« Un Rwandais qui se respecte ne saura jamais parler de ses expériences sexuelles, même à ses meilleurs amis. Les comportements sexuels ne sont pas extériorisés. Les enfants ne peuvent jamais percevoir la moindre manifestation d’affection entre leurs parents : gestes, paroles, caresses, etc. Ces mêmes parents ne savent pas expliquer à leurs fils et filles les problèmes de la sexualité au cours de l’adolescence. Ils laissent donc leurs enfants libres de rejoindre les groupes d’égaux où ils pourront parler de sexualité, et, s’ils n’aiment pas le faire, on les y pousse même afin qu’ils ne soient pas considérés comme sexuellement anormaux ».

« Les parents sont tenus à une grande discrétion dans leurs conversations : tout ce qui touche à la vie intime et à la sexualité doit être caché aux enfants. Souvent j’étais chassée des conversations de ma mère avec les autres femmes. Elles parlaient de questions féminines, des mariages, des relations avec leurs maris, et elles se moquaient des au-lies ».

La manière dont on élève l’enfant dans le domaine de la sexualité est toujours très révélateur. L’image qu’offre le Rwanda en ce domaine est contrastée, oscillant entre extrême rigueur et extrême liberté. D’un observateur à l’autre, la tonalité est très différente. Dans un premier temps nous verrons quelques traits relatifs à la société dans son ensemble, et dans un second les pratiques propres aux enfants.

Une double finalité était reconnue aux relations sexuelles : la recherche du plaisir maximal et la recherche de la fécondité maximale. On attachait donc une égale importance à la fonction de procréation et à la fonction proprement libidinale. Relevant d’un besoin qui doit être satisfait, la sexualité prenait valeur en soi. Affaire de plaisir physique et de sentiment, elle était aussi un moyen de participer aux émois collectifs, aux événements sociaux et aux rythmes cosmiques. Les femmes étaient dites encore plus passionnées que les hommes, principalement durant la grossesse. Sauf en cas de grande pauvreté ou de famille trop nombreuse, elles ne craignaient pas de nouvelles grossesses. Le mariage était destiné à apporter apaisement, calme, stabilité et continuité dans la vie sexuelle. Si celle-ci suscitait un intérêt et mobilisait des énergies considérables, elle n’en était pas moins entourée de nombreuses prohibitions et règles lui imposant retenue et discrétion et visant à la socialiser. Elle devenait ainsi le champ privilégié de l’euphémisme et de la litote : les termes directs, jugés trop crus, n’étaient utilisés que par les bergers et dans le culte des imandwa. Le dito ris était nommé « petit haricot », « petite hache », « celui qui crie », « qui a la forme d’une montagne », « qui est pointu comme une corne », etc. L’étendue du vocabulaire témoignait de l’intérêt qui y était attaché. Dans la langue courante et dans les récits populaires le thème de la nourriture servait souvent à cacher celui de la sexualité. Les sexes étaient l’objet d’une observation attentive, voire d’essais de classification. Celui de la femme était apprécié en fonction de la distance entre son orifice et l’anus, de la forme du pubis, de la longueur de son ouverture et de celle des petites lèvres ; celui de l’homme, en fonction de sa longueur et de sa grosseur. Une forme dépréciée pouvait conduire au divorce.

 La vie sexuelle au sein du couple

Il était inconcevable qu’une épouse refusât les rapports sexuels à son mari, sauf en cas de maladie. Elle cherchait à se faire désirer et pouvait provoquer discrètement son époux, mais craignait de paraître impudique en manifestant son envie : par respect, l’initiative devait être laissée à l’homme. Mais même les invites masculines à l’amour ne pouvaient se faire qu’en termes détournés : « va me faire le lit », « donne-moi de ta sueur », « approche-toi de moi », etc.

Habituellement, le couple dormait nu, la hutte étant chauffée en soirée. En tant que protecteur de la femme, l’homme se mettait du côté de la sortie « comme les bouts de bois qui barrent l’entrée de l’enclos ». Couchée du côté de la paroi, la femme devait s’abstenir d’enjamber son mari (sous peine de n’engendrer que des filles). Les rapports avaient lieu au coucher ou le matin au réveil, en position soit assise soit allongée, l’homme au-dessus de la femme ou les deux côte à côte Il aurait été malséant que l’épouse dorme en tournant le dos au mari.

Comme son sexe était réputé malpropre et malodorant, elle était tenue de se laver avant et après les rapports. Le baiser n’était pas pratiqué. Les partenaires ne devaient pas toucher manuellement les organes génitaux l’un de l’autre, de sorte que la vulve n’était excitée et les sécrétions vaginales (dites « urine ») provoquées que sous l’action du pénis. Les hommes appréciaient que celles-ci soient abondantes. Le sperme étant réputé agir sur la femme comme fortifiant, la faire grossir, développer ses seins, la rendre jolie, robuste et heureuse (à condition qu’il lui convienne), l’homme était tenu de le préserver et de ne pas l’émettre en vain. En conséquence, il ne devait le répandre que dans le vagin sous peine de provoquer un malheur, ce qui fait que la masturbation masculine était considérée négativement. Pendant la grossesse, les rapports avaient pour fonction de faciliter le passage de l’enfant en tenant le vagin dilaté, et sans doute aussi de nourrir l’embryon. Celui qui souffrait d’éjaculation précoce était comparé à un coq ou à une mouche.

Interrogés sur la fréquence des rapports, nos informateurs ont répondu qu’on s’y adonnait en moyenne, chez les Tutsi, trois fois par jour dans le cas des jeunes mariés, puis une fois par jour chez les hommes jeunes et tous les deux jours chez les autres ; et chez les Hutu, davantage accaparés par de durs travaux : une fois par jour chez les jeunes mariés, tous les deux jours chez les jeunes couples, une à deux fois par semaine plus tard.

En plus du plaisir physique, la sexualité était aussi par excellence le lie de manifestation des sentiments et des affections. Si d’habitude les mariages concluaient sans prendre ceux-ci en considération, il n’en demeurait pas mo que des liens très intimes pouvaient se nouer au fil de la vie conjugale.

 La sexualité rituelle

A l’occasion d’événements importants, joyeux ou douloureux, les couple étaient tenus de procéder à des relations sexuelles qui prenaient alors un tour rituel, comme nous l’avons mentionné à plusieurs reprises. On a d' »obligation mystique », ce qui n’explique pas grand chose. Souvent il s’agit en fait de rapports simulés et incomplets, surtout quand cela tombait pendant règles. Un conjoint était-il absent, l’autre devait recourir à un de ses « partenaires privilégiés ». Voici les principales circonstances exigeant de tels rapports : les premières règles après le mariage, le retour des règles après l’accouchement (pour « soigner les plaies »), la première sortie d’un enfant, la dation du nom; réception des cadeaux de félicitation, l’apparition des premières dents, sevrage, la coupe des cheveux, la mort d’un enfant, la mort d’un parent, l’entrée dans une nouvelle hutte (« chasser les rats »), l’initiation au culte de Ryangombe la demande en mariage d’une fille, le mariage des enfants, la naissance de petits-enfants, l’intronisation d’un nouveau roi, le temps des semailles et des récoltes (« goûter aux prémices »), la fin d’une période de deuil, etc. Les partenaires de telles copulations étaient parfois désignés par le devin. Il devait y avoir coït interrompu appelé « sevrer » pour se débarrasser de l’impureté contractée à mort d’un petit enfant La finalité de ces actes rituels était de renforcer le 1)0 heur individuel et collectif lors d’événements heureux, et de suppléer symboliquement à la diminution de vie qui affectait tout le groupe lors d’événement malheureux. En ce dernier cas, on pouvait être appelé individuellement ou collectivement à une abstinence sexuelle parfois prolongée (d’un à trois mois lors d’un deuil). A la mort du roi, même les animaux mâles et femelles devaient être séparés.

 Les partenaires sexuels hors mariage

Les questions soulevées par les liens de parenté et leur terminologie sont trop complexes pour être exposées ici en détail. . Quant à savoir qui peut avoir des relations sexuelles avec qui et qui ne peut pas en avoir, il faut opérer quelques distinctions.

En premier lieu, les relations entre ceux que l’on considérait être du Même sang étant de même descendance patrilinéaire étaient prohibées à l’instar de relations incestueuses, mais selon des degrés de gravité différenciés et selon des variantes régionales quand par exemple il s’agissait de savoir jusqu’où il fallait remonter dans la généalogie. Quant à l’inceste de proximité proprement dit – entre parents et enfants ou frères et soeurs au sens large de ces termes -, on y voyait une très grave source de calamités, même si certains mythes d’origine mettent en scène de tels incestes. M. Haler cite au Burundi des formules de serments, prononcés en Public et ayant juridiquement force de preuve, qui tournent directement autour du thème de l’inceste : « que j’abuse de ma fille », « que j’entre dans la maison de ma nièce », « que je déshabille ma mère », « que j’enlève ra.1 mère du lit et que je devienne la femme de mon père ».

En second lieu vient la question des « partenaires sexuels privilégiés ». Pour comprendre le système, il faut partir du-fait qu’on, ne se mariait pas seulement avec un individu, mais aussi avec tout un groupe familial, et qu’en conséquence les droits sexuels pouvaient être largement partagés. On a parfois parlé ‘polykoïtie » pour désigner le droit aux relations sexuelles d’un homme avec plusieurs femmes ou d’une femme avec plusieurs hommes. Pour ces derniers, leurs partenaires privilégiées étaient habituellement et principalement leurs cousines croisées mariées, les femmes de leurs frères et cousins parallèles (considérés comme des frères), les soeurs de leurs épouses et les cousines Mies de celles-ci L’expression « notre femme » désignait la belle-soeur, et Par extension elle couvrait tout le partenariat privilégié. Un jeune homme était Incité à fréquenter ses cousines croisées pour qu’elles lui donnent des leçons de choses. « La jeune fille apprend, sous la direction de sa tante, qu’il ne faut pas chasser le frère de son mari, car il est aussi son mari » . Une femme pouvait même être renvoyée si elle refusait les rapports avec ses beaux- frères.

Les partenaires privilégiés d’une femme mariée intervenaient de plein droit quand le mari était absent, en particulier pour les copulations rituelles. Les soins sexuels de la femme étant ainsi couverts, elle n’avait pas d’excuses pour, commettre l’adultère. D’autre part, la solidarité lignagère venait compenser les défaillances d’un mari en cas d’impuissance. Dans le Nord du pays:

« Quant aux infidélités dans le mariage, surtout à l’intérieur… de l’enceinte qui réunit côte à côte les ménages de plusieurs frères, on les estime peccadilles. L’extrême tolérance sur ce sujet ressort très net de cet adage : « Les enfants du groupe familial se ressemblent tous, se valent tous ». En d’autres termes, la question de la paternité intéresse peu« (p. 100).

Un mari était mal vu s’il se montrait jaloux des relations de sa femme avec ses partenaires privilégiés, puisque lui aussi avait des droits du même type.

Il ne pouvait renvoyer sa femme ou demander réparation pour de telles relations. « Dans Je cas où la femme se refusait à un de ses partenaires par suite des injonctions du mari, toute la famille était saisie de l’affaire par le « taureau » éconduit et une réunion était tenue : le mari jaloux était réprimandé, traité d’égoïste, de chicaneur et de mesquin, et de vouloir détruire la cohésion du lignage » .

Les privilèges sexuels avaient cependant des limites. Les relations intrafamiliales, les plus fréquentes, étaient réglées avec précision par la coutume, avec de notables différences d’une région à l’autre. Il fallait éviter abus et débordements, rester discret, voire s’entourer de secret. Coucher avec une partenaire privilégiée dont le mari était présent sans son autorisation n’était certes pas illégitime en soi, mais considéré comme une faute de tact.

Comme une femme n’avait pas par elle-même de droits à la propriété, elle était toujours dépendante d’un homme. En cas de veuvage, elle était normalement reprise selon la loi du lévirat par un de ses partenaires privilégiés, surtout un frère du mari. Mais elle avait le droit de refuser cette union.

En troisième lieu venaient des relations entre proches qui n’étaient pas prohibées sans pour autant être privilégiées. Celles avec les beaux-parents présentaient un cas particulièrement chargé d’ambivalence. Elles étaient entourées d’un grand nombre d’interdits verbaux et comportementaux par lesquels s’exprimait le respect à leur égard. Mais en même temps on s’adressait à eux avec les mêmes termes qu’on utilisait pour les grands-parents et qui avaient une connotation de familiarité à tonalité sexuelle. Pour un beau-père, sa belle-fille était une « petite épouse » (comme sa petite-fille l’était pour un grand-père), et donc une rivale potentielle de la belle-mère. Le beau-père ne faisait certes pas partie des partenaires privilégiés de sa belle-fille, mais aucune prohibition ne frappait leurs rapports. Cette dernière pouvait ainsi être placée en des situations délicates : lui devant obéissance, il lui était difficile de résister à ses avances. On dit que certains pères cherchaient même des épouses pour leurs fils encore mineurs pour pouvoir coucher avec elles en attendant leur maturité ; d’autres punissaient leurs fils mariés en leur confisquant momentanément leurs épouses. Mais de telles conduites étaient réprouvées par l’entourage.

Entre belle-mère et gendre l’ambiguïté était encore plus grande, mais même là il n’y avait pas d’interdit formel. « Une belle-mère n’est pas une érythrine », dit l’adage, c’est-à-dire une plante à épines à laquelle on ne peut se frotter ; ou encore : « si ta belle-mère est d’accord, tu tires son pagne ». A un homme qui arrivait à coucher à. la fois avec sa femme et la mère de sa femme on attribuait le pouvoir d’éloigner les fourmis et les termites des maisons simplement en crachant dessus, et il était recherché comme déparasiteur…

Dans le cas où il n’y avait aucun homme de la parenté disponible pour des copulations rituelles, on recourait au représentant du premier clan installé dans la région, qui du fait d’une vieille alliance avec les forces invisibles du lieu était le spécialiste de toutes les purifications lors d’exorcismes, de levées de deuil, de nouvelles constructions, etc.

En quatrième lieu, des amis intimes s’autorisaient à avoir des rapports avec leurs épouses respectives et à pratiquer un certain échangisme. Ceci était vrai éminemment de ceux qui passaient entre eux un pacte de sang et qui de ce fait mettaient tout en commun, épouses comprises.

Toutes ces dispositions n’empêchaient évidemment pas l’adultère (dit – « respirer en compagnie »). Au Rwanda comme ailleurs, « la femme d’un autre est plus délicieuse », ou « la femme d’un autre a la bouche noire », signe éminent de beauté. S’agissait-il de l’homme, l’infidélité était facilement prise pour un signe de virilité ; ne disait-on pas : « l’homme est un taureau qui a le droit de monter toutes les vaches » ? Le climat général des moeurs incitait donc à une certaine licence. « L’adultère du mari est facilement toléré par sa femme, pourvu qu’il ne dégénère pas en concubinage et au mépris de l’épouse légitime. Des actes d’adultère, isolés et discrets, les femmes les pardonnent facilement à leurs maris ; non pas qu’elles admettent volontiers l’adultère de leurs époux, mais parce que ce vice est tellement violent et l’homme est si porté et exposé que les femmes ont désespéré de pouvoir en détourner leurs hommes. Elles s’y résignent parce qu’elles n’y peuvent rien, elles font contre mauvaise fortune bon coeur » .

Certaines épouses, par peur de perdre l’affection de leurs époux, les encourageaient même à avoir des relations multiples et leur en procuraient des occasions. Par contre, pour les femmes, l’adultère pouvait porter à conséquence, d’autant plus que c’est à elles que la faute était le plus souvent attribuée, et non au partenaire masculin. Elles pouvaient être battues, mais il ne s’en suivait pas forcément une séparation. Avec l’autorisation du mari elles pouvaient avoir des relations avec des hôtes et des amis de leur époux. Cependant, par respect pour la vie de leurs enfants, elles refusaient habituellement que les ébats aient lieu sur le lit où ceux-ci ont été conçus.

Comme on pouvait s’y attendre, la sexualité n’était pas étrangère aux relations entre patrons et clients. Il était courant qu’un shebuja entretienne des relations avec les femmes et les filles de ses obligés qui lui étaient envoyées comme « servantes », avec mission de chercher à plaire pour entretenir d’espoirs de promotion.

 « Dans la société féodale aucune femme ne pouvait se refuser au patron de son man Chaque fois que le client apprenait que son patron était arrivé chez lui, il attendait qu’il parte pour rentrer dans la maison. Le patron, pour signaler sa présence, pointait sa lande à l’entrée de l’enclos. Personne ne pouvait alors le déranger, y compris le chef de famille. Des enfants adultérins nés des unions entre le patron et la femme de son client étaient fréquents. Le client n’en rougissait pas outre mesure car il en profitait pour avoir plus de faveurs » .

Dans la bonne société, il y avait, au niveau le plus bas, les servantes chargées de satisfaire les envies des maîtres et de servir à l’apprentissage sexuel de leurs fils. Puis venaient les concubines proprement dites. Enfin, comme les épouses n’accompagnaient pas leurs maris dans leurs voyages à la cour, ceux-ci faisaient appel à des dames de compagnie de haut standing. Les enfants issus de: toutes ces unions devaient être reconnus pour être légitimés. Quand les devins demandaient à un Tutsi de prendre femme au nom et pour le compte d’un meurtre qu’il fallait apaiser, il en épousait une de basse condition que par la suite soit il gardait, soit il laissait libre pour un autre mariage. D’une manière générale, les jeunes gens tutsi jouissaient d’une grande liberté : on veillait à ce qu’il n’y ait pas de relations entre frères et soeurs (au sens large), mais on était très indulgent en cas de concubinage avec des femmes hutu à condition que cela ne conduise: pas à des mariages qui auraient signifié une déchéance sociale.

Des cas de polyandrie ont été signalés chez des éleveurs hima : plusieurs frères se mariaient alors à une seule femme et les enfants étaient attribués à l’aîné. Le viol de filles mineures était sévèrement puni, mais tout dépendait évidemment du statut social du violeur et de la violée…

 Sexualité et éducation

On décrit quatre étapes dans l’évolution de la sexualité enfantine au Rwanda : au premier stade, la mère caressait les organes génitaux du nourrisson pour l’apaiser ; quand l’enfant était éloigné du lit des parents où il pouvait être témoin des rapports conjugaux, il commençait à se livrer à des jeux sexuels ; chez les petits bergers, ces jeux se développaient jusqu’à simuler l’accouplement ; on constatait enfin une évolution vers la masturbation, voire l’homosexualité à la préadolescence.

Voyons comment les choses se présentent durant l’enfance, puis après la puberté, et attardons-nous sur cette institution particulière qu’est le gukuna qui est à cheval sur ces deux périodes.

 Enfance

« Quand un enfant voit son petit frère ou sa petite soeur qui viennent de naître, il va demander d’où il vient et où on l’a trouvé ; les parents lui cachent alors la vérité ; jamais une Rwandaise ne peut dire à son enfant d’où il est venu ».

Comme nous l’avons vu précédemment, les enfants ne portaient traditionnellement aucun vêtement jusqu’aux approches de la puberté. Les premières années ils couchaient aux côtés de leurs mères, et les caresses sexuelles semblent avoir été courantes pour les stimuler ou les apaiser. Après le sevrage garçons et filles couchaient communément dans le même lit. Plus les habitations étaient exiguës, ‘plus une certaine promiscuité était inévitable. Les enfants, tout proches, entendaient ce qui se passait dans le lit des parents. Il arrivait alors qu’ils pleurent, croyant à une empoignade ou à une dispute. Le père imposait le silence s’il entendait des ricanements, des chuchotements ou des toussotements. Quand au seuil de la seconde enfance ils commençaient à devenir gênants pour la vie intime des parents, on leur construisait une hutte à part ou on les envoyait chez une grand-mère ou une tante.

Même si aucune information ne venait des parents, les enfants avaient une connaissance précoce en matière de sexualité, mais en général sur un mode non raisonné et purement intuitif. Ils ne posaient, semble-t-il, que peu de questions sur le sexe ou la naissance après avoir fait l’expérience que celles-ci étirent reçues avec beaucoup de gêne. Embarrassées, ou trouvant inconvenant de s’expliquer directement, les mères répondaient évasivement que les bébés naissaient par le nombril, la bouche, etc. Elles savaient que de toute façon l’information serait véhiculée lors de jeux et de conversations avec des camarades plus âgés. Elles savaient aussi que les échanges étaient plus faciles avec une grand-mère, une tante et surtout une soeur aînée. Cette dernière, une fois mariée, pouvait même inviter sa cadette à passer la nuit – avec son propre époux. Il faut se souvenir aussi que les filles pouvaient être admises aux accouchements.

Les frustrations dues à la sévérité répressive plus ou moins simulée de la part des parents donnaient naissance à des conduites compensatoires sous forme de jeux sexuels admis in petto par l’adulte :

« L’intérêt pour la sexualité est tel que les parents se réjouiront de voir que leur fils se livre à des jeux sexuels avec des fillettes, car cela leur prouve qu’il est normal, qu’il sera puissant. Les parents ne disent rien de leur contentement, car ce serait contraire aux convenances, mais telle est bien leur opinion ».  Quand les garçons s’amusaient avec leur pénis et retroussaient leur prépuce, il arrivait qu’on leur dise d’uriner sur de la cendre s’ils voulaient hâter la croissance de leur organe.

 Vers l’adolescence et la maturité sexuelle

Au cours de la troisième enfance, quand le garçon devenait plus libre et plus indépendant grâce à ses activités de gardien de bétail, les jeux sexuels, le « jeu des huttes » en particulier qu’on rencontre quasi universellement, les propos et les injures obscènes, les activités masturbatoires collectives, devenaient courants. Ces pratiques étaient tolérées tant qu’elles se situaient en marge du monde adulte. Un langage spécial pouvait même être inventé pour échapper à toute’ surveillance.

Jamais, en effet, les enfants ne se permettaient des paroles obscènes a proximité des parents, car elles auraient été sévèrement réprimées. Mais les gardiens de vaches disposaient d’un grand stock d’invectives qu’ils se répercutaient d’une colline à l’autre. Les insultes les plus graves portaient sur les organes génitaux des parents et beaux-parents, car elles mettaient en cause les sources mêmes de la vie : « que tu coupes les seins de ta mère », « que tu coupes le clitoris de ta mère », « que tu coupes les testicules de ton père », « que ta mère s’asseye avec son clitoris dans la cendre », « va coucher avec ta mère », « je te chasse d’auprès de moi comme ta mère s’arrache une tique de sa vulve, » etc.Certains grands Tutsi, qui avaient « cette sensation de se trouver loin au-dessus des règles qui s’imposent aux autres », s’amusaient de voir leurs enfants choquer l’assistance par des remarques obscènes.

L’attitude des parents face aux jeux sexuels a donc été décrite comme éminemment ambiguë et contradictoire : d’une part ils les réprimaient quand ils en étaient témoins, et d’autre part ils les trouvaient normaux, voire s’en réjouissaient. Autant les mères caressaient les organes génitaux de leurs petits pour les apaiser, autant elles intervenaient quand plus tard elles les voyaient les manipuler. Cette ambivalence qu’on retrouve sur bien d’autres plans est assez caractéristique de l’ethos rwandais.

« Les jeux sexuels entre garçonnets et fillettes apparaissent très tôt au sein des groupes d’enfants. Ce sont en général les plus âgés qui, en racontant leurs exploits, poussent les plus jeunes vers ces jeux. Quand les parents attrapent leur garçon en train de s’y livrer, ils le grondent ou font semblant de ne pas voir. En réalité, ils sont très fiers de ce qu’il soit normal et donc en puissance de devenir un futur procréateur. Par contre, si ce sont les parents de la fillette qui l’attrapent, ils la châtient sévèrement, non parce qu’ils jugent ces jeux mauvais, mais qu’ils risquent de les pousser vers des relations sexuelles réelles avant le mariage ».

« Les jeux tenaient une place importante dans nos vies d’enfants, comme celui du « ménage »… Un groupe mixte s’affaire dans l’enclos : les garçons commandent aux filles qui doivent apporter des arbustes et des lianes pour la construction de la maison, et ils égalisent le terrain avec leurs houes. Les filles protestent en disant que si on les dérange la bière ne sera pas prête le jour où on invitera les amis à venir inaugurer la maison. Sur deux pierres, elles écrasent de la terre sèche qu’elles réduisent en farine et recueillent Sur une feuille de bananier. Un autre groupe va chercher de l’eau et les femmes font la bière. Les hommes essoufflés se reposent à l’ombre de la nouvelle maison en dégustant dans des découpes d’arbustes creux la « bière » que les femmes ont fabriquée. Ce faisant, en désigne le « mari » et la « femme » du jour qui vont habiter cette maison. Les petites filles battent des mains tandis que les garçons dansent autour de la mariée qui pleure en ‘s’accrochant à sa tante. Le soir tombe. Les hommes, de plus en plus ivres, adressent des plaisanteries obscènes aux « nouveaux mariés ». Puis ils se retirent, et les deux enfants sont censés remplir leurs devoirs d’époux et d’épouse. Neuf fois sur dix, c’est ainsi qu’a lieu l’initiation sexuelle. Car cejeu correspond, à un certain âge, à l’éveil de la sexualité ».

Les gardiens de bétail étaient les spécialistes de ce type de jeux, soit entre garçons seuls, soit entre garçons et filles. Dès qu’un adulte approchait, tout rentrait dans l’ordre.  Chez les pages de la cour royale, l’homosexualité, en principe réprimée, était considérée comme une pratique raffinée propre aux guerriers.

Les recherches d’anthropologie physique ont montré qu’au Rwanda la puberté apparaissait tardivement. Il était courant (à leur époque) qu’à 17 ou 18 ans une jeune fille de la campagne, et surtout en haute montagne, n’ait pas encore eu ses règles. Le Dr M. Vincent notait de son côté, au terme d’une enquête menée à Nyanza, en 1948, qu’à 16 ans un garçon sur deux et à 17 ans un garçon sur trois n’était pas encore pubère, un état des choses attribué à des déficiences nutritionnelles. Si on définit l’adolescence par l’écart qui sépare la maturité physique de la maturité sociale marquée par le mariage et l’accession à une certaine autonomie économique, on comprendra qu’en pareil contexte les phénomènes de crise juvénile décrits classiquement aient été réduits à une sorte de minimum, surtout du côté des filles mariées précocement.

Pour s’assurer que leurs garçons étaient mûrs pour le mariage, les pères auraient examiné la grosseur de leurs testicules à l’aide d’un petit panier. Les jeunes paysans aussi avaient droit à une vie sexuelle pré-maritale relativement libre et on les laissait faire leurs expériences non seulement avec leurs partenaires privilégiées mariées, mais aussi des femmes divorcées ou des filles vagabondes qui cherchaient à se faire donner des cadeaux, l’important étant qu’ils n’arrivent pas novices au mariage.

Lorsqu’une fille avait ses premières règles, il ne fallait pas s’attendre à de grandes explications : « ce sont les affaires de femmes » ; « c’est comme ça que ça se passe », répétaient habituellement les mères. Et les euphémismes fleurissaient : « elle ne peut manger du miel », « elle est malade du sang », « elle a la maladie de toutes les femmes », « elle a plié les genoux », « elle est dans le dos », etc. On établissait un lien entre la menstruation et le dos, car celui-ci « est censé retenir le germe de l’enfant qui se décroche et meurt s’il n’est pas fécondé ». Les règles étaient-elles précoces, on parlait d’un « dos tendre » ; étaient-elle tardives, d’un « dos dur », de mauvais présage. La jeune fille était’ soumise à un rite de purification. On lui faisait vanner du sorgho et planter des haricots dans un petit champ spécial qui était à partir de là sa propriété. Quanta ses parents, ils étaient tenus d’observer huit jours d’abstinence sexuelle comme pour un deuil. On savait qu’il y avait un rapport entre menstruation et procréation, mais sans en connaître le mécanisme exact.

Les premières règles étaient jugées particulièrement dangereuses pour les vaches, les ruches, les plantations et les maisons où se trouvait un nouveau-né, et l’intéressée devait soigneusement s’éloigner d’elles. De nombreux interdits l’obligeaient à rester autant que possible chez elle afin de ne pas répandre dm sang en l’absence de protection intime. En effet, seules quelques familles fabriquaient des sortes de bandes hygiéniques en écorces de ficus. On creusait un; petit trou à l’arrière de la hutte pour y recueillir les menstrues, on y déroulait une natte et la fille s’y asseyait à longueur de journées jusqu’à la fin des saignements. Elle utilisait parfois le sang menstruel comme produit épilatoire. L’absence de règles obligeait au célibat. Par peur d’une sorte de contagion de la stérilité susceptible de toucher tout le pays, les malheureuses qui en étaient affectées étaient parfois tuées par noyade afin qu’en mourant leur sang « impur » n’infeste pas le sol national. Il en était de même des filles dont les seins ne se développaient pas.

Ces premières règles, grand événement familial, étaient étroitement sur-, veillées par la mère parce qu’elles étaient l’occasion de poser encore un aune’ diagnostic et un autre pronostic censés influencer la vie entière de la jeune fille, mais concernant aussi tout ce qui vivait dans et autour de la maison. La question était de savoir si elle allait avoir « un bon dos » ou « un mauvais dos ». Le sang des règles, pensait-on, aurait durant l’ensemble des cycles la couleur qu’il a eu la première fois : « blanc », il était bon et signe de fécondité, « noir », il était mauvais et signe de dépérissement. En fonction de la couleur favorable ou non, – avoir « bon dos », c’était être inoffensive durant les périodes menstruelles, pouvoir circuler librement, n’être tenue qu’à quelques interdictions mineures comme celle de toucher les récipients destinés au lait ; – avoir « mauvais dos », c’était devoir à chaque menstruation être séquestrée tant que durait l’impureté afin de ne pas risquer de répandre des gouttes d’un sang impur susceptibles d’apporter stérilité et mort aux animaux et aux végétaux : une grande prudence était donc recommandée à la jeune fille frappée de cette infortune dans ses relations  avec les voisins ; plusieurs prohibitions devaient être observées avec rigueur : défense expresse lui était faite de passer devant les vaches et de fabriquer de la bière ou de l’hydromel ; toute sa vie durant on allait la craindre à l’égal d’une jeteuse de sorts, d’une envoûteuse ou d’une femme au mauvais oeil.

Outre l’examen du sang, d’autres tests étaient pratiqués : dans un champ on faisait toucher des feuilles à la jeune fille et on regardait si elles restaient vertes ou fanaient; on lui demandait de repiquer des boutures de patates douces et on évaluait leur, développement ; on lui faisait baratter du lait et on interprétait le fait d’arriver on non à faire du beurre ; on lui faisait boire du lait et on regardait si à la traite suivante on y décelait des « grumeaux de sang » ; on lui faisait aspirer au chalumeau du miel liquide et on observait si la ruche se remplissait ou demeurait improductive cette année-là ; etc.

Pour se prémunir contre le mauvais dos, on recommandait la procédure suivante. Dès que la menstruation se déclenchait, la jeune fille s’allongeait au centre de la hutte et, les yeux tournés vers la coupole, elle esquissait un geste de comptage des rangées de cercles concentriques qui en maintenaient le chaume : une comptine accompagnait le relevé du nombre de ces cercles : « Une, deux, trois, dit-elle, à la quatrième je me lave je deviens pure) ».

Pour éviter à sa fille une grossesse non désirée, la mère prélevait un peu de son sang menstruel, le gardait dans la petite courge évidée qu’elle portait à sa ceinture, et à son mariage elle l’enterrait, tout desséché, au pied d’une érythrine. -La fille présentait-elle des douleurs menstruelles, la mère la traitait avec une herbe à fleurs rouges et relâchait sa ceinture.

Les conduites face aux adolescentes étaient davantage inspirées par la crainte d’une éventuelle grossesse que par un rejet d’ordre moral de la sexualité pré-maritale. En effet, l’inconduite sexuelle chez des personnes non mariées ne `tirait vraiment à conséquence que s’il s’en suivait des grossesses indésirables censées causer de grands malheurs dans tout le pays. Quand les chefs apprenaient la chose, et surtout quand il s’agissait de familles à haut statut, les sanctions pouvaient aller jusqu’à la mise à mort des jeunes femmes (par pendaison, ,par noyade, par précipitation dans des gouffres) ou leur abandon sur une île du Lac Kivu où elles mouraient de faim si d’autres (des Twa, des Shi) ne venaient as les récupérer. En face de Kibuye il y avait 1″îlot des filles perdues » ou l’îlot’ où on passe la nuit sans couverture ». Les enfants adultérins étaient en principe supprimés hors du Rwanda pour éviter que son sol ne soit souillé ; mais, disait-on, l’Ile d’Idjwi a été peuplée de bâtards.

Ces traitements extrêmes n’étaient cependant pas inévitables. Les chefs chargés de leur exécution pouvaient être amadoués par des dons de vaches. Outre l’avortement, plusieurs issues étaient possibles : soit on donnait une fille-mère en mariage le plus vite possible même au premier venu sans exiger de dot,voire moyennant un don de vaches, pour sauver l’honneur de la famille et l’avenir de l’enfant ; soit, s’il s’agissait d’une fille de haute classe, on la donnait à un client qui en était tout honoré ; soit on l’envoyait dans un pays étranger comme servante, d’où elle pouvait revenir par la suite comme femme divorcée et refaire sa vie.

Pour la jeune adolescente, le fait d’adopter un comportement gêné en présence des adultes était considéré comme une marque de bienséance. A plus forte raison lui fallait-il adopter une attitude réservée et distante à l’égard des jeunes gens et de son propre père : les relations avec celui-ci étaient dominées par une gêne mutuelle quand ils se trouvaient face à face. Garçons et filles ne pouvaient plus se mêler dans la vie quotidienne, sortir ensemble, avoir des conversations soutenues, surtout seul à seul, ou se permettre des familiarités.

La hantise de préserver la virginité des filles animait la plupart des dispositions pédagogiques les concernant. Les parents espéraient en tirer prestige et avantages au moment du mariage, et elle était perçue en plus comme une garantie de fécondité. On cherchait à rendre la femme plus attirante par le mystère même dont on l’entourait et à exciter ainsi la curiosité. Ayant peu d’occasions de rencontrer de jeunes hommes, les filles devaient s’en remettre aux parents pour le choix d’un fiancé.

« La jeune fille rwandaise n’était jadis accessible qu’aux autres jeunes filles, aux femmes, aux hommes de sa parenté et aux voisins du domicile paternel. Les étrangers aux cercles mentionnés ne pouvaient l’atteindre et la connaître que difficilement D’autant plus d’ailleurs que tous ces hommes et femmes qui l’observent sont peut-ôte des espions de son fiancé éventuel : elle sait que cette manoeuvre existe, car sa mère le lui répète presque chaque jour pour la maintenir dans le droit chemin ».

(Le statut spécial qu’on leur impose) « est structuré de façon à retirer, à éloigner les jeunes filles de la grande société des hommes, des indiscrétions du grand public, pour les garder dans un cadre familial partiellement cloîtré. Leurs sorties, comme leurs relations, seront strictement contrôlées et limitées par rapport aux garçons, tandis que leurs libertés seront toutes grandes par rapport aux autres filles et aux femmes. Dans la société de leurs semblables, dans leur voisinage, chez des parents, des amis, elles seront épanouies, dégagées, libres dans leurs mouvements. Elles se détendent, s’amusent et blaguent entre elles, quitte à reprendre tout leur sérieux à l’apparition d’un indiscret « homme ». Les filles rwandaises ne sont pas prisonnières…, mais elles obéissent librement à une coutume qui fait de la société deux groupes sociaux : société de la femme et société de l’homme. Ce genre de vie leur restera d’ailleurs, même quand elles seront femmes, mais il sera plus souple… La jeune fille ne doit rien laisser transpirer au dehors qui trahisse un secret désir d’affection charnelle ou de convoitise sexuelle ).

Du fait de leurs occupations et de leur mode de vie, les filles hutu jouissaient d’une plus grande liberté. Elles pouvaient croiser les hommes, assister aux fêtes, à condition de demeurer réservées. Mais à elles aussi, il était recommandé de ne plus sortir qu’avec d’autres filles ou avec leurs mères pour aller aux champs, de se soustraire aux regards des curieux, de s’écarter du chemin à la vue de leurs fiancés et surtout de ne plus partir avec les gardiens de troupeaux.

Les soins de beauté visaient un corps lisse et élancé, une peau claire, de longues jambes, un ventre plat (entretenu à l’aide de purgatifs), une taille cambrée, des fesses bien rondes. Une peau rayée de lignes claires était très recherchée. Des incisions étaient pratiquées sur le visage, sur la poitrine, au-dessus du nombril et dans la région lombaire à des fins esthétiques. Les filles étaient très préoccupées de la beauté de leurs seins, qui devaient idéalement être fermes, coniques, pas trop volumineux, capables « de chauffer le mari » lors des rapports. Pour en assurer un bon développement, on les faisait piquer par de petits animaux pêchés dans des ruisseaux. Les lèvres devaient être fines, les dents blanches et complètes (une fille édentée était difficilement mariable). En frottant les lèvres et les gencives avec des herbes adéquates, on essayait de les rendre aussi noires que possible. Et que dire des yeux, si importants dans les manoeuvres de séduction ! « Des yeux de veau » étaient appréciés pour leur petitesse et leur blancheur. D’une fille très érotisée on disait : « sa vulve est sur ses yeux ». De la terre rouge de termitière était employée comme produit dépilatoire. Parfums, laits corporels aromatisés et crèmes de beauté destinés à assouplir la peau étaient affaire de spécialistes et permettaient d’éviter au maximum l’usage de l’eau. Il y en avait pour riches et moins riches. Le nec plus ultra était de frictionner son corps avec de l’urine fermentée de vieille femme, puis, une fois la peau rendue nette, de la passer à la pommade.

Mais autant on prisait la beauté, autant on tendait aussi à la relativiser. La bonté du coeur passe avant elle, se plaisait-on à répéter, et les qualités qui viennent de la nature l’emportent sur celles qui sont acquises artificiellement ; il fallait se méfier des apparences et des défauts cachés. « La belle fille à la peau claire peut déféquer dans ta hutte »…

Le Rwanda ne connaît pas d’initiations proprement rituelles ni de mutilations sexuelles au moment de la puberté : pas de circoncisions ni d’excisions, si fréquentes dans le reste de l’Afrique. On peut cependant y parler d’initiation au moment d’entrer dans une société cultuelle comme celle des imandwa où se pratiquait un débridement sexuel proche de l’orgie.

Idéalement, l’éducation donnée aux jeunes Rwandais était donc de type rigide, ne rut-ce qu’en considérant les règles de ségrégation auxquelles étaient soumises les adolescentes et l’importance quasi vitale que revêtait pour elles la -virginité. En fait, il régnait une liberté bien plus grande que les propos normatifs ne le laissaient soupçonner.

Le gukuna

Si, hormis le cas des milices et des « écoles de cadets », les groupes d’âge n’étaient que faiblement institutionnalisés, ils remplissaient néanmoins des fonctions pédagogiques importantes. Du côté des filles, une réelle éducation en vue de la vie conjugale était en effet dispensée dans le cadre de tels groupes, une pratique fort répandue en Afrique centrale et orientale, qui se différencie du tout au tout de celles organisées autour de l’excision en d’autres parties du continent. Dans toute la région des Grands Lacs en particulier, le but était d’amener au mariage des jeunes filles à la fois sensuelles et averties » : une vulve artificiellement développée, des lèvres vaginales allongées, des voies sexuelles étroites et « chaudes » étaient censées permettre une jouissance plus intense aux deux partenaires. En quelques populations il fallait aussi apprendre des mouvements des hanches et du bassin qui facilitaient l’orgasme et permettaient une participation active à l’acte sexuel.

Les jeunes filles avaient l’habitude d’entretenir des activités communes, tel un entraînement à la danse et à la composition de chansons de circonstance afin de pouvoir faire escorte à leurs compagnes au moment de leur mariage et d’en solenniser les rites. Elles se retrouvaient également, et sans que les adultes n’interfèrent, en petites bandes pour certains travaux : ramassage d’herbes destinées à la litière à l’intérieur des maisons, coupe de tiges de papyrus pour la vannerie, tressage de nattes, etc. C’est durant ces activités, qui leur permettaient de se rassembler à l’écart, que se situaient, dès avant la puberté, des pratiques considérées comme essentielles à la réussite du mariage, car nécessaires au plaisir du futur mari et à des accouchements faciles. Elles sont connues sous le nom de gukuna : les filles allaient « couper les herbes », et là elles « se visitaient », c’est-à-dire cherchaient à allonger par des tractions manuelles clitoris et petites lèvres. Ces réunions étaient pour elles des occasions privilégiées pour se transmettre sans inhibitions une foule de renseignements sur la vie sexuelle et le mariage, et pour passer au crible le comportement des garçons de l’entourage. Des amitiés naissaient aussi qui pouvaient se prolonger toute la vie.

Des petites lèvres étirées on disait qu’elles étaient « un habit de femme », une sorte de parure intime ou de rideau qui voile l’entrée du vagin à tout regard indiscret, et celles qui en étaient pourvues étaient dites « sages ». « Les lèvres voilent la nudité de la femme : est nue celle à qui manquent quelques millimètres de chair, pour cacher au regard de la sage-femme, la seule qui soit à même d’effectuer pareille inspection, « les viandes intérieures ». Un sexe « qui a des oreilles » était très apprécié des hommes, ces saillies étant censées conserver la chaleur nécessaire au coït. L’allongement des nymphes faisait ainsi figure de préparation directe au mariage. Les mères incitaient leurs filles à participer aux réunions ad hoc, mais n’auraient pas admis que ces étirements se pratiquent en leur présence. L’initiative venait de filles plus âgées ou de jeunes femmes. En principe le gukuna ne pouvait plus être pratiqué après le mariage. Cela arrivait cependant, et les jeunes mariées pouvaient alors rendre compte à leurs cadettes de leur fraîche expérience.

Arriver au mariage sans s’être préparée était jugé très sévèrement et il pouvait y avoir là un motif légitime de répudiation. Celles qui ne participaient pas aux séances étaient décriées et traitées de « filles qui n’ont pas de coeur » ou ‘de « petits pots vides ». Elles étaient censées mettre un jour en danger les biens et même la vie de leurs maris, et diminuer la fécondité de tous les êtres qui les entouraient. Leurs règles allaient être non seulement douloureuses, mais aussi corrosives et blessantes pour leurs partenaires. Lors des premiers rapports -maritaux, leurs familles étaient informées de ce manque de préparation par l’envoi d’une cruche de bière dans laquelle on avait déposé un tesson de calebasse. Au moment de procéder à leur accouchement, les matrones se frottaient les ms de cendres pour se prémunir contre -tout danger. Et l’opération une fois achevée, les belles-mères allaient déposer une pierre ronde à l’endroit de l’accouchement en disant : « Détruis ta famille et non celle de ton mari ». Une informatrice de D. de Lame raconte :

‘Le jour de son premier accouchement on lui soufflait des cendres entre les jambes et on simulait un coup de hache en disant : « que tu détruises l’enclos des tiens niais pas le nôtre ». Quoi qu’il en soit, après la demande de mariage, la tante paternelle vérifiait que le nécessaire avait été fait. Ainsi ma tante est venue me déshabiller et m’a dit : « fais-moi voir si j’ai eu raison de boire les bières de ces gens ». Vous rendez-vous compte de toutes les épreuves qu’on faisait subir aux filles ? Ces choses-là, elles les faisaient en entretenant le feu, en allant puiser l’eau ou chercher des balais, dans chaque occasion favorable, mais pas en ce bel endroit qu’on appelait « l’endroit où l’on tresse »… où pas une fille n’aurait trouvé de compagne sans avoir fait le nécessaire auparavant : on aurait appelée « sotte » ou « cruchon vide » et on l’aurait battue et renvoyée ».

Quand un petit groupe de filles se réunissait secrètement – secret de polichinelle – en vue du gukuna en un lieu retiré, ombragé, loin des regards, la séance débutait par une conversation sur des questions d’ordre sexuel, tel le rôle &l’organe masculin. Puis on passait aux exercices pratiques dont le déroulement idéal comportait différents moments qui n’étaient pas toujours respectés :

Au cas où elles portaient des pagnes de peau, elles devaient se dénuder simultanément.

– Elles se mettaient à siffler à la manière de bergers appelant les vaches – qui symbolisaient ici les clitoris -, et elles conjuraient les personnes extérieures de ne pas venir troubler l’éveil de leurs organes.

Assises en cercle (à l’image de la lune), deux par deux, l’une en face de l’autre, les jambes entrelacées, elles se caressaient individuellement puis mutuellement les nymphes et le clitoris, et cherchaient à les étirer.

-Elles utilisaient parfois à cet effet une feuille d’érythrine ou s’enduisaient les doigts d’une pommade pouvant comprendre du beurre frais, de la salive, de l’urine, divers jus de plantes, de la poudre de chauves-souris carbonisées et d’escargots séchés.

-Dans un premier temps, elles pouvaient ressentir ces gestes comme désagréables, mais petit à petit le plaisir s’éveillait si fort qu’elles ne pouvaient plus s’en passer.

– Elles se caressaient les seins individuellement et mutuellement en exprimant des voeux en vue de leur développement. Elles y appliquaient des couvercles de récipients à lait afin qu’ils prennent une forme conique bien droite à l’imitation de ces ustensiles.

– Enfin, allongées sur le dos, elles imaginaient faire l’amour pour arriver à la _ tumescence par simple exercice mental. Elles pratiquaient des positions et des exercices de respiration censés favoriser l’orgasme. Un chant rapporté par I. B. Sadiki précise : « Quand tu touches tes petites lèvres et que tu remarques qu’elles sont humides, alors tu sais que le pénis veut, entrer dans le vagin ».

Les substances auxquelles on recourait pour le gukuna n’étaient pas choisies au hasard, mais selon le principe de l’analogie :

« Le beurre tout neuf sorti directement de la baratte était pour que les filles deviennent douces au toucher…; la chauve-souris était employée pour que les lèvres se déploient à l’image d’une chauve-souris suspendue les ailes étendues ; l’escargot pour qu’elles répondent facilement à l’excitation, qu’elles augmentent de volume lors de la tumescence et aient une sensibilité comme les antennes de l’escargot ; la salive et le suc visqueux d’ igitenetene pour une sécrétion abondante des glandes vaginales ; les antes plantes, pour trouver facilement un mari (igishikashike vient de gushika, « faire venir ») ; le souci avec sa fleur rouge pour que la fille ait ses règles ; le suc des feuilles de tabac était utilisé pour irriter les petites lèvres, les faire gonfler et ainsi faciliter leur prise dans la manoeuvre du gukuna ».

La poudre non utilisée était récupérée dans un étui de courge, mais le reste du matériel ne pouvait pas servir à nouveau et devait être enfoui dans le sol. La séance se terminait sur des invocations :

(La fille alors) « s’agenouillait, frappait par terre avec ses deux mains et confiait, à basse voix, ses secrets à la terre sur laquelle elle s’était assise en disant : « Ecoute, que le veau de la vache dégringole sur le terrain escarpé ; par contre, que mes petites lèvres se posent entre les cuisses pu sur le lit. » Encore toute nue, la fille restait sur ses genoux et frappait à plusieurs reprises ses deux mains, alternativement par terre et sur ses cuisses, sur la poitrine, dans le dos et au visage en disant à voix basse : « Que la paix et le bonheur soient entre mes jambes ; que mes cuisses emplissent et séduisent ; que ma poitrine emplisse, car ceci (les seins) est la beauté des filles ; que l’homme qui se couchera là-dedans ne se réveille jamais ; que mon dos porte beaucoup d’enfants ; que je porte la couronne (de maternité) ; que j’aie toujours un peu de timidité sur les yeux (un regard ‘Ide«, tendre, langoureux) » .

Les filles se levaient simultanément (pour que les nymphes de l’une ne dépassent pas celles des autres), lançaient leurs pagnes en l’air et finissaient par une danse en se souhaitant mutuellement succès et bonheur. On mentionne une prière adressée au soleil, « le seul mâle auquel soit donné de voir ce rassemblement », et ce pour être belle; avoir des seins ronds et pointus, faire grandir les lèvres génitales.

Aux premières manifestations de la puberté, la pratique de l’élongation des nymphes devait encore s’intensifier jusqu’à devenir quotidienne. Parfois une fille invitait une amie à la maison ou derrière la maison pour s’y livrer jusqu’à la jouissance. Elles pouvaient aussi s’y adonner seules dans la chaleur du lit. L’entourage était au courant de l’évolution physiologique des filles, et les fiançailles se nouaient en tenant compte des résultats. Avant le mariage, une tante paternelle ou une grand-mère était souvent chargée de vérifier le bon état des organes. Dans la haute société, les filles se faisaient traiter par des servantes et 1 de véritables spécialistes du « massage » intime.

Des garçons parvenaient-ils à dénicher des filles en train de s’exercer et enjambaient-ils le lieu de la séance, ils annihilaient du même coup leurs efforts. Pour lever l’effet négatif de leur présence, ils devaient crier et parcourir le lieu en sens inverse. Soit les filles étaient assez fortes pour les y contraindre, soit elles devaient céder à leurs exigences. Il n’était pas rare qu’elles infligent aux jeunes voyeurs des rossées mémorables.

Diverses prescriptions devaient être respectées : le gukuna ne pouvait se pratiquer en plein soleil ; à défaut d’un endroit ombragé il fallait attendre le crépuscule ; on ne pouvait toucher du sel sous peine de voir ses nymphes fondre comme lui au contact de l’eau ; après l’exercice il ne fallait pas se laver ; l’endroit devait être tenu secret par crainte des malveillances. En principe, deux soeurs ne pouvaient pas se tirer mutuellement les petites lèvres. Si la cadette avait regardé celles de son aînée, elles se seraient rétrécies. Dans le cas où malgré tout cela arrivait, la grande devait donner un petit cadeau à la petite et l’inviter à les fixer des yeux une nouvelle fois pour lever l’interdit. A partir de ce moment, les étirements mutuels devenaient licites, mais par pudeur on recommandait de les éviter .

L’allongement des petites lèvres devait être régulièrement mesuré jusqu’à atteindre la deuxième articulation du médius, donc une longueur de trois à quatre centimètres. Car il ne fallait pas non plus qu’elles s’allongent démesurément, sinon on parlait de « ficelles pour attacher les chèvres » ou de « lèvres qui touchent l’anus » et « se vautrent dans les excréments » ; celles qui en étaient porteuses se mariaient difficilement car censées provoquer la mort du mari. Des exercices périodiques d’entretien (« redresser ses nymphes ») étaient nécessaires.

Dans l’optique traditionnelle, ces pratiques avaient donc une fonction précise alors que pour les filles les relations hétérosexuelles étaient interdites avant le mariage :

« Le gukuna était une initiation à la vie sexuelle, un entraînement mutuel à l’acte sexuel et à l’atteinte de l’orgasme. C’était une façon de lutter contre la frigidité qui résulterait d’un premier contact hétérosexuel traumatisant pour une non initiée. Bref, le but du gukuna n’était pas seulement d’amener au mariage une jeune fille sensuelle, érotisée et avertie de ce qui l’attendait, mais aussi une fille intégrée socialement dans le groupe et dans la société tout entière » .

« Celles qui ne le font pas sont considérées comme n’ayant pas reçu une éducation sociale et humaine complète. Elles risquent, non seulement de ne pas, le moment venu, se rendre agréables à leur conjoint dans leurs relations conjugales, mais aussi de faire sous-estimer leur famille et l’éducation qu’elles en ont reçue. Notre société exige cette préparation. C’est la marque d’une éducation réaliste, pratique et achevée. Celles qui ont plus ou moins réussi cet exercice passent pour mûres, dignes de confiance. Elles ne sont pas, aux yeux du milieu, comme des cruchons vides. Cette pratique permet à la fille de – partager la joie, la peine et l’expérience du groupe de son âge » .

Cette pratique, sans laquelle on estimait le bonheur conjugal et maternel compromis, permettait donc à un groupe d’adolescentes d’affermir leur amitié et leur complicité, d’adopter à l’égard du sexe une attitude plus décomplexée dans une société aux tendances phallocratiques parfois puritaines, et d’intégrer ainsi peu à peu dans leur existence les perspectives ouvertes par un mariage proche.