La Révolte de Ndungutse Et La Crise De La Monarchie Rwandaise
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Le mouvement déborde rapidement vers le sud et menace le Nduga, la région royale par excellence. Il s’intègre donc aux tensions propres à la société et à la politique rwandaise.
1°) La contestation de la légitimité de Musinga.
Il est nécessaire de rappeler les conditions de l’avènement de Yuhi Musinga. Kigeri Rwabugiri mourut en 1895 au cours d’une expédition menée contre le Bushi, à l’ouest du lac Kivu. Il avait choisi comme successeur Rutalindwa qui fut intronisé sous le nom de Mibambwe, bien qu’il ait perdu sa mère (du lignage des Bakono). C’est une autre veuve de Kigeri, Kanjogera (des Bega) qui fut désignée pour jouer le rôle de « reine mère », indispensable selon la tradition monarchique rwandaise. En 1896 une expédition envoyée par le nouveau roi vers le sud du lac Kivu pour s’opposer à l’intrusion du lieutenant belge Sandrart subit une défaite catastrophique près d’Ishangi. Cet échec des lances devant les armes à feu ne fit pas peu pour déconsidérer Mibambwe et c’est peu après qu’un complot fut monté contre lui par Kanjogera, aidée de son frère Kabare, d’autres chefs bega et aussi de Batsobe, un lignage où se recrutaient les principaux ritualistes de la Cour. Le jeune roi, isolé et assailli à Rucuncu en 1896, se donna la mort en mettant le feu à sa case. Tous ses parents, notamment ses frères, furent massacrés ou exilés dans les semaines et les mois qui suivirent. C’était le triomphe des Bega, du groupe de Kanjogera et de son fils Musinga, de Kabare, de chefs comme Rwidegembya, etc. Tous les bons postes leur furent confiés, à eux et à leurs alliés Batsobe. Les trois Biru, témoins des dernières volontés de Kigeri, Bisangwa, Sehene et Mugugu, furent éliminés.
Le coup d’Etat de Rucuncu était la tare originelle qui fonda l’impopularité de Musinga. Le régicide et la disparition de Kalinga, le grand tambour dynastique, dans l’incendie de la case Mibambwe étaient lourds à porter, malgré la phrase cynique qu’aurait alors prononcée Kabare : « Il nous reste un roi, le tambour n’est qu’un arbre !»On ajoutait que Musinga avait fréquenté son père, contrairement aux usages requis pour l’héritier au trône, qu’il avait été initié au kubandwa(le culte de Ryangombe), qu’il était le mwami des Bega plus que du Rwanda. En outre le rituel voulait que les rois nommés Yuhi ne franchissent pas la Nyabarongo, si bien que Yuhi Musinga restait dans le Nduga alors que ses prédécesseurs circulaient dans tout le pays. La Cour
Constituait donc un milieu fermé dominé par Kabare jusqu’à sa mort en 1911. Le chef du poste de Kisenyi, von Sparr, notait très justement la différence entre le style de gouvernement de Rwabugiri et celui de Musinga :
Musinga ne jouit pas, au contraire de son père Rwabugiri, d’une grande faveur auprès du peuple. Rwabugiri avait toujours une oreille attentive aux plaintes de ses sujets et il réglait toutes choses personnellement avec une grande équité ; même un non-Tutsi pouvait y trouver son droit —, tandis que cela ne doit pas être le cas avec l’actuel sultan. Musinga est d’ailleurs personnellement peu connu, car il s’isole beaucoup et ne quitte pas sa résidence de Nyanza. D’après une conviction solide dans le pays, il doit mourir s’il traverse un fleuve. J’ai souvent observé que l’influence de Musinga n’était pas absolue dans le pays, elle est en tout cas égale à zéro dans les régions frontalières du nord.
2°) Le mythe de Biregeya.
Malgré tout, la soif de protection royale était grande au Rwanda, la valeur physique et morale du mwami était une garantie de santé pour le pays tout entier. Sinon il fallait « revenir à la normale», comme le disait le rituel monarchique, c’est-à-dire opérer un changement de souverain. C’était la menace qui pesait sur Musinga. Or depuis 1896 la Cour était de ce point de vue en proie à une obsession : la rumeur relative au prétendant Biregeya. La thèse était la suivante : c’est Biregeya, fils de la reine Muserekande, qui avait été choisi par Rwabugiri pour lui succéder. Le rôle de Rutalindwa s’éclairait alors d’un autre jour : il ne devait être que le régent en attendant que Biregeya grandisse. Cela, explique qu’il ait été porté au pouvoir par Rwabugiri en 1895 bien que sa mère ait disparu et qu’il ait d’autre part épousé à son tour Muserekande dont il devait assurer la protection. Ce roi sans reine mère ne devait assurer qu’un intérim au profit d’une reine mère au fils trop jeune. Là-dessus intervint le coup d’État de 1896 qui, dans cette version des faits, était à la fois dirigé contre Rutalindwa et contre Biregeya. Muserekande dut s’enfuir avec son fils au Ndorwa.
Mais depuis lors on annonçait sans cesse son retour et le renversement de l’ « usurpateur » Musinga. En fait cette histoire présente de nombreuses obscurités. Certains témoins disaient que Muserekande s’était d’abord installée auGisaka avant la mort de Rwabugiri afin d’y élever en sûreté le prince héritier, d’autres parlaient du Burundi. Ces pays furent encore cités au moment de sa fuite. Ensuite personne ne pouvait affirmer avoir jamais vu Biregeya, sauf Nirinkweya, le client de Lukara présent à la cour de Ndungutse et qui prétendait que Biregeya avait séjourné trois jours à Ngoma, que c’était un « Tutsi aux yeux brillants », qu’il était « vêtu en swahili » et qu’il avait un fusil. Cette description avait l’avantage de faire bénéficier l’ « antiroi » à la fois des forces de la magie traditionnelle et de celles de la magie moderne des armes à feu, mais elle ne fut corroborée par aucun autre témoin. Selon d’autres informations, Biregeya serait mort très jeune, ce qui expliquerait la part importante prise ensuite par Ndungutse, le fils de Muserekande et de Rutalindwa. Face à l’usurpateur Musinga, on voit donc se dessiner comme deux lignées sacrées : celle des vrais rois que seraient Kigeri et Biregeya et celle des intermédiaires, le régent Rutalindwa et le précurseur Ndungutse.
Concrètement c’est ce dernier qui se manifeste, appuyé sur cette idéologie mythique et contestataire. Les noms des protagonistes ont des sens révélateurs. Nyiragahumuza, c’est « celle qui apaise », la Pacificatrice. Biregeya, c’est « Six-doigts), qui aurait donc été marqué physiquement pour sa destinée merveilleuse (cela nous rappelle Ntoki-biri, « Deux-doigts », le rebelle de 1917). Ndungutseest une sorte de nom de guerre (selon Alexis Kagame son vrai nom aurait été Birasesenge) qui signifie « Je m’étends, j’accrois mon pouvoir, je triomphe ». C’était aussi le nom d’un ritualiste de la Cour chargé de garder les ceintures des reines mères défuntes et un tambour dynastique rwandais s’intitulait Kiragutse (« Lepays est en expansion »).On appréciera enfin la valeur du toponyme Ngoma (« Tambour »), choisi par Ndungutse pour sa capitale. Ndungutse déploie toute une symbolique magique. II se fait le rassembleur des forces sacrées gaspillées par Musinga. Il appuie les Basigi, anciens détenteurs de Kalinga et victimes des Batsobe, les ritualistes traîtres de 1896. Il se fait le vengeur de son père Mibambwe Rutalindwa. Celui-ci prend figure de martyr, de sauveur magique du pays grâce à son sacrifice et grâce à l’action de son fils. On retrouve ici le thème bien connu dans l’histoire rwandaise du mutabazi,le roi qui se fait tuer pour attirer la victoire sur son pays. L’origine même de Ndungutse reste problématique. Était-il le fils de Nyiragahumuza ? Peut-être, bien qu’au Kigezi une tradition ait voulu qu’elle n’ait pas eu d’enfants Et celle-ci était- elle-bien-Muserekande ? Cette reine semble-avoir réellernent existé, mais selon différents témoignages elle aurait disparu au Ndorwa après la défaite, près des marais de la Mulindi, d’un chef muhutu qui la protégeait, devant les guerriers du grand chef Nturo. Nyiragahumuza (ou Muhumuza) ne serait alors qu’une usurpatrice qui aurait exploite cette histoire en jouant sans doute de la sensibilité des fidèles de Nyabingi au thème de la « reine en exil » ou de la « princesse persécutée ». L’habileté de Nyiragahumuza s’expliquerait peut-être par un séjour antérieur à la Cour rwandaise à titre de servante. Kigeri Rwabugiri et ses chefs n’avaient-ils pas ramené de femmes du Mpororo à l’issue de l’expédition qu’ils y menèrent dans les années 90 ? La confusion des récits, digne de la brume des grands marais du Rukiga, put favoriser les illusions les plus merveilleuses. Elle laisse aujourd’hui le champ libre à de nombreuses hypothèses.
La virulence de ce prophétisme était en tout cas bien établie. Les fidèles de Ndungutse étaient persuadés, comme les adeptes du mouvement maji-majiqui avait embrasé tout le Sud de la Deutsch-Osta-frikaen 1904-1905, que les balles des Allemands se fondraient en eau. On ajoutait que Ndungutse n’avait qu’à faire un geste pour que les enclos flambent. Il y avait de quoi inquiéter les autorités. Les soucis que le mythe de Biregeya causa au mwami Musinga se révèlent en deux occasions. En 1907 lors de l’arrivée au Rwanda par le Mpororo de l’expédition scientifique du duc de Mecklemburg, de nombreuses délégations vinrent à sa rencontre, menées par de grands chefs comme Nturo et Rwubusisi. Des foules se pressaient sur les collines où elle passait. A Nyanza, Musinga, accompagné du résident von Grawert, lui réserva un accueil royal, offrit des quantités de bétail, fit parader ses meilleurs danseurs. Aux cadeaux du mwami succédèrent ceux du duc de Meeklemburg (un couteau de chasse, un réveille-matin, une scie, des cartouches pour sa carabine…). Ce fut le signal du soulagement à la Cour ! On avait en effet redouté, dans l’entourage de Musinga, que ce grand chef allemand ne fût venu pour mettre sur le trône un nouveau mwami. C’est qu’une rumeur populaire disait que « le grand taureau arrive avec ses veaux », qu’il « a quatre bras et six jambes ». Dans son récit le duc commente ces bruits fantaisistes« La rumeur s’était répandueque le refus d’une partie des cadeaux de mon côté aurait été un signe de ma volonté d’aider le prétendant au trône, un parent de Musinga, et de renverser l’actuel « Mami[ mwami, ndlr]». » Quatre ans plus tard, en 1911, les devins du roi dirigés par le grand chef mwega Rwidegembya, organisent de grandes séances de divination en rapport avec le contexte politique. Ils vont à la recherche des imitsindo ya kera (« les moyens de vaincre ancestraux »). Des taureaux sont sacrifiés selon des rites.Les inquiétudes de Musinga se reflètent dans les problèmes posés par les ritualistes : « Musinga est mal avec les Bazungu, ils saisiront le roi. Musinga est mal avec BwanaLazima. Il est mal avec Ndungutse. Musinga est mal avec les missionnaires. » Entre ces forces contradictoires le mwami hésitait. La procédure employée nous rappelle que dans ces anciens royaumes tout conflit politique est en même temps conçu comme un conflit magique. Le mythe de Biregeya prend tout son poids dans ce contexte.
3°) La politique de Ndungutse.
Elle correspond à la contestation du pouvoir de Musinga qui est sa raison d’être. Ndungutse est d’abord le vengeur de Rutalindwa. Il attaque donc les enclos des Bega et des Batsobe, les complices de Rucuncu. Près de Rulindo vivait un Mutsobe nommé Murangiraqui aurait donné le coup de grâce à Mibambwe en 1896; tout son lignage est chassé de la région. Mais, toujours près de Rulindo, on constate que Ndungutse fait respecter les enclos des Baha et des Banyiginya, c’est-à-dire respectivement des familles tutsi de sa mère et de son père. Il met en fuite les chefs batutsi nommés par Musinga. Les missionnaires de Rwaza constatent le départ des Ruhanga, Nyirimbirima, Rwakitare, etc. Ces deux derniers sont d’ailleurs attaqués en route par les fabriquants de tambours du Bukonya déjà cités. Les chefs bahatu et les gens du Mulera et des régions voisines désertant les chefs batutsi qui leur avaient été imposés. Le principal adversaire du mouvement dans ces parages est le chef mwega Rwubusisi qui était en principe le suzerain, de Basebya.
Les promesses de Ndungutse sont révolutionnaires. Il promet la suppression des corvées agricoles sur les terres du roi ou des chefs, c’est-à-dire de l’ubuletwa. Gudowius notait:
Il gagne les Wahutu surtout en leur promettant qu’ils n’auraient pas à effectuer de travaux agricoles pour les Watussi s’ils n’avaient pas reçu dela personne concernée une vache en fief. L’idée du nouveau sultan, avec sa réforme sociale des corvées agricoles intelligemment calculée, est très séduisante et agit efficacement.
Selon le même observateur un bruit courait au Bushiru : « Il n’est plus nécessaire maintenant de travailler pour les Européens et pour Musinga ».
Le P. Dufays commente de la même manière le succès de Ndungutse:
Tout le royaume restait attaché au roi détrôné ; d’autant plus que les réformes des Bega avaient exaspéré les tenants de l’ancien régime en les grevant de prestations et d’impôts inconnus sous Lwabugiri… Et quand ce nom de Biregeya fut prononcé de nouveau, et quand le prétendant fit sa première proclamation au pays, tout le Rwanda sursauta. Sa cause était gagnée : grands chefs et petits Bahutu, tous étaient pour lui. Toutes les provinces, du nord jusqu’au coeur du Rwanda, passèrent sous sa domination sans coup férir.
Comme on le voit, Ndungutse s’appuyait sur un courant d’opinion plus encore que sur les arcs et les lances de ses guerriers batwa. Mais la révolution qu’il annonce est en fait un retour à la tradition, c’est-à-dire à une monarchie plus respectueuse des contrats et des groupements humains naturels, moins « territoriale » et moins exigeante. C’est à une restauration qu’il est fait appel contre les « réformes » de type bureaucratique des Bega, contre le mélange de népotisme et de rigidité qui semblait caractériser le gouvernement de Musinga. De ce point de vue Ndungutse avait intérêt à se faire le porte-parole de Biregeya, en tant que celui-ci apparaissait comme le successeur désigné de Kigeri Rwabugiri. Or ce dernier était idéalisé, il avait été accueilli avec égards dans le nord du pays, comme un conquérant respectable et non comme un tyran. Basebya se flattait d’avoir eu alors un patron digne de lui. Ces gens ne vivaient pas une révolte, mais, à leurs yeux, une quête de l’équilibre perdu, un effort de « retour à la normale ».
Outre ce traditionalisme militant, ce qui caractérise le mouvement, c’est son aspect irrationnel, la contagion pacifique qui gagne rapidement tout le Nord du pays, le refus de réfléchir aux obstacles. Notre citation du P. Dufays ne faisait que refléter l’étonnement exprimé sur le moment même par les missionnaires de Rwaza et de Rulindo. Ceux de Rwaza écrivaient dans leur diaire :
- Comment (disait-il) vous aimez Ndungutse qui vient faire manger vos moutons par ses gens ?
- Oh, ce n’est pas lui qui commande ces choses, c’est les Batwa qui lui désobéissent. Il ne peut pas chasser les Batwa aujourd’hui, il en a besoin, plus tard lorsqu’il aura pris le pays il les tuera.,. Nous aimons Ndungutse et lui nous aime. Si tu voyais comme il est beau, on ne peut le regarder sans sentir les larmes venir aux yeux.
- Lorsqu’il a passé ici, marchait-il, ou bien le portait-on
- On le portait. Il a toujours une trentaine de porteurs, Dans son « ngobyi» (palanquin) il a toujours son arc et ses flèches et quatre ou cinq lances.
Nous sommes vraiment en présence d’un mouvement de type messianique. Un malaise général, des rumeurs irrationnelles, l’attente joyeuse d’un renouveau, la cristallisation de tous les espoirs sur un homme débouchent sur une explosion brutale. Des enclos flambent, mais c’est autant une fête qu’une révolte. Il n’est pas étonnant que le Nord, riche de ses traditions de contestation du pouvoir, ait été le foyer initial du mouvement, mais ce qui est visé au premier chef, c’est le gouvernement arbitraire de Musinga. C’est la monarchie rwandaise elle-même qui est mise en cause.
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