L’éducation s’appuie sur un ensemble de produits culturels qui sont autant des reflets de ce qu’autrefois on aurait appelé « l’âme des peuples » que des moyens pour en garantir et en perpétuer l’inspiration des « institutions primaires » que sont les techniques éducatives). Nous aborderons successivement ceux qui relèvent des arts décoratifs, de la musique, de la danse et de la littérature orale en ses modalités populaires.

En effet, si au Rwanda l’éducation esthétique tournait très fortement autour des arts de la parole, du son et du geste, surtout dans la haute société, le souci de la beauté apparaissait cependant en bien d’autres occasions. Le rythme était l’élément essentiel de toute production plastique, littéraire, musicale ou chorégraphique, et qui dit rythme, dit ordre, répétition, équilibre. Il se retrouvait jusque dans le déhanchement que les grandes dames adoptaient dans leur démarche pour se distinguer.

 Les arts décoratifs

Autant le mode d’existence était simple, autant on assistait chez ceux dont le niveau de vie permettait une certaine distanciation par rapport aux nécessités quotidiennes à une grande recherche d’élégance dans le vêtement, la coiffure, les bijoux, les gestes, les formes du visage et du corps. On tenait à une belle maison, à de beaux paniers, à de belles barattes, à de belles poteries. Les femmes tutsi, souvent dégagées d’obligations ménagères ou agricoles, s’adonnaient à des ouvrages d’art remarquables de finesse. R. Kandt signalait déjà que c’est chez elles qu’on trouvait les plus belles réalisations, mais que celles-ci n’étaient pas disponibles sur les marchés. La confection d’objets décorés tressés en herbes fines était l’apanage des femmes, alors que celle d’objets utilitaires non ornés en tiges et lamelles de bambou, de jonc et de roseau, revenait plutôt aux hommes. Le sommet de la finesse et de l’élégance était atteint dans les petits paniers à couvercles coniques et à coloris très sobres. Les arts étaient liés de manière générale à la maîtrise du métier et à la perfection technique.

Le Rwanda ne paraît avoir connu ni art figuratif ni masques. « Il semble que la richesse de l’expression orale ait absorbé toutes les virtualités expressives de l’homme ». Au lieu de représentations réalistes, on} cultivait des motifs géométriques abstraits où la vivacité des couleurs s’alliait à l’harmonie des lignes. On retrouvait ceux-ci sur les travaux de vannerie, le tressage et de nattage, ou en bandes ornementales sur les poteries. Le blanc venait du kaolin, symbole favorable de prospérité et de joie, le noir de la suie,le rouge du sang des tiques qu’on enlevait aux vaches, l’ocre de la terre. Chaque thème décoratif portait un nom distinctif, ce qui en accentuait encore la stéréotypie : lignes droites, courbes et en zigzag, rectangles, triangles, losanges, carrés, cercles, spirales, etc.

Au plan pédagogique, ces réalisations avaient de multiples incidents d’abord parce qu’elles étaient l’objet d’apprentissages minutieux, ensuite par> qu’elles créaient une atmosphère d’harmonie et de beauté susceptible de transfigurer le cadre de vie. La confection du petit panier emblématique de l’artisan noble, par exemple, exige une méticuleuse précision dans l’agencement des lignes et des fils, l’évaluation des longueurs et des volumes, l’exactitude formes.

Musique, chant et danse

L’apprentissage musical variait considérablement d’un instrument à l’autre en fonction des difficultés à en jouer et de sa fonction sociale. Le plus prestigieux d’entre eux était le tambour, autrefois privilège royal remontant à Gihanga « celui qui a fait le Rwanda ». Constitué d’un tronc d’arbre évidé (de préférence un podocarpus, « celui qui fait parler le tambour ») dont les ouvertures étai recouvertes d’une peau de bovin, il était interdit aux femmes. Les batteurs. Jouaient des morceaux traditionnels parfois très anciens avec une mise en scène éminemment hiératique, surtout à la cour royale.

Parmi les cordophones, il faut citer l’arc musical et la cithare : cette der fière était la préférée de la population. Une corde, faite d’un nerf de boeuf repassait sept à huit fois sur l’instrument. Pour célébrer les exploits des héros, elle accompagnait des chants à mi-voix dont certains étaient attribués à des anciens rois. Les aérophones comportaient des flûtes en tiges de lobélia et des cornes d’antilope aux sons criards servant d’instruments d’appel ou d’alarme Parmi les idiophones, il faut compter les hochets dont se servaient les magiciens et les adeptes du culte des imandwa, ainsi que les grelots et clochettes pour danseurs, petits enfants et chiens.

Les musiciens pratiquaient des intervalles de sixte, de quinte, de quarte, plus rarement de tierce. Le rythme tant mesuré et régulier tantôt libre, le plus souvent rapide, réglait le choix des mots, les sons et les pas de danse ; mais on pouvait aussi chantonner sans paroles ni rythme, par exemple en jouant de la cithare. L’apprentissage s’effectuait le plus souvent au sein de familles spécialisées, voire de véritables corporations.

Quant au chant, « parure du verbe », il pouvait être totalement intégré à la ré quotidienne et adapté à toutes les circonstances et à tous les états d’âme, tristes ou joyeux. Une grande liberté et une grande fantaisie présidaient au choix des thèmes. On chantait en travaillant, pour se donner du coeur à l’ouvrage et rythmer les efforts d’une équipe, pour se distraire, exhaler son chagrin, bercer, consoler et endormir un bébé, garder la cadence en marchant, en barattant eti en maniant le pilon. On pouvait y exprimer des sentiments comme l’amour, 1g pitié, l’admiration, la crainte, le mépris, etc. Les petits bergers chantaient en gardant les troupeaux pour exalter la beauté -des filles et des vaches (cf Vin–cent, p. 142 et suiv.). Certaines compositions étaient très connues, tel ce chant ‘amour attribué à une soeur du roi Rwabugiri où un homme invite sa partenaire ;caresser les poils de sa poitrine :

« Pour toi, j’ai gardé des poils ente mes deux seins.

Tu les as fouillés de tes mains.

Pas un ne s’est arraché. »

Ou telle cette chanson ancienne décrivant un jeune homme laid nommé Rujonjoli avec son ventre ballonné, sa bouche semblable à celle d’un rat, et ses jambes grêles à la manière des échassiers…

Mais il y avait aussi le chant qui se situait hors des tâches ordinaires, dans les temps de loisir et de fête. Là on pouvait distinguer selon les milieux un chant populaire avec battements de mains et un chant élégant plus aristocratique…Certains airs d’hommes étaient en fait des déclamations lyriques ou des récitatifs marqués de longues vocalises. Le chant était cultivé pour lui-même ou pour accompagner la danse, surtout celle des filles et des femmes, lors de noces quand il fallait consoler une jeune mariée affligée de devoir quitter parents et amies et subir le sort commun des femmes), quand un jeune ménage s’installait, lorsque que naissaient des jumeaux, lors de relevailles ou de fins de deuil. Le groupe entonnait une mélodie, puis alternait avec une soliste qui improvisait es couplets de circonstance, le refrain étant repris en choeur. Il pouvait aussi y avoir deux sous-groupes qui se répondaient l’un à l’autre.

Certains chants étaient de diffusion purement régionale, aux thèmes en général insignifiants : des faits locaux, les défauts des personnages publics dénoncés en termes voilés, des éloges et des moqueries (p. ex. envers une fille qui a manqué de retenue). Il n’était pas rare de trouver des phrases qui simplement sonnaient bien, mais étaient dépourvues de sens précis.

Le chant en commun avait, partout où il se pratiquait, une importante fonction intégrative, alors que le chant en solo mettait en valeur des individualités. Les chants sentimentaux (cantilènes, romances, élégies) contrastaient fortement avec les vigoureux chants de chasse ou les chants patriotiques, nationaux et guerriers. Les jeunes filles s’exprimaient de préférence dans le cadre de la maison, entre elles, avec la réserve qui leur seyait, en s’accompagnant vol tiers des mouvements ondulants propres aux danses féminines. Il existait aussi des chants à deux choeurs alternés et des chants de circonstance dus à l’inspiration du moment.

Chaque « ethnie » avait son style musical à elle, plus élégant ici, plus gai lard là. La différence éclatait le plus nettement quand il s’agissait de polyphonie : chez les Tutsi, celle-ci était la plus élémentaire ; chez les Hutu on trouvai une seconde voix sous forme de basse continue ; les plus doués étaient les Twa, avec des chants à deux voix indépendantes.

Le Rwanda a connu des danses très variées, aristocratiques et populaires de guerre et de simple réjouissance, masculines et féminines, conventionnelles et improvisées, ainsi que de nombreuses variétés régionales. La danse, qui repose sur un déploiement dans l’espace, est aussi un exercice physique exigeant souvent souplesse et endurance, mais qui revêt un style différent selon qu’on est en présence d’une population de tradition guerrière, paysanne ou chasseresse. L’élément « apollinien » que caractérise l’ordre, la mesure, la sérénité la maîtrise de soi semble l’avoir emporté sur l’élément « dionysien » avec ion enthousiasme, sa démesure et ses débordements ; pourtant les deux sont forte ment représentés.

« Au fond, il n’y a pas de danses vraiment originales : toutes, chaque fois, sont neuves on ne les répète pas : on les recrée ; on ne peut s’en fatiguer. La danse… est une activité « gratuite », richement humaine ; elle relève plus de la poésie que de la musique ; à la fois spirituelle, rythmée, corporelle, communautaire, spontanée et savante, expression de la vie et du beau, elle est aussi un art du verbe, d’un verbe actif et symbolique, efficacité unifiant » .

Mais même quand elle était spontanée, libre, improvisée, elle n’était pas po autant désordonnée ou laissée au hasard. Les rondes populaires, où un coryphee entonnait un verset et le choeur reprenait le refrain, finissaient souvent en danses.

Celles, ordinaires, des paysans célébraient la fin d’un travail collectif  la fin d’un deuil, un mariage, etc. Elles opposaient souvent deux danseurs ou deux danseuses qui se rapprochaient peu à peu au milieu des battements de mes, des chants et des cris. Les jeunes filles s’y exerçaient toutes petites, sous’ regard amusé et avec les encouragements de leurs mères ; lors des mariages elles pouvaient s’y livrer plusieurs nuits de suite jusqu’au petit matin. Les danses masculines étaient pleines de fougue, accompagnées de contorsions diverses, de Claquements de doigts, de roulements de tambourins, de sonneries, de tintements de grelots, de cris sauvages et de formules grandiloquentes. La plus commune était appelée « se montrer », « faire parade ».

Généralement le danseur évolue seul et, s’il arrive qu’ils sont deux ou trois, chacun cependant ne semble évoluer que pour son compte personnel, je veux dire sans se préoccuper beaucoup de ses partenaires, en exécutant à sa manière toutes sortes de mouvements que l’on croirait improvisés mais qui ne le sont pas plus que dans les autres danses… (Quand il s’agit de danses d’allure guerrière) on en voit qui entrent en scène armés d’une lance et d’un bouclier. Le clameur court de ci de là dans l’espace que lui laissent les spectateurs rangés autour de lui. Puis brusquement il s’arrête, fut quelques;pas en arrière, repart à pas de loup courbé en avant comme s’il cherchait à surprendre un ennemi ; se redresse, fait quelques simagrées sur place, se retourne prestement comme pour faire face à un nouvel assaillant ; il bondit tout à coup, fait un saut de côté, se démène comme s’il était aux prises avec un redoutable adversaire dont il veut éviter les coups et qu’il tâche de frapper à son tour, et que triomphant il finit par terrasser ».

Un personnage de marque ou un batteur de tambour était-il présent, le danseur exécutait devant lui quelques démonstrations spectaculaires (le tambour étant l’emblème du pouvoir royal).

Les danses féminines avaient toutes un air commun, mais différaient dans le détail. Elles étaient en général plus intimes, consistant en ondulations des bras et du corps : des femmes ou des filles se détachaient du groupe qui les encourageait en formant un cercle, et, face à face, bras étendus ou pliés vers le haut, elles mimaient le ballet nuptial des grues couronnées, les gestes du léopard femelle qui défend ses petits ou la démarche des vaches aux grandes cornes en forme de lyre.

« Femmes et jeunes filles commencent par se grouper en cercles, puis l’une d’elles, se clissant parfois prier un peu, entonne une élégie dont toute l’assistance reprend en choeur le refrain en claquant des mains. A un moment donné, deux se détachent du groupe et viennent se placer au centre l’une devant l’autre. Elles commencent par ne frapper que légèrement le sol de leurs pieds en balançant les bras d’avant en arrière et, quand elles ont bien pris la cadence marquée par le chant et le claquement des tains, elles se mettent brusquement à danser en martelant le sol de plus en plus forte-filent et en élevant les bras à la hauteur des épaules ou un peu plus haut. Habituellement, elles inclinent légèrement et gracieusement le buste de gauche à droite… Les ‘danseuses ne se déplacent pas et ne se touchent pas non plus. Après avoir dansé pendant une dizaine de minutes elles finissent par s’embrasser en se prenant des mains les coudes et en se penchant un peu l’une vers l’autre, sans toutefois se baiser. Le baiser est d’ailleurs chose inconnue au Rwanda. Puis deux nouvelles ballerines entrent en scène.

Les filles tutsi, en général plus élancées, se livraient aux mêmes danses, mais avec plus de légèreté et de grâce. Tenues à une grande réserve, elles se montraient rarement et s’exerçaient à l’intérieur de leurs enclos. . ,

En principe, hommes et femmes dansaient à part, et l’érotisme n’intervenait que faiblement. Dans le Nord, il arrivait cependant que des hommes s’introduisent dans des danses féminines. On dansait à tous les âges, même dans la vieillesse. Les grands moments étaient les labours, les moissons, les guerres et chasse, la construction de maisons, les visites de hauts personnages, les mariages, la taille des crêtes de cheveux des jeunes mariées, les relevailles, les impositions de noms et les rites du kubandwa. Il s’agissait là d’actions communes auxquelles on ne pouvait pas ne pas participer.

Pour les danses populaires, les jeunes imitaient simplement les adultes et s’y livraient avec une fougue particulière les nuits de pleine lune. Par contre,1es danses spécifiques des jeunes Tutsi exigeaient un entraînement rigoureux sous la conduite de danseurs professionnels comme nous l’avons vu en parlant l’éducation des jeunes « cadets » à la cour royale. Danses principalement guerrières, rythmées par des battements de pieds et des sons de tambours, de cornes et de flûtes, elles mimaient en des figures sans cesse renouvelées les incertitudes du combat et de la victoire. Les bons danseurs se détachaient du groupe pour produire individuellement.

Les danses représentatives d’une tradition de groupe imprimaient jusqu’au niveau du schéma corporel les idées et les sentiments d’identité, de solidarité et d’esprit de corps.

 L’éducation littéraire

« Les catégories mentales et les lois de la pensée ne font, dans une large mesure, que refléter l’organisation et la distribution des catégories linguistiques… Les variée de l’expérience philosophique et spirituelle sont sous la dépendance inconsciente d’une classification que la langue opère du seul fait qu’elle est langue et qu’elle symbolise. ».

La langue maternelle constitue le lien le plus puissant entre gens d’un même groupe, permettant une communication autant intellectuelle qu’affective. L’analyse morphologique et sémantique procure des aperçus insoupçonnés sur les structures de pensée, les systèmes de représentation et de valeurs, les intérêts dominants et les lignes de force de la psychologie collective. La richesse du vocabulaire autour de la vache, par exemple, n’est évidemment pas sans signification. L’homme pense un univers que sa langue a d’abord modelé, et à chaque système linguistique correspond une organisation particulière des données de l’expérience. Chacun d’eux constitue un prisme au travers duquel on voit les choses, on découpe, on classe et on interprète la réalité extérieure, ce qui oriente l’esprit vers une certaine conception du monde.

Comme quasiment partout en Afrique, on apprécie au Rwanda la maîtrise du langage, la facilité d’élocution et d’improvisation, la cohérence du discours, l’aisance à manipuler symboles, images et allusions, le sens de la réplique, le pouvoir de suggestion, les références que le locuteur peut faire au fonds culturel. Le caractère purement oral du patrimoine littéraire favorise l’accumulation des connaissances avec l’âge et donc le pouvoir des vieux.

 

Le kinyarwanda (« chose du Rwanda », « à la manière du Rwanda« ) est un des dialectes d’une langue non unifiée du groupe bantou qui s’étend partiellement ou totalement sur plusieurs autres pays voisins Burundi, Ouganda, Tanzanie, Congo. A l’intérieur même du Rwanda les variations dialectales sont « elles, mais peu importantes. Cette langue à tons très complexe, riche et nuancée, qui manifestement a synthétisé de multiples apports au départ hétérogènes, comporte de nombreux cas, temps, modes, ordres, aspects, etc., et se prête remarquablement, par sa morphologie même, aux combinaisons, contrastes, allitérations et jeux de mots qui favorisent un langage imagé. Le verbe y domine, déterminant l’organisation interne de la langue et contenant souvent en lui l’équivalent de nos adverbes, adjectifs, voire compléments. Par agglutination à une racine donnée de particules (affixes, préfixes, augments), on arrive à construire avec concision d’imposants complexes signifiants et à traduire avec facilité le diminutif, l’ampliatif, le dépréciatif, le péjoratif, l’intensif, etc. L’abstraction s’exprime aisément. Comme les voyelles sont prononcées à des hauteurs et selon des longueurs différentes, cela développe et affine l’ouïe. La mélodie des mots tient une grande place dans l’éveil des sentiments. Ainsi, ce qui inspire de la crainte (les fauves, les hauts personnages, les guerriers, les armes, les maléfices, la forêt dense, etc.), s’exprime sur un ton bas, ce qui est familier et porteur de joie sur un ton haut. Ce goût de la complication se retrouve dans la littérature et la plupart des secteurs de la culture rwandaise. Signalons aussi une réflexion traditionnelle sur le sens et l’origine des mots et la pratique d’une forme populaire d’étymologie.

De nombreux travaux de grande ampleur et de grande valeur ont été consacrés aux littératures rwanda et rundi. Celles-ci ont fonctionné comme des instruments fort efficaces d’unité nationale à l’aide d’institutions littéraires originales favorisées par les monarchies. La plupart des genres étaient présents, même s’ils n’étaient pas nommés distinctement : mythes, légendes, contes, apologues et fables, tirades héroïques, récits historiques, adages, maximes, proverbes, énigmes, devinettes, chants, berceuses, romances, complaintes, chante-fables, incantations poétiques et liturgiques, odes, éloges, récits humoristiques, satires, etc. Ces différents genres littéraires étaient parcourus par des tendances communes.

En effet, pour toucher, émouvoir, charmer, distraire, flatter, se remarquer par son beau langage, mais aussi transmettre un savoir et des valeurs; on affectionnait les formules recherchées et gracieuses, les jeux et cascades (1,e. mots, le pittoresque des expressions, la drôlerie des tournures, les touches subtilement allusives, l’emphase des hyperboles et des superlatifs, les termes ambigus et énigmatiques, les procédés rythmiques (parallélismes, allitérations, assonances, répétitions, intonations), les calembours, les contrepèteries (inversions, burlesques de syllabes), les expressions et comparaisons originales empruntées au terroir. Des techniques précises de versification facilitaient la mémorisation. « Le peuple admire le récitant qui se joue de l’auditoire et use de tous les procédés qui favorisent l’ambiguïté et l’obscurité du langage ».

Quand on parle de « littérature orale » (expression en soi discutable !), n’est évidemment pas le seul texte qui compte : il faut tout autant prendre considération les attitudes des récitants, leurs gestes, leurs mimiques, le ton: voix adopté, l’éventuel accompagnement. « L’art du savoir-dire est principalement une question de rythme » .

Pour prendre la mesure du degré de charme et d’envoûtement que peu vent procurer des histoires mêlées de fantastique racontées la nuit autour d’Un feu, il faut tenir compte du fait que le plus souvent la petite communauté ami rassemblée vivait dans un grand isolement culturel et qu’elle a passé ses jour nées courbée sur des travaux monotones : la veillée était pour elle une des rares distractions lui permettant de s’évader quelque peu et de respirer moralement-, On appréciait aussi beaucoup les déclamations des conteurs de passage, poètes et autres « troubadours ».

Comme je l’ai indiqué précédemment, il faut distinguer la littérature de cour, propre aux milieux aristocratiques, des genres populaires. La première privilégiait un langage recherché, abstrait et obscur, détaché de la réalité, et des rythmes savants et inexpressifs : pathos et dramatisation auraient été jugés vulgaires. Elle n’admettait que des images et des sentiments conventionnels voix du prosateur devait rester neutre et les règles propres à chaque genre et scrupuleusement respectées. Les thèmes favoris étaient la guerre, la vache et la dynastie régnante. Il n’était pas exclu que des Hutu se spécialisent aussi en ces déclamations auxquelles le peuple assistait. De multiples moyens mnémotechniques assuraient la permanence de ce patrimoine littéraire.

La littérature populaire, quant à elle, était pleine de fraîcheur, d’imagination, de fantaisie, de spontanéité et d’humour, ne craignant pas de faire sa pine à l’émotion, loin de l’hermétisme, de la stéréotypie et de l’emphase de la littérature officielle. Les genres n’étaient pas clos sur eux-mêmes, mais admettaient avec souplesse de nombreuses variantes, des emprunts et des contaminations des uns par les autres. Tantôt cette littérature cherchait à édifier, tantôt à simplement divertir. Elle distillait une sagesse résignée, désabusée, réaliste et non dépourvue de cynisme. Elle non plus ne répugnait pas aux formules stéréotypées et aux énoncés sentencieux à la fois didactiques, pédagogiques, juridiques et cathartiques. Comme dans la littérature noble, un grand usage était fait de noms propres pour désigner des personnes, mais aussi des lieux, des objets, des animaux, voire des événements.

L’humour

On a dit de l’humour qu’il était « la politesse du désespoir« , « l’étincelle qui voile ‘les émotions » ou « la revanche du vaincu ». Cela permet de comprendre que celui des gens de haute classe n’ait pas été identique à celui des paysans et des Twa. Les premiers, maîtres dans l’art du discours oblique, étaient fortement portés sur une ironie railleuse, moqueuse, mordante. Les soi-disant Pygmées pratiquaient la farce, la bouffonnerie, le libre parler, la parodie et l’imitation caricaturale. C’est surtout dans le monde paysan que l’on trouvait le rire un peu gros, facteur de détente, de soulagement et de sécurisation, remède aussi contre les influences néfastes au plan occulte. De multiples manières, par la parole et le geste, on livrait au ridicule les comportements aberrants, vaniteux, singuliers. Le comique pouvait aussi venir d’un langage riche en répétitions, inversions et allitérations en chaîne.

 L’éloquence

Lors des festivités, des grands rites, des réunions et conseils de politique familiale, régionale ou nationale, les discours se succédaient selon une rhétorique précise. La gestuelle devait être sobre, la voix mesurée, sans excès, de préférence monocorde, le raisonnement incisif, étayé de références littéraires et gnomiques. De même, lors des fêtes, de mariage par exemple, où il s’agissait de célébrer les alliances antérieures, l’entente garante de la prospérité commune et la fécondité des échanges, les discours prononcés une calebasse de bière de banane en main, étaient aussi très formels et stéréotypés dans leur sérieux (réel ou feint) et leur souci de ne laisser transparaître aucune émotion.

Lors des palabres où se réglaient les différends au niveau individuel, familial et social, donc entre gens destinés à vivre ensemble, on prenait tout le temps pour discuter jusqu’à ce qu’un compromis acceptable pour tous se ‘dégage. Sous la présidence des anciens, tous pouvaient y assister, tous avaient droit à la parole pour défendre leurs positions, hommes, femmes et jeunes. C’était un lieu privilégié pour apprendre à s’exprimer en public avec clarté et mesure. On peut à juste titre opposer une démocratie du consensus, voire de l’unanimité, propre aux gens qui prennent le temps, à une démocratie de la majorité qui est celle de gens trop pressés pour aller au fond des problèmes.

Mais dans un pays à la mentalité éminemment procédurière, c’est l’éloquence judiciaire qui se répercutait jusque dans la vie quotidienne. Il fallait savoir argumenter, exposer son point de vue selon les canons légués par la tradition, jouer avec les règles et détours juridiques, tourner avec art et ruse la réalité en sa faveur, mobiliser tous les appuis possibles, car plus on savait g montrer socialement puissant, plus on avait de chances de l’emporter. « La justice n’est pas de donner à chacun ce qui lui est dû, mais de rétablir l’harmonie sociale, de respecter la hiérarchie et les règles établies« . Les maximes, sentences et proverbes placés avec art et à bon escient fonctionnaient comme autant d’arguments massues dans la dialectique autant des juges que des plaideurs. Il n’était pas rare qu’un père emmène son fils avec lui au tri l’une où il avait une cause à défendre, afin qu’il se familiarise avec les procédures et les manières de dire en pareille circonstance.

 La tradition gnomique

– « Le proverbe ne vient pas de rien » (adage).

– « Un homme accompli se reconnaît au nombre de dictons qu’il met dans son discours Comme l’enfant veut toujours devenir homme, il les apprendra bien vite. Cela ne lui est pas difficile puisque, quand on lui adresse un reproche, on le fait habituellement par l’intermédiaire d’un dicton ».

On peut rassembler sous le titre de « tradition gnomique » (du grec gnomikos« sentencieux »), l’ensemble des genres littéraires qui se présentent sous forme de formules figées, stéréotypées, émettant des jugements de valeur ou des norme de comportement. Si l’on se réfère à la terminologie française, il convient 4e distinguer, sans pour autant tracer les limites au cordon, les genres suivants.:’ – la sentence : pensée d’ordre normatif, ordonnant un comportement, destinée perpétuer le code de savoir-vivre propre à un groupe ;

-l’adage : formule sentencieuse pratique empruntée le plus souvent au coutumier ;

– le dicton : parole sentencieuse sans image métaphorique exprimant une vérité générale d’application particulière dans des secteurs précis d’activité : dictons d’éleveurs, d’agriculteurs, de chasseurs, d’apiculteurs ; dictons météorologiques ; etc.

-la maxime : formule lapidaire exprimant une règle de conduite ou une vérité générale ; – le précepte : formule qui exprime un enseignement, une règle ou une recette – l’apophtegme : parole mémorable ayant valeur de maxime, citation sentencieuse ou courte pensée anonyme ; – l’aphorisme : formule concise résumant une série d’observations ou renfermant un précepte ; le wellérisme : formule sentencieuse attribuée à. un personnage historique, légendaire ou fictif, mais accompagnée de circonstances déterminées qui font déboucher l’ensemble sur une situation comique : « Magnifique ! Pour faire du feu, rien ne vaut un petit vieux, disait Samandari en posant par mégarde son pied dans le foyer ») ; le proverbe : étymologiquement « parole mise en avant », sentence populaire stéréotypée, stable, concise, rythmée, parfois rimée ou contenant des allitérations et des jeux de mots, commune à un groupe social, qui exprime un fait d’expérience ou un conseil de portée générale sous une forme habituellement imagée ou métaphorique.

Les différentes sortes de formules sentencieuses, toujours prononcées un ton plus bas que le reste du discours, sont très utilisées dans les joutes oratoires, lors de jugements et de palabres, mais aussi dans le langage courant pour affirmer une vérité d’évidence, renforcer une argumentation, donner un conseil, rappeler à l’ordre et faire une remontrance. L’usage de la métaphore et d’un style ‘parfois archaïque, pittoresque, elliptique, sibyllin, allusif et malicieux fait qu’elles sont souvent chargées d’humour et permettent d’être comprises à différents niveaux. Des vérités générales y sont formulées sous forme antithétique. Leur énonciation est certes spécifiée par les circonstances, mais, comme elles sont inscrites dans une tradition, tout le monde perçoit que leur message vient de plus loin que des individus qui les émettent. Elles dénotent une grande faculté d’observation, mais aussi d’abstraction. On peut leur assigner diverses fonctions : cognitive, pour affirmer une réalité ; expressive, pour énoncer une opinion et porter un jugement de valeur ; discursive, pour marquer les temps forts d’un propos ; normative, pour imposer un comportement ; et culturelle, pour renvoyer aux valeurs qui fondent le lien social et entretiennent les sentiments d’appartenance. Elles nécessitent une grande mobilité d’esprit pour discerner comment les vérités générales qu’elles expriment peuvent s’appliquer à des cas particuliers, et par le fait même elles favorisent cette mobilité et y entraînent.

Certains proverbes sont très riches en sous-entendus en ce sens qu’ils font référence à des coutumes, rappellent des circonstances historiques dramatiques ou humoristiques, ou sont des conclusions d’une fable : on n’en prend alors toute la mesure que si on connaît cet arrière-plan.

En kinyarwanda, imigani recouvrent l’ensemble de la littérature des sentences et des proverbes, mais aussi celle des fables, contes, légendes et mythes, .’donc tout ce qui touche à l’imaginaire. Le trait commun à cette « prose lapidaire » des « bijoux ciselés », c’est qu’elle vient de loin, qu’elle a été « fabriquée » selon des intentions précises, léguée par la tradition, et qu’elle contient des éléments cachés et codés qui mettent l’interlocuteur en difficulté,l’obligeant à faire preuve d’intuition et de vivacité. Son caractère « ciselé contribue à la rendre percutante et facilite la mémorisation. « Les paroles qui, sont pas malaxées ne se laissent pas caser dans le sac » (qu’est la mémoire); dit- on. Ce genre est utilisé au cas par cas, quand l’occasion s’en présente, non de manière systématiquement didactique. « Basé sur l’acquis antérieur, l’énoncé sentencieux fournit une solution toute faite aux problèmes et évite de recommencer les tâtonnements des générations passées ».

Les proverbes fonctionnent à la manière de points d’appui et de crans d’arrêt de la pensée, et un orateur qui arrive à sortir les formules les plus percutantes et appropriées au bon moment réalise l’unanimité. Ils ont une valeur d’argumentation péremptoire et reconnue par tous. Fidèle reflet des relations sociales, ils sont l’expression d’une sagesse, d’une morale, d’un code de savoir-vivre, voire d’une philosophie implicite et vécue.

Mais un proverbe appelle presque toujours un autre proverbe qui va sens contraire, agit comme un antidote et vient le corriger, le neutraliser partie, en relativiser la portée, l’infléchir en exprimant un autre aspect de la vérité socialement admise, ce qui peut donner lieu à de véritables joutes à cou’ de sentences, très excitantes pour l’esprit. Un des privilèges de la vieillesse et l’expérience accumulée était d’arriver à parler en maximes et de savoir répondre à un proverbe par un autre proverbe. Leurs énoncés ne doivent donc pas seul ment être considérés en eux-mêmes, isolément, mais aussi être replacés dans,, système complexe, souple, nuancé et clos au sein duquel ils se positionnent antithétiquement et complémentairement les uns par rapport aux autres et qui se trouve donc animé d’une puissante dialectique interne grâce à ce jeu d contraires.

L’usage pédagogique des « proverbes » au sens large était extrêmement fréquent. Que ce fut pour adresser un reproche ou un encouragement, l’adulte profitait d’un événement ou d’un comportement pour placer une sentence appropriée et bien sentie. Il se pouvait que l’enfant ne comprenne pas de suite métaphore, mais l’image allait le travailler intérieurement et faire son chemin dans l’inconscient pour resurgir au bon moment. A l’énoncé du proverbe, pouvait le voir marquer un temps d’arrêt, comme plongé dans une courte ni talion, pour arriver à saisir le sens de ce qui lui était dit mais si lui-même, faisait usage face à une personne âgée, cela pouvait être perçu comme de l’insolence.

Il existait une série de récits (différents de ceux qui se trouvaient à l’origine de sentences) qui n’avaient en eux-mêmes pas d’intérêt, mais ont été cons traits autour d’un proverbe uniquement pour l’illustrer et se donner l’occasion’ le citer. Il existait aussi des proverbes plus familiers formés de deux énoncés qui se répondaient, les dialogues étant attribués à des animaux ou à des pers nages légendaires.

 Enigmes et devinettes

Devinette : « Dis-moi ce que tu ne verras jamais au cours de ta vie ! Réponse : la jeunesse de ton père et de ta mère. »

« Une énigme est un jeu d’esprit où l’on devine une chose décrite, définie en termes obscurs et ambigus…Il s’agit d’une forme de méta communication quasi rituelle destinée à faire surgir des images mentales au moyen d’artifices coutumièrement admis. On tourne ainsi les interdits culturels, l’inhibition imposée par le groupe ».

« La devinette se compose le plus souvent d’une formule affirmative bien frappée, de sonorité agréable, ou expressive, assez fréquemment symétrique, comprenant une description sommaire ou imagée d’une chose ou d’un état, une onomatopée, ou des surnoms« .

Les énigmes et les devinettes ont une finalité à la fois récréative et didactique. Elles font partie de ce que G. M. Dion a appelé les « textes figés » qu’habituellement on n’invente pas, mais qu’on reçoit, et qui se caractérisent par leur recherche de la concision, du rythme, de l’image inattendue qui frappe et aérolite, du parallélisme et de l’opposition. Comme certaines devinettes sont communes à toute l’aire des Grands Lacs, on peut penser qu’on est en présence d’un patrimoine très ancien.

Et pourtant, il s’agit d’un genre littéraire nullement statique, mais ouvert changeant, de nouveaux énoncés pouvant sans cesse être inventés. La preuve en est que certaines devinettes prennent pour objet des événements récents ou les objets apparus récemment. Le terme français est trompeur, car en réalité on ne « devine » rien : les réponses sont des formules stéréotypées qu’il faut tout simplement mémoriser. Mais alors que le proverbe, dont elles sont proches sous certains rapports, relève d’un genre sapientiel sérieux, d’une démarche affirmative qui se réfère à la société instituée, « avec la devinette, on est dans l’ordre du rire, de la facétie, parfois de la grivoiserie. C’est le règne du clin d’oeil, du jeu » . Elle met en action les richesses du langage et les subtilités de la vie en société dans un style souvent poétique. Elle associe images, humour, jeu des formes, rythme, symboles, allusions. Elle peut se rapporter à des données très précises, d’ordre zoologique ou botanique, par exemple, relevant d’un savoir technique qui n’est maîtrisé que par quelques-uns. Elle raffole d’effets sonores, de symétries, d’allitérations, de contrepoints, d’assonances et 1acrobaties verbales, donc d’un langage surdéterminé qui s’écarte du langage commun. Les formulations sont variées : descriptives, anecdotiques, affirmatives, interrogatives, elliptiques ; quant aux réponses, elles sont toujours d’une grande concision.

Il est interdit aux enfants de poser des devinettes avant la nuit, sous peine, dit-on de ne plus grandir ou d’être transformés en lézards en effet,si la journée est consacrée au travail, avec le crépuscule commence un temps voué à la détente où l’imagination se trouve comme libérée. D’autres diront que.; les énigmes font partie des choses « obscures » et qu’elles s’accordent donc tout normalement avec la nuit.

Elles représentent une forme très complète de gymnastique intellectuelle car elles éveillent et exercent autant l’imagination que le raisonnement, la perception d’analogies entre choses apparemment éloignées, l’esprit d’observation, la sagacité, la curiosité, la maîtrise de la parole et surtout la mémoire. Elles incitent à la connaissance des réalités sociales, voire naturelles et cosmologiques, entraînent à des opérations logiques et permettent à des schèmes de pensée contradictoires de coexister.

On a montré comment on y retrouve les différentes figures :de rhétorique : la métaphore, l’hyperbole, l’antiphrase, la métonymie, l’antonomase Leurs énoncés amusent et surprennent car ils sont souvent à double sens révèlent de vastes secteurs de la vie intime. Elles traduisent en paroles des conflits cachés, entre frères, entre enfants et parents, entre époux, entre coépouses, entre classes sociales. Certaines incitent à enfreindre les interdits ou tournent ouvertement en dérision les valeurs les mieux établies et les personnages les plus en vue ; elles s’apparentent alors au langage des devins et du culte imandwa. « Le jeu de devinettes serait à sa manière un manuel de langue rwanda sans les larmes, avec entraînement progressif et révisions systématiques !’.

Les devinettes donnent lieu à de véritables joutes durant les veillées au tour du feu, selon des règles précises. Habituellement, le jeu commence par un échange ritualisé de paroles sous forme d’un court dialogue entre deux partiels pants. L’un lance de brefs mots de provocation et de défi tout en fixant du regard : saakwe, saakwe. Celui-ci donne son consentement par : soma« bois !’ (?). La première devinette est alors posée. La réponse doit être très rapide. S’il y a hésitation, celui qui a lancé la devinette dit : kimpe, « donne-la moi ». Les autres demeurent silencieux. Si l’interrogé ne peut répondre il accepte que la solution lui soit donnée par : cyice, « résous-la », kijyane« apporte-la moi », cyende, « prends celle-ci ». Une devinette non résolue n’est pas reprise par la suite. Si la réponse semble inventée de toutes pièces, l’interroge hésitant peut demander des explications. Si elle est bonne, celui qui l’a posée reprend saakwe, saakwe avant chaque nouveau lancement. Le lanceur gagne un point par réponse fautive ou absente. L’interrogé peut interrompre son adversaire po prendre sa revanche. Une autre procédure a été décrite : une fois lancée contai un défi par un joueur, c’est le premier qui donne une réponse satisfaisante est gagnant.

Il n’y a pas de limites au nombre de devinettes posées en une soirée. Dans les moments de lassitude, on lance les plus classiques, celles que tout le monde connaît. Parfois, plusieurs réponses  sont possibles, mais on ne discute que rarement de la valeur de celle qui est donnée. Au fond il n’y a qu’une seule loi : que le jeu se déroule le plus rapidement possible. « Questions et réponses surgissent ici et là avec la rapidité de l’éclair… On a l’impression d’assister à une danse verbale ou à un débat oratoire ».

Il s’agit donc d’un jeu qui favorise l’esprit d’à-propos, l’agilité mentale et la mémoire plus que l’intuition et le jugement. Au plan du langage, il constitue un exercice de prise de parole et d’élocution, et le vocabulaire peut s’en trouver fortement enrichi. Sous une forme apparemment libre et sans contrainte, s’enveloppant de rire, il habitue à une parole ordonnée, maîtrisée, mesurée, encadrée, garantie par la tradition. Par leur obscurité, leur caractère fragmentaire, ‘elliptique, voire crypté, du fait aussi qu’elles ne font jamais qu’esquisser et suggérer, les devinettes invitent à aller toujours plus avant dans la compréhension don peut en avoir : les uns en resteront au sens immédiat, à la surface des Choses, les autres feront monter à la conscience claire des sens cachés que le commun ne perçoit que confusément, sans pouvoir en rendre compte. Elles introduisent de ce fait à une démarche initiatique qui pousse à aller toujours lus avant et éveille au sens du mystère.

Si tous les Rwandais possédaient un bagage important de devinettes, et si celles-ci étaient pratiquées dans toutes les couches de la société, on a pu constater durant son enquête que les femmes et les filles étaient les détentrices les plus compétentes et les plus zélées de cette littérature. Le plus souvent ce jeu de la parole est pratiqué en groupe restreint au sein de la famille, mais il peut aussi réunir amis, voisins, voire des personnes étrangères les unes aux autres, les deux sexes mélangés. Il arrive que les adultes se mêlent au jeu des enfants et leur apportent leur savoir, mais ils ne peuvent être mis au défi que discrètement.

Tout être, objet ou animal, peut se retrouver dans les devinettes, soumis à une description tendancieuse. En principe leur contenu ne se commente ni ne ‘explique, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne puissent pas être, pour un grand-père par exemple, l’occasion d’un commentaire éducatif. Les domaines entourés d’interdits verbaux, telle la sexualité, sont abordés indirectement et de manière purement allusive et camouflée (p. ex. : « Je frappe de ma lance et ne rate pas » – Réponse : « Le pénis dans le vagin »). Le pilon dans le mortier ou la hache enfoncée dans le bois d’un arbre sont aussi des images de l’acte sexuel. Comme partout, les réceptacles et objets creux sont féminins, les manches, hampes ou entonnoirs masculins. Le lait évoque le sperme, le beurre les sécrétions vaginales. Comme on pouvait s’y attendre, les allusions à la vache sont abondantes. A image de la littérature rwandaise dans son ensemble, les devinettes regorgent aussi de noms propres le plus souvent fictifs composés par agglutination en fonction de situations particulières. On utilise les noms de rois pour indiquer des périodes très reculées.

Il existe des groupes de devinettes construites sur le même modèle. Ainsi la formule « Ma mère surpasse ta mère quant à… » se retrouve dans « …quant à l’art de moudre – Réponse : le charançon » ; « …quant à sa manière de s’habiller, réponse : le maïs » ; « …quant à son grand derrière – Réponse : la baratté « …quant à sa façon de se dandiner avec son vêtement de peau – Réponse.: chenille » ; « …quant à sa manière de porter de beaux colliers blancs – Réponse le corbeau ».

 

On qualifiera d’énigmes des énoncés plus développés que la simple de nette : p. ex. : « Le père de Ngoma a contracté avec la mort une dette d’une vache. La mort vient la réclamer, mais veut un bovidé qui ne soit ni mâle; femelle, sinon, menace-t-elle, elle emporte une personne. Que répondre à la Mort ? – Ngoma propose de lui dire de venir le prendre à un moment où il ne fait ni jour ni nuit. » L’énigme peut intervenir dans le conte comme une épreuve que le héros doit traverser.

On a excellement défini les fonctions et apports pédagogiques subtils de ce genre littéraire. « Les devinettes transmettent un enseignement’ forment l’esprit aux réactions attendues de chacun dans la collectivité ». « La devinette apprend à juger, à ne pas se fier aux apparences ; elle info l’intelligence, stimule la mémoire, éveille les fonctions logiques ». Elle met en oeuvre une « pédagogie humoristique de la vie en société et dell conduite de l’intelligence personnelle, fondée sur un humour teinté de scepticisme, voire de cynisme »… Elle forme « le premier degré d’un enseignement ri sera continué par des contes, des proverbes ou des devinettes plus difficiles qui sera repris collectivement la vie durant en une sorte de formation permanente originale ». Elle introduit à « une parole rusée, pleine d’intelligence, capable de tirer parti des sous-entendus et des doubles sens ». « La devinette est, avec certains contes d’animaux et certains proverbes, l’un des rai genres qui, tout en jouant son rôle de parole ordonnée et d’apologie de l’ordre établi, introduire une dimension contestataire ou subversive dans la communication sociale ». En ce sens, « la devinette n’est pas un genre mineur, issu des débris d’un autre genre plus noble et plus solide. Elle est plutôt le terreau dans lequel les genres plus spécialisés peuvent faire mûrir leurs trouvailles et …rénover leur sève ».

« Ces formulettes sont destinées à exercer la sagacité des enfants, leur curiosité, leur mémoire ; elles aiguisent tek esprit d’observation tout en les distrayant ; par leur moralité allusive, en relatant des faits d’expérience, elles visent à former leur jugeotte. Bien souvent les réponses sont connues de tous. On cherche des analogies, le principal étant de ne pas rester à quia ».