Des enfants nombreux font le bonheur des hommes et des femmes… Les femmes adorent les bébés. Ce n’est que rarement qu’une femme va en forêt à la recherche de médicaments pour se faire avorter… Une femme qui a de la chance enfantera tous les deux ans… Le mari d’une femme qui met beaucoup d’enfants au monde est vraiment un homme, et on parle toujours des pères de nombreux enfants.

« Le beurre est « la crème » du travail du pasteur, comme la pâte de sorgho domine toutes les denrées dont se nourrit le laboureur. Ces deux matières, loin d’être concurrentes, sont assumées par la liturgie, comme les signes de la matière sacrée. Voilà pourquoi, à la cour comme chez les gens du commun, le beurre… accompagne tous les actes de sanctification. Grâce à la matière sainte, Imana se souvient que les hommes l’invitent à rentrer dans la hutte pour procréer en leur faveur ».

On a souvent affirmé que pour le Rwandais traditionnel l’enfant représentait la valeur la plus élevée, la richesse la plus estimée, la manifestation de la vie en ce qu’elle a de plus essentiel. Sa venue et sa croissance rythmaient d’un bout à l’autre l’existence d’un ménage. L’alliance des deux familles conclue au mariage s’en trouvait renforcée. La maternité libérait la femme de l’angoisse de la stérilité et lui conférait la plénitude de son statut. Honneur et joie pour la famille, les enfants étaient pour une épouse le gage de l’affection du mari, de l’estime et du respect de l’entourage. Grâce à l’enfant, la vie continuait : on était assuré d’avoir accompli son devoir fondamental, avec l’espoir de jouir un jour d’une vieillesse heureuse et d’une sépulture digne, de pouvoir léguer ses biens à l’intérieur de la famille, de laisser sur terre une trace vivante, de survivre dans le souvenir de quelqu’un ou dans le nom que portera un descendant. L’enfant apportait avec lui pouvoir, prestige, force, richesse, considération, sécurité, réputation. C’est par lui qu’on devenait socialement, économiquement, politiquement et spirituellement fort. Il constituait le placement le plus sûr. La vitalité et la fortune d’un lignage se mesuraient au nombre de ses bras, et il fallait bien compenser les ravages causés par une mortalité infantile considérable. « Avoir des enfants assure le bonheur des parents », disait la sagesse populaire, et avec plus de force : « Le seul contrepoids de la mort, c’est de procréer », ou encore : « Ce qui est vraiment sain et nécessaire, c’est d’engendrer ». A. Kagame a dit la même chose en termes plus philosophiques : « L’homme a été posé là comme exister-vivant pour se perpétuer par la procréation ». Mourir sans postérité représentait non seulement un échec social, mais aussi métaphysique. J. Maquet a pu dire que pour un père les enfants avaient en un sens plus d’importance que sa femme, ce qui n’était pas sans induire des relations généralement bonnes et affectueuses avec la mère . Pour multiplier les symboles de fécondité, la femme voyait d’un bon œil des oiseaux nicher dans le chaume de son toit et des mouches maçonnes s’installer dans sa maison.

Aux yeux du groupe de parenté, le sexe de l’enfant n’était nullement indifférent : avoir au moins un garçon était une nécessité quasi ontologique, car seuls les descendants mâles perpétuaient le lignage, pouvaient assurer un culte correct aux ancêtres et évitaient ainsi leurs représailles. Une femme n’engendrait-elle que des filles, elle courait le risque de se voir adjoindre une coépouse, voire d’être répudiée.

Tout cela pourrait laisser entendre que les enfants étaient aimés d’abord comme « moyens », ce qui est parfois affirmé explicitement : « Il arrive qu’on dise d’une mère qu’elle aime son enfant uniquement parce qu’un jour il la remplacera pour certains travaux ou parce que son mari aime une femme qui procrée ». Mais, de toute évidence, les petits étaient aimés aussi pour eux-mêmes. L’appartenance de l’un d’eux à telle lignée était-elle incertaine, loin de le rejeter, les groupes concernés le plus souvent le réclamaient. Dans les différents idiomes de la région des Grands Lacs, de nombreux termes servent à les désigner affectueusement : « la toute petite chose » (à la naissance), « le petit roi du logis », « celui qui est porté dans le dos », « qui n’est pas solide sur ses jambes », « qui traîne le ventre à terre », « qui marche doucement », « qui ne sait pas », « qui donne des soucis », « que tous n’ont pas le bonheur de posséder », « qui est comme l’eau » (fragile, ne pouvant être retenu). Ce désir d’enfant se traduisait au quotidien dans de nombreuses formules de salutation, de souhait, de bénédiction, de remerciement, de demande de par- don, de serment, mais aussi de malédiction, autant de paroles qu’on croit efficaces par elles-mêmes : « que tu aies des enfants », « que tu n’en perdes aucun » ; ou, en sens inverse « que tu meures sans enfants », « que tu n’aies jamais à te servir de la peau » (qui sert à porter un nourrisson). Les filles dont les seins ne se développaient pas ou qui, bien que matures, n’avaient pas de menstrues, étaient perçues comme des menaces pour la fécondité de tout le groupe et étaient en principe jetées dans des gouffres spéciaux. Quand était enterré un homme marié qui n’a pas eu de descendance, on mettait dans sa main un charbon éteint en signe d’une mort stérile. Chaque enfant était donc perçu comme une victoire des On comprend à partir de là que la fécondité des filles ait été une des principales préoccupations des familles. On mettait au cou de la jeune mariée un noyau du fruit de bananier sauvage qui donne des régimes énormes. « Afin de s’assurer si une fille sera féconde, ses parents lui font semer la première les plantes féminines, la font vanner, lui confient l’élevage de la volaille et du petit bétail », car il y a interaction entre la fécondité des champs, des animaux et des femmes, et ce qui se passe sur un plan reflète ce qui se passe sur les autres.

Les questions de légitimité sont toujours complexes, et dans les faits on est loin de suivre en toute circonstance les règles idéales fixées par le droit ou la coutume. D’après E. Gasarabwe, « les jeunes filles pubères juraient à la lance de leur père de ne pas concevoir avant le mariage » . Les filles-mères et les enfants illégitimes (« enfants de la sous-pente »), perçus comme maléfiques, devaient en théorie être tués hors du pays, précipités dans des gouffres ou exposés sur quelque île lointaine ; mais il existait des échappatoires. Une grossesse hors normes était une honte pour la famille et hypothéquait les chances de mariage des sœurs de la coupable. Le père d’une fille-mère devait remettre au chef une vache en guise d’amende.

Si l’on compare les pratiques rwandaises qui entouraient la venue de l’enfant à celles qui avaient habituellement cours ailleurs en Afrique Noire, on remarque un temps d’allaitement et une continence post-natale plus courte, donc des naissances plus rapprochées et un sevrage plus précoce, avec les multiples conséquences, le plus souvent négatives, que cela peut entraîner. Comme en toute chose, on constate de réelles différences régionales dans les pratiques, voire dans les principes qui les fondent. Des enfants une fois sevrés pouvaient être confiés à des personnes autres que les parents, de préférence des grands-parents ou des oncles et tantes, à la demande soit du couple parental, soit des intéressés eux-mêmes ; mais cette pratique n’avait rien de systématique, contrairement à ce qui pouvait parfois s’observer ailleurs.

  1. La conception

« C’est Imana qui donne les enfants », mais il « doit être aidé » (adages)

Même si les enfants étaient ardemment souhaités, il y avait néanmoins des circonstances (lors de relations pré-maritales et adultérines, ou en cas de trop grande pauvreté) où l’on avait recours à des pratiques anticonceptionnelles (con interrompu, breuvages végétaux amers, positions particulières, injections dans le vagin), ou à des herbes abortives pour « retirer le ventre » ou « décrocher des œufs non moulés », voire à l’infanticide à la naissance. L’arbuste umuhoko, surnommé « dire à sa mère ses dernières volontés avant de mourir » était réputé pour ses effets violents sur l’embryon, mais aussi sur la mère. Une informatrice de D.de Lame raconte comment elle a vu des frères piétiner leur sœur enceinte pour la faire avorter. Du fœtus expulsé on disait : « c’était une pierre ».

On retrouve la pierre dans le rite qu’accomplissait une mère dont tous les enfants mouraient en bas âge : elle en posait une sur le dernier-né qu’elle venait de perdre au lieu même de l’enterrement pour induire la mort en erreur en lui faisant croire que les prochaines couches produiront une pierre au lieu d’un être humain. Puis elle demandait à une tierce personne d’aller la retirer de la tombe avant de reprendre les rapports.

C’est la nuit qu’Imana était censé venir bénir les unions matrimoniales, d’où l’importance pour la femme d’avoir toujours de l’eau à la maison. Certains pensaient que l’orgasme partagé par les deux partenaires était nécessaire pour qu’il y ait conception. On connaissait la relation entre menstruation et fécondité ainsi que l’existence de périodes plus favorables que d’autres ; on savait qu’une seule éjaculation suffisait pour concevoir ou que la conception était inhibée, mais non empêchée, par l’allaitement.

Pour justifier l’idée que la part de l’homme est plus importante que celle de la femme dans la fécondation, on recourait à la comparaison entre le caractère actif de la graine et le caractère passif du sol qui la reçoit, et on y voyait le fondement biologique de la descendance patrilinéaire. Si la graine ne germait pas, on l’attribuait à la mauvaise qualité de la terre, autrement dit c’est la femme qui systématiquement était considérée comme stérile. Dans l’accouplement, on attendait d’elle essentiellement

« une abondante production de fluides manifestant l’efficacité de l’action masculine… La complémentarité rituelle des rôles masculins et féminins, l’insistance sur une production importante de fluides des deux partenaires dans l’acte sexuel éclairent la représentation d’une fécondité cosmique liée à l’équilibre entre les sexes. L’équilibre, cependant, ne signifie pas l’égalité ».

Il importait de ne pas concevoir pendant les périodes de deuil afin que la mort ne puisse entacher la vie à venir. De nombreux traits physiques et psychologiques étaient considérés comme innés, ce qui renforçait les idéologies de race et de caste. On tenait la configuration du visage et le tempérament pour hérités du père, alors que le teint était plutôt attribué à la mère. Les filles étaient censées ressembler davantage à cette dernière. Si le lait était symboliquement mis en rapport avec le sperme (cf. le rite du mariage), la gestation de l’enfant l’était avec la fabrication du beurre.

  1. La grossesse

Quand la femme se rendait compte qu’elle avait conçu, elle se rasait la tête. Le temps de la grossesse était particulièrement chargé de croyances, de prescriptions et d’interdits de toutes sortes. Les fausses-couches étaient fréquentes, dues au paludisme, à une alimentation déséquilibrée et à des maternités trop rapprochées. La femme portait des amulettes protectrices et nouait autour du ventre, en guise de « ligatures de vie », des ceintures de perles ou d’herbes destinées à attacher l’enfant à venir à l’existence, à le préserver des maladies et des mauvais esprits, surtout si le mari avait des relations avec d’autres partenaires. Elle absorbait des médecines à base d’argile et de simples pour éviter au nouveau-né le pian, la blennoragie et la syphilis, maladies dites « des ascendants ». Une amulette contenant entre autres des fibres de ficus et une graine de bananier sauvage préservait le futur enfant de la surdité.

Si d’une manière générale il était interdit d’enjamber une personne, l’acte était encore plus grave s’il s’agissait d’une femme enceinte ou d’un enfant : il « fermait l’utérus » (ce qui pouvait entraîner la mort en couches), arrêtait la croissance, empêchait les dents de pousser ou les fonctions génésiques de se développer.

À partir du cinquième mois on recommandait à la femme enceinte d’éviter les travaux trop lourds. Elle devait se laver régulièrement le ventre à l’eau chaude, et, pour son alimentation, suivre les mouvements du fœtus qui étaient considérés comme des manifestations de faim et de soif. Quant aux rapports sexuels, ils étaient jugés utiles au moins jusqu’au sixième mois pour assurer l’apport nourricier du sperme, « entretenir le fœtus », dilater le vagin et faciliter le passage. Il fallait au minimum un rapport par semaine. Les besoins sexuels de la femme étaient jugés plus impérieux durant la grossesse . A la question de savoir si elle préférait mettre au monde un garçon ou une fille, la réponse convenue était de dire : « j’accepterai ce qu’Imana me donnera » ; mais pour une première naissance, son souhait intime était en général d’avoir une fille pour être un jour aidée efficacement dans les travaux ménagers. Les pères, eux, souhaitaient des garçons, futurs « piliers de la famille ». Car si par le mariage les filles permettaient de nouer des alliances, elles contribuaient néanmoins au renforcement vital, non de leur lignée d’origine, mais de lignées étrangères, du fait que les enfants ne relevaient pas du lignage de leur mère.

Les anciens avaient conscience de ce que les événements fastes et néfastes, les émotions et les sentiments qui marquent la grossesse ne sont pas sans incidence sur la personnalité de l’enfant à venir. De très nombreux interdits à finalité tantôt prophylactique, tantôt esthétique, tendaient à protéger celui-ci :

Regarder un être mort sans cracher dessus peut provoquer une fausse-couche ; à se moquer d’un infirme ou à regarder quelque chose de laid on risque d’avoir un enfantdifforme ; manger des mets trop chauds ou regarder une maison en flammes peut conduire à avoir un enfant marqué par des brûlures ; à manger dans l’obscurité on risque de mettre au monde un enfant aveugle ou voleur ; manger la viande d’une vache accidentée peut être cause d’un accident au moment de l’accouchement ; à sauter par- dessus un grand trou on risque de mettre au monde un enfant qui a une fontanelle trop écartée ; manger un fruit double peut entraîner la naissance de jumeaux ou d’enfants siamois ; manger des aubergines peut provoquer des yeux exorbités ; rire pour des futilités sans mettre la main devant la bouche peut causer chez l’enfant des dents trop longues, etc. Si, une fois couchée, la femme voulait changer de position, elle devait d’abord se mettre assise, sinon le cordon ombilical risquait d’étrangler le fœtus. On lui recommandait de ne pas s’asseoir sur le seuil de la maison, de ne pas assister à un accouchement et surtout d’éviter tout contact avec la mort sous quelque forme que ce soit (mourants, enterrements, tombes, etc.).

L’entourage était tenu d’éviter à la femme tout spectacle impressionnant et toute contrariété, de l’entourer de calme et de sollicitude et de satisfaire ses envies alimentaires. Le mari avait aussi des obligations précises : ne pas s’enivrer, ne pas se disputer et ne pas avoir des relations indues avec d’autres femmes. Le devin était consulté et des offrandes étaient apportées aux esprits, en particulier à celui d’un membre de la famille mort dans un passé proche.

A la mort d’une femme enceinte, on demandait à un Twa d’extraire le fœtus ; on en déterminait le sexe, on lui donnait un nom et on l’enterrait séparément. Cette opération permettait une certaine connaissance des étapes de la croissance intra-utérine. Si on l’omettait, disait-on, les hommes de la parenté mourraient d’occlusion intestinale et les femmes au moment d’enfanter.

  1. Accouchement et délivrance

Dès l’apparition des douleurs, on avertissait les femmes de l’entourage, celles de la famille d’origine de la parturiente et éventuellement une sage-femme de son choix. Le mari était exclu des opérations. En général on accouchait dans la bananeraie, ou dans la partie de l’enclos réservée aux intimes, ou dans une hutte secondaire, non sur le lit habituel, mais sur un grabat au niveau du sol. Les jeunes filles pouvaient assister aux accouchements pour rendre de menus services. Les parturientes semblent avoir adopté le plus souvent une position couchée, mais une informatrice de D.de Lame a parlé d’accouchements où elles se mettaient à genoux.

Les actions symboliques ne manquaient pas : pour faciliter la parturition, on pouvait demander à un jeune homme de tirer une flèche de son arc en émettant le souhait que l’enfant naisse aussi rapidement que celle-ci s’est arrachée à la corde ; on ramassait des feuilles tombées d’elles-mêmes d’un arbre pour en faire une décoction, espérant que l’enfant se détacherait avec la même facilité ; on dénouait tout ce qui était noué ; on descendait de la coupole de la hutte tout ce qui y pendait, en particulier les amulettes protectrices qui y étaient accrochées; ou encore on demandait au mari de percer les parois de la hutte avec une canne à sucre ou un roseau. Les femmes qui s’approchaient de la parturiente devaient dénouer leurs ceintures, et celles qui étaient amenées à la toucher se dévêtir entièrement.

Si la parturiente ou le mari avaient à se reprocher des relations hors mariage durant la grossesse, ils devaient les « confesser » aux matrones présentes. Comme on croyait que l’enfant était le produit de tous les hommes qui ont eu des rapports avec la femme durant cette période, on s’interrogeait sur d’éventuelles ressemblances. On y était très sensible et elles comptaient beaucoup dans les reconnaissances de paternité. En principe, on s’attendait à ce que le garçon tienne de son père et la fille de sa mère. En l’absence de tels signes, la femme pouvait devenir l’objet de suspicions. Et alors, disait-on, « même celui qui n’est pas jaloux n’est pas exempt de souffrance dissimulée. »

« Si une mère met au monde un enfant qui ressemble à quelqu’un d’une autre famille, on condamne cette femme en disant qu’elle n’a pas été fidèle à son mari. Cet enfant sera persécuté toute sa vie en famille. Son éducation sera négligée par le père. Pour régler cela, il est parfois tué à l’insu de la mère ».

Il arrivait que la mère regardât son enfant avec fureur, le déclarant mal fait, l’injuriant, crachant à terre avec mépris, mais c’était dans le but de détourner de lui l’intérêt des puissances maléfiques : cette décharge psychologique était censée assurer le bonheur de l’enfant. Mais toute exécration devait être immédiatement révoquée si on ne voulait pas qu’elle se réalisât.

De même, pour procéder au sectionnement du cordon ombilical, la mère détachait d’une tige de roseau quatre paires d’écorces tranchantes, tenait le bébé sur ses genoux et faisait toucher ces huit objets au cordon en disant :

« Si je t’adresse un juron, qu’il ne t’arrive rien de correspondant à mes paroles. Si je t’insulte en disant : que la javeline te tue ! que rien de semblable ne t’arrive. Si je t’insulte en disant : que tu sois foudroyé que rien de semblable ne t’arrive. »

Elle passait ainsi en revue toutes les formules d’insultes et de jurons (et elles ne manquaient pas !) que les mères utilisaient dans un moment d’irritation. Elle pouvait désormais décharger sa mauvaise humeur, ses paroles, pour terribles qu’elles fussent, restaient inoffensives. La matrone prenait alors une des écorces et coupait le cordon. On ne pouvait se servir à cet effet d’un instrument en fer, mais éventuellement d’un tesson de poterie.

Après l’accouchement, un des grands-parents enterrait le placenta dans l’arrière-cour, ou sous un bananier planté à cette occasion, ou près d’une érythrine ou d’un ficus de l’enclos. On lui témoignait de la reconnaissance d’avoir nourri l’enfant en y déposant rituellement des graines de sorgho et d’éleusine (les mêmes que celles placées dans la main d’un défunt) et en l’entourant de plantes magiques (rite dit « remercier le placenta »). Il pouvait aussi exceptionnellement être donné à un chien de même sexe que l’enfant. Il fallait à tout prix éviter qu’il puisse tomber entre les mains de personnes mal intentionnées pouvant par ce moyen procéder à un envoûtement.

« Dès que l’enfant vient au monde, tout l’entourage s’affaire. Les uns apportent de l’eau pour le laver, les autres préparent de la bouillie pour la maman, des amis viennent avec des cruches de bière. L’appartenance de l’enfant dépasse la famille réduite : les grands-parents, les cousins, toute la parenté se sentent obligés de contribuer au développement de « leur petit ». Quand il tombera malade, vous verrez tout le monde voler à la recherche de tisanes appropriées. La famille maternelle pourra fournir du lait ».

Le nouveau-né était aspergé d’une eau attiédie dans la bouche de la matrone, puis lavé et enduit de beurre. La sage-femme mettait l’index dans sa bouche pour la nettoyer et manipuler la langue : on évitait ainsi à l’enfant d’avoir la parole trop lente ou de devenir muet. On soufflait dans ses oreilles pour lui éviter la surdité. On nettoyait ses yeux avec un jus de plante. On humectait ses lèvres avec le lait frais d’une vache n’ayant jamais perdu son veau. L’accouchée était soignée par des massages, des médications et des fumigations ayant pour but d’assécher les plaies que la sortie de l’enfant a pu provoquer. On attendait du père qu’il lui fasse un « présent d’affection » : habituellement il égorgeait un animal et offrait des nourritures reconstituantes. Il faisait part à l’entourage du sexe de l’enfant en disant : « j’ai enfanté une lance » ou « un guerrier » pour un garçon, et : « j’ai enfanté une mariée » ou « une vache » pour une fille (car par la dot celle-ci était censée rapporter une tête de bétail en se mariant). En l’honneur d’un garçon un bananier était parfois planté.

L’homme devait choisir un moment favorable, en fonction de l’état physique de son épouse, pour avoir avec elle, encore sur le lit provisoire, des rapports rituels appelés « soigner les plaies ». En effet, le sperme était réputé favoriser la cicatrisation. Cette pratique n’était cependant pas systématique.

L’enfant premier-né revêtait évidemment pour un couple une importance toute particulière. On attendait de lui une aide dans l’éducation des suivants. Ne disait-on pas : « C’est l’aîné qui travaille le plus », « il a vu le soleil pour ses frères et sœurs », « le premier enfant est l’égal de son père », « l’aîné doit être éduqué dès son jeune âge, sinon il gâchera la vie de ceux qui vont suivre », « si l’aîné est sot, tous les autres le seront », « celui qui perd son premier enfant n’espère pas en ceux qui viennent après » ?

Certaines circonstances d’une naissance étaient censées jeter un éclairage prémonitoire sur le caractère et le destin du nouveau-né : naître au bord d’un sentier, par exemple, pouvait prédisposer à l’instabilité et à une anxiété maladive.

  1. La réclusion post-natale

Après l’accouchement, la mère était soumise à une période de claustration de huit jours, le temps que le cordon ombilical tombe. Desséché et associé aux premiers cheveux, celui-ci pouvait servir d’amulette à l’enfant jusqu’au sevrage « pour le faire grandir ». Puis venait un temps où la femme était déchargée des travaux les plus durs et où divers interdits devaient être observés. Le mari pouvait de ce fait être amené à effectuer exceptionnellement des travaux féminins.

Recluse dans sa maison, la parturiente était couchée à terre sur une vaste couche d’herbes ou un grabat spécial en paille tressée, car elle avait encore des pertes de sang. La réclusion était d’ailleurs appelée « aménager le grand lit ». Le repos devait être absolu après le lourd poids que le dos a dû supporter pendant des mois. Le feu restait allumé en permanence pour « chauffer le ventre », « réchauffer les chairs du dedans » après le vide, et donc le froid, laissé par l’enfant. La femme se mettait assise devant le foyer en écartant les jambes. Contrairement à une habitude courante, on ne pouvait retirer des braises de l’âtre pour les donner à quelqu’un d’autre sous peine de fragiliser le nouveau-né considéré comme vulnérable aux actions de magie. A l’instar de la jeune mariée, celui-ci devait rester reclus dans la hutte pour s’habituer et ainsi s’intégrer au lignage paternel que symbolise l’habitation.

De la nouvelle mère on attendait qu’elle se consacre totalement à son enfant. Son mari, la famille et les voisins lui apportaient du bois et une nourriture abondante et chaude pour la « remercier » : des mets carnés, des bouillons de légumes et de viande, des petits pois, des bananes cuites (mais non des haricots). La femme était observée attentivement et on évaluait la qualité de son lait. Les fèces de l’enfant et les feuilles de clérodendron ayant servi à l’essuyer étaient soigneusement conservées derrière les pierres du foyer.

Les visites étaient réservées aux parents et amis intimes ; devaient s’en abstenir les malades, les femmes durant leurs menstruations et les porteurs d’amulettes. On félicitait l’accouchée et on lui offrait des cadeaux. Chez les riches on pouvait même lui donner du gros bétail. « Mais on ne le fait que pour un ménage régulier, pour une femme qui est avec son mari légitime, et non pour une femme libre ou définitivement divorcée depuis longtemps… (En ce cas) seul le père naturel peut aller féliciter sa complice ».

L’univers domestique dans lequel le nouveau-né se trouvait plongé était obscur et chaud. C’était plus un monde de bruissements, de contacts cutanés et d’odeurs qu’un monde d’images visuelles. Cette ambiance était censée éviter à des yeux encore fragiles tout aveuglement. « Comme un végétal, l’enfant germe dans la hutte : il est pendant huit à dix jours un mini-homme, postulant sans nom. Et s’il meurt avant l’attribution de ce signalement, il reçoit les funérailles d’un avorton ».

  1. Première sortie et « relevailles »

La première sortie avait lieu une fois l’ombilic cicatrisé : en principe le huitième jour (en tout cas un jour pair, car les chiffres impairs étaient porteurs de malheur comme cela apparaît clairement dans les rites royaux). Désormais l’accouchée retrouvait le lit conjugal et le père pouvait prendre le bébé dans ses bras.

L’enfant était ainsi « soulevé », un geste de bas en haut symbolisant la croissance et l’acceptation par le groupe, et la première sortie était parfois appelée « fête du soulèvement ». Pour quitter la case de réclusion, la femme portait des instruments réservés en temps normal aux hommes : une faucille pour un garçon et un couteau pour une fille. Le nouveau-né était porté dans la cour intérieure pour être présenté à la famille et au voisinage. C’était pour lui le début de son éducation sociale… Le lever du soleil était pour cela un moment privilégié à cause de sa pureté.

A cette occasion, les enfants de trois à six ans des alentours étaient invités par la grand-mère à une sorte de pique-nique festif. Mais auparavant, on procédait à une action symbolique pour mimer l’insertion du nouveau-né dans une société où tout reposait sur le labeur : le nouvel arrivé était-il un garçon, les petits voisins simulaient le travail des champs en remuant la terre à l’aide de branches fourchues ou allaient chercher de ces bois dont on se servait pour boucher l’entrée de l’enclos la nuit ; était-ce une fille, ils coupaient des herbes et balayaient la hutte. Les aliments préparés à leur intention (friandises, lait, miel, arachides grillées, etc.) étaient posés sur un grand van qui recouvrait tous les déchets du nouveau-né soigneusement conservés dans une jarre. Un adulte aspergeait alors d’eau les enfants, simulant la pluie ; ils rentraient en courant pour s’abriter et on leur servait le repas. Ce n’est que plus tard qu’ils apprenaient ce que recouvrait le van, et dès lors ils ne pouvaient plus participer à un repas rituel de ce genre. On leur faisait aussi semer des graines et planter un bananier, images de la vie qui se perpétue. Les fèces de l’enfant étaient emportées en cortège avec les balayures de la hutte et déposées au pied d’un bananier qui devenait la « propriété » du petit. D. de Lame a fait remarquer que les jeunes invités consommaient un plat imitant ces premières excrétions par sa consistance et ses couleurs : de la pâte de sorgho, des haricots et des fleurs de courges cuites. Des offrandes et des prières étaient adressées aux défunts, et le nouveau-né était pourvu d’amulettes protectrices, de bracelets végétaux, de colliers de perles, de clochettes ou de grelots. Par des discours de circonstance, on remerciait la mère et on la conviait à poursuivre son oeuvre de procréation. L’enfant était-elle une fille, la maman s’asseyait un instant sur le seuil de la hutte pour préfigurer le geste qui, le jour où celle-ci se mariera, en fera une gardienne du foyer.

Pour clôturer cette fête de relevailles, la femme devait avoir la nuit suivante un rapport sexuel à caractère rituel nommé « soulever l’enfant » avec son mari ou, en l’absence de celui-ci, avec un homme de la parenté ou un ami. « Il s’agit d’un rite de revivification profitable à la mère…, l’omettre l’exposerait à ne plus enfanter ». A la fin des premières règles qui suivaient l’accouchement intervenait une nouvelle copulation rituelle qu’on appelait « suivre l’enfant » ou « enlever l’obstruction du ventre » : la mère préparait un repas qu’elle mangeait au lit avec son partenaire avant qu’ils ne s’unissent. Une  femme divorcée allait retrouver le père de l’enfant à cet effet.

Pour officialiser son statut de mère, la femme avait désormais le droit d’arborer une « couronne de maternité » (urugore), bandeau taillé dans l’écorce d’une tige de sorgho jaune où venait s’inscrire le nombre des enfants. Offerte par des femmes de la génération précédente, elle la portait chaque fois qu’en dehors de son travail elle se montrait en public, mais seulement si les enfants étaient légitimes et si l’époux était en vie. C’est pourquoi D. de Lame y voit plutôt le signe de la relation socialement reconnue et de l’harmonie féconde entre sexes, lignages et générations grâce auxquelles une nouvelle catégorie d’âge parvenait à maturité .

  1. L’imposition du nom

Souvent le nom était donné à l’occasion de la première sortie, mais d’autres moments pouvaient être choisis tels celui où l’enfant se mettait à marcher ou lors de l’apparition des premières dents ; mais cela se faisait toujours dans une ambiance de fête. Le délai entre naissance et nomination était alors mis à profit pour observer le nouveau venu. Par le nom, le groupe familial lui conférait une identité et une personnalité sociales et se donnait à lui-même un moyen d’avoir prise sur lui.

Avant de repartir, les petits invités à la fête de première sortie ont pris le nouveau-né dans leurs bras et lui ont donné chacun un nom, dont certains lui restaient officieusement. Les adultes les félicitaient pour leurs trouvailles. Mais le nom officiel était donné par les parents, d’abord par la mère, puis par le père, dont le choix était déterminant. Il arrivait qu’ils se consultent en disant : « nous soulevons l’enfant : quel nom aura-t-il ? » La mère déposait le bébé dans le giron du père puisqu’il appartenait à sa lignée à lui. Le portant alors à bout de bras jusqu’à l’entrée de la hutte où son siège d’honneur a été disposé, celui-ci s’exprimait en disant : « grandis et monte haut : je te nomme un tel. » Et le père remettait solennellement l’enfant à la mère qui pouvait désormais le porter dans le dos, signe d’un changement de statut. Les rites liés à la nomination s’achevaient par un rapport sexuel appelé « donner le nom à l’enfant ».

« Dans l’axe (vertical) d’Imana, (l’enfant) a été lancé par la volonté paternelle, afin qu’il domine les forces débilitantes et mangeuses de tant de vies enfantines… La prière du père animiste est très importante : l’homme qui l’accomplit reconnaît ainsi sa paternité. Ce qui ne manque pas d’implications sociales. Les femmes séparées, les femmes célibataires doivent user de diplomatie pour célébrer ce jour en compagnie de l’homme « créateur » et chef spirituel de l’enfant. Maintes unions rompues se ressoudent au cours d’occasions rituelles comme celle-ci ».

Au Rwanda, le nom était strictement individuel ; il était nécessairement différent de celui du père et il ne se transmettait que rarement. Il n’existait pas de patronymes, mais chacun savait à quel clan il appartenait et de quel « totem » il relevait. Comme partout, le nom avait un rôle d’identification et d’intégration. Une fois pourvu, l’enfant n’était plus une chose, ni un étranger : le nom lui donnait une existence et le sortait de l’anonymat. Il naissait sur le plan social en devenant membre d’un groupe d’appartenance.

Une extrême liberté présidait au choix des noms. Il en est des simples et il en est des composés, formant parfois de véritables phrases. Il en existait certes des conventionnels, mais comme chaque naissance correspondait à une situation différente, il était possible de créer pour l’occasion un nom nouveau, taillé sur mesure, permettant au donateur de s’exprimer très personnellement. Le nom était fait pour distinguer, marquer la différence, manifester l’être individuel. L’enfant mourait-il dans la semaine de sa naissance, donc avant l’imposition du nom, il devenait un esprit purement anonyme.

Les noms étaient toujours porteurs de sens. On les aimait énigmatiques, allusifs, insaisissables, pleins de sous-entendus. Chaque situation était susceptible de servir d’inspiration. Ils pouvaient puiser dans l’histoire personnelle, ou familiale, ou collective, évoquer les circonstances de la naissance, des événements publics, des préoccupations du moment, des croyances et des activités économiques. Si l’enfant est né durant une éclipse de soleil, il pouvait s’appeler: « Il fait sombre » ; s’il est né durant une famine : « Le père de la faim »; si la famille était dans la gêne c’était : « Secours espéré » ; après une longue stérilité : « Je le tiens de Dieu seul » ; quelqu’un qui était en butte à une forte hostilité disait : « Je sais par expérience que la haine est quelque chose de réel », « Pas d’amis », « Ils s’arrêtent à part » (mes ennemis se concertent) ; un courtisan débouté optait pour : « Il fera la cour au roi à ma place ». Le roi Musinga destitué appela un de ses fils : « Oui, je le reprendrai » (le pouvoir, le Rwanda).

En formulant un nom on pouvait viser le conjoint, la famille, le voisinage, mais aussi les forces invisibles : Imana, les imandwa, les ancêtres, les esprits. On pouvait même s’adresser à la mort pour la défier, la démasquer : « Elle n’a pas de pitié », « Elle n’a aucune honte », « Elle est partout », « Elle passe toujours par- là ». On pouvait réutiliser le nom d’un défunt de la famille pour le faire revivre, l’adopter comme patron, l’apaiser, l’empêcher de nuire, ou encore prendre celui de quelque personnage puissant et célèbre. Comme c’est le mari qui habituellement donnait le nom décisif, la femme était souvent visée : « (elle est jolie comme) Un collier », « Elle est le coeur (de la famille) », « Elle est une vraie femme », « (elle est sale comme un) Tas de fumier », « Mère du petit rocher » pour dire qu’elle est frigide, sèche comme une pierre. Bien entendu, les particularités physiques de l’enfant lui-même étaient aussi prises en compte, ses analités comme ses défauts : taille, beauté, détails anatomiques : « Oui est comme une vache inyambo » (c’est-à-dire parfait), « Qui a la peau sombre », « Qui a la peau claire », « Qui a de grosses oreilles », « Qui a un sixième doigt ». Pour neutraliser des forces nocives et rendre l’enfant insignifiant aux yeux de ceux qui pourraient lui nuire, on -pouvait lui donner un nom fortement dépréciatif : « Chose de rien », « Ordure », « Père de la laideur », « Mutwa », « Femme de Twa », « Pas même une chèvre », « Excrément ». C’était le cas aussi quand on redoutait la mort : pour la tromper et lui faire croire que le nouveau-né n’était pas un enfant, on lui donnait le nom d’un animal.

C’est ainsi qu’un véritable dialogue s’instaurait parfois entre personnes de l’entourage familial et social, voire avec le monde invisible, et ce jusqu’à se livrer à un jeu de cache-cache autour de secrets de famille. Les noms pouvaient affirmer des valeurs sociales et morales auxquelles on tenait, contenir des annonces, des projets d’avenir, des conseils, des mises en garde, des sollicitations, des rappels à l’ordre, des menaces, ou exprimer attentes et espoirs. A travers eux on pouvait mettre à découvert des situations conflictuelles et s’en prendre à des personnes hostiles, égoïstes et jalouses, à des calomniateurs, des profiteurs et des parasites : « Ils me mangent tout vif », « Je travaille pour eux et ils ne sont jamais contents », « Ils me haïssent sans raison », « Ils s’emparent de mes biens sans rien me laisser ». Plus prosaïquement, ils pouvaient se rapporter aux circonstances de la naissance : « Celui de la rivière », « Celui du sentier », « Celle de la pluie », « Celui qui vient lorsque l’autre part », « Guerre », « Je reviens de loin » (lorsqu’il y a eu un accouchement difficile). Des noms théophores (composés autour d’Imana) il a été question plus haut. Mais Dieu peut être visé sans être explicitement nommé : « Il m’a sauvé », « il donne quand il veut », « C’est lui qui sait », « C’est lui le vivant », « Qu’il soit remercié ».

Quand un nouveau nom devait être donné, l’entourage manifestait une grande hâte à en guetter le message pour deviner à qui il était adressé. Dès qu’il était prononcé, les commentaires et les spéculations allaient bon train, et si quelqu’un se sentait visé il préparait sa réplique de préférence au travers d’un autre nom. La liberté de création avait cependant ses limites, car il n’était pas admis de s’en servir pour proférer des insultes et des calomnies. Il existait aussi des noms neutres, non porteurs de messages, pour ceux qui n’avaient pas envie de livrer leurs sentiments. Choisir un nom était donc un exercice délicat et réfléchi, « aussi difficile que d’enfanter », a-t-on dit. Certains étaient propres à un sexe et d’autres convenaient aux deux.

On peut relever quelques cas particuliers. Si le père était inquiété par de mauvais présages, il préférait ne pas attirer l’attention du sort sur son enfant en lui donnant un nom, et on se contentait de l’appeler « bébé » jusque vers deux ans, quand les craintes étaient dissipées.

Le nom pouvait aussi indiquer l’ordre de naissance : « Le deuxième », « Je viens après l’aîné ». Du septième au treizième, il y avait des noms spéciaux sans pour autant indiquer des nombres.

Les nombres impairs étant perçus comme plutôt de mauvais augure, un septième enfant avait besoin d’une attention particulière : d’un côté il était réputé fragile et vulnérable, mais de l’autre il était aussi le signe d’une réussite et d’une fécondité exceptionnelles. Les parents devaient prendre des précautions, car c’était pour eux un cap périlleux à franchir lié au nombre sept, où ils risquaient une diminution de la vue. La veille des « relevailles », c’est-à-dire sept jours après les couches, le père ramassait des morceaux de fer et les portait au forgeron afin qu’il lui fabrique des clochettes allongées à forme phallique ; l’artisan participait ensuite à la fête et devait avoir des rapports intimes avec son épouse. Ces clochettes rappelaient celles avec lesquelles on avait coutume de distinguer les guerriers qui ont tué sept ennemis : il y avait donc, par derrière, l’idée de guerre, de victoire, d’enfant batailleur, voire dangereux. La mère avait droit à un insigne en fer porté au cou ou à la ceinture. L’aîné des enfants était appelé à choisir le nom du nouveau-né et à lancer sept flèches à partir du toit de la maison : les appellations les plus courantes étaient Nyamizi, « Qui possède des racines », Mudende, « Collier honorifique », Rwasa, « Déclencheur » (de guerre). Alors que normalement la femme n’a pas le droit de monter sur le toit de la maison, « celle qui a cassé la septaine » (c’est-à-dire a sept enfants en vie) « doit monter sur le toit de la hutte, sous le regard de tout le voisinage. Cet acte est la preuve de la perfection morale de celle à qui ‘mana a épargné les coups de la mort si vorace quand elle hume l’odeur de l’enfance ».

Le huitième, nommé Minani, Nzogera (type de bracelet), Kanani ou Mayugi, était particulièrement célébré. Huit était en effet le nombre parfait et faste par excellence, lié à l’idée de biens qu’on partage. D. de Lame cite le cas d’une mère qui a eu un comportement totalement différent envers le septième, dont on craignait qu’il ne soit un enfant de malheur, et le huitième, objet de toutes ses faveurs ; en retour, les deux petits ont adopté eux aussi des attitudes opposées vis-à-vis de leur mère « comme s’ils illustraient inconsciemment le destin qui s’attache, dans les croyances, à leur ordre de naissance » .

Au neuvième enfant (Nyabyenda) on faisait porter au cou une petite serpette pour conjurer le danger dû au caractère néfaste du nombre neuf, qui symbolisait en plus le « dépassement » de la perfection liée au huit.

Le dixième enfant (Macumi, Secumi, Nyiracumi ou Kabumba, « On a clôturé ») bénéficiait du fait que le nombre dix est symbole d’abondance et de richesse. Les rites entourant sa sortie exigeaient aussi la présence de clochettes. « Selon les traditions de nos ancêtres, le dixième enfant est sacré, surtout si c’est un garçon. Il est destiné à devenir fort et puissant. Les autres enfants lui doivent respect et les parents protection. Il jouit en plus de certains privilèges au sein de la famille ».

Après le dixième, quand il y avait trop de bouches à nourrir et que risquaient de se poser de sérieux problèmes d’héritage, la joie se muait souvent en embarras : les noms pouvaient alors traduire l’idée de trop-plein, d’excédent. Le onzième était de ce fait nommé Misago, « Celui qui dépasse ».

Au nom personnel venaient s’ajouter les « petits noms » en usage dans le cercle restreint de la famille, puis les surnoms reçus des pairs qui portaient souvent sur des particularités physiques.

De par leur contenu, les noms pouvaient avoir une incidence décisive sur la psychologie des porteurs. « Tel nom, tel homme », avait-on coutume de dire. Certains, dépréciatifs ou compromettants, pouvaient évidemment se révéler très gênants et durs à porter même si leur message ne concernait pas le porteur. Pourtant, le nom étant habituellement parole du père, on n’en changeait pas volontiers, par respect pour lui. Le nom pouvait aussi lancer un défi à la personne qui le portait : il fallait alors tout faire pour le relever et ressembler au modèle proposé Voici ce qu’en disait A. Kagame :

« Lorsque les jeunes gens sont réunis et s’excitent mutuellement à formuler leur idéal d’avenir sous forme de hauts faits, ils invitent ainsi chacun à se lever et à prendre la parole à son tour :… « Untel, Dieu en te créant, te nomma qui ? »… De même que Untel… porte un nom artificiel imposé par les parents du corps, ainsi porte-t-il un autre nom, profond celui-là et véritable, imposé-par Dieu au moment de la conception. Et ce nom profond, véritable, n’est connu que de Dieu, tandis que la personne qui en a bénéficié peut essayer seule d’en saisir les tendances, les manifestations internes, qui composent son idéal, ses projets d’avenir ».

 7.Cadeaux de félicitation et visites à la famille

A l’occasion d’une première naissance, la femme recevait de ses parents des cadeaux pour la féliciter. Un véritable cortège était organisé en son honneur : derrière la grand-mère munie d’un fagot de bois venaient de jeunes porteurs de cruches de bière et de jeunes porteuses d’une assiette en vannerie, de pots de lait et de paniers remplis de farine de sorgho, de haricots, de pois, de beurre, etc. Tous les récipients étaient enduits de kaolin et étincelants de blancheur. Au coucher le couple procédait à une nouvelle copulation rituelle appelée « réception de la blancheur ». Au bout de quelques semaines, la mère allait présenter solennellement son enfant à ses parents. On lui faisait à cette occasion des cadeaux en bétail, vaches chez les Tutsi riches, chèvres chez les Hutu.

 8.Pratiques de maternage et de puériculture

  1. Allaitement et sevrage

Les pratiques d’allaitement n’étaient pas uniformes. En principe les mères nourrissaient leurs nouveau-nés à la demande, sans horaire fixe, dès que ceux-ci en manifestaient l’envie. La mise au sein servait aussi à les calmer et à les consoler quand ils se mettaient à pleurer. Elle pouvait même avoir une fonction simplement ludique. L’absorption par la mère de laitages, de vin de banane et de bouillie de sorgho était censée assurer un lait abondant. Il était admis, semble-t-il, qu’une femme autre que la mère donne le sein à un enfant. Petit à petit d’autres aliments venaient en complément.

La période d’allaitement pouvait être fort longue, tant qu’une nouvelle grossesse ne survenait pas, rendant, pensait-on, le lait impropre à l’enfant précédent. Au Rwanda, on en a évalué la durée moyenne d’un an et demi à deux ans, mais beaucoup d’enfants de trois ans étaient encore au sein. Il arrivait même qu’ils reprennent celui-ci après avoir dû l’abandonner précocement pour cause de grossesse rapprochée. Mais le temps d’allaitement pouvait aussi être écourté. Quand la mère avait perdu ses deux premiers enfants, elle préférait parfois mettre le troisième à l’allaitement artificiel si la famille disposait de vaches. D’après J. Maquet  il n’y avait pas de prohibition de rapports sexuels entre les époux pendant la période d’allaitement, une affirmation qu’il y aurait sans doute lieu de relativiser.

En principe, les mères pensaient donc à sevrer leurs nourrissons quand elles sentaient une nouvelle grossesse. Mais par crainte de les voir souffrir de dénutrition, elles continuaient parfois à les allaiter jusqu’à ce que le lait soit manifestement devenu mauvais pour eux, ce qui se traduisait par des vomissements et des diarrhées.

Pour procéder au sevrage, on mettait sur les mamelons des substances piquantes, amères ou dégoûtantes (p. ex. du piment rouge ou de la fiente de poule), mais on pouvait encore laisser l’enfant « se chauffer » ou jouer au sein longtemps après. Le sevrage était accompagné du côté des parents de rapports intimes rituels appelés « manger le sevrage » sous peine de stérilité : « c’est ça qui sèvre l’enfant, rien d’autre », disait-on. Le matin très tôt, en quittant son lit, le père disait à l’enfant : « je te sèvre ». On lui donnait des cadeaux et on le couvrait de charmes. La « vache de sevrage » qu’il recevait parfois en compensation chez les éleveurs restait sa propriété. Le soir le guérisseur apportait aux parents une médecine à absorber. « Après quoi, la mère s’assied sur les bois de la barrière, le père laisse couler un peu de cette médecine sur les seins de sa femme qui les présente à l’enfant pour la dernière fois : mamelles et bouche se trouvent dès lors purifiées » . Cette médecine se composait de deux plantes, l’une qui incitait les conjoints à se désirer, l’autre qui enlevait l’impureté rituelle.

Lestrade indique plusieurs circonstances pouvant motiver le sevrage : après trois ou quatre mois d’une nouvelle grossesse ; s’il arrivait que le petit garçon crachât sur la pierre à aiguiser ou le siège de son père, autant d’attributs masculins et de symboles d’autorité ; s’il arrivait qu’en voyant son père traire une vache il en touchât le pis ; s’il arrivait que l’enfant émît un son proche d’un sifflement sur la poitrine de sa mère, alors que seuls les hommes ont le droit de siffler ; si une femme allaitante quittait son mari dans un mouvement de colère, et que, revenant le lendemain et s’arrêtant à la barrière, le mari lui mettait l’enfant au sein .

Dans les familles paysannes, peu pourvues en protéines animales, l’allaitement était en général plus prolongé que dans celles d’éleveurs qui disposaient de lait de vache en quantité. Les aliments d’appoint et de substitution étaient principalement les patates douces, les haricots, les bananes et la bière de sorgho. On n’avait guère l’habitude de forcer les enfants à manger. Un sevrage malencontreux pouvait conduire à la maladie ubutabere, « l’abandon du sein », puis à du kwashiorkor.

Dans la haute classe, le sevrage s’opérait en général entre six et neuf mois et la transition se faisait de manière douce et progressive du fait de la multiplicité des relations avec des substituts maternels, de sorte que l’enfant n’était pas centré de manière trop exclusive sur sa mère. Un allaitement trop prolongé n’était pas bien vu, puisqu’on lui attribuait des répercussions négatives sur le caractère. De toute façon, les Tutsi tenaient à soumettre leurs enfants à un régime lacté prolongé avant d’accéder à l’alimentation solide. Voici ce que S. Bushayija dit à propos de cette première alimentation :

« Dès qu’il a appris à manger, l’enfant hutu a continuellement sa patate douce entre les mains. Quant aux enfants des grands Batutsi, ils apprennent fort tard à manger des aliments solides, souvent à l’âge de 5, 6, 8 ou 10 ans. Les aliments solides, pensaient les Tutsi, solidifient et rabougrissent l’enfant trop tôt et nuisent à la souplesse et au développement musculaires de l’enfant, et la beauté physique y perd. Les enfants tutsi vivaient donc de lait de vache jusqu’à l’âge de 6 ou 8 ans. On les gavait de lait« .

On a signalé dans toute l’Afrique Noire qu’un sevrage brusque pouvait avoir des conséquences malencontreuses tant au plan physique que psychologique. L’enfant ne percevait pas au profit de qui la mère se détournait et avec qui il pourrait rivaliser pour capter son attention. Plongé dans la vie d’un groupe élargi, il se retrouvait avec des figures nombreuses qui, certes, l’accueillaient avec affection, mais ne pouvaient lui offrir qu’un type de rapports plus neutre que le précédent. Il arrivait alors qu’il traversât une période de perplexité, d’hébétude douloureuse, n’arrivant pas à réaliser ce qui lui arrivait, perdant ce goût de vivre et cette ouverture au monde qui le caractérisaient jusque-là. Il devenait plus fragile face aux maladies infectieuses, le développement psychomoteur se mettait à stagner, voire à régresser, et il s’exposait à divers troubles de dénutrition. Il serait pourtant faux de généraliser ce tableau : si le sevrage représente un moment délicat, il est loin d’être toujours « traumatique », et le plus souvent la vie reprend rapidement le dessus.