Groupes De Parenté Et Education Du Rwanda Ancien
« La pérennité de la lignée est l’objet primordial de toutes les préoccupations des vivants et des défunts, elle conditionne… et la vie personnelle et la vie sociale ».
Quand une population ne dispose que de faibles moyens techniques pour assurer sa subsistance, l’organisation communautaire de la solidarité au sein de familles étendues se révèle d’autant plus nécessaire. Si au Rwanda la socialisation de base était assurée par le groupe familial, elle était ensuite prolongée dans la cadre du lignage, de l’armée, de la structure de clientèle et de la cour des grands. La famille avait des fonctions multiples, rituelles, économiques, identificatoires, de reproduction, de satisfaction des besoins et d’éducation. Il importe dans un premier temps d’en décrire brièvement les structures pour comprendre le milieu dans lequel l’enfant était appelé à grandir.
Le système de parenté rwandais se caractérise par un patrilinéat que tempère, comme d’habitude, la reconnaissance d’un certain nombre de rôles dans la ligne maternelle. La famille est habituellement virilocale, parfois néolocale et nettement patriarcale, tout en accordant à la femme, dans le cadre des institutions royales, un pouvoir considérable. Juridiquement, on appartenait totalement à la lignée paternelle. Comme le dit J. Maquet, quand on demandait à quelqu’un quels étaient ses ascendants, il répondait toujours en citant son père, son grand-père paternel, son arrière-grand-père paternel, en remontant jusqu’à quelque autre ancêtre au-delà duquel il ne pouvait plus citer de nom, sans jamais mentionner sa mère et ses ascendants à elle. En cas de divorce, les enfants restaient au père. La femme, pensait-t-on, n’est qu’un réceptacle, un moule où la semence masculine était appelée à se développer.
Concrètement, bien entendu, l’individu vivait dans un monde de parents aussi bien paternels que maternels, mais en se situant de manière différenciée à leur égard. Dans les questions juridiquement importantes, il s’adressait aux consanguins patrilinéaux. Mais quand il avait besoin de conseils, d’aides légères ou de sympathie, il s’adressait aux uns autant qu’aux autres. Il lui fallait apprendre avec qui il était toléré qu’il plaisante, voire se livre à des jeux sexuels, et avec qui cela était prohibé. Il lui fallait également tenir compte de la suite des générations : envers ceux de la génération qui précédait il convenait d’adopter des attitudes de déférence et de respect ; envers ceux de la génération qui suivait il développait des attitudes de protection et d’autorité ; avec ceux de la même génération que lui il se sentait dans un rapport de relative égalité ; entre générations alternes, c’est la familiarité qui dominait. D’une manière générale on peut dire que les comportements des uns vis-à-vis des autres étaient déterminés moins par leurs sentiments ou leurs personnalités que par leurs statuts respectifs, signe non équivoque que le plan social l’emportait sur le plan personnel.
- Clans, lignages, familles
« C’est la participation à une réalité divine qui, en dernière analyse, fait la famille ».
La question des groupements de parenté, qui se pose différemment d’une région à l’autre, passe pour une des bouteilles à encre de l’ethnologie rwandaise.
Le terme d’ubwoko (plur. amoko) signifie « catégorie », « sorte », « espèce », « unité dans un classement », quand il s’agit entre autres d’essences végétales et de groupes humains. Dans le domaine de la parenté, il désigne la totalité des descendants en ligne paternelle d’un même fondateur de lignée, ancêtre éponyme, souvent fictif ou mythique. Il s’agit donc de ce qu’habituellement on appelle des clans, même si par ailleurs ubwoko peut aussi signifier « race », « ethnie » ou « caste ».
A la plupart des clans était associée une espèce animale, sorte de « totem » servant de point de ralliement, avec obligations de la protéger : chez les Banyiginya c’était la grue huppée ; chez les Béga le crapaud ; chez les Bagesera la bergeronnette ; ailleurs le léopard, le lion, l’hyène, etc. Certains clans étaient considérés comme porte-malheur, soit par rapport à d’autres, soit de manière absolue.
Remodelés au fur et à mesure de l’expansion centralisatrice du pouvoir royal, les clans rwandais ont été désorganisés au plan social et économique, vidés de leur substance au Profit de l’Etat monarchique et réduits à de simples unités classificatoires, à des symboles permettant de définir des identités sociales, à des « cartes de visite » ou des « espèces de drapeaux », selon l’expression d’A. Kagame. Avec une grande constance, la monarchie a tout fait pour désintégrer les grands groupes de parenté en unités plus petites et moins résistantes.
Concrètement, les clans tels qu’on les connaît historiquement dans le centre du pays n’avaient plus de fonctions politiques ou corporatives, plus de leaders ni de chefs, plus d’organisation interne ni de procédures pour régler les affaires d’intérêt commun, plus d’activités collectives et rituelles, plus de prescriptions, en particulier en matière d’exogamie. L’appartenance aux clans jouait néanmoins un rôle réel en matière d’hospitalité : un voyageur était immédiatement accueilli et hébergé quand il affirmait avoir le même totem que son hôte. Dans les populations périphériques, on trouvait des situations plus classiques, une communion vitale étant censée relier tous ceux issus d’une même souche et former un tout vivant dont l’individu n’était qu’une composante.
Ce qui complique considérablement les choses, c’est que les clans rwandais rassemblent chacun des gens d’ethnies » (« races », « castes ») différentes, sans qu’il n’y ait cependant aucune solidarité entre eux. On a cru y voir la preuve que ces quasi castes n’étaient pas figées dans le passé, qu’on pouvait passer de l’une à l’autre, voire que des Tutsi et des Hutu pouvaient avoir un même ancêtre. Mais on a émis plusieurs autres hypothèses pour expliquer cet état de choses :
– Les enfants d’un Tutsi et d’une servante-ou concubine hutu appartenaient au clan du père sans pour autant être considérés comme tutsi (sauf s’il y avait reconnaissance formelle).
– Les enfants d’un Tutsi appauvri et d’une épouse hutu étaient tutsi de droit, mais du fait de leur pauvreté ils étaient assimilés à des Hutu.
– Les quelques Hutu pourvus de commandements politiques épousaient des femmes tutsi et étaient socialement considérés comme des Tutsi. L’hypergamie tirait vers le haut, l’hypogamie vers le bas.
– Les Hutu pouvaient être absorbés par les clans de leurs maîtres tutsi à la faveur de services rendus, surtout dans le cadre de l’ubuhake.
Entre certains clans il existait des relations de plaisanterie avec droit de se lancer des injures sans que l’autre puisse s’en offusquer, même entre Hutu et Tutsi. « Il semble légitime de voir dans les plaisanteries interclasse une sorte d’exutoire institutionnalisé pour des tensions engendrées par une stratification sociale rigide ».
Dans le Nord du pays on connaissait sous le nom d’ishyanga un système de sous-clans.
Les clans se subdivisaient comme partout en lignages (umulyango), qui ont été qualifiés selon les auteurs de « lignages majeurs », « patrilignages secondaires » ou « familles » : ils rassemblaient tous ceux qui descendaient par voie agnatique d’un ancêtre commun historique (et non plus mythique), en remontant parfois jusqu’à six générations. Leur nom dérivait alors de celui de l’ancêtre fondateur (p. ex. : les Abatega étaient les descendants de Semutega). De nouveaux lignages apparaissaient sans cesse par scission du fait de l’émergence de personnalités prestigieuses, de conflits, d’un trop grand nombre de membres, de l’éloignement d’une partie d’entre eux, de l’exiguïté des terres, etc. Une fraction alors se détachait et essaimait à la recherche de nouveaux espaces. Bien que devenant plus ou moins étrangers les uns aux autres, et même si la séparation a été conflictuelle, les différents groupements conservaient néanmoins le souvenir de leur origine commune, maintenaient certains liens et continuaient à reconnaître une autorité pour le moins morale au successeur du premier fondateur. Ces lignages étaient en principe exogames.
« Les nouveaux couples ne se détachent du home paternel que contraints par l’exiguïté du lieu et par l’épuisement des moyens d’existence. Mais, en s’éloignant, ils emportent avec les souvenirs du pays natal le nom de l’ancêtre, qui est pour eux ce qu’est pour nous le nom de famille. Si tout individu reçoit à sa naissance un vocable qui lui est propre, le « prénom » des Latins…, il n’a pas d’autre « nom de famille » que… celui de son clan. S’il ne le produit pas, s’il n’en fait pas habituellement mention en se présentant, il ne l’ignore pas. Il sait au contraire très pertinemment, et à qui le lui demande il fait savoir très exactement, qu’il est un des enfants d’un tel ou d’un tel, qui vécut en tel temps et en tel lieu… Tout adulte qui se respecte connaît son arbre généalogique… Il remonte parfois dans la série des noms propres de sa famille à la sixième et à la huitième génération« .
On clamait ses origines en se vantant d’appartenir à des lignées célèbres ou d’avoir des ancêtres illustres. Chaque lignée avait ses interdits propres qu’on disait institués par l’ancêtre fondateur.
Pour ce qui est de la royauté, il ne semble pas adéquat de parler d’un clan royal, mais seulement d’un lignage royal tutsi qui relevait du clan nyiginya (celui-ci comptant aussi des membres hutu et twa). Les lignages de « ceux qui ont été trouvés sur terre », c’est-à-dire les descendants des habitants autochtones du pays, avaient des attributions rituelles spécifiques en rapport avec le sol : ils intervenaient pour fixer les premiers piquets d’une demeure, dans les purifications consécutives à des décès et lors de levées de deuil.
On a beaucoup tergiversé quand il s’est agi de traduire la notion d’inzu : on l’a rendue par « maison », « parentèle », « famille étendue », « patrilignage primaire » ou « lignage mineur ». Ces branches de lignages formaient des unités de base qui pouvaient comprendre de 30 à 1000 personnes et couvraient en moyenne quatre générations. Le principe d’exogamie y jouait à plein. Elles étaient en général investies d’un domaine foncier ou d’un cheptel avec des pâturages. Le chef du groupe familial était assisté d’un conseil composé de membres importants : on y discutait des alliances matrimoniales à conclure ou à éviter, de l’aide à accorder à des membres dans le besoin, de la répartition des prestations dues aux autorités politiques, des devoirs de vendetta et des problèmes fonciers. En effet, « parler de parenté c’est nécessairement, parler de terre » (de Lame, p. 249). C’est principalement dans le cadre de l’inzu que s’exerçaient les rôles liés au système de parenté, que se célébrait le culte des défunts et que l’on procédait aux initiations à celui de Ryangombe. L’inzu en arrivait aussi à jouer le rôle de subdivision administrative quand il s’agissait d’organiser des prestations collectives, de payer des taxes ou de fournir des soldats. Assisté de son conseil, le chef du groupe représentait celui-ci aux yeux des autorités politiques et avait quelques compétences judiciaires.
Enfin le terme de rue désignait la famille réduite, la cellule sociale ultime composée essentiellement du père, de la mère et des enfants.
Quels étaient les principes majeurs qui régissaient le fonctionnement de la parenté ?
Dans une société aussi fermement patriarcale, c’étaient les hommes qui, sauf très rares exceptions, exerçaient au plan juridique les fonctions d’autorité d’un bout à l’autre de la chaîne. Ils avaient droit à plus de respect du simple fait qu’ils étaient hommes. Cela était vrai même au sein de la famille entre frères et sœurs. Pourtant, quand on comparait le statut coutumier de la femme au Rwanda à ce qu’il était dans beaucoup d’autres sociétés africaines, il apparaissait « plutôt favorable » (Maquet, p. 99). Les épouses étaient en général consultées et laissées libres dans la gestion de leur secteurs d’activité. En cas de polygynie, les coépouses vivaient à plus ou moins grande distance les unes des autres. Les conditions étaient assez favorables à l’émergence d’une véritable vie de couple. A défaut, le changement de partenaire s’opérait facilement. Dans la haute société, les femmes commandaient aux serviteurs et aux clients de leurs maris, et elles pouvaient être investies de la gestion d’importants domaines. Sans parler de l’énorme pouvoir des reines-mères…
Le second principe, c’était la primauté accordée à l’âge. « Ceux qui précèdent » (ici-bas ou dans l’au-delà) étaient censés être plus proches de Dieu et avoir plus d’expérience, de savoir, de compétence et de force. Même si entre gens de même génération existait une certaine égalité qui pouvait se traduire par de la cordialité et de la familiarité, il n’en demeurait pas moins qu’un plus grand respect revenait aux plus âgés selon des règles précises (avec, par exemple, interdiction de les appeler par leur nom). Ce principe de séniorité s’appliquait avec force jusque dans les fratries.
Il est une troisième réalité qu’il ne faut jamais oublier : c’est que les groupes de parenté étaient régis par deux ordres, l’un visible et l’autre invisible. Le père tirait certes son autorité du système social, mais aussi du fait qu’il avait derrière lui la lignée des ancêtres dont il n’était que l’ultime chaînon. Comme le disait O. Mannoni des Malgaches : « La source de la puissance paternelle se perd dans la nuit des temps, sans s’affaiblir avec l’éloignement, au contraire ».
« Le fait de naître dans une famille, un clan…, nous plonge dans un courant vital spécifique, nous y « incorpore », nous façonne à la manière de cette communauté, modifie « ontiquement » tout notre être et l’oriente à vivre et à se comporter à la façon de cette communauté ».
« L’ancêtre constitue le tronc et les racines, les autres membres sont des branches et des feuilles. L’homme n’a… pas d’existence ontologiquement autonome… L’individu n’a pas de droits propres, ses intérêts sont les intérêts du groupe de parenté ».
On ne pouvait concevoir la personne autrement que reliée à son lignage par le cordon ombilical de la participation. Se couper des siens, c’était tarir la source de toute vie et se condamner à chavirer dans le néant social et métaphysique.
Pourtant, une des grandes originalités de l’organisation familiale rwandaise en comparaison avec ce qui se pratiquait habituellement en Afrique Noire, c’est qu’on y minimisait le droit habituel d’aînesse ou de primogéniture. L’héritier de la charge de chef de famille était désigné indépendamment de l’ordre de naissance, et cette fonction ne revenait automatiquement au fils aîné que dans le cas où le père mourait sans avoir fait connaître ses volontés. Dans le choix de celui qu’il estimait le plus digne et le plus capable, le père se tournait souvent vers le fils aîné de la première femme, mais il arrivait aussi qu’il préférât le cadet, plus intelligent ou plus affectueux, alors que les souhaits de la mère se portaient peut-être vers les plus jeunes. Il se pouvait même que l’élu soit un petit-fils du père ou un cousin parallèle des ‘fils. Le choix du successeur était d’ordinaire officialisé devant témoins : des proches parents, le chef de lignage, le sous-chef de colline, un homme influent.
A la mort du père, l’élu investi de l’autorité paternelle se trouvait confronté à de nombreuses responsabilités : veiller à l’exécution du testament, pourvoir à « entretien des femmes du défunt et à l’éducation d’éventuels enfants mineurs, s’occuper du mariage de ses sœurs, trouver les ressources nécessaires au mariage de ses jeunes frères, etc. Pour cela il recevait une part d’héritage plus grande souvent du vivant même du père (une faveur appelée « caresser la cuisse »). Le chef de lignage ou l’autorité politique avaient le droit d’infléchir la décision paternelle, mais cela n’arrivait que rarement. Dans les milieux tutsi, une fille pouvait exceptionnellement être désignée comme chef de famille si la reine-mère s’y montrait favorable.
On comprend aisément qu’un tel système suscitait tout naturellement une certaine concurrence entre frères pour devenir « objet des préférences paternelles. L’habitude et la nécessité de faire la cour à un plus grand, de chercher à plaire et de s’attirer des faveurs, si caractéristique de la société en général, se retrouvait donc aussi au sein de la famille, avec toute la conflictualité afférente qui pouvait aller jusqu’à la contestation publique, à la rébellion et au recours à la sorcellerie. Quant à la mère, elle était portée à accueillir ceux qui n’ont pas été élus : une impression de sécurité émanait d’elle que ne donnait pas un père aux décisions souvent imprévisibles.
L’assimilation du système de parenté fixait le cadre général dans lequel allait se penser et se dérouler la vie ordinaire. Une fois que l’individu (entre dix et quatorze ans environ) voyait clair dans la hiérarchie et la terminologie complexes de son propre lignage, il s’agissait d’étendre sa connaissance aux lignages et clans voisins, surtout à ceux qui avaient des liens avec sa famille en tant qu’alliés ou adversaires. Avec qui peut-on manger? Chez qui peut-on demander une éventuelle hospitalité ou chercher femme ? Quelle attitude adopter envers telle personne en fonction de son statut et de son appartenance? A l’égard de qui peut-on proférer des plaisanteries allant jusqu’à l’insulte sans que cela porte à conséquence ? Autant de questions auxquelles on apprenait petit à petit à répondre, et ce n’était pas simple.
- La famille nucléaire
« La maison, ils sont à deux à la bâtir » (proverbe).
Paroles d’informateur : « La femme doit se sentir chez elle… La femme doit avoir un enclos qui la protège contre le regard épieur des passants. Toute personne ne doit pas regarder à l’intérieur de la maison… Comment une femme peut-elle faire sa toilette si elle n’a pas où se retrancher ? … Ses biens doivent être couverts de secret : ses habits séchés au soleil, ses récoltes étalées…, ses visiteurs assis à l’intérieur de l’enclos »
M. Albert au Burundi : « Si vous demandez à un homme quelconque ce qu’il attend de sa femme, il répondra : qu’elle mette beaucoup d’enfants au monde, qu’elle cultive beaucoup, qu’elle reçoive bien mes visiteurs, qu’elle cuisine bien pour moi et qu’elle change chaque jour la paille de mon lit. L’amour qui se rencontre parfois entre homme et femme n’est pas romantique. Il est pareil à l’affection entre n’importe quelles autres personnes qui s’entendent bien. Un homme qui aime sa femme différemment sera ridiculisé par les autres parce qu’elle ne le respectera pas devant ses amis, qu’elle ne lui obéira pas, qu’elle ne travaillera pas pour lui. De son côté, le mari, s’il est un bon mari, ne mange pas trop, mais laisse un bon panier de haricots pour sa femme ; il achète pour elle des friandises – un morceau de viande, par exemple -, id lui dame des vaches laitières, afin qu’elle ait du beurre et du lait pour sa cuisine, et surtout pour sa toilette ; mais surtout il lui achète vêtements et bijoux ».
« L’individu n’existait qu’en tant qu’élément de la famille, du clan, de la patrie… Tout acte posé, même par un seul homme, avait des conséquences heureuses ou fâcheuses pour tout le groupe. / Chaque famille donne à ses enfants une belle image de ses origines, de ses ancêtres, de ses héros, suscitant en eux le goût de l’honneur et du prestige. / Le Rwandais est attaché à sa terre parce qu’elle lui a été léguée par ses ancêtres et que ses parents ont habité là. / Le Rwandais aime vivre dans l’intimité et se trouve gêné s’il ne peut habiter une maison suffisamment distante de celle des voisins. Il n’aime pas faire participer des étrangers à sa vie intime de peur d’être déprécié par son entourage toujours soucieux de savoir ce qui se passe chez autrui. / Le Rwandais est obsédé par la procréation, seule source de bonheur, d’efficacité, d’éternité et d’honneur. Il ne conçoit pas l’idée de limitation des naissances : ce serait faire affront aux ancêtres qui ont donné la vie pour qu’on la perpétue. / Au Rwanda, devenir adulte, c’est avant tout se marier, être père ou mère. / On dit d’un enfant bien élevé que c’est un enfant qui descend de vrais parents ».
Le sens premier de rugo est celui d’enclos entourant une habitation où loge un couple avec ses enfants ; le sens dérivé est celui de résidence prise dans sa globalité : maison, cour, palissade, champs voisins, tout ce qui détermine un chez soi. Par extension, le terme désigne l’unité de base, la cellule-mère de l’organisation sociale : la famille réduite ou nucléaire, à laquelle peut se joindre quelque autre personne, occasionnellement ou durablement, enfant ou vieillard (encore que ces derniers habitaient ordinairement seuls).
L’enclos avait pour fonction de donner le sentiment d’être pour soi, à part, à l’abri des jeteurs de mauvais sorts. Il délimitait la sphère d’influence de la femme, maîtresse incontestée de ce qui se passait à l’intérieur et concernait le ménage, la nourriture, la santé, l’éducation, les bonnes relations de voisinage, l’accueil des enfants voisins. Il favorisait un certain goût de l’isolement. Hors de l’enclos, la femme avait bien plus rarement droit à la parole.
Peu de sociétés africaines ont donné autant d’importance à la famille nucléaire comme telle, fonctionnant comme cellule d’autosubsistance, unité de coopération et de production, pourvoyant pour une large part à ce dont elle avait besoin : cela pourrait être lié à l’émergence d’un pouvoir politique central fort qui a souvent pour conséquence d’amenuiser l’organisation clanique et lignagère ; comme souligné précédemment, cela pourrait aussi être en relation avec un habitat à la fois dispersé et très individualisé, caractéristique d’un pays qui s’est trouvé à l’abri des incursions extérieures du fait de son isolement et d’une défense efficace. Au plan de l’éducation consciente, le rapport vertical parents-enfants était considéré par tous comme primordial, l’emportant de loin sur les rapports horizontaux.
Comme le choix des conjoints ne tenait que rarement compte des inclinations sentimentales, l’affection n’était pas à la racine de la vie commune, mais se développait plutôt comme son fruit. Amour romantique et érotisme avaient l’occasion de se vivre assez librement dans les relations extraconjugales. Dans la mesure où la femme continuait d’appartenir à son lignage à elle et demeurait une « étrangère » dans celui du mari, elle n’avait que faiblement voix au chapitre quand il s’agissait de questions importantes qui devaient se traiter entre ceux de même descendance. On constate dans beaucoup de sociétés africaines que là où l’échange sexuel est licite, l’échange verbal doit être limité de peur que l’intimité au sein du couple ne conduise à une trop grande autonomie de la famille nucléaire. Au plan de la parole, les relations pourront alors être plus intenses entre frère et sœur qu’entre mari et femme.
Le Rwanda ancien connaissait évidemment la polygamie (environ 20 % des foyers). Le roi avait de dix à quinze épouses, dont cinq à six simultanément. Elles allaient le trouver à tour de rôle pour quelques jours. Chacune avait sa demeure à elle, sans qu’il y eût donc vie commune. La pratique du harem était inconnue. Ces épouses n’étaient pas des reines, titre réservé à la reine-mère, mais seulement des « femmes du roi ». Elles étaient renouvelées régulièrement, et des messagers se rendaient auprès des familles nobles à la recherche des plus belles adolescentes ; on ne pouvait s’opposer à leurs choix, tant était grand l’honneur de voir une de ses filles épousée par le roi. Elles étaient éduquées à la cour de la reine-mère qui procédait ensuite à un tri minutieux. Chez les grands Tutsi qui avaient des propriétés en différents lieux, les femmes chargées de leur gestion y vivaient dispersées, plus ou moins éloignées les unes des autres, et parfois elles ne se connaissaient même pas entre elles ; durant de longues périodes elles ne voyaient pas leurs maris. Quand les conditions étaient moins favorables, il arrivait aux coépouses de cohabiter dans le même enclos, mais toujours dans des habitations séparées. On trouvait aussi la grande polygamie chez les paysans riches du Nord.
Vue globalement, la pratique de la polygynie simultanée demeurait très mesurée (deux femmes, rarement plus de trois) ; elle exigeait un niveau économique au-dessus de la moyenne et n’était pas spécialement prisée. Mais comme les séparations s’opéraient facilement, il était courant qu’une même personne eût plusieurs conjoints successifs. La polygynie sororale était admise, mais rare : c’est surtout en cas de stérilité de la femme que sa sœur pouvait être épousée sans compensations matrimoniales. C’est aussi à la mort de l’épouse que le remariage avec la jeune sœur de celle-ci était considéré comme la meilleure solution pour les enfants. On pensait d’autre part que ces derniers héritaient inévitablement des ressentiments de leurs mères envers leurs coépouses, sauf dans le cas où l’on épousait deux sœurs. Mais dans l’ensemble on préférait nouer de nouvelles alliances.
Les motivations de cette petite polygamie étaient multiples : stérilité d’une première épouse, désir d’avoir beaucoup d’enfants, de faciliter la gestion de plusieurs domaines éloignés, de contracter des alliances politiques, de pouvoir assouvir ses besoins sexuels une fois que la première femme vieillissait ou observait la continence post-natale, de donner de soi une image d’opulence et de satisfaire aux obligations du lévirat. Même chez les Hutu, on s’arrangeait pour que chaque femme ait sa maison, ses champs, son bétail, et on évitait de mêler les enclos. Tout se passait comme si le mari se multipliait pour fonder à distance plusieurs foyers monogames. Il allait de maison en maison sans avoir de résidence à lui, avec une préférence habituelle pour l’épouse la plus jeune. « Un rugo sans femme ne se conçoit pas, et toute femme veut avoir son rugo » .
La « réglementation » habituelle voulait que le mari passât deux nuits de suite avec chacune de ses épouses et ait au moins un rapport. Celles-ci s’y préparaient par une toilette et une cuisine plus soignées, dans l’espoir de retenir l’époux plus longtemps. On évitait que les enfants de femmes différentes soient élevés ensemble. S’il y avait des favorites, il n’y avait pas de « femme principale » ayant autorité sur les autres. Mais comme le successeur du père qui avait autorité sur tout le monde était souvent le fils aîné de la première épouse, celle-ci prenait une importance particulière. Des femmes de polygames ont parfois été à l’origine de branches lignagères qui se sont identifiées à elles et ont emprunté leurs noms.
Mais même avec ce système, on se plaisait à évoquer les jalousies, rivalités et haines qui surgissaient entre coépouses, alors qu’on maintenait des apparences de respect et de fraternité tant que le chef de famille était en vie. « La deuxième femme est toujours ressentie comme une agression par la première » . On en arrivait à ce que chacune cherche à agir sur l’époux par des charmes, des talismans et des philtres pour l’accaparer à son avantage, ce qui n’allait pas sans accidents. Forcément les enfants étaient pris dans ce jeu :
« Si elles se détestent entre elles, ces femmes détestent encore davantage les enfants de leurs rivales, qu’elles essaient de liquider par des moyens malhonnêtes et meurtriers. C’est une pratique qui n’est pas rare chez les femmes d’un polygame de vouloir donner la mort par empoisonnement aux enfants de leur rivale… Aussi chaque femme interdit-elle sévèrement à ses enfants de fréquenter la demeure de sa rivale… Cette interdiction est encore plus stricte pour de jeunes enfants qui ne se doutent pas de cette inimitié de leurs mères ; les grands, eux, sont au courant de tout, partagent même les rancoeurs de leurs mères et se garderont bien de s’exposer à la mort toujours possible, suite à l’empoisonnement par des marâtres… Des légendes populaires rapportent des épisodes où des femmes rivales ont donné la mort à leur propre enfant, soit en expérimentant la nocivité du poison, soit accidentellement en lui faisant prendre, par erreur, le breuvage empoisonné qu’elles réservaient aux enfants de leur ennemie ». Il était fréquent que les successions des polygames donnent lieu à des contestations et à des inimitiés sans fin.
La plupart des ménages étaient homogamiques, les riches se mariant avec les riches, les pauvres avec les pauvres, même au sein d’une même catégorie sociale. Mais des raisons de fortune pouvaient l’emporter sur celles de « race » et ‘ethnie », et il arrivait qu’un Hutu riche trouve une femme tutsi, et qu’un Tutsi pauvre doive se contenter d’une femme hutu. Par contre, les motifs de « race » jouaient à plein pour les Batwa qui, sauf de très rares exceptions, étaient tenus à une stricte endogamie de groupe.