« L’éducation morale a toujours été conçue, dans cette culture, non comme un enseignement formel, mais comme une communication vitale, par le truchement du symbolisme des gestes, des actes, des rites, des migani (proverbes) plus que par des leçons didactiques ou systématiques. L’éduqué doit moins apprendre qu’imiter, moins savoir que mimer, moins écouter que suivre… On peut dire qu’on n’étudie » pas la science du bupfura (la noblesse de coeur), on « devient » impfura en « assimilant » et en transposant dans sa conduite le suc vivant des proverbes et des contes, le modèle aperçu dans le comportement de ses parents, et la sagesse pratique des remarques occasionnelles des supérieurs. Petit à petit, sans rien de forcé, d’artificiel ou de commandé avec précision, une transformation imperceptible mais efficace se produit par sympathie et assimilation ».

On entend par « valeur » ce en quoi un être ou un acte est digne d’estime, ce qui justifie un comportement, ce à quoi on fait référence pour légitimer une attitude ou prescrire une action, ce qui sert de repère pour juger les conduites humaines. S’interroger sur les valeurs qui ont cours dans une société conduit à détecter ce qu’en celle-ci on se représente ou se propose comme modèle dans l’ordre pratique, esthétique ou intellectuel, et qui y donne une satisfaction aux aspirations du coeur et de l’esprit. Cela revient à aborder le côté le plus synthétique de la socialisation. Quand il s’agit d’amener l’enfant à prendre en lui les valeurs et les idéaux dont sa société est porteuse, l’incessante imprégnation par le milieu, le modelage lent et imperceptible de la personnalité selon les normes immanentes au groupe, sont plus décisifs que tout autre mode de transmission.

Entre l’idéal culturel, social et juridique que reflètent les textes normatifs, tels les maximes et les proverbes, et la réalité, il existe bien entendu un hiatus inévitable, d’autant plus grand qu’un peuple a une conscience plus aiguë de sa valeur et de ses valeurs. On se fait une image très différente d’une population selon qu’on l’étudie en fonction de ce qu’elle s’imagine être ou de ce qu’elle aspire à être, c’est-à-dire au travers de sa législation, de sa coutume, de ses normes et de ses idéaux moraux, ou au contraire en fonction de ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire au travers de comportements observables. Les deux approches sont également légitimes et nécessaires, mais, pour complémentaires qu’elles soient, elles ne se recouvrent pas. L’une a été bien représentée par la plupart des premiers auteurs rwandais, A. Kagame, A. Bigirumwami, S. Bushayija, etc., et d’une manière encore plus appuyée par D. Nothomb ; l’autre est plutôt celle des chercheurs qui ont rayonné à partir du Centre de Recherches de Butare, en particulier J. Maquet, M. d’Hertefelt, H. Codere, D. de Lame, etc.

Cette distinction de deux points de vire semble particulièrement importante dans le cas du Rwanda qui a poussé très loin l’explicitation, la systématisation et la glorification de ses idéaux, et il convient de la garder présente à’ l’esprit quand on aborde l’étude des valeurs : nous sommes là dans le domaine de ; le réel suit comme il peut…

D’autre part, quand la société édicte des règles de conduite, elle en institutionnalise aussi la transgression : cultiver le double langage, par exemple, c’était à la fois accepter l’autorité et la mettre en question ; le culte des imandwa se développait librement, pourtant il représentait une mise en cause du système social ; on était ferme sur les principes et les formes à respecter, alors qu’on s’amusait de voir les Twa les bafouer au grand jour. Cette flexibilité ne permet donc pas de parler d’un conformisme statique ou mécanique. Une règle de conduite s’inscrit toujours dans un champ d’application plus ou moins large avant qu’il n’y ait transgression : la marge des écarts possibles peut être aussi significative que la norme elle-même.

Dans une société aussi fortement stratifiée que celle du Rwanda ancien; la pluralité des styles d’existence se traduisait forcément par une pluralité de morales. En termes de valeurs, un éleveur ne raisonnait pas comme un paysan. ou un chasseur, ni un aristocrate comme un roturier. Mais comme la culture rwandaise présentait néanmoins une réelle unité au niveau de la structure politique et idéologique, ces morales n’étaient pas totalement disparates, elles s’articulaient l’une sur l’autre et étaient reliées au moins par le sommet. Des innombrables contradictions inhérentes au système il fallait apprendre à jouer avec habileté.

Comme l’a souligné E. Durkheim, la règle est d’abord une régularité L’ordre moral implique un besoin de constance, la répétition des mêmes actes. dans les mêmes circonstances, la mise en place de solides habitudes. La discipline n’est alors pas autre chose que cette régularité à laquelle se superpose in soumission à l’autorité. Le traditionalisme moral des milieux ruraux trouve son fondement premier dans l’assujettissement de l’existence à un rythme cosmique intangible.

On a cru pouvoir discerner à la base de la morale des peuples bantous en général un fondement qu’on peut qualifier de « vitaliste » : si la vie (perçue comme force) est le bien le plus précieux que Dieu accorde et que chacun reçoit pour le transmettre, on peut dire qu’est moralement bon ce qui la protège, l’enrichit, l’intensifie et en favorise la transmission, est moralement mauvais ce qui va en sens contraire et qui, de près ou de loin, s’attaque à ce bien reçu des ancêtres et confié à leurs descendants d’aujourd’hui et de demain.

Quand on cherche à comprendre ce qui dans le concret déterminait la conduite des hommes dans l’ancien Rwanda, il faut évidemment prendre en compte l’ensemble des facteurs culturels que nous avons évoqués précédemment. La structure sociale, en premier lieu, canalisait les comportements et les aspirations en des digues plus ou moins contraignantes selon les milieux. La règle majeure en matière de conduite était de ne pas se faire prendre quand on se trouvait en faute face à la loi des hommes, souvent fort fluctuante et capricieuse.

« La terreur des tourments mis au point par l’imagination délirante des Pygmées était le commencement, non d’une sagesse illusoire, mais d’une grande précaution. Se faire prendre représente toujours la faute inexcusable. Dieu luimême se rangeait du côté de l’habile homme qui réussissait. Devant une mentalité subtile, pragmatique, douée d’une incroyable puissance de duplicité, prête à toute palinodie payante, à toute réussite intelligente, la faute constatée ne pouvait être que sanctionnée : Hamites, Bantous, Pygmées Se trouvaient bien d’accord sur ce principe. L’horreur des supplices – ces ballets rouges de la mort réglés par les Pygmées – conférait plus de prix aux richesses. Elle transformait la dissimulation et la politique en un art effrayant et délicieux« .

Le climat qui régnait au sommet de l’Etat se retrouvait forcément, sous d’autres modalités, à la base. Le second foyer majeur d’influence sur les conduites se trouvait du côté des croyances et représentations du monde invisible. Défunts malveillants, interdits trop nombreux pour qu’on puisse échapper à la transgression, peur paralysante face aux mauvais présages ou à l’action des sorciers, des envoûteurs et des empoisonneurs, il y a là autant de facteurs qui peuvent induire, positivement une saine prudence, négativement un climat de méfiance, de suspicion généralisée, de fatalisme et de renfermement sur soi.

L’immense littérature gnomique reflète avec réalisme les attitudes face à la vie, les valeurs sur lesquelles on s’appuie et les antivaleurs que l’on récuse. A partir de sa collection de 4.000 sentences rundi, F. Rodegem a classé par ordre de fréquence les qualités et les défauts qui y étaient mentionnés. En positif on trouve ainsi : la résignation (en premier !), la prudence, la persévérance, la solidarité, la patience, l’expérience, l’espoir, l’effort et le respect de l’autorité ; en négatif : l’imprudence, la paresse, l’égoïsme, l’avarice, l’entêtement, l’injustice, l’orgueil, l’ingratitude et l’indiscrétion. Quant à P. Crépeau, qui a procédé à une analyse de 4.454 adages et de leurs 3.486 variantes, il en a conclu que l’éthique du Rwanda ancien était de type pragmatique, individualiste, formaliste, relativiste et fataliste. Pour elle, dans le concret de la vie, il n’y avait pas de bien abstrait, de choses bonnes en soi. Une phrase pouvait la résumer : « ne fais rien qui puisse avoir sur toi des effets négatifs, et fais tout ce qui peut te procurer des avantages. » Ce qu’il fallait éviter à tout prix, c’était la sanction, qu’elle soit sociale, politique ou immanente. Et il était très important que les choses se fassent dans les formes. En somme, une morale éminemment terre à terre.

Si les biens désirés par -dessus tout étaient les enfants et les vaches, même eux étaient des tremplins en vue de fins plus fondamentales : la réputation, la richesse et le pouvoir. Une nombreuse progéniture apportait la sécurité et renforçait la vitalité du groupe ; en se mariant, les filles permettaient de nouer des alliances, et envoyés à la cour les garçons étendaient l’influence de leurs pères. Pour les paysans, l’aspiration majeure était de produire suffisamment pour survivre dignement et assurer les prestations exigées par les autorités : cela aussi était favorisé par la présence d’enfants.

On pourrait croire qu’il y a contradiction entre d’un côté des idéaux très forts de conformité, de solidarité et d’intégration sociale, et de l’autre d’autonomie individuelle, d’habileté, de débrouillardise, voire de roublardise. En réalité, les deux se situent sur des plans parallèles qui ne se recoupent pas forcément: ici il s’agit des attitudes face aux groupes d’appartenance et aux valeurs sociales, là de la manière de tirer concrètement son plan pour subsister, s’étendre et s’imposer, soi-même et sa famille. Ces sous-systèmes de valeurs peuvent coexister sans réellement interférer.