’arrivée de l’occupant européen, or, outre les milices, ils disposaient du précieux appoint que constituait le bovidé, instrument d’asservissement pacifique, et du recours à un régime de terreur basé sur l’emploi absolument arbitraire du droit de vie et de mort, des exactions en matière de tributs et de corvées, du pillage et du bannissement. Sans nier la part prise par les pasteurs pour tenter l’unification sous un commandement unique du Ruanda d’une part et de l’Urundi d’autre part, cette unification, pleinement réalisée depuis 1925, est finalement la résultante des efforts déployés par l’occupant européen en vue d’aboutir à la constitution de deux entités homogènes, d’administration plus aisée. Seule, semble-t-il, la progression des vrais pasteurs bahima dut s’opérer pacifiquement et par infiltrations lentes.

Les pays ibihugu (préfixe igi-ibi et du verbe guhuguza : bavarder) du Ruanda (le pays) et de l’Urundi ou plus exactement le Burundi (l’autre, s. e. pays) concernaient moins des entités politiques hétérogènes à l’origine que des ethnies bantoues parlant respectivement une langue fondamentalement semblable. En conséquence, tout ce qui parlait kinyarwanda fut censé, avec le temps, relever du mwami du Ruanda ; de même pour l’Urundi. C’est ainsi que des régions actuellement belges comme le Rugari, le Gisigari, le Busanza, le Bukoma, le Kameronsa, le Bukumu, le Bwisha et le Jomba (Kivu) et d’autres, britanniques à présent, comme le Bufumbira, faisaient partie du Ruanda. Deux districts, seulement où l’on cause des langues relativement différentes, furent annexés non sans peine : le Ndorvva (Ruanda) où l’on parle Gihororo (du Mpororo, Uganda) et le Moso (Urundi) avec le Kimoso ; les bami ne disposèrent jamais dans ces deux régions que d’une autorité purement nominale. Malgré les tentatives d’annexion opérées au Kivu chez les Bashi, Bahunde, Bavira et Bapfulero, parlant des langues différentes de celles du Ruanda-Urundi, les batutsi ne parvinrent pas à y faire prévaloir leurs dynasties.

Dans l’ancienne structure politique du Ruanda-Urundi, nous nous trouvons en présence d’un régime relativement semblable à celui de l’époque féodale de l’Europe, se caractérisant ici par les points suivants :

  1. – Un état pourvu d’un régime autocratique personnifié par le mwami, monarque aux pouvoirs les plus étendus et les plus absolus considérés de droit divin et ne connaissant de limite que celle assignée par son bon plaisir. Le pays était morcelé, par le mwami, en une multitude de fiefs (2), ou commandements puissamment hiérarchisés, au-dessus desquels venaient souvent se superposer, au Ruanda, le chef des pâturages et celui d’armée, réalisant avec une sagacité étonnante l’adage : Divide ut imperes. Le pouvoir du mwami était nettement mieux assis au Ruanda qu’en Urundi où l’organisation du pays tendait, vers la fin du X IX e siècle à la désintégration par la constitution de plusieurs oligarchies. Le pouvoir royal était héréditaire de père en fils par le choix de l’héritier au droit d’aînesse. Les commandements octroyés aux vassaux n’étaient jamais, de droit, héréditaires ; s’il arrivait qu’un fils succédât dans la charge de son père, le mwami pouvait le destituer à tout moment. La fonction était particulièrement instable au Ruanda. Le mwami nommait, à la tête des commandements qui bon lui semblait : riches parvenus d’origine pastorale, roturiers bahutu ou parias batwa qui, par l’anoblissement (x) que leur conférait l’investiture, prenaient le nom de batutsi et trouvaient alors des épouses au sein de la société des pasteurs. Le chef devait assurer le service des milices ingabo au profit du mwami, faire la guerre à son appel, prélever tribut et corvées à son profit et parer, par le truchement de la prestation indemano, à l’installation de ses fils, rendre justice, concéder terre et bétail.
  2. — Des régions indépendantes ou semi-indépendantes, envoyant un cadeau annuel de recommandation au mwami afin de se ménager sa protection.

III. — Des terres franches exemptes de tributs et de corvées vis-à-vis de l’occupant mututsi, ce sont les francs-alleux de la féodalité.

  1. — Des régions, parlant une même langue, indépendantes, dissidentes, sinon en état d’insurrection ouverte à l’égard des bami, où les chefs tendaient à rendre leur commandement héréditaire. Au point de vue économico-social, le régime féodal imprégnait toute l’administration des biens et spécialement celle du gros bétail et des terres qui n’étaient jamais cédés en propriété, mais concédés à titre viager et héréditaire jusqu’au moment où, par bon plaisir, le maître les reprenait. Le client tenancier de gros bétail par la conclusion d’un contrat de servage pastoral était moins pressuré de tributs que l’agriculteur, réduit parfois au rang de simple roturier comme l’umushumba (Ur.) vivant dans une condition réellement serve, taillable et corvéable à merci par le régime des prestations tandis qu’il pouvait être spolié de sa tenure à tout moment. Les tributs et corvées dus par les agriculteurs sont actuellement rachetés ; le servage pastoral se dissout.

Structure politique et administrative ancienne des pays.

Afin de pouvoir comprendre l’état politique actuel, il est indispensable de jeter un coup d’œil en arrière sur les entités territoriales qui composèrent le Ruanda et l’Urundi au cours de la période s’étendant sur les cent dernières années.

Régions dépendant des bami. Celles-ci étaient administrées par des Batutsi de race ou d’anoblissement, nommés et représentants des bami. Elles comprenaient :

Les provinces.

Les provinces (ibihugu, intara : pays, régions, contrées) dirigées :

— Soit directement par le mwami et à son profit immédiat, et situées à proximité immédiate de sa résidence ;

— Soit par des chefs délégués, nommés et destitués par le mwami selon son bon plaisir.

Les provinces comportaient bien souvent plusieurs milliers de ménages.

Le chef de province porte le nom d ’umutware w’intebe au Ruanda (de gutwara, administrer et intebe, la chaise — celui qui commande et qui possède l’honneur de demeurer assis devant tous ses administrés. On sait que dans un ménage, seul le mari a le droit de s’asseoir sur la chaise : ni la femme ni les enfants ne peuvent en user). Pour le distinguer des chefs de pacage et de celui des armées, on l’intitulait également umutware w’ubutaka: chef des terres arables, s. e. des Bahutu agriculteurs. En Urundi, le chef s’intitule muganwa (prince de sang, de kugana : chanter, faire la louange ; umuganwa : celui qui par excellence est digne d’égards) ; il portait le nom de règne de son père mwami, mais le perdait lors de l’avènement d’un mwami qui, en vertu du cycle quaternaire, prenait ce nom ; le muganwa s’intitulait alors umufasoni (de gupf’isoni : avoir du respect pour quelqu’un).

Au Ruanda, bien souvent les chefs n’étaient guère, sinon jamais, présents au sein de leur ressort, mais séjournaient à la Cour afin de ne pas être dépossédés par le jeu des intrigues tramées durant leur absence, se contentant de se faire représenter à la tête de leur commandement par un homme-lige. Bushako, chef titulaire du Bugoyi (Kisenyi) de 1898 à 1929, résida constamment à Nyanza se faisant représenter successivement dans sa province par Mulangire, Kiromba, Rwakadigi, Mbishibishi et Gace, autant d’hommes de paille aussi incapables que parasites.

L’umutware w’ubutaka avait juridiction et pouvoir de perception des tributs et corvées sur les Bahutu de son ressort administratif.

Mais le commandement des provinces se compliquait bien souvent par la présence d’un autre chef, l’umutware w’umukenke (administrateur des pacages), ayant reçu du mwami pouvoir de s’occuper de la répartition des pâturages et possédant juridiction sur les Batutsi avec droit de taille. Cette fonction n’existait que dans les régions à bons pâturages, peuplées essentiellement de pasteurs. Bien que la légende fasse remonter l’existence de la fonction de chef des pacages au mwami mythique Gihanga, nous constatons qu’en fait, son application ne fut pleinement réalisée que dans la seconde partie du dix-neuvième siècle : au Bugoyi (Kisenyi), la région pastorale du Bigogwe relevait du Mwega Rwidegembya tandis que celle de Gishwati était confiée à son fils Rwubusisi ; tous deux se firent remplacer par des mandataires. Dans l’Impara (Shangugu), en 1893, Cyigenza reçut, du mwami Kigeri-Rwabugiri, l’administration des Batutsi et du bétail tandis que Rwabilinda conservait celle des Bahutu agriculteurs.

Au Ruanda toujours, existaient encore des chefs d ’armée (umugaba ou umutware w’ingabo, litt. l’administrateur des boucliers) qui parfois n ’avaient juridiction que sur la milice de la chefferie qu’ils commandaient en qualité de fonctionnaires territoriaux, abatware b’intebe, mais qui bien souvent avaient reçu des pouvoirs d ’ordre militaire et fiscal y afférant, sur des milices situées dans d ’autres ressorts ; ainsi, pour le Bigogwe précité, quatre chefs d’ingabo résidant au Nduga (Nyanza) et au Bwanamukari (Astrida) y exerçaient leur commandement connu également sous le nom de droit de l’arc : ikoro ry’umuheto, attendu qu’ils percevaient sur les clans Bakono, les tributs dus par les miliciens.

En Urundi, il semble que cette division du pouvoir exécutif n’existât jamais. Bien souvent au Ruanda, c’est d’ailleurs un seul chef qui détenait les trois fonctions. Tous ces chefs devaient prélever tribut au profit du mwami et d’eux-mêmes.

La toponymie des provinces ou régions relève de différents facteurs relatifs à l’aspect naturel de la contrée ou à l’occupation militaire initiale. C’est ainsi qu’en Urundi, le Bututsi est la province des Batutsi pasteurs, le Kirimiro celle des agriculteurs, le Moso indique la gauche en regardant vers le Sud, l’Imbo signifie la plaine, le Nkoma indique une région où pullule le serpent du même nom, le Buyenzi contenait beaucoup d’arbustes imiyenzi et le Runyinya comportait énormément d’acacias iminyinya. Au Ruanda, l’Impara, le Nyaruguru, le Biru, le Mvejuru, le Nyaruguru, le Bashumba-Nyakare et le Kingogo sont autant de provinces qui, à un certain moment de leur histoire, furent occupées par des bataillons du même nom ; le Bwishaza est le pays des pois, le Migongo celui des plateaux, le Bugesera fut occupé à l’origine par les Bahutu autochtones Bagesera, le Rusenyi tire son nom d ’une plage de sable umusenyi située à la colline Karora sur les bords du lac Kivu. Toutes ces provinces étaient délimitées ordinairement par les bornes naturelles consistant en rivières et lacs.

Les sous-chefferies.

Désignées souvent sous le nom d’ibihugu ou d’intara en Urundi, elles prennent celui d’imisozi au Ruanda, elles constituaient le dernier échelon institutionnalisé pour la perception des tributs et corvées. Le terme imisozi est pris habituellement dans le sens de colline géographique. Parmi les sous-chefferies, comptant une ou deux centaines de ménages, on distinguait :

  1. a) L’inyarulembo (Ru.) (Celle qui se trouve autour du kraal du chef) ou icibare (Ur.). Il s’agit d’un massif comportant plusieurs centaines de ménages destinés à fournir la main-d’œuvre serve nécessaire au chef de province et aux gens de sa maison. Le chef se faisait représenter à la tête de ce petit commandement par l’un de ses clients ;
  2. b) Tous les autres ressorts administrés par des souschefs placés et destitués directement par le mwami au Ruanda, sous les ordres du chef, soit par le muganwa lui-même en Urundi. Ces sous-chefs portent le nom d’igisonga (Ru) (de gusonga : terminer, s.e. la hiérarchie officielle mututsi) et de icariho (Ur.) (De kubaho : être à la place de, s.e. du chef). Au Ruanda, certains sous-chefs commandaient des collines situées dans des ressorts différents ou des massifs dispersés au sein d’une même province ; bien souvent, eu égard à la triade de chefs des terres arables, des pâturages et d’armée, un sous-chef devait-il répondre à plusieurs supérieurs à la fois.

La toponymie des sous-chefferies relève de conjonctures purement locales : Kisenyi (d’umusenyi) le sable — Kibuye (d’ibuye) la grosse pierre — Cyangugu (igitaka cya ngugu) terre de trachytes — Butare (la mine de fer) — Bugarama (de kugarama) la région plate — Rubona (de kubona : voir) la belle vue — Giseke (d’umuseke) la masse de roseaux — Kibirizi : au grand arbre umubirizi — Ngoma : le tambour — Inyundo : le marteau — Itkyazo : l’endroit où l’on trouve des pierres meulières — Cyibumba (d’ibumba) l’argile — Mashyuza : les eaux chaudes — Sake : le coq — Kayove : au petit arbre umuyove — etc. Leurs limites, sont bien souvent constituées par des ruisseaux ou d’autres bornes naturelles.

Les enclaves et les terres affranchies par les bami.

Celles-ci comprenaient :

  1. a) Au Ruanda, des commandements territoriaux groupant une ou plusieurs sous-chefferies échappant à l’autorité du chef intebe dans le ressort duquel elles se trouvaient, pour relever d’un autre chef de province auquel ils devaient tribut et corvées ;
  2. b) Des petits éperons ibikingi (de igi préfixe, et d ’inkingi, le pilier ; donc la plus petite parcelle sur laquelle un Mututsi pouvait se cramponner pour en retirer sa subsistance grâce aux prestations des Bahutu). Ces petits commandements ne groupaient bien souvent que 15 à 25 ménages et constituaient de véritables terres franches relevant du mwami qui les avait octroyées à des Batutsi pauvres, à des devins, à des prêtres de Ryangombe, etc., qui devenaient vassaux directs du mwami auquel ils devaient tribut, à moins qu’ils n’en aient été exemptés par la munificence royale. Ces terres franches pullulaient au Ruanda ;
  3. c) Les localités cimetières confiées à la garde de fossoyeurs, tant au Ruanda qu’en Urundi, exemptes de toutes prestations non seulement à l’égard des chefs, mais également vis-à-vis du mwami ;
  4. d) Des résidences royales et les fiefs royaux disséminés tant au Ruanda qu’en Urundi, à la tête desquels le mwami plaçait un sous-chef, voire une servante ou une concubine incoreke. Ces terres royales formaient de véritables petits états au sein du pays ; leur chef immédiat, fournissant tribut au mwami, demeurait indépendant des autorités locales. En Urundi, d’aucunes avaient la tâche plus dure que d’autres : c’étaient celles des ibigabiro ou kraals royaux habités la plupart du temps par une concubine du souverain, fille de bonne famille, mais n’ayant pas rang d’épouse. Cette femme avait ses gens, ses serviteurs, ses fournisseurs, son bétail, ses champs et, souvent avide et rapace, s’entendait à rançonner son monde ; personne n’aurait osé se rebiffer. Certains fiefs royaux ne fournissaient tribut qu’au mwami, ou à la reine-mère, voire même à certaines épouses et fils du roi. L’Abbé Kagame signale qu’il existait sept enclaves royales de ce genre au temps de Rwabugiri ; la mère de Musinga disposait de trois fiefs : Kabuye (Buliza), Giseke (Busanza septentrional), Kiyanja (Kabagali) ;
  5. e) Des enclaves données en apanage à certains Biru, principicules détenteurs de tambours dont ils pouvaient frapper à l’égal du mwami, et se comportant en roitelets à l’intérieur de leurs terres, n ’ayant aucun tribut à fournir au roi. 

Les hameaux

Les hameaux (imilenge (Ru), d’umulenge, le pied, le pas ; du fait que leur périmètre peut se mesurer au pas). Le sous-chef décide souverainement de l’étendue et du commandement de ce dernier échelon administratif, tout officieux, qui constituait, dans l’ancienne société, la cellule de base aux perceptions des tributs et corvées. Le hameau comporte plusieurs tenures bahutu, on aboutit par là à toucher chaque foyer. A la tête de l’umulenge, voire d’un groupe d’imilenge, le sous-chef place l’un de ses clients, homme-lige bon à tout faire qui porte, dans l’exercice de cette fonction, le titre d’Umumotsi (de kumoka : aboyer) (Ru), d’Umuhamagazi (de guhamagara: appeler, convoquer) ou d’Umurongozi (de kurongora : mettre en rang) déformé en Kilongozi (Ur). Ces individus vivaient en véritables parasites de la société indigène, s’arrogeant une partie des tributs : l’umusesekera (le trop-plein, de gusesekera, déborder) et exigeant pour eux-mêmes la main-d’œuvre serve qu’ils avaient pour mission de rassembler au profit de leurs supérieurs.

Véritables tyrans parasitaires, agitant sans cesse la crainte des représailles en bannissement et en spoliation de la part des autorités instituées, ils ont donné lieu au dicton plein d’humour : Imbwa ntibayitinyira amenyo, bayitinyira shebuja (on ne craint pas le chien pour ses crocs, on le craint à cause de son maître).

  1. Régions indépendantes et semi-indépendantes. L’autorité des bami, surtout en Urundi, n’était nullement assise d’une manière uniforme sur l’entièreté des pays ; ceux-ci comportaient des entités autonomes, d’autres semi-indépendantes et certaines ouvertement réfractaires aux tentatives centralisatrices des Batutsi. Ces entités, qu’il ne faut pas confondre avec les terres franches ibikingi, petites enclaves sises à l’intérieur de grands commandements territoriaux et dirigées par des individus dépendant directement du mwami ou de chefs étrangers à la région envisagée, comprenaient notamment :
  2. a) Des principautés commandées par des Batutsi n’ayant jamais reçu leur apanage des bami, comme celle du Gisaka (Kibungu-Ruanda) dirigée par les Bagesera-Bazirankende qui ne fut incorporée au Ruanda que sous le règne de Mutara II Rwogera vers 1853. Précédemment, le Gisaka n’envoyait aucun tribut aux bami du Ruanda ; par après, il s’en acquitta régulièrement à la suite d’une implantation plus ou moins massive de chefs nommés par la Cour du Ruanda ;
  3. b) Des régions conquises précédemment, mais demeurées hostiles aux bami, comme le Ndorwa (ByumbaRuanda) où l’on parle Gihororo, pris par le mwami Cyilima II-Rujugira aux Batutsi Bashambo. Bien que nominalement soumis au Ruanda, les habitants de ce pays se montrèrent réfractaires à l’influence étrangère et secouèrent souvent le joug qui leur avait été imposé ;
  4. c) Des régions commandées par des Batutsi qui, ayant reçu leurs apanages du mwami, s’étaient nettement désolidarisés de lui, spécialement en Urundi. Les chefs de la région de Muhinga (Urundi) s’étaient dérobés à l’autorité royale et avaient transformé leurs chefferies en domaines indépendants qu’ils transmettaient d’euxmêmes à leur fils sans consulter le mwami. Mbanzabugabo ralluma, à la mort du mwami Mutaga, les dissensions dans le Nord-Est et tua un frère de Ntarugera, oncle du mwami Mwambutsa. En fait, l’autorité royale n’était demeurée intacte qu’au centre du pays. En 1913, le gouverneur allemand Dr Schnee se plaignait de l’état d’insoumission régnant dans l’Urundi signalant qu’une partie des chefs refusaient de se soumettre au mwami, alléguant que leurs pères avaient déjà été indépendants de lui ; il fallut organiser des expéditions militaires dans laquelle la Schutztruppe demeura victorieuse sans toutefois atteindre le but : soumettre tous les indigènes au sultan suprême (2). L’Administration belge dut organiser une occupation militaire de la région de Bukeye en 1925-1926 (3). Certains chefs, en Urundi, faisaient la guerre à leurs voisins dans le but d’agrandir leur domaine ;
  5. d) Au Ruanda, des régions demeuraient dirigées par les patriarches des grandes phratries bahutu. Ces chefs des paysanneries, dits bami (fécondateurs) portaient aussi le nom d’abahinza: tempestaires cultivateurs (de guhinga: cultiver ou de guhinda, tonner, grêler), ils possédaient tambours et parfois la réputation d’être faiseurs de pluie. Les uns envoyaient un tribut de recommandation au mwami, tandis que d’autres ne reconnaissaient nullement son autorité. Les abahinza sévissaient dans tout le nord-ouest du Ruanda ; on les retrouvait au Busigi, dans le Mulera, au Buhoma, au Bushiru, au Bugamba-Kiganda, au Bulembo-Ivunja, au Buliba (Ndiza), au Ntonde-Karama-Kagogwe, au Muhanga-Nyabitare, au Bukonya, au Kingogo, au Bwishaza, au Budaha, au Marangara et au Bukunzi de l’Icyesha. La pénétration des Batutsi dans ces régions est donc de date absolument récente pour certaines d’entre elles. Rusangiza, commandant le Bukunzi de l’Icyesha (Shangugu) où il percevait des contributions amasororo, ne fut destitué qu’en 1922. Au Bushiru, la situation était tellement tendue qu’en 1913, le résident allemand Kandt implorait Monseigneur Hirth pour qu’il créât une mission dans la région, à Rambura ; l’Administration belge dut constituer un poste d’occupation militaire à Kabaya, en 1924, poste qui ne fut supprimé que le 1er janvier 1932 ; elle en profita pour introduire l’élément mututsi dans le pays, avec le chef Nyangezi. C’est l’Administration belge qui introduisit également les Batutsi au Mulera (Ruhengeri). Le dernier muhinza du MuhangaNyabitare, Birutwaninda fut assommé à coups de cassetête au début du règne de Musinga. Les Batutsi ne s’introduisirent au Kingogo qu’aux environs de 1874. Le Marangara et le Kibogo ne devinrent que peu à peu tributaires des bami du Ruanda, et leur dernier muhinza décéda en 1894.

En Urundi, toute la région du Moso, sous l’autorité nominale du chef Kiraranganya, était demeurée pratiquement aux mains de devins Bajiji, bantous de l’endroit ; ce n’est qu’en 1926 que cette région, peu visitée par les chefs, devint accessible grâce à la construction de quelques routes carrossables ;

  1. e) Même là où des chefs batutsi s’étaient implantés tant bien que mal comme au Bugoyi (Kisenyi), certaines familles bahutu échappaient à leur autorité pour ne relever que de celle du mwami directement ; il s’agissait notamment des Bahigo et des Batembe ;
  2. f) Certains districts étaient régis par des usurpateurs étrangers qui envoyaient ou non tribut au mwami. Le Bukunzi de l’Im para (Shangugu) était dirigé par des faiseurs de pluie originaires du Bushi (Kivu-Congo belge) qui envoyaient tribut au mwami du Ruanda dont ils jouissaient d’ailleurs de la plus entière protection, à telle enseigne qu’en 1912 il ajouta dix collines à leur commandement. Le Busozo (Shangugu) constituait une principauté muhutu ayant un mwami à sa tête ; la famille régnante était d’origine murundi ; ses derniers représentants, Korabili et Buhinja décédèrent en 1926. Pour rattacher le Bukunzi et le Buzoso à l’autorité du mwami du Ruanda, l’Administration belge dut entreprendre leur occupation militaire du 1er mars 1924 à septembre 1926 ; à cette occasion, elle y introduisit des autorités batutsi. En Urundi, un nommé Kilima, aventurier originaire du Kivu s’était installé dans le nordouest du pays, à Bukeye vers 1890, tout en se proclamant mwami. Le résident allemand V o n B e r in g envoya ses troupes sur place pour tenter de rétablir l’ordre ; il destitua Kilima et le déporta en 1906, mais toutes ses terres ne furent pas restituées au mwami Mwezi, une partie d’entre elles demeura à son fils Kadjibwami. En 1920, l’Administration belge renvoya tous les fils de Kilima au Kivu ;
  3. g) De temps à autre apparaissaient des usurpateurs du clan même des bami. En Urundi, signalons Maconco, Mututsi des Benengwe qui prit le titre de mwami, appuyé par les Batare agissant dans un esprit d’opposition à l’égard du roi Mwezi-Gisabo. Il résida à Ibuye, tandis que Mwezi-Gisabo s’était retiré au Kiganda. Von Bering destitua Maconco et prononça sa relégation ; l’usurpateur ayant réussi à s’enfuir se trouva malencontreusement à Usumbura sur les pas de l’Allemand qui l’abattit d’une balle en plein front. Au Ruanda, l’avènement de Musinga ne fut que la résultante d’une sédition dirigée par Kabare et Ruhinankiko qui provoquèrent l’assassinat du mwami Mibambwe Rutalindwa en 1896. Musinga dut à l’intervention immédiate et énergique de l’Administration allemande de ne pas être renversé en 1911 par Ndungutse se disant fils de Mibambwe-Rutalindwa ;
  4. h) Les pygmées vivant près des forêts de bambous au pied des volcans au Ruanda demeuraient les maîtres incontestés de cette région qu’ils avaient morcelée en districts de chasse dévolus à leurs familles respectives, et où ils faisaient la loi, percevant la dîme sur les gens de passage. Devant leur incapacité à les assagir, les bami du Ruanda leur avaient, en effet, laissé le droit de « traire » (gukama) la forêt, c’est-à-dire de rançonner les voyageurs ;
  5. i) Enfin, des pays non soumis directement au mwami du Ruanda, comme le Binja et celui des Bahunde-Babwito, lui envoyaient néanmoins chaque année des cadeaux de recommandation qui prenaient le nom d’ikoro.