La vague des conversions à la Civilisation occidentale caractérisées principalement par l’adhésion « massive » de la jeunesse à la Religion des Pères Blancs et à l’instruction de « type européen » provoqua une division parmi les membres de la société rwandaise. Cette scission fut surtout remarquable dans la classe dirigeante où les jeunes chefs furent opposés à la « vieille » élite encore au pouvoir. Poussés par un certain esprit opportuniste de sauvegarder leurs intérêts traditionnels et d’en acquérir de nouveaux, les jeunes chefs tutsi embrassèrent la Religion chrétienne et se firent instruire afin de pouvoir servir d’intermédiaire entre le nouveau pouvoir colonial et la Masse de producteurs, rôle qu’ils risquaient de lddaisser aux jeunes roturiers et aux petits Tutsi qui, depuis l’arrivée des Pères Blancs dans le pays, s’étaient fa5miliarisés avec les « affaires » des Blancs.

Les décrets signés par le MwamiYuhi V Musinga, mais imposés en réalité par les administrateurs belges, indiquèrent effectivement que les temps étaient en train de changer, que la place dans la hiérarchie sociale, économique, administrative et politique ne dépendait plus des privilèges de la naissance, mais des mérites personnels nouveaux basés sur les valeurs véhiculées par les Blancs. Ils montrèrent également que le vrai pouvoir, la vraie politique et les grandes décisions n’étaient plus à la Cour de Nyanza mais à la Résidence de Kigali. Là-dessus, les jeunes chefs, les vieux et le Roi lui-même, tous furent unanimes pour constater le fait. Cependant, tous ne surent pas vivre ses effets. Il se créa alors parmi les détenteurs du pouvoir coutumier deux blocs opposés: les « traditionalistes » et les « modernistes ».

Le premier groupe, composé de vieux chefs ayant à leur tête le Mwami Yuhi V Musinga, cherchait à garder intactes les institutions du pays ainsi que toutes ses coutumes. Il considérait comme une grande violation de l’intégrité de la société l’intervention des Européens dans les structures locales et l’imposition de leurs traditions au détriment de celles des Rwandais. Ce groupe voyait évidemment dans l’action du Blanc, la perte même de sa position comme conteneur de toute la vie nationale. Le deuxième bloc composé de chefs convertis à la Religion chrétienne et à la Civilisation occidentale et de tous les sujets du royaume qui avaient adhéré à l’enseignement profane et religieux des Blancs, trouvait dans l’arrivée de la colonisation belge à la fois un facteur de leur propre montée dans la hiérarchie du pouvoir local et un « catalyseur » de l’évolution de leur pays. D’emblée, nous constatons que l’élément de base du désaccord demeurait l’intérêt, l’avantage.

Mesurant la force des deux parties, nous remarquons que les traditionalistes étaient en position de faiblesse par rapport aux « modernistes » parce qu’en s’opposant aux changements, ils cherchaient à freiner l’œuvre « civilisatrice » et « évangélisatrice » des Blancs et s’attiraient par voie de conséquence leur réaction nécessairement défavorable. Autrement dit, l’attitude de Musinga et de ses partisans donnait aux « modernistes » un allié très fort. Ou plutôt, elle offrait aux Blancs une occasion de diminuer encore davantage le pouvoir du Mwami et des vieux chefs pour renforcer celui des jeunes chefs qui étaient leurs outils. En fait, dans ces circonstances, il est préférable de parler de l’opposition entre le Mwami Musinga et les Blancs car les dits « modernistes » n’étaient que les produits de ces derniers et le désaccord entre eux et le Mwami n’était que la conséquence du séjour de l’Européen au Rwanda. Mis à part le conflit interne etancien entre la Cour et les notables, Musinga ne détestait pas les jeunes chefs en tant que tels, mais le fait européen qu’ils représentaient et véhiculaient. Il voyait dans le nombre de chefs convertis comme dans leur comportement la puissance des Européens contre lesquels il n’avait pas pu se soulever ouvertement.

En acquiesçant aux propositions des Belges de pousser les gens à l’instruction, Musinga n’aurait peut-être pas pensé aux suites de sa position. Mais là encore, même s’il en avait prévu les conséquences, il n’aurait pas agi autrement, car il était forcé de se prononcer en faveur des décisions du Belge. Toutefois, nous pouvons supposer qu’il ne s’attendait pas à ce que les jeunes tutsi « instruits » refusassent ses directives pour suivre celles des Européens parce que nous remarquons que son attitude a commencé à changer à partir de 1926-1927, années pendant lesquelles les Belges ont pensé donner plus de stabilité et de sécurité aux chefs en les rattachant plus à l’autorité du Résident plutôt qu’à celle du mwmi. À ce moment-là, Musinga ainsi que ses partisans se montrèrent quelquefois opposés aux Blancs, même si cette opposition ne se remarquait qu’à travers des « attitudes négatives » à l’égard des plans et projets des Européens ou à l’endroit de leurs auxiliaires:

« Au point de vue politique, la situation devient plus difficile. Notre sultan, Musinga, fait de plus en plus marche arrière: antieuropéen, anticatholique, il se livre de plus en plus à ses sorciers, vieux régime, très convaincu que sonnera l’heure où il pourra bouter hors son royaume tous ces Européens exécrés qui l’empêchent de régner à sa guise. Il y a peu de temps il me redisait sa plainte accoutumée:

« Je ne suis plus roi. Je ne puis plus tuer qui je veux et comme je le veux, ni déposséder les gens à mon gré; comment peut-on encore savoir que je suis roi? »

C’est net! Un fossé s’était creusé et élargi entre l’administration coloniale belge, les Pères Blancs ainsi que leurs auxiliaires et le Mwami ainsi que ses courtisans encore fidèles. La conséquence de cette situation fut la coalition d’intérêts du premier groupe contre le deuxième et la mise au point d’un plan devant mener le premier bloc à déposer le Mwami Yuhi V Musinga.

Destitution du Mwami, déportation de Musinga

Considéré et présenté comme « roi sans énergie, usé et vieilli avant l’âge », Musinga était devenu, pour l’administration coloniale belge, un monarque à écarter de son trône. Ce ne fut pas parce que le souverain rwandais paraissait vieux avant le temps que sa destitution fut arrêtée, mais bien parce qu’il œuvra toujours selon ses moyens pour l’échec de l’œuvre des Européens, devenant par ce fait même, un Tutsi « réfractaire » devant l’adhésion des autres nobles à la Religion et à la Civilisation occidentales et devenant par surcroit un monarque à éloigner du trône pour la bonne marche de l’entreprise européenne:

« Bujumbura, 5 janvier 1931.

J’ai loyalement essayé de ramener le Mwami à une plus saine compréhension de ses devoirs. J’ai dû me rendre compte que cet homme est indifférent à tout ce qui n’est pas son égoïsme et sa lubricité; qu’il est incapable d’aider en quoi que ce soit au progrès de ses sujets, qu’il vouerait délibérément ses populations à la stagnation si tant est qu’un gâtisme précoce lui permette encore d’avoir une volonté autre que la satisfaction de sa perversité et de son hostilité,..

Aussi entre-t-il dans mes intentions de proclamer sa déchéance… Le plus tôt serait le mieux, me semble -t -il… » (Lettre de M. Voisin à Mgr Classe, citée dans Rapports annuels des Missionnaires…, no 27 (1931-1932), p. 242.)

Une question se pose directement à savoir: pourquoi M. Voisin, Vice-Gouverneur, a-t-il consulté Mgr Classe sur la déposition du roi Musinga.

Un point qui touche encore aux relations Eglise-Etat. Depuis l’avènement du colonisateur belge au Rwanda, toute action d’importance concernant la marche générale de la Société était exécutée par les fonctionnaires coloniaux après discussion et avis favorable de la part des autorités de l’Eglise catholique car, nous l’avons déjà souligné plus haut, les Pères Blancs étaient considérés comme des hommes qui connaissaient, mieux que tout autre Européen, les réalités du Rwanda et étaient en mesure de suggérer des politiques à prendre. Mais aussi, l’Eglise catholique était une force dans le pays qu’aucun administrateur colonial belge ne pouvait pas ignorer dans ses décisions. Aussi, constatons-nous que la résolution finale de destituer Musinga a été prise après l’accord favorable de Mgr Classe.

L’acquiescement de celui-ci à la déposition du Mwami Yuhi V Musinga pourrait s’expliquer par le fait que le départ de ce monarque signifiait la fin de la résistance occulte de l’autorité locale à l’Eglise catholique parce que dans deux longues entrevues qu’il eut, les 11 et 13 septembre 1931, avec le général Tilkens et M. Voisin, il fut décidé de mettre à la place de Musinga, son file Rudahigwa, chef du Marangara et catéchumène des Pères Blancs. Pour le prélat, l’avènement d’un monarque converti se posait comme une victoire des prêtres catholiques sur les sacrificateurs dans la Religion rwandaise et celle des « modernistes » sur les « traditionalistes » ou autrement dit, le « triomphe » de la Civilisation occidentale au Rwanda.

Cependant, il ne suffisait pas que les Européens se missent d’accord sur le « Coup d’Etat » contre Musinga et sur le successeur de celui-ci; il fallait obtenir de Rudahigwa son consentement de remplacer son père, s’assurer de l’appui des chefs et du peuple. La trame s’annonçait facile parce que les Pères Blancs et l’administration coloniale belge avaient réussi à diviser la sphère de la politique rwandaise en deux hémisphères et avaient créé ou activé dans les jeunes chefs l’esprit d’opportunisme si bien que rien n’allait les empêcher de se prononcer pour la déchéance des « vieux » et pour le pouvoir des « jeunes ». L’acceptation rapide de Rudahigwa à participer aux préparatifs discrets de la déposition de son père et ceux de sa propre intronisation appuie fort bien cette dernière assertion(« Musinga serait relégué, et son fils aîné proclamé Mwami.

Rudahigwa dut être mis au courant et sut parfaitement garder le secret, même vis-à-vis de sa mère. (…) Le futur Mwami fut appelé à la seconde (entrevue du 13 septembre 1931); le détail des événements fut arrêté et le 12 novembre fixé pour leur exécution. » Rapports annuels des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs), no 27, (1931-1932), p. 242).

L’attitude de Rudahigwa est révélatrice: elle est le témoin du changement de mentalité parmi la jeunesse, du bouleversement de comportement de la nouvelle élite rwandaise face aux traditions du pays. Dans le cadre habituel, il était impensable, Rudahigwa le savait, qu’un fils montât sur le trône de son père du vivant de celui-ci. Plus est, selon les Traditions, selon le rituel de l’accession au pouvoir royal, le Mwami devait être proclamé par le collège des Biru- Aèdes qui lui conférait les puissances surnaturelles et l’autorité politique et juridique qu’il devait exercer pendant son règne, Même si parmi les grands cérémoniaires il n’y avait pas eu des partisans de Musinga, la règle et la Tradition militaient contre l’intronisation de Rudahigwa en remplacement de son père vivant. L’acquiescement de Rudahigwa devant le complot contre Musinga ne fut pas seulement un défi aux rites de la Cour mais signifia encore un défi au respect pour l’autorité paternelle.

Dans cette affaire, il n’y eut certes pas seulement un jeu bien orchestré des Européens, mais encore une collaboration intéressée des « modernistes » contre le pouvoir du Mwami. A première vue, le grand responsable demeure l’Européen qui a mis dans les jeunes notables l’idée, sans doute erronée, qu’ils étaient, grâce à l’école et à la Religion du Blanc, plus intelligents et mieux outillés que leurs pères restés conformes aux acquis de la Culture rwandaise pour présider aux destinées du Royaume. Il parait aussi responsable parce que ce fut pour sauvegarder et faire progresser son œuvre au Rwanda que la destitution de Musinga a été décidée et qu’elle a été exécutée au matin du 12 novembre 1931 par M. Voisin qui annonça à Yuhi V sa déchéance et sa déportation à Kamembe au sud-ouest du Rwanda où les habitations avaient été préparées pour lui, suivant les plans secrets du « triumvirat » :

  1. Voisin, représentant du Gouvernement colonial belge,

1 . Mgr Classe, représentant de l’Eglise catholique,

  1. Rudahigwa, représentant de la nouvelle élite, les « modernistes » au pouvoir coutumier.

De plus, le responsable est le Rwandais lui-même, celui-là qui a contribué à l’échec du Mwami en se ralliant aux Blancs et celui-là aussi qui sans être « ami » des Européens a assisté passivement à la dégringolade progressive de Musinga dont il ne supportait pas l’autorité en tant que Mwami de tout le pays. De là, l’absence notoire d’une certaine manifestation défavorable à la décision des Européens de déposer Musinga. Du 12 au 16 novembre 1931, dates de la destitution de Yuhi V et de l’intronisation de Mutara III Rudahigwa, « On cause un peu; tout le monde est calme, nulle émotion ne se remarque: « C’est Musinga qui a voulu sa perte! » Autrement dit, en se refusant aux apports de l’Occident chrétien, Musinga a progressivement préparé la fin de son règne. Cette fin fut entre autre le résultat de 31 ans de confrontation entre les Pères Blancs et Musinga, deux grands tenants de deux Religions différentes. Comme le dit une chanson populaire composée après la déportation de Yuhi V Musinga :

“Naraye nciwe ntagira igicumuro habe nagato, mbandoga Kalinga! Bagore bamaliza namwe nkumi zikowe, murabeho neza, baterambabazi njyewe ndaciwe.

Sinishe Uwera; nkica Uwera, mbandoga Kalinga! Sinaroze Uwera; nkica Uwera, mbandoga Kalinga! Ntimugatarame; uwo bataramiraga yaraye aciwe.

Kalinga yabuze imitsindo yo kubatsinda! “Solina Nyirandeze

La déchéance du Mwami parut, dans le cadre de la Religion des Rwandais comme une incapacité de Kalinga Tambour – emblème de la royauté d’endiguer la force expansionniste des Européens et de leur Religion. Kalinga étant le symbole du Sacré rwandais, et son impuissance consacrait la victoire du Sacré Chrétien.