En l’absence de berceau, le nourrisson était habituellement étendu le jour sur une peau, nu, non couvert, l’idée étant qu’il ne sentait pas le froid. Il dormait aussi dans le dos de sa mère ou installé à l’ombre sur des tissus quand celle-ci travaillait aux champs. La nuit, durant environ trois ans, il dormait sur le lit parental. Si la mère était veuve ou s’il s’agissait d’un enfant unique, ce mode de  couchage pouvait se prolonger jusqu’au mariage dans le cas d’une fille, et jusque vers dix ans dans celui d’un garçon, mais il arrivait alors que ses camarades se moquent de lui en le traitant de bébé. C’est à l’approche d’une nouvelle naissance que l’enfant précédent était porté de moins en moins souvent, et finalement éloigné pour de bon et couché à l’écart sur des peaux avec une couverture en tissu de ficus ; ou alors il rejoignait la couche commune aux frères et sœurs. Certains parents veillaient à ne pas faire dormir ensemble des enfants de sexe différent.

Si la station debout évoque la vie, la position couchée n’est pas sans quelque affinité avec la mort. Il faut donc être vigilant :

« Lorsqu’un enfant tarde à s’endormir allongé sur une natte, un Rwandais ne l’invitera jamais par la parole à « dormir » : ce serait une invitation à ne pas se réveiller, à s’endormir pour de bon… Au lieu de lui parler avec autorité, il faut le prendre dans ses bras et le bercer, jusqu’à ce que ses paupières se ferment »

Portage

L’enfant était porté uniquement dans les bras tant qu’il n’avait pas reçu de nom. Le porter sur les épaules ou sur la tête aurait passé pour un geste maléfique l’empêchant de grandir et inhibant la poussée des dents, ou qui même l’aurait voué à la mort. Par la suite il était placé à califourchon sur le dos de sa mère, de sa grande sœur ou d’une servante, enserré nu, au contact direct avec le dos maternel, bras et jambes écartés, dans une peau dont les poils étaient tournés vers l’extérieur. Celle-ci était nouée par les pattes, deux au- dessus de la poitrine maternelle et deux sur le ventre. Le jour, il était relativement rare que l’enfant se trouve en position allongée.

La peau-berceau était appelée ingobyi, un mot qui désignait aussi le placenta et le hamac dans lequel on transportait les chefs : il se référait donc au fait de porter une personne. Chez les Tutsi, il était exclu d’utiliser une peau de chèvre comme faisaient les Hutu, car cet animal avait une connotation trop paysanne ; celle de mouton était la plus prisée, car le folklore lui attribuait une origine céleste et une destination avant tout religieuse, et le considérait comme un gardien des enclos et des troupeaux. On pouvait employer aussi des peaux de gazelle, de serval ou de singe doré.

« Si les hommes possèdent la terre et les femmes, les femmes « sont » la terre. Les femmes portent le bébé, d’un ingobyi(placenta) en leur sein, à l’autre ingobyiqui, au dos, porte le bébé dans la douceur pure du mouton ; la terre du lignage n’est-elle pas aussi appelée ingobyi y’igisekuru (« ce qui porte le lignage », « le berceau du lignage ») ? Cette analogie est encore renforcée lorsque l’on évoque le rite qui consiste à remercier l’ingobyi en y déposant des graines, dont des graines de sorgho » . L’intime relation de corps à corps instaurée au travers des modes d’allaitement et de couchage se poursuivait donc par le portage. L’enfant était bercé en cadence grâce aux mouvements du corps maternel et, pour être apaisé, il recevait de petites tapes rythmée § sur le derrière ou de légers coups de coude sur les côtés. Les balancements d’avant en arrière (« tangage ») semblent avoir été plus fréquents que ceux de gauche à droite (« roulis »). Il arrivait qu’il soit porté même en des occasions où les mouvements étaient fort brusques, que ce soit pour cultiver, piler ou danser. Pour les enfants à partir de cinq ou six ans, aussi bien garçons que filles, porter un nourrisson était une tâche recherchée, la fierté venant compenser les fatigues. Le petit pleurait-il avec insistance, on le ramenait à la mère ou on pleurait avec lui pour l’apaiser. Mais assez vite, les garçons se mettaient à préférer leur indépendance. Les enfants étaient parfois tellement habitués à être portés qu’il leur était difficile de s’endormir sans passer par un dos. Propreté, soins, massages

Les fonctions d’excrétion faisaient l’objet d’une grande attention. Les mères se montraient inquiètes dès qu’elles constataient de la constipation ou de la diarrhée, et plus encore à l’apparition de vers intestinaux, favorisée par le fait, qu’assis sur le sol, l’enfant prenait en bouche de la terre souillée. Les lavements étaient d’un usage courant. En portant l’enfant dans le dos, la femme percevait assez rapidement quand il avait besoin de se soulager. Des feuilles d’arbre ou des touffes d’herbes servaient à l’essuyage et à recueillir les fèces. Les excréments des petits n’étaient pas perçus comme répugnants. La nuit les adultes urinaient eux-mêmes à terre dans la hutte pour ne pas avoir à sortir. Aller vider son intestin au lever du jour dans la bananeraie se disait « ce que personne ne peut faire à votre place ».

Une attention particulière était accordée aux organes génitaux. Quand lors de la toilette quotidienne la mère constatait qu’en tapotant le sexe de son garçon celui-ci entrait en érection, elle s’en réjouissait grandement, y voyant un signe de normalité. Le sexe de la fillette était lavé de bas en haut, car les hommes n’appréciaient pas une vulve trop basse : la forme idéale était celle où l’ouverture vulvaire était visible dans sa quasi totalité quand la fille se tenait debout.

« Au petit enfant on fait comprendre qu’il ne faut pas manger de la boue, uriner au lit ou dans le dos de sa mère, ou faire ses besoins n’importe où » . La simplicité de l’habillement et de l’environnement incitait cependant à une grande indulgence. L’enfant imitait le comportement adulte sans être, dans un premier temps, l’objet de contraintes et de pressions. D’après M. Vincent, les mères commençaient à manifester leur impatience quand les petits ne maîtrisaient pas encore leurs sphincters à trois ans ; à partir de cet âge, il arrivait qu’on punisse l’enfant s’il salissait le lit, mais le plus souvent on en restait à de simples exclamations. L’éducation à la propreté s’opérait surtout par les frères et sœurs avec qui le petit partageait souvent la couche après le sevrage et qui, par leurs moqueries, lui faisaient honte.

Dans la classe aisée on se distinguait par une propreté méticuleuse, maximale dans le maniement des instruments touchant au lait :

« Les enfants étaient d’abord lavés à grande eau, puis enduits d’une terre brunâtre trempée dans l’eau. Au visage, une large bande d’enduit entourait le front à 1a naissance des cheveux pour en arracher d’éventuels poils indésirables. Autour des oreilles, des demi-cercles imitant les cornes de bélier étaient appréciés. Les enfants gardaient toute la journée leur costume d’enduit de terre séchée. Avant la colonisation, les enfants rwandais portaient le costume d’Adam jusque dans les treize ou quatorze ans. Cependant l’enduit se détachait au fur et à mesure de leurs ébats, et finalement il n’en restait que les traces en une teinte gris-clair enveloppant le corps. Le soir venu, les enfants étaient encore lavés à grande eau. Les impuretés de la peau étaient supposées avoir adhéré à l’enduit, ce qui devait permettre le nettoyage à fond du corps » .

On frottait les dents avec des fibres végétales et du calcaire pulvérisé. Après la puberté il était courant de se raser le pubis.

L’importance des massages, principalement dans les milieux tutsi, a déjà été relevée précédemment dans le but de conformer l’enfant au morphotype idéal. On procédait quotidiennement, à l’occasion des lavages et des bains, à des élongations de la colonne vertébrale, des étirements de membres, des façonnements du crâne et du visage, accompagnés d’onctions de tout le corps au beurre.

 Vêtements et parures

Le petit enfant n’avait sur lui que des colliers de perles autour des reins, des bracelets et des amulettes. Des bâtonnets creux et polis reliés par une cordelette étaient parfois suspendus à son cou produisant un bruit léger quand ils s’entrechoquaient. Vers 5 ou 6 ans, une peau de chèvre pouvait être nouée autour de sa taille ou suspendue à une épaule. Le vêtement n’avait à cet âge pour fonction ni de protéger contre le froid, ni de susciter le sentiment de pudeur.

 Les premières dents

L’apparition des premières dents cause toujours bien des soucis aux parents quand le nourrisson présente divers signes de malaise. Dès qu’elle s’en apercevait, la femme préparait de la pâte de sorgho, le père en prélevait un peu, la faisait toucher à la dent de l’enfant, puis le couple en consommait. Les époux étaient alors tenus à avoir sans tarder des rapports rituels appelés « manger les dents » : en effet, s’ils venaient à partager de la nourriture ou de la bière avec une autre personne qui allait avoir des relations sexuelles avant eux, l’enfant était, pensait-on, exposé à une mort subite. En l’absence du mari, il était fait appel, comme toujours en pareille circonstance, à. des hommes de la parenté ou à des amis complaisants.

Quand plus tard les dents de lait tombaient, on disait à l’enfant qu’elles étaient remplacées par la bergeronnette, un oiseau dont on aimait la proximité.

« Penché en avant, les jambes écartées, la dent entre le pouce et l’index de la main droite, l’enfant entonne une incantation : « Bergeronnette (bis), voici une belle dent, tu me rendras une jolie dent blanche. » Il ferme les yeux et lance de toute sa force la dent en arrière, par-dessus un simulacre de hutte, fait de branches nouées en forme de cône… Si la vieille dent restait à proximité de l’enfant… elle diminuerait le potentiel vital, la beauté et l’énergie de la nouvelle dentition » .

 Stimulations sensorielles et marques d’affection

Le fait d’être porté à la verticale dans le dos rendait très large le champ de vision de l’enfant et permettait de nombreuses stimulations visuelles en plus de celles, déjà intenses, d’ordre tactile, kinesthésique et acoustique. Bien entendu, on se réjouissait des premiers sourires. Quand ceux-ci étaient adressés indifféremment à tout le monde, on appelait ce stade celui de « l’enfant qui sourit même à l’ennemi ».

L’affection s’exprimait préférentiellement en passant les lèvres sur tout le corps du bébé, y compris son sexe. Les caresses étaient surtout féminines, les hommes étant nettement moins démonstratifs. Les personnes du proche entourage ou les visiteurs prenaient le petit sur les genoux ou dans les bras, le cajolaient, cherchaient à provoquer ses réactions et se le passaient de mains en mains, de dos en dos. Dans les milieux aisés, les servantes et les suivantes jouaient un grand rôle et des liens affectifs intenses et diversifiés pouvaient ainsi se nouer. Le petit était manipulé par un entourage nombreux. Sa mère était là, dans son champ de vision, mais il apprenait à s’en détacher progressivement et sans heurts. On l’amusait, on jouait avec lui, on le caressait et on le ramenait à la mère quand il se montrait inconsolable. Dès son plus jeune âge, l’enfant était ainsi appelé à se familiariser avec un grand nombre de visage

Berceuses

Les premiers apports linguistiques et musicaux venaient au petit de la mère ou d’une grande sœur chargée de sa garde, en particulier au travers de berceuses souvent très riches, mélodieuses et poétiques. Il y était appelé de noms doux et caressants comme « brin de raphia » ou « bijou pectoral porté sur le dos » . Ces chants ont une intonation, un rythme et des régies de versification propres.

« L’amour maternel déborde ici sans contrainte, sans fausse honte ; la fierté de la femme féconde s’exprime librement. La mère chante son admiration devant l’objet de son affection, elle souhaite le bonheur de ce petit être fragile entouré de tant d’ennemis ; elle tremble à la pensée d’ennuis possibles » , qui rapporte des berceuses fort longues).

  1. Vincent  a recueilli le chant suivant à Ruhengeri

« Qu’est-ce qui fait pleurer l’enfant ? Sa mère le sait, demandez-le lui.

C’est le sommeil du matin, c’est la faim du jour.

Mon enfant Nyiramagoli, ne pleure pas, Goligoli.

Une femme stérile ne sait pas ce qui fait de la peine à l’enfant.

Les bruits que les enfants font le matin dans leur lit, cela plaît à une mère. Ne pleure pas, Nyiramagoli, ne pleure pas, Goligoii,

Toi qui n’es pas plus qu’un épi de maïs » (comme les poupées dont jouent les fillettes).

Une autre (du Burundi) (cf. Haler, p. 105)

« Calme-toi, enfant chéri, richesse que nous partageons avec Dieu. Dieu t’a donné à moi. Si je pouvais le rencontrer,

Je m’agenouillerais et je l’adorerais.

Je lui préparerais une couche afin qu’il s’y repose.

Je lui allumerais un feu et il s’y réchaufferait.

Dors, petit cordon de mon sein qui, coupé, ne peut être renoué. Tu m’as mise au rang des mères que jadis je n’osais approcher. Calme-toi, ô arbre aux larges branches, abri des mères.

Je t’apaiserai jusqu’au soir, jusqu’au coucher du soleil,

Et si celui-ci refusait de descendre, je te ferais un peu d’ombre. Calme-toi 1. Je te refuserai e ta marâtre, un vrai fauve sans pitié. Elle t’enverrait chercher du bois dans la pluie du matin.

Elle te donnerait de l’eau à boire, alors qu’il y a du lait sur l’étagère. Dors, je te ramène chez toi, chez ton père, ton oncle et ton grand-père. A ta vue, celui-ci dansera de joie.

Il traira pour toi du lait frais et mousseux au coucher du soleil. Dieu t’a donné à moi : qu’il achève son oeuvre et m’aide à t’élever. »

  1. Marche et exercices des membres

« Quand les mères délient les nourrissons du dos, elles leur font faire des exercices avec les membres pour les dégourdir et les assouplir. Elles le font surtout avec les petites filles afin qu’elles deviennent de belles danseuses sachant bien étendre leurs bras. Parfois elles les tiennent dans les mains et les font danser pour qu’elles sourient… Quand le nourrisson commence à s’asseoir, la mère s’efface peu à peu devant lui et se fait aider par des fillettes plus âgées ou même des voisines. De cette façon l’enfant apprend à s’intégrer dans un cadre social plus large. Il passe de mains en mains et de dos en dos » .

En général, l’enfant apprenait tout seul à. marcher, sans que l’entourage intervienne, sinon pour attacher des grelots à ses pieds en guise d’encouragement ou le faire sautiller sur les genoux de l’adulte en le tenant sous les bras. Une fois qu’il se mouvait à quatre pattes-sur un-sol malpropre où les animaux ont passé la nuit on l’appelait « celui qui parcourt l’enclos ». On ne s’en souciait pas trop quand on le voyait prendre n’importe quoi en bouche. « On laisse (les enfants) courir, gambader partout, lutter entre eux, s’amuser tout nus sous la pluie, mais pas au grand soleil. Les parents leur interdisent, souvent vainement d’ailleurs, de s’exposer au soleil » .

Le père devait éviter tout adultère tant que son garçon ne savait pas marcher, sinon celui-ci risquait de ne jamais y arriver. Et tant qu’il ne trottinait pas, on ne pouvait le sortir de l’enclos sans prendre en même temps la peau qui lui servait de « berceau » : l’oublier aurait été comme souhaiter sa mort car il n’y a que l’enfant que l’on enterre qui n’en a pas besoin.

La coiffure

Un premier rasage de la tête avait lieu huit jours après la naissance, effectué par Je père ou la grand-mère, en laissant une touffe intacte au-dessus du front à l’imitation de la grue couronnée. Après le sevrage on taillait habituellement la chevelure en forme de houppes, ce qui donnait lieu à des cadeaux et à une copulation rituelle dite « recevoir la houppe ». Les cheveux étaient soigneusement recueillis par crainte qu’ils ne servent de support à des manigances occultes. On aimait orner la chevelure des petits enfants de coquillages récoltés aux pieds du volcan Karisimbi et de charmes protecteurs.

Voici une autre version des choses :

« Dans l’ancien Rwanda, les enfants gardaient les cheveux quelques années, sans les couper. Seul le sommet de la tête était soumis au rasoir qui lui faisait une sorte de très large tonsure fréquemment renouvelée. Les cheveux du pourtour étaient enroulés en fines tresses qui pendaient autour de la tête, s’allongeant parfois jusqu’aux yeux. Le charme de l’enfant y gagnait beaucoup. Quand arrivait le jour fatidique de la coupe des cheveux, l’enfant perdait son igisage : c’était le nom donné à cette coiffure enfantine. Encompensation, le père de l’enfant devait lui donner un cadeau : un bananier sur pied avec tous les rejetons, présents et à venir, une brebis ou une chèvre, une génisse, enfin, selon l’état defortune du père. Par ailleurs, même s’il ne savait pas raser, c’était au père à couper la première touffe de cheveux » .

 Jeu

Les adultes n’avaient guère l’habitude de jouer avec leurs enfants, ni de fabriquer des jouets pour eux. Le petit suivait sa mère, imitait les gestes des grands, regardait faire les autres, puis s’amusait avec les quelques objets dont il pouvait disposer, brindilles, cailloux, ustensiles divers.

 Pudeur

Comme nous l’avons vu précédemment, il fallait souvent attendre les approches de la puberté pour disposer d’un vêtement. La nudité était exigée par certains rituels, et elle était de mise chez tous ceux qui avaient besoin d’un maximum de liberté corporelle : les lutteurs, les coureurs, les nageurs. Une femme ne pouvait cependant se montrer nue au dehors, et le rideau épais que formait la haie de clôture avait entre autres pour but de préserver l’intimité corporelle. En l’absence de sous-vêtements, il fallait habituer les filles à s’asseoir les jambes étendues, serrées ou repliées à plat de manière à ne pas laisser voir leur sexe.

 Sanctions et croquemitaines

Il aurait paru incongru aux Rwandais d’autrefois de frapper un petit enfant. Tout au plus pouvait-on le gronder. On essayait surtout de lui faire peur par l’appel à des croquemitaines et à différents êtres terrifiants du folklore : « si tu t’éloignes, une vilaine bête te mangera », « si tu vas vers la rivière, un serpent en sortira pour te mordre ». Pour éviter qu’il ne s’approche du feu on disait qu’un esprit du nom de Kavumbura (« celui qui fait lever le gibier ») se tenait caché entre les trois pierres du foyer. M. Vincent signale aussi le recours à un « vieil homme aux cheveux blancs » . Les « on-dit » ne cessaient de se multiplier, et même si l’enfant n’en était pas dupe indéfiniment, son imaginaire n’en était pas moins marqué.

« Quand j’étais encore gosse, pour m’empêcher de vagabonder, mes parents me disaient qu’il y avait de petits animaux aux environs qui mangeaient les enfants indisciplinés, et ainsi j’étais toujours hanté par un esprit craintif du fait que je ne pouvais distinguer le vrai du faux » .

Avec l’arrivée des Européens, ce sont eux qui ont fait figure de Pères Fouettards de service.

La garde des enfants

Quand la mère ne pouvait s’occuper du bébé, celui-ci était le plus souvent confié à une sœur ou un frète plus grands, voire à un autre enfant proche. Cette mission de gardien et surtout de gardienne de siblings plus jeunes n’était cependant pas dénuée d’ambiguïté : il y avait pour les aînés en positif la fierté d’être chargés d’une responsabilité réelle et de pouvoir s’investir intensément sur le plan affectif en jouant à la « petite mère », mais aussi en négatif d’être empêchés d’aller jouer avec leurs camarades, de ne pas arriver à maîtriser la situation face par exemple à un bébé qui ne cessait de pleurer, et d’être de ce fait rabroués plus souvent :

« Si l’aîné est sans cesse puni pour avoir mal gardé le petit, sa réaction se dirige non seulement contre sa mère, mais aussi contre le cadet dont il est responsable. Quand il a été puni, il arrive que le grand renverse volontairement le plus jeune ou le pique. Ceci est fréquent quand il s’agit d’une seconde mère qui n’aime pas vraiment l’enfant« .

Le bébé pouvait aussi être confié à des voisines :

« Mais on n’a pas toujours confiance en elles. Une voisine peut accepter à l’occasion, mais en précisant qu’une fois n’est pas coutume. Quand elle se montre toujours prête à s’occuper de l’enfant, la mère s’inquiétera de cette attitude toujours positive. Elle craindra que la voisine ait en réalité l’intention d’empoisonner son enfant, et elle préférera le prendre avec elle, même au cours de longs voyages. Sont victimes d’empoisonnements plus particulièrement de gros enfants qui éveillent la sympathie des Rwandaises, ou ceux qui commencent à sourire sans encore pouvoir différencier le bien du mal. Les empoisonneuses savent qu’ils ne refuseront pas une banane ou un morceau de pain. Elles ne veulent pas voir leurs compagnes avoir des enfants qui, une fois grands, pourront les aider dans leurs travaux »

L’apprentissage de la langue

A ma connaissance, il n’y a pas encore eu d’étude longitudinale sur l’acquisition du langage chez l’enfant rwandais. On a affirmé qu’en Afrique il n’y avait pas de « langage bébé » et qu’avec le petit enfant la conversation se déroulait sur le mode habituel. Je n’en suis nullement convaincu. Le ton et la mélodie de la voix changent à l’évidence, et il existe un vocabulaire câlin qu’on étudiera bien un jour, associé à des onomatopées, des roucoulements, des sifflements, etc. L’entourage corrige-t-il l’enfant dans ses manières de s’exprimer ? Fait-il des efforts particuliers de prononciation ou de répétition pour faciliter l’apprentissage ? Autant de questions auxquelles on sera sans doute amené à répondre par l’affirmative

Les rapports intimes très précoces (lors de la première sortie, de la première dent, etc.) que nous avons signalés ci-dessus ont en principe un caractère rituel et donc exceptionnel. Il pouvait ne s’agir que de rapports incomplets ou simulés. Il y avait, à les accomplir, selon S. Bushayija, « une obligation toute mystique, subjective et sentimentale, une convenance telle qu’il n’est pas loisible de s’y soumettre ou de s’en passer, inspirant je ne sais quoi de religieux lié à l’événement présent » (p. 191).

La coutume de la continence post-natale se retrouvait au Rwanda comme ailleurs en Afrique pour ne pas gâter le lait destiné au nourrisson par une nouvelle grossesse et ne pas perturber le lien privilégié entre la mère et son dernier-né. C’était souvent l’accession de l’enfant à la marche qui marquait la Cm de l’abstinence. Mais comme les naissances étaient d’habitude très rapprochées, on peut penser que cette règle n’était pas appliquée avec une grande rigueur. On sait le rôle relativement secondaire de la polygynie au Rwanda, alors qu’ailleurs elle avait souvent pour fonction majeure de pallier les inconvénients que présentait pour le mari la continence imposée à l’épouse. Quand les grossesses en venaient à se suivre d’une année à l’autre, les femmes, souffrant de fatigue, de dénutrition et de décalcification, en arrivaient à refuser les rapports par crainte d’être à nouveau enceintes. A propos des enfants qui se suivaient de très près on disait : « le grand est si jeune qu’il ne peut s’occuper de ses frères et meurs ».

Il n’est pas exclu que les derniers-nés, présents dans le lit parental au moment des rapports intimes, aient pu percevoir les pères comme des rivaux auprès de leurs mères, ce qui nous renvoie aux discussions autour de l’OEdipe .

Enfants particuliers

Les croyances et les pratiques concernant les jumeaux différaient d’une région à l’autre. Mais on ne peut pas dire qu’au Rwanda leur naissance était désirée Ils étaient certes acceptés, mais sans enthousiasme, car ils venaient compliquer l’existence des parents et surtout semer l’inquiétude par leur être particulier. Il fallait donc consulter le devin pour savoir comment échapper à de funestes conséquences et les parents étaient frappés d’ostracisme tant qu’ils ne s’étaient pas soumis à un exorcisme consistant en des lustrations, en une purge et en un marquage au front d’un trait de kaolin ; au clair de lune, ils invectivaient l’astre tutélaire de les avoir lâchés. On allait parfois jusqu’à faire disparaître un enfant mâle en l’étranglant ou en négligeant de le soigner, car on craignait qu’il ne porte malheur au père. En cas de naissance gémellaire chez une vache il arrivait qu’on tue un taurillon. Chez les Tutsi du lignage royal, une naissance double était considérée comme une véritable tare et la mère était répudiée. D’un autre côté, une mère de jumeaux était malgré tout honorée puisqu’on lui permettait de s’asseoir dans une réunion au même rang que les aînés, ce qui montre bien l’ambiguïté de la situation.

Après une naissance -gémellaire, la période de réclusion avait une durée double, et aucune visite n’était admise ; éventuellement une personne de confiance pouvait approcher, mais sans franchir le pas de la porte. Les interdits étaient levés lors de la première sortie, les enfants étaient alors exposés sur un grand van et les voisins apportaient de la nourriture et de la boisson pour consoler les parents de cette naissance jugée calamiteuse, anormale, quasi animale. L’aîné était appelé Gakuru (« le Grand ») et le puîné Gatoya (« le Petit »). L’oncle paternel surveillait les environs pour éviter que quelqu’un ne s’approche pour prononcer des paroles mal intentionnées.

Après le rite des « relevailles », les parents, coiffés de l’insigne de fécondité et couronnés de volutes demomordique pour éloigner les mauvais esprits, quittaient l’enclos en portant un des jumeaux chacun dans son dos dans une peau de mouton. Ils allaient faire la quête sur la colline, et personne ne pouvait leur refuser une offrande de vivres, obligatoirement double. Une mère de jumeaux était autorisée en période de pleine lune d’appeler ses beaux-parents par leur nom et de les saluer en premier, ce qui est interdit en temps normal.

Les jumeaux étaient considérés et eux-mêmes se considéraient toute leur vie comme une entité unique : ils devaient tout se partager et il fallait en tout les traiter de manière identique. Chacun était mis au sein de son côté. Les grands-parents ornaient deux peaux de teintes semblables (de béliers pour les garçons, de brebis pour les filles), des écuelles jumelées, deux pots à lait taillés en un jour par le boisselier, enfin deux écuelles en terre cuite pour la bière. Les enfants étaient sevrés, recevaient le premier vêtement ou étaient punis simultanément. Si l’un se blessait, on faisait des scarifications à l’autre. Ils étaient destinés à être associés dans les événements importants de la vie : ainsi devaient-ils être initiés ensemble aux imandwa, devenir clients du même patron et se marier simultanément (au besoin l’un accomplissait un cérémonial fictif) ; à la mort de l’un, l’autre était enveloppé dans une natte en guise de linceul et descendu quelques instants au fond de la fosse ; par la suite il devait se plaquer au sol à une bifurcation à chaque apparition de la nouvelle lune pour simuler la mort et renaître avec l’astre ; pour dérouter l’esprit du défunt, il s’appelait désormais Gatorano ou Bitorwa. Le lait dont éventuellement les nourrissons étaient nourris devait provenir d’une vache qui n’avait pas perdu de veau et n’était pas de ce fait porteuse de malheur. Le lien entre jumeaux et lune est évident .

L’enfant dont la naissance suivait celle des jumeaux était appelé Cyiza, « Le plus beau », comme pour exprimer un soulagement.

Les enfants difformes, albinos ou hermaphrodites étaient d’emblée écartés comme source de malheurs. On précipitait dans les mêmes gouffres que les filles-mères les enfants monstrueux et ceux qui étaient nés durant le deuil de leur père. Si l’enfant naissait avec une dent ou que les parents en voyaient pousser à contretemps, ils en étaient très angoissés et la consultation d’un devin s’avérait indispensable en vue d’une purification. Un enfant était-il malingre ou peu doué, on disait : « Imana l’a manqué », ou « le travail d’Imana sent la fatigue ».

Les étapes de la croissance

L’âge d’un enfant et le stade de développement qu’il a atteint n’étaient habituellement définis ni en années ni en termes de maturation intellectuelle, mais d’après les capacités atteintes en matière de travail productif et en référence aux responsabilités qu’il pouvait assumer au sein du groupe. Le critère le plus courant était relatif à la garde des animaux, mais H. Schürings a montré que les compétences en bien d’autres domaines (y compris sociaux, psychiques, etc.) pouvaient aussi être prises en considération.

Après l’étape à dominante maternelle (de la naissance à trois ans), venait celle dite de « l’enfant qui accompagne les autres pour garder les veaux » allant environ de 3 à 6 ans. Des outils miniatures lui étaient donnés afin de pouvoir imiter les gestes des adultes : remuer la terre, balayer, laver la vaisselle, moudre ou piler ne fût-ce que du sable, tresser des herbes. Laissé à lui-même, il jouait avec les éléments naturels qui l’entouraient, mais ne devait pas trop s’éloigner. Les fillettes devenaient sensibles aux attributs de la féminité :

« Que de fois nous en avons rencontrées qui trottinant derrière leur maman avaient le front orné de l’insigne de la maternité, en l’occurrence une simple paille, et portaient sur le dos dans une écorce de bananier leur bébé, une carotte de maïs ou parfois un gros bouton de fleur de bananier. Et n’en est-il pas qui se suspendent sur la poitrine deux tubercules en guise de seins ? Aussi quelle joie pour elles lorsque leur maman leur met entre les bras ou sur le dos son dernier-né. Il faut voir les prévenances dont elles l’entourent » .

« L’enfant qui garde les génisses » (environ de 6 à 10 ans), accédait à de réelles responsabilités. L’apparition des dents définitives marquait un tournant important, que caractérisait, Comme nous l’avons vu précédemment, une participation croissante au travail adulte, une relative différenciation sexuelle des tâches et un enracinement dans le groupe d’âge et de sexe. Avec une plus grande liberté de mouvement, le cercle des fréquentations s’élargissait et des relations de jeu se nouaient avec les pairs des alentours. Les parents s’investissaient plus fortement dans l’éducation des enfants de même sexe qu’eux, les faisant participer à leurs travaux et à leurs préoccupations de manière systématique. On leur confiait volontiers à titre personnel un animal ou une parcelle de terrain à cultiver. C’était l’âge aussi où les règles de comportement se précisaient, où on commençait à leur parler en proverbes, et où ils se constituaient leur propre stock de fables, de contes, de devinettes et de blagues. Le garçon se tournait de plus en plus vers des tâches extérieures à l’enclos, dans le sillage de son père, alors que la fille était davantage appelée à effectuer des travaux se situant à l’intérieur, autour de la nourriture, de la propreté, du soin des plus jeunes et du petit artisanat (vannerie, tressage, etc.). Au sein de la société enfantine s’instaurait une sorte d’éducation mutuelle qui s’exerçait plus ou moins en marge du monde adulte et suivait ses propres lois. Les plus grands devaient assistance et protection aux plus jeunes, mais en retour ils avaient droit à leur obéissance et pouvaient leur infliger toutes sortes de brimades.

« L’enfant qui garde les vaches toute la journée » (de 10 à 15 ans environ) jouissait quant à lui d’une réelle autonomie. Il pouvait lui arriver de s’absenter plusieurs jours et nuits de suite quand il fallait conduire les troupeaux sur de grandes distances. Les garçons étaient amenés à fréquenter la cour des grands au cas où il leur fallait remplacer leurs jiètes pour divers services, mais aussi à participer aux conversations entre adultes, voire aux tractations financières, conseils, palabres et procès. A l’approche de la puberté on cherchait à limiter les relations entre garçons et filles de manière à éviter tout débordement. Ces dernières étaient tenues à se « préparer » à leur future vie sexuelle par le gukunadont il sera question plus loin. Elles pratiquaient des incisions à but esthétique sur leur corps, surtout sur la poitrine et les hanches. A l’approche de l’âge du mariage on testait par diverses mises à l’épreuve leurs capacités à gérer un foyer. A chaque étape physiologique s’opérait ainsi un remaniement des fonctions sociales et économiques.

Les droits sur les enfants

L’adoption était relativement fréquente dans le cas d’enfants trouvés, capturés à la guerre ou n’ayant pas de parents consanguins connus, ou encore lorsque le père de famille n’avait pas de fils. Tout enfant était habituellement le bienvenu, surtout si on pouvait en espérer de nouvelles alliances. Les adoptés avaient en gros les mêmes droits que les autres, sauf en matière d’héritage. Autre différence de statut : le pupille pouvait épouser un descendant du père adoptif. Mais souvent les garçons adoptés fuyaient une fois qu’ils avaient grandi pour retrouver leur parenté d’origine. Il arrivait aussi qu’on traitât comme ses propres enfants de jeunes serviteurs ou servantes, prisonniers de guerre ou voués à la misère (l’esclavage comme tel n’existant pas au Rwanda). « Les enfants tutsi, lorsqu’ils étaient adoptés par des Tutsi, étaient traités, lorsqu’ils étaient jeunes, comme les propres enfants de l’adoptant et les enfants hutu comme des clients » (Maquet, 94).

Un mari était « père » (légal) de tout enfant né de sa femme, et le géniteur, au cas où il était différent du père, n’avait aucun droit sur lui. Cependant, en payant le « prix de la naissance », il pouvait racheter l’enfant à ceux qui avaient des droits sur la fécondité de la femme.

L’enfant d’une femme divorcée appartenait à la lignée du père de la femme ; mais tant que les affaires de divorce n’étaient pas réglées, l’ancien mari était toujours considéré comme pater.

Les enfants issus d’un adultère, nés d’une servante ou d’une fille-mère, ou ceux que leur mère amenait avec elle en se mariant en secondes noces, avaient besoin d’être légitimés par le père. Pour reconnaître un enfant illégitime, celui-ci allait féliciter la mère après l’accouchement, lui fournissait la peau de mouton ou de chèvre pour le porter, pourvoyait à son entretien périodiquement ou une fois pour toutes (par un don de vaches ou de chèvres), prenait l’enfant avec lui, avec ou sans la mère (parfois avec le statut de servante), voire épousait celle-ci. Pourtant, les enfants d’emblée légitimes avaient la priorité pour jouir des droits de succession et d’appartenance au rang social du père par rapport aux enfants légitimés ultérieurement. Ils relevaient du même « patron » que le père et devenaient patrons de ses vassaux.

La mort de l’enfant

Au décès d’un enfant, il fallait par des rites éviter que la mort ne se propage. La femme pilait des feuilles d’arbres sauvages, introduisait cette pâte dans son vagin, puis, après l’avoir retirée, venait la déposer près de la dépouille du petit défunt. Une fois le cortège funèbre parti, elle la jetait en direction de la tombe. Elle devait arrêter toute activité (même allaiter un autre enfant ou partager un repas avec quelqu’un) tant qu’elle n’a pas eu des relations sexuelles, en principe incomplètes (deuil oblige), appelées « éviter la mort » ou « mettre fin à la mort ». Ces rapports devaient avoir lieu non sur le lit, mais sur une vieille natte étendue à terre au centre de la hutte et destinée à être brûlée de suite après. Le sang des premières règles consécutives à la mort d’un enfant était censé être « mauvais », et la femme devait garder l’abstinence jusqu’aux nouvelles règles. Un enfant conçu dans l’intervalle (« enfant de malheur ») devait être abandonné dans un marais ou un lieu désert.

Une femme qui avait perdu beaucoup d’enfants et redoutait que ses futures maternités soient tout aussi malheureuses, plaçait le corps sans vie du petit dernier au centre de la hutte et l’enjambait, mettant ainsi fin à son pouvoir de procréation.

Après avoir évoqué dans leur chronologie les grands moments de l’intégration de l’enfant à sa famille et à sa société, il est temps d’examiner plus en détail quelles étaient les structures d’accueil en place et comment la jeune individualité allait se situer vis-à-vis des acteurs les plus proches de sa socialisation.