L’Univers Educatif Hutu Sous La Monarchie Rwandaise
Le résident allemand R. Kandt dans CaputNili: « Les Wahutu ont un comportement étrange. En présence de leurs maîtres ils sont graves et réservés et se dérobent aux questions. Mais lorsque nous sommes seuls avec eux, ils nous disent presque tout ce que nous voulons savoir et même ce que je ne voudrais pas savoir, car je suis impuissant devant leur requête et leurs difficultés, lorsqu’ils se plaignent de l’oppression qu’ils doivent subir et de leur privation totale de tout droit. A plusieurs reprises je leur ai dit de se débrouiller eux-mêmes en leur disant que eux, qui sont cent fois plus nombreux que les Watussi, savent seulement gémir et se plaindre comme des femmes » .
-Un adage : « L’intelligence du Hutu le laisse étaler ce qu’il a » (c’est-à-dire il laisse voir ce qu’il pense, signe « évident » d’un manque de jugement).
-Rapport annuel de la Société des Missionnaires d’Afrique 1911-1912: « Le serf; au Rwanda, est taillable et corvéable à merci. Pas une motte de terre, pas un arbre, pas une poignée d’herbe qu’il puisse revendiquer comme sa propriété. La moindre parcelle de terrain se paie une vie de corvées… La couronne d’arbrisseaux qui forme l’enceinte devant la case du serf est à la merci du Mututsi ; les joncs qui poussent dans les eaux du marais d’à côté sont pour le pauvre paysan fruit défendu ; qu’il les arrache pour leur substituer des patates, le troupeau du chef en mangera les tiges ; qu’il moissonne son sorgho, les bêtes du Mututsi seront les premières à dévorer les boutures qui poussent au pied resté sur place ; que la chèvre ou le mouton du Muhutu crève, peu importe, pourvu que les vaches du Mututsi rentrent le soir bien arrondies. L’année a-t-elle été féconde ? Le serf a eu des haricots, du millet, des petits pois, et avec ses économies il s’est peut-être procuré une vache ? Vite la part du lion pour le chef. Après le chef, son gérant, et ce sera une nouvelle razzia. Est-il étonnant après cela que 1e Munyarwanda cherche du regard d’où lui viendra le libérateur ? » (pp. 428-429. Ce qui est stupéfiant, c’est que ceux-là mêmes qui ont ainsi décrit la situation mettront tout en oeuvre pendant plus de cinquante ans pour perpétuer ce genre de désordre établi !).
– D. Murego : « Vaincus, les Hutu sont écartés du pouvoir ; soumis, ils doivent pourvoir à l’entretien des conquérants ; dominés, ils doivent voir cette domination non comme un événement, mais comme un fait naturel correspondant à l’essence même du Tutsi » (p. 210).
– (Récit d’une relation harmonieuse entre Hutu et Tutsi) : « Ma mère tomba tellement malade que son lait tarit. Personne ne pouvait donner, dans la région environnante, du lait de vache, quel que fût le prix proposé. Tout le monde conclut que je devais fatalement suivre, sinon précéder ma mère dans la tombe. C’est ici qu’intervient celle que j’appelle ma seconde mère. C’était une voisine. Son fils venait d’être enseveli, fauché par la même maladie que celle qui clouait ma mère à son lit de paille. Mais cette dame avait encore du lait. Malgré le chagrin qu’elle a éprouvé à la mort de son enfant, elle rendait fréquemment visite à ma mère. Elle était d’une bonté remarquable, et elle a proposé de m’allaiter. Elle m’a pris chez elle. Pourtant son ethnie méprisait la nôtre à l’époque… Ma mère, inconsciente, n’en saura rien pendant des mois. Elle guérira pour s’étonner. Elle me reprendra et plus tard me racontera ces circonstances miraculeuses de sa résurrection et de la mienne. Jusqu’ici elle me recommande de respecter, de vénérer même ma seconde mère » (Erny, Jeunesse d’hier.
Comme pour la classe dirigeante, on pouvait aussi distinguer différentes catégories de Hutu selon leur situation économique. Les plus pauvres étaient ceux qui n’avaient pas de terre et étaient trop dépourvus pour pouvoir acheter leur propre houe : ils étaient employés comme journaliers et payés en nature. Venaient ensuite ceux qui travaillaient une partie du temps pour un autre, puis allaient cultiver leur propre lopin. Les paysans aisés arrivaient à vivre de leurs terres en faisant jouer l’entraide entre ceux de même statut, à charge de réciprocité. Les riches enfin avaient des pauvres à leur service pour cultiver et disposaient de vaches, signe suprême de standing : par tous les moyens ils cherchaient à ressembler à des Tutsi, voire à passer pour tels, tout en étant boudés et méprisés par eux.
La population hutu se diversifiait aussi en fonction de données naturelles comme l’altitude, la nature du sol, les cycles saisonniers, ainsi que de la plus ou moins grande inféodation au système centralisé mis en place par la dynastie royale. A proximité de la forêt primaire au Nord et à l’Ouest s’établissait un « front pionnier » se livrant au défrichage pour gagner de nouvelles terres, avec agriculture itinérante sur brûlis. On s’est demandé si dans un passé lointain les paysans vivaient en villages et si c’est la mainmise tutsi qui a poussé à l’actuelle dispersion de l’habitat, de manière à rendre improbable tout regroupement hostile.
Les familles restreintes constituaient le plus souvent des unités de production et de consommation relativement autonomes par rapport aux familles élargies. Leurs préoccupations étaient essentiellement économiques, la politique n’étant pas de leur ressort. Les principes de solidarité obligée n’excluaient pas un solide individualisme. Le travail des mains était exalté comme une valeur dans la mesure où l’on travaillait pour soi, et non pour des corvées imposées. Il y avait de la fierté paysanne dans le fait de produire ce dont on avait besoin. Dans le choix d’une épouse, le critère majeur était son aptitude au travail. L’abeille qui dès l’aube part accomplir sa tâche était considérée comme le symbole des agriculteurs. « Qui veut de la bière de sorgho doit se lever tôt« , disait un adage.
Chaque fois que le travail exigeait l’intervention de plus d’une famille, on recourait à la pratique du travail en commun, par solidarité et réciprocité, en faveur soit du groupe dans son ensemble, soit de la famille demandeuse, soit d’un membre particulier (par exemple pour cultiver le champ d’un vieillard ou construire la maison d’une veuve). On exprimait ainsi par l’entraide familiale et de voisinage la cohésion de la communauté.
Chez les paysans le rythme des naissances était plus rapide que chez les éleveurs : « Le contrepoids de la mort est dans l’accouplement », affirmait le proverbe. Bien qu’honorée, la mère continuait à être soumise aux travaux et fatigues de sa condition durant la grossesse. Le taux de mortalité enfantine était très élevé. Le sevrage était lié, surtout s’il avait lieu avant un an, ce qui était fréquent, à des risques graves : ceux-ci étaient dus à l’introduction non préparée d’une alimentation solide, au manque de lait animal, à l’éloignement de la mère, l’enfant étant confié à d’autres personnes, etc. La fréquence des troubles nutritionnels accompagnés de symptômes d’abandonnisme que l’on observe couramment jusqu’à nos jours révèle combien le tournant du sevrage est délicat, avec toutes les conséquences qu’un traumatisme à ce moment-là peut avoir sur la croissance physique et psychique.
Les mères, fort occupées à la maison et aux champs, se déchargeaient dès que possible des plus petits sur les plus âgés des enfants. Ceux-ci étaient amenés très tôt à s’intéresser aux travaux de la famille et à remplir une fonction économique réelle, depuis le portage des cadets, les tâches ménagères, le ramassage du bois, le transport de l’eau et de la nourriture, jusqu’à la garde des animaux domestiques et la participation aux travaux des adultes. La formation était principalement agricole et artisanale. Le temps de libre jeu était mesuré. L’enfant s’intégrait dans ses groupes d’appartenance d’une manière purement fonctionnelle et introjectait insensiblement leurs préoccupations et leurs aspirations. Il regardait comment on exécutait les différentes tâches et il imitait. Cela se reflétait aussi dans ses jeux : fabrication de menus objets, modelages de poteries ou de vaches. On lui confiait très tôt une petite parcelle de terre à cultiver à son profit. Il se familiarisait ainsi avec les différentes techniques et le jeu des saisons.
Les jeunes acquéraient rapidement maturité, sens des responsabilités et parfois une très précoce autonomie dans le domaine pratique, associant un travail forcément polyvalent au bien-être matériel représenté par la chaleur et la nourriture. Il n’était pas rare de voir des enfants aller vendre au marché leur propre production ou se mettre contre rémunération au service d’autres personnes. Au terme de l’enfance ils n’avaient plus grand chose à apprendre dans les domaines pratiques, et on a parfois parlé d’une sorte de stagnation dans le développement intellectuel à ce moment-là. Quand dès 16 ou 17 ans la question du mariage commençait à se poser, les considérations financières devenaient cruciales. L’avenir était tout tracé, en de très étroites limites, autour d’un idéal de travail et de fécondité. Le partage des terres entre les différents fils selon le bon vouloir des chefs de famille s’opérait parfois avec difficulté, car les parcelles n’étaient pas forcément de même valeur..
Dans la hutte ronde familiale, sur la paillasse qui servait souvent de lit commun, une certaine promiscuité était inévitable : elle aiguisait les intérêts sexuels qui se traduisaient en jeux érotiques loin du regard des parents. Le père hutu est décrit comme plus proche de l’enfant que le père tutsi, mais peu mis en valeur, plutôt enclin à la douceur et à l’indulgence. Le climat éducatif était souvent inconsistant : les menaces fusaient, mais étaient rarement mises à exécution, de sorte que l’enfant s’habituait à ruser et à ne pas prendre au sérieux avertissements ou promesses. La beauté, la propreté, le raffinement dans l’expression n’étaient pas cultivés systématiquement. C’était selon les circonstances – qu’il fallait apprendre à apprécier – que s’employait un langage vert et sans contrainte, ou voilé et obséquieux, ce qui donnait à l’enfant un air tantôt joyeux, déluré et narquois, tantôt gêné, inhibé et maladroit.
Quand la situation respective des uns et des autres était régie par l’ubuhake et que les obligations réciproques étaient peu explicitées, le subordonné était soumis à l’arbitraire du patron. Dans la pratique, une fois qu’un chef était établi légitimement sur une colline, il était difficile à ses sujets de ne pas se muer en clients. Dans le cas le plus favorable, le serviteur fidèle devenait quasiment membre du foyer de son maître et en recevait aide et protection. Cette situation avait des implications éducatives importantes : pour entrer rapidement en possession de quelques vaches (la première obtenue était appelée « vache du dos », car il était de bon ton d’en faire cadeau à sa mère en remerciement de vous avoir porté dans le dos), les garçons s’engageaient parfois dès avant dix ans dans les engrenages de l’ubuhake, remplaçant leurs pères à l’occasion, chargés de la garde des troupeaux ou de services domestiques, apprenant ainsi à composer avec les grands et les autres serviteurs.
« Posséder un seul bovidé, c’était se hisser de l’âge agraire à l’âge pastoral, accomplir un rite de passage dans le temps, avancer socialement et politiquement… L’homme à la houe, s’il nourrissait une seule vache, entrait ipso facto dans une société fermée ; il participait, à son rang, aux privilèges aristocratiques des patriarches ».
L’histoire rapporte sans doute quelques anoblissements de Hutu méritants : pourtant « la possession de vaches n’était pas l’échelle qui permettait aux Hutu de se hisser à la « tutséité ». Qualifiés de « gratteurs de terre », ils ont eu le temps au cours de leur douloureuse histoire de nourrir de fortes animosités envers leurs maîtres, même s’il fallait les occulter soigneusement. Leur mentalité alliait la fierté d’être utiles économiquement, le souvenir d’un passé d’autonomie lignagère et l’humiliation de se trouver en condition de dépendance. Le ressentiment à l’égard du Tutsi considéré connue un intrus, un conquérant, un colonisateur et un exploiteur ne date pas de l’époque coloniale, comme on l’a parfois prétendu : tout s’inscrit en faux contre une telle affirmation.
Mais il est vrai que les sentiments d’identité, la conscience de soi et de la force qui découle du nombre, longtemps diffus, ont été lents à se cristalliser à la fin de l’époque coloniale. Le ressort en fut l’oppression grandissante exercée par les chefs sous régime belge, le changement de contexte politique dans l’après-guerre, la bureaucratisation de la chefferie, l’influence de l’école et de la presse, et les débuts encore balbutiants de la démocratisation grâce aux élections exigées par l’ONU. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus l’importance d’une histoire populaire qui se transmettait la nuit au fond des cases parallèlement à l’histoire idéologique officielle :
« Dans les familles et les ménages hutu, le soir autour du feu de bois, pendant le repas de haricots, le grand-père ou le père racontait une autre histoire, la chronique familiale, qui remontait à plusieurs générations, transmise de père en fils. C’est l’histoire qui dit comment, peu à peu, le lignage perdait son autonomie et sa dignité, une histoire d’humiliation et d’oppression croissantes de la part des seigneurs et maîtres, les Tutsi de toutes les couches, de haut en bas. Cette tradition explique les sentiments profondément enracinés de frustration et d’humiliation des Hutu envers les Tutsi. Ces sentiments se sont accumulés au cours des siècles, bouillon de culture d’une haine inconsciente mais toujours en veilleuse, qui fait partie de l’inconscient collectif du Hutu, transmise, chaque fois renforcée, de génération en génération. Les Tutsi, eux, … ont un inconscient collectif formé par des siècles de pouvoir et de supériorité. Ils n’ont aucune idée de ce qui vit dans l’âme des Hutu » .
Du fait de sa situation, le Hutu était donc marqué par une psychologie très différente de celle du Tutsi. A. Kashamura le décrit comme « plus ouvert… même si par snobisme il imite parfois le comportement tutsi » (p. 50). Ne cultivant pas la maîtrise de soi, ses réactions émotionnelles étaient plus manifestes. Il n’en était pas moins habile à cacher son jeu, naviguant entre obséquiosité et roublardise. La situation étant ce qu’elle était, « il fallait se laisser tondre pour ne pas s’exposer à des tracasseries et à d’autres injustices sans fin. N’ayant guère l’occasion de circuler loin de chez lui, il était très lié à un milieu restreint, étroitement localisé. Sa vision des choses était avant tout utilitaire, au raz du sol, les inquiétudes alimentaires laissant peu de place aux préoccupations esthétiques, d’élégance ou de finesse. L’ascension sociale ne pouvait se réaliser qu’en fréquentant, puis imitant la haute classe. Les Allemands ont parlé de Tutsiaffen, de gens cherchant à singer les Tutsi. Y parvenaient-ils, ils développaient facilement une mentalité de nouveaux riches.