« Les petits pâtres sur les collines jouissent d’une grande liberté. C’est l’école de la nature où ils apprennent beaucoup de choses. Garçons et filles, à peine vêtus, jouent parfois à mari et femme. Es construisent de petites huttes, akazu, sur le modèle de la hutte parentale. Ils font du feu pour cuire quelques patates douces et griller des épis de maïs… Leurs jeux deviennent plus vifs et moins innocents. Ils font ce qu’ils ont vu faire par leurs parents » .

« Quand garçons et filles sont ensemble, ils jouent à « papa et maman ». Tandis que les garçons sont supposés aller chercher de l’argent ou aller travailler, les fillettes restent à la maison et font semblant de balayer, de faire la cuisine et la vaisselle. Elles utilisent de la terre pour faire une soi-disant pâte de manioc et font de la sauce en mettant quelques fleurs sauvages, jaunes, mauves ou rouges dans de l’eau pour lui donner une belle coloration. Elles s’occupent également de leurs nourrissons. Elles se fabriquent des poupées qu’elles apprennent à lier au dos. Le « soir » les « maris » reviennent et les fillettes les accueillent. Elles imitent très exactement ce que font leurs mères ».

« (Les enfants) pouvaient construire des huttes et enclos dans le sable, créer des vaches dans l’argile ou les représenter par des tiges fines d’une certaine plante, ayant les branchettes opposées, figurant ainsi les cornes, ou tout simplement par des haricots, créant à volonté des troupeaux noirs ou blancs ou roux ou cendrés ou bruns ou enfin pie, selon les grains de haricots choisis. Puis on les fera paître, on les mènera à l’abreuvoir ou on les rentrera au kraal. On jouera aussi à courir, à attraper les papillons, à simuler des batailles ».

En effet, même si l’enfant était très précocement mis à contribution pour des travaux ayant une véritable portée économique, les loisirs ne lui manquaient pas pour s’adonner à des activités purement ludiques. Souvent d’ailleurs travail et jeu étaient inextricablement mêlés : le gardiennage des troupeaux, en particulier, occupation sérieuse s’il en était, laissait aux petits bergers une liberté quasiment sans limites.

Comme habituellement les enfants créaient leurs propres jouets à partir des matériaux dont ils disposaient autour d’eux (tiges de mil, troncs de bananier,racines, tiges herbeuses), leur imagination avait libre cours, mais on trouvait néanmoins en abondance des modèles récurrents, témoignage du grand conservatisme qui régissait là aussi la société enfantine. On a observé que les filles jouaient moins que les garçons, sans doute parce qu’elles étaient davantage accaparées par diverses besognes. Plus ils avançaient en âge, plus les sexes jouaient séparément ; pourtant, dans le jeu en commun « des huttes », chacun se livrait aux activités propres à son sexe. Il était rare que l’adulte conçoive des jouets pour l’enfant ; il pouvait cependant occasionnellement l’aider dans leur fabrication.

Les jeunes Tutsi, peu touchés par les contraintes de la production, avaient plus de loisirs pour jouer. Il leur fallait apprendre à perdre de bonne grâce et avec impassibilité. C’est surtout chez eux qu’on trouvait des jeux libres, ayant leur finalité en eux-mêmes et qui n’étaient pas de simples imitations d’activités productives : concours, jeux de société, jeux sportifs, etc. La course et le saut à hauteur étaient valorisés, car ils faisaient partie des entraînements militaires systématiques des cadets de la cour royale.

On a proposé de nombreuses classifications de jeux. Parmi ceux présents au Rwanda on peut pragmatiquement compter les genres suivants :

– Activités de quête de nourriture : petite chasse, pêche (rare), avec fabrication d’instruments adéquats (arcs et flèches, frondes, javelines, pièges, etc.).

– Fabrication d’objets à l’aide d’argile, de roseaux, de tiges de mil : p. ex. modelage de petites vaches aux longues cornes et aux énormes pis, ou de figures humaines ; construction de petites cases où des cailloux représentent le bétail, confection de cerceaux ; vannerie.

– Jeux agonistiques : p. ex. jeux de lutte à bras le corps ; imitation des combats de vaches en s’affrontant avec des baguettes fourchues en guise de cornes ; maraudages dans les champs, avec ruses de Sioux pour ne pas se faire prendre.

– Jeux de compétition : p. ex. osselets ; lancers de disques ou de pierres ; toucher d’une pierre le disque lancé par un autre ; sauts en hauteur par- dessus un roseau posé sur deux bâtons ; courses.

– Jeux intellectuels, de calcul et de stratégie : p. ex. le jeu d’igisoro, très répandu à tous les âges, mais qui peut être joué à partir de huit ans et demande une grande concentration. On utilisait un damier de 4 rangées à 8 cases, creusées dans la terre ou dans une planchette en bois ; des petits cailloux ou des graines représentaient les vaches que les deux adversaires cherchaient à se voler l’un à l’autre. Ce jeu pouvait atteindre un très haut degré de raffinement, surtout dans la classe dirigeante qui jouissait des loisirs nécessaires pour s’y exercer.

– Jeux d’imagination : p. ex. utiliser des boutons de fleurs de bananier ou des épis de maïs en guise de poupées qu’on habille, garnit de colliers, porte dans le dos, couvre de vêtements à franges fibreuses, etc. ; moudre du sable comme si c’était de la farine,jouer au voleur de vaches poursuivi par ses victimes.

– Mimes et jeux d’imitation : p. ex simulation de travaux champêtres ; jeu de cithare avec un instrument miniature fait de figes de sorgho jointes ; imitation de scènes guerrières, de maniements d’armes, des exercices des cadets dans les cours princières ; imitation d’auto-panégyriques et d’éloges guerriers ; imitation de scènes du culte des imandwa ou de divination ; imitation de cérémonies de mariage, de première sortie, de deuil; singerie des personnages de la vie publique ; etc.

-Jeux de langage : p. ex. se donner des surnoms pittoresques ; M. Vincent (p. 150) a décrit le jeu « injurier un bâton » : plusieurs bâtons sont plantés ; sur l’un d’eux on crache et on l’injurie, et un enfant qui s’était détourné doit deviner auquel on s’en était pris : en fait il s’agit surtout d’un jeu d’invention d’injures.

-Jeux d’adresse et de plaisir physique : p. ex. grimper dans les arbres ; courir après des cerceaux ; tirer des flèches fabriquées avec des tiges herbeuses ; toucher avec des flèches des disques en tronc de bananier lancés par d’autres ; tirer des oiseaux (attention à ceux qui sont tabous !) ; jets de bâtons sur des cibles (arbres, termitières) à la manière de lances ; usage de frondes,jeux de ficelle ; jeux de balançoire et d’escarpolette ; glisser du haut des collines sur des troncs ou des feuilles de bananier en guise de luges ; lancer en hauteur de petits cailloux et les rattraper (« saisir au vol ») ; exercices d’athlétisme ; quant à la natation, elle était très peu pratiquée, même chez des populations riveraines de lacs et de fleuves et se servant de pirogues.

-Jeux de hasard : paris ; tirages au sort ;

-Jeux d’affirmation de soi : p. ex. « se tuer des yeux » consiste à se fixer du regard jusqu’à ce qu’un des joueurs se mette à cligner ;

-Jeux de sociabilité ; p. ex. se raconter des histoires ; chanter en groupe, puis appuyer un doigt sur la gorge pour produire des modulations du type iodl ;

– jeux sexuels : imitation en cachette de la sexualité adulte.

Avec LêThânhKhôi on peut aussi distinguer les jeux en fonction de leur finalité pédagogique : l’éducation physique et militaire ; l’éducation pour la production ; l’éducation aux institutions sociales ; l’éducation intellectuelle ; éducation esthétique ; l’éducation sexuelle.

Certaines productions nées d’une activité ludique étaient fortement stéréotypées et se trouvaient sous une forme similaire dans tout le pays et bien au-delà, d’autres genres, au contraire, invitaient à une improvisation, à un renouvellement, à une créativité et à une inventivité perpétuels, ainsi qu’à une recherche esthétique gratuite. L’imitation des occupations adultes revenait sans cesse dans les ébats enfantins, que ce soit dans l’improvisation dramatique ou dans la confection des petits jouets. Ce n’est que dans les domaines susceptibles de blesser les sentiments de retenue, de pudeur, de crainte religieuse ou de révérence que l’adulte s’efforçait de décourager ces tentatives de reproduction.

On a cru pouvoir constater la prédominance des jeux d’affirmation intérieure de soi et des jeux non coopératifs de prouesse et de compétition, ce qui rejoindrait structurellement certains traits de la littérature traditionnelle. A mesure que l’enfant était amené à s’intégrer dans la société des semblables, les jeux régis par des règles précises prenaient plus d’importance. Certains jeux s’inspiraient de contes :

« On raconte que jadis un enfant gardait les moutons dans la forêt proche. Un lion venait se régaler chaque jour d’un mouton. Le père grondait le petit berger, mais celui-ci gardait le silence, car le lion lui avait dit qu’il le changerait en lion s’il disait à son père ce qui se passait. Un jour l’enfant parla malgré tout, mais ne retourna plus dans la forêt. Le lion chercha à l’attirer par la ruse. Cette historiette donna naissance à un jeu : un enfant figure le lion, les autres le berger et les moutons. Le lion appelle; « Berger, bon berger viens de ce côté ! » Le groupe répond : « Non, nous avons peur ! » Et le lion : « Vous vous, moquez ? Peur de quoi, de qui ? » Le groupe : « Du lion ! » Celui-ci travestit sa voix et dit : « Venez mes doux agneaux, il y a longtemps que le monstre est mort. » Les enfants, joyeux, courent pour aller de l’autre côté du bois, mais le lion, perdant sa voix doucereuse, se jette sur eux. Chaque enfant touché devient lion à son tour et s’acharne sur ses adversaires. Finalement, l’enfant qui a réussi la traversée sans jamais être touché devient le lion pour une nouvelle partie du jeu ».

Si de nombreux apprentissages se réalisaient sur un mode ludique, c’est que le jeu n’était pas d’abord divertissement ou récréation : il se caractérise souvent par une attitude très sérieuse, active, créatrice, par l’obéissance à (tri’ règles précises et le plaisir éprouvé dans l’effort. Tout en apprenant à connaître le réel, l’enfant prenait conscience de lui-même et de l’emprise qu’il pouvait exercer sur les choses. Si le jeu puisait ses prétextes dans le milieu environnant il ne s’y enlisait pas et savait l’utiliser avec une souveraine liberté. Jeu et activité utilitaire allaient se mêler insensiblement et l’on aboutissait ainsi à une sorte d’auto-éducation stimulée par l’envie de s’intégrer dans le monde adulte. Non seulement l’enfant apprenait en faisant, mais très vite il approfondissait aussi Sa connaissance en enseignant, car il était lui-même sans cesse investi d’un rôle d’éducateur envers de plus jeunes que lui. Un apprentissage est forcément d’autant plus signifiant et motivant qu’il est intégré à la vie.

Grâce au jeu, l’enfant se créait en quelque sorte une culture à lui partiellement en marge du monde adulte, avec ses thèmes, ses normes et ses lois, va parfois ses rites, dont il ne se souvenait plus que faiblement une fois parvenu: l’âge mûr. Les relations entre monde enfantin et monde adulte sont toujours labiles et complexes. S’il est juste de souligner que les petits ont leurs regards tournés vers des adultes qu’ils rêvent de rejoindre et tentent d’imiter, il ne fa pas oublier pour autant qu’ifs forment un groupe, une société dans la société, qui a sa vie et ses caractéristiques propres. Il se trouve qu’au Rwanda celle-ci é relativement peu institutionnalisée et organisée si on compare l’état des choses en ce pays avec ce qui pouvait s’observer ailleurs à travers l’Afrique. Elle n’en était pas moins réelle, et l’activité la plus spécifique de l’enfance, ce sera t jours le jeu.

Structures mentales

En toute culture, il y a toujours, par-delà la multiplicité des éléments qui la constituent, un certain nombre de structures mentales et de schèmes de pensée, parfaitement inconscients, qui les organisent, leur donnent sens et fondent ainsi l’unité culturelle. La tâche ultime de l’ethnologue est de les dégager. C’est l’intégration progressive de ces schèmes qui représente ce qu’en toute socialisation il y a de plus profond et de plus fondamental. Au Rwanda, un certain nombre d’essais ont été tentés en ce sens. J’en évoquerai trois qui me semblent majeurs.

Le premier a été exposé plus haut à propos de la notion d’ubumwe. Il fut entrepris par ceux qui ont décrit un faisceau de forces vitales qui; issues de Dieu, irriguent tout l’univers, parviennent à l’individu au travers de la chaîne de ses ascendants, puis se transmettent à travers lui à ses descendants. Le potentiel dynamique dont chacun est non seulement porteur, mais ontologiquement constitué, peut être augmenté et diminué de multiples manières. On peut même se couper de cette chaîne vitale par laquelle on est ‘-relié aux ancêtres et à Dieu, et sombrer dans le néant métaphysique. Il n’y a de vie pleine et heureuse, il n’y a de réussite et de fécondité que si ces forces circulent harmonieusement. Les principales dispositions de la coutume peuvent s’expliquer par la nécessité pour les personnes comme pour les groupes, non seulement d’éviter de se « déforcer », mais de constamment se « renforcer » pour vivre en pleine possession de leurs moyens.

Une deuxième tentative, qui se situe dans le prolongement de la première, nous la trouvons dans la thèse de D. de Lame (1996). L’auteur y montre que c’est une circulation très concrète de fluides porteurs de forces qui, à Pinté-rieur de limites culturellement fixées, est fondatrice aussi bien de l’identité sociale que de l’intégrité personnelle, de la prospérité du royaume que de la santé des individus. Ce système circulatoire transparaissait d’abord dans la liturgie de la royauté sacrée telle qu’elle est décrite par le « code ésotérique ». Mais ‘Celle-ci mettait en oeuvre des fondements idéologiques, des symboles et des gestes qui avaient leurs répondants exacts dans les rites agraires et familiaux, la littérature populaire, les multiples interdits et jusque dans la banalité des actes de la vie quotidienne.

Si l’on voulait que la vie du cosmos, de la terre et du ciel, du royaume de tous les êtres qui les peuplent soit féconde, ce flux devait donc s’écouler de manière intense, mais aussi réglée, ordonnée et harmonieuse, à l’image de qui se passe au sein d’un organisme vivant Le roi circulait entre ses différents lieux de résidence, la parole, les femmes, les vaches, les dons et contre-dons, même les liquides corporels tels la salive, les biens ramassés sous forme d’impôts, lait, bières, aliments solides ne cessaient d’être échangés et redistribués e différents niveaux : se constituaient ainsi des réseaux enchevêtrés qui quadrillaient tout le pays :

« Une circulation physiquement repérable dans les paysages où les sentiers se tracent gré des passages répétés et font de cet espace sans village qu’est le Rwanda un espace néanmoins éminemment social : c’est l’ordre symbolique qui, dans l’ordonnancement des relations, structure l’ensemble du territoire à la fois spatial et symbolique ».

Ces échanges et ces partages, qui en même temps fondaient et signifiaient le tissu social, ne créaient pas seulement des réseaux efficaces entre hommes, mais véhiculaient aussi des forces qui débordaient sur tous les autres êtres.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que cet espace qui se structurait par les seuls liens fondés sur la circulation des personnes et des biens ait eu un caractère visuellement peu différencié, fluide, sans centres politiques ou religieux fixes, où les enclos formaient les seules unités repérables. Plus largement, il en résultait une culture au symbolisme omniprésent, mais diffus et mouvant à l’instar de l’habitat, sans code explicite ni système de correspondances établi (Smith, p. 25). Dans cet ensemble en circuit fermé, mais éminemment cohérent, tout blocage du flux circulatoire et toute captation égocentrique des fluides et des forces qu’il véhiculait étaient compris négativement et assimilés sorcellerie, à l’empoisonnement ou à la rébellion. La radicalité dans l’attitude de rejet à l’égard des jeunes femmes non menstruées, ou aux seins non développés, ou enceintes hors mariage, ne s’explique que parce qu’elles étaient perçues comme des obstacles à circulation des énergies. Une jeune épouse ne pouvait traverser une rivière de peur que ses forces ne se perdent. Un simple regard pouvait être chargé d’un pouvoir bloquant : ainsi la croyance voulait-elle qu’un enfant illégitime soit capable d’anéantir d’un seul coup d’oeil les biens de tout un lignage ou de tout une colline. Aussi les personnes importantes ou vulnérables – le roi, la reine-mère, la fiancée qui s’achemine vers son sort, les nouveaux mariés – devaient-elles être soustraites aux regards d’autrui.

Le ficus planté près de la maison, évocateur de puissance et considéré comme imana, marquait l’ancrage temporel et l’implantation spatiale de la famille.

« (Il) fait communier l’enclos, à travers son chef, aux forces célestes garantes de la fertilité de la terre et de ceux qui la peuplent… (Ces arbres) marquaient l’harmonie cosmique des forces terrestres et célestes dont le chef de famille, de lignage, le roi étaient le vecteur et l’incarnation au-delà de la vie individuelle » .

Car à l’instar du ficus, le roi était lui-même le canal majeur par lequel les forces fluides imana se répandaient sur tout le royaume. Leur circulation était réglée par les rites royaux qui seuls pouvaient donner leur efficace aux rites personnels ou familiaux ; mais en retour, la pureté du roi dépendait aussi de celle de ses sujets et de leur respect des interdits. Quant au bétail, intermédiaire entre le règne végétal des bières et celui, supérieur, des hommes, « fluide comme la pluie et les semences humaines« , objet ‘d’échange par excellence dont le roi était l’ultime détenteur et régulateur, il apparaissait comme le symbole privilégié entre tous de cette circulation dynamisante et fécondante.

Je ne ferai qu’évoquer ici une troisième tentative : celle entreprise par E. Gasarabwe dans Le geste rwanda (1978), le livre sans doute le plus original, le plus riche et le plus profond qui ait été écrit sur ce pays et sa culture, entièrement consacré aux grands schèmes mentaux. Toute son analyse s’articule autour des axes majeurs qui structurent l’espace et les trois plans principaux ans lesquels se projettent les gestes humains : le plan horizontal (celui de la terre, de l’horizon, de l’habitat, des bras étendus balayant l’espace, de la vie et de l’explosion des énergies physiques humaines), le plan sagittal (avant/arrière) et le plan frontal (gauche/droite). « L’homme partage l’espace, expérimentalement, selon le schéma de son corps ». C’est surtout la symbolique de la maison, foyer de toute socialisation, qui a été longuement passée au crible.

Prenons l’exemple de la verticalité. Le haut correspond aux influences bénéfiques, alors que le bas est la zone d’énergie moindre. Ascendant, le mouvement est associé à la vie, descendant à la mort. Soulever le bébé le jour de sa première sortie, autrement dit exécuter un geste qui va de bas en haut, symbolise sa croissance. Le roi soulevait de la même manière le panier des prémices et les pioches utilisées pour la culture rituelle au moment de sanctifier la production nationale. Au terme des séances du gukuna, les filles lançaient en l’air leurs vêtements afin de favoriser la croissance des seins et des lèvres génitales. Faire une chute à l’intérieur de son propre enclos signifiait pour le père de famille une menace de mort imminente. Si les mères interdisaient aux enfants de manger des aliments tombés à terre, ce n’était pas tant par crainte de la saleté que parce que la chute, mouvement descendant, était porteuse d’adversité.

Le rugo est pour l’habitant ce que le Rwanda est pour le roi : un univers. Cet univers est volontiers divisé selon le schéma binaire du corps humain… Le monde entier se dessine comme une silhouette humaine comportant un « bras gauche » et un « bras droit ».

Le Rwandais nomme son « chez soi » sa droite, car c’est l’endroit où rituellement il est le plus fort et le mieux protégé. Tout ce qui n’est pas le rugo est virtuellement à gauche, car hors de l’enceinte on est plus vulnérable. L’homme qui trébuche du pied droit en sortant doit s’attendre à un périple plein d’embûches.

Les principaux gestes humains peuvent être resitués dans l’espace et en tirer leur signification : lever, jeter, lancer, tomber, laisser tomber, monter, descendre, pencher, toucher, courber, porter, suspendre, piétiner, délier, serrer, couper, enjamber, plier, etc. Des croyances et des rites à première vue sans fondement s’éclairent subitement.Les oppositions binaires de base, spatiales et temporelles, s’articulent les unes sur les autres : devant/derrière, dedans/dehors, envers/endroit, au début/à la fin, avant/après d’abord/ensuite, premier/dernier, principal/secondaire, bon/mauvais, inférieur/ supérieur, etc.

La disposition des habitations et des champs, les espèces végétales et animale qui les peuplent, les sentiers qui les relient, toutes les composantes du paysage constituent non seulement un cadre de vie, mais aussi de pensée.

On pourrait sans doute dégager bien d’autres schèmes mentaux à partir, par exemple, de la symbolique des nombres dont nous avons rencontré quelques aspects chemin faisant. Pour ne prendre qu’un exemple : à la différence de la journée, du mois ou de l’année qui sont déterminés par les astres, la semaine est une unité temporelle résultant d’un choix culturel le plus souvent arbitraire : le fait qu’au Rwanda elle ait été de cinq jours n’a pas été sans incidence sur le rythme de la vie sociale. De même l’opposition entre pair et impair, corrélative à celle entre faste et néfaste, se retrouve elle aussi en d’innombrables pratiques colorées de magie.

C’est évidemment par l’étude approfondie de la langue que bien des structures marquantes au plan psychologique apparaissent le mieux. Ce fut l’entreprise qu’A. Kagame a été le premier à tenter quand il s’interrogea sur la « philosophie » implicitement contenue dans le kinyarwanda. Il examina la main dont cette langue si complexe exprimait des idées abstraites, dont aux différent niveaux de la réalité elle posait les problèmes de l’existence ou de la causalité et selon quelles catégories elle permettait à la réflexion de s’exercer. Si chez A. Kagame le point de départ de sa quête a été philosophique, chez d’autres il a été proprement linguistique, en partant par exemple des différentes classes nominales ou des différentes modalités selon lesquelles se conjuguent les verbes.

N’est-on pas toujours à nouveau étonné de voir un enfant de trois à quatre ans dominer déjà pour l’essentiel sa langue maternelle, donc appliquer correctement les règles très complexes qui en régissent les différents niveaux – phonologique, morphologique, sémantique, tonologique – alors qu’il ne les a jamais apprises formellement, qu’il ne peut pas en rendre compte et que cet usage inconscient se prolongera durant toute la vie à moins d’être amené à s’adonner une démarche réflexive sur son propre parler ? Ce qui vaut pour le système linguistique vaut de même pour l’ensemble des systèmes ou sous-systèmes dont est composée une culture. Cela nous fait toucher du doigt l’importance de ces structures dans lesquelles nous nous coulons et que nous faisons nôtres très réellement, mais sans même nous en rendre compte.