L’Education Familiale Du Rwanda Ancien
L’éducation dispensée au sein de la famille est difficile à saisir du fait que les aspects informels y dominent très largement, intriqués intimement dans la vie courante. On peut cependant essayer de la répartir concrètement sous un certain nombre de rubrique significatives.
Premières tâches et répartitions de rôles
« Le principe est d’habituer les enfants à effectuer de petits travaux en rapport avec leur force physique, d’une part parce que ceux-ci les fortifient, et d’autre part parce qu’ils leur donnent l’habitude du travail et de l’obéissance. / Les tâches que les mères abandonnent en premier quand les enfants peuvent les remplacer, c’est chercher l’eau à la source et ramasser du bois de chauffage. / En l’absence de filles, les garçons doivent exécuter des travaux aussi bien masculins que féminins. / Parfois le garçon se révolte quand il voit que sa sœur a un travail apparemment moins fatigant que le sien ; la mère lui passe alors le nourrisson à surveiller, et il déchante assez vite ».
« Aller à la source était le premier signe de l’utilité de l’enfant. Le premier jour qu’il se verra confier avec honneur la mission d’aller puiser de l’eau avec un récipient léger, il ira avec joie. Au retour, il déposera triomphalement la calebasse que la mère accueillera avec mille compliments. L’enfant devient ainsi conscient des services qu’il peut rendre à sa famille. Le premier jour où je suis allé à la source, j’ai porté une petite calebasse, alors qu’un compagnon ayant deux ans de plus que moi portait déjà une casserole de dimensions moyennes. Porter une casserole était un signe de supériorité et de haute capacité ».
Comme nous l’avons vu précédemment en traitant des relations entre culture matérielle et éducation, ainsi que des étapes de la croissance, l’attribution de fonctions sociales et économiques précises s’opérait selon des critères d’âge et de sexe. Certaines tâches étaient non seulement dévolues de manière quasiment automatique aux enfants dans la mesure où il y en avait, mais encore aux enfants de tel sexe. Cette répartition n’était cependant pas intangible, et selon les circonstances et les besoins les garçons étaient appelés à exécuter des travaux de filles et inversement.
L’essentiel était que les enfants prennent d’emblée l’habitude d’aider toutes les personnes de l’entourage selon leurs capacités et possibilités. Même si leurs contributions étaient infimes, elles étaient effectives et ne relevaient en rien du faire semblant. Leur donnait-on des outils en miniature, il s’agissait de vrais instruments pour travailler et non de jouets. Dès qu’ils se montraient aptes à accomplir une tâche ou à remplir une fonction, on jugeait qu’il était normal qu’ils le fassent. On reconnaissait tout naturellement leur apport sans le monter artificiellement en épingle et l’adulte n’avait guère besoin de peser sur eux de son autorité. Ils acquéraient ainsi précocement le sentiment d’être des rouages nécessaires au bon fonctionnement de l’ensemble.
Les comportements ordinaires
Aux interdits majeurs institués par Dieu et légués par les ancêtres, s’ajoutaient ceux concernant les comportements ordinaires. La fille tout particulièrement était soumise à un grand nombre de prohibitions qui avaient pour but d’entretenir en elle des qualités de retenue, de pudeur, de réserve et de discrétion en vue de son mariage : ne pas grimper aux arbres (sous peine d’être foudroyée) ; ne pas monter sur les piliers de l’enclos ou d’en enjamber la fermeture vespérale (ce qui était censé provoquer la mort du père) ; ne pas s’asseoir sur le mortier à piler du vivant du père (ce qui lui porterait malheur) ; ne pas monter sur le toit de la maison (sans quoi la pluie y passerait) ; ne pas manger la pâte restant sur la palette à pétrir (par crainte de ne pas trouver de mari) ; ne pas se réchauffer au feu des vaches (sous peine de n’avoir qu’un taurillon pour « dot ») ; ne pas siffler, ne pas sauter par-dessus un ruisseau et ne pas jouer à saute-mouton (ce qui était perçu comme impudique) ; ne pas s’accroupir ou s’asseoir les jambes écartées (ce qui pousserait les hyènes à dévorer le bétail) ; etc.
D’une manière générale il fallait que la fille évite tout comportement trop enfantin et toute manière garçonnière à mesure qu’elle avançait en âge. Elle se savait observée dans l’entourage autant proche que lointain par tous ceux qui étaient à la recherche d’une épouse. Tout la poussait à entretenir en permanence la préoccupation de protéger sa réputation, sa fécondité et sa future maternité.
Les fréquentations entre pairs
A l’exception de certains aspects de l’organisation militaire, des écoles de cadets et des regroupements des filles pour la danse et les pratiques sexuelles gukuna, on ne pouvait pas parler de classes d’âge organisées au Rwanda. Cela n’empêchait pas les parents de pousser leurs enfants à fréquenter les autres jeunes du voisinage et à jouer avec eux. Mais on a fait remarquer que si les Hutu étaient favorables à ce que les leurs jouent avec les Tutsi de leur âge, les parents de ces derniers se montraient plus réticents à accepter cette « mixité ». Les ethnies ne se mélangeaient pas aisément.
Les mères en particulier veinaient aux fréquentations de leurs enfants. Elles se montraient en général accueillantes envers leurs camarades quand ceux-ci venaient à domicile, jusqu’à leur donner à manger. Mais par peur de l’empoisonnement ou de l’envoûtement, elles leur interdisaient la fréquentation de familles mal famées ou ennemies. « Il ne faut pas mettre sa chèvre au contact de celle qui est mauvaise. » A mesure qu’ils avançaient en âge, garçons et filles jouaient séparément. Une fille qui se montrait trop spontanée envers les garçons était mal vue.
L’apprentissage de la politesse•
L’apprentissage de la politesse était un des axes majeurs de l’éducation manda. Chaque ethnie avait son style propre. Du respect, de la déférence et de la courtoisie étaient dus à tout adulte, et tout particulièrement aux personnes âgées et à celles représentant l’autorité. Dans la bouche du Tutsi les amabilités se devaient d’être légèrement teintées d’ironie.
Les salutations et formules de civilité étaient abondantes, nuancées, circonstanciées, comme S’il fallait longuement se tâter pour neutraliser la menace virtuelle que contient la présence de l’autre. Malgré leur stéréotypie elles variaient dans leur contenu, leurs mimiques et leurs intonations selon les occupations de l’interlocuteur, son statut et son degré de parenté, le moment de la journée, le lieu et les modalités de la rencontre. Elles étaient adressées à toute personne que l’on croisait en chemin. Les formules employées par l’enfant étaient d’abord réduites, puis se compliquaient progressivement. Les gestes aussi étaient étroitement codifiés, conformément à des règles de préséance, de distance et de respect des hiérarchies.
« Voyez les gestes si délicats et si nobles des salutations mutuelles ; entendez les formules de civilité utilisées lors des multiples rencontres aux diverses heures du jour ; apprenez à connaître… le protocole raffiné qui préside aux visites, des plus humbles et des plus journalières aux plus rares et aux plus solennelles ; ou le tact avec lequel on reçoit et on reconduit un visiteur, on décharge un supérieur ».
Les règles ordinaires de politesse étaient indéfiniment ressassées afin qu’elles soient bien ancrées jusqu’au niveau des postures corporelles et des réflexes : saluer toute personne rencontrée ; recevoir toute chose des deux mains ; laisser marcher en tête le plus digne ; ne pas saluer un chef en premier et pour répondre à son salut déposer le fardeau qu’on porte ; ne manger qu’avec des intimes ; ne pas entrer dans une maison sans avoir averti au préalable : « c’est moi un tel ; êtes-vous en bonne santé ? »; ne pas entrer chez soi quand le père reçoit ses amis ; présenter un siège ou une natte à un visiteur ; boire la première gorgée de la bière que l’on offre ; dominer son regard – ne pas regarder son interlocuteur fixement dans les yeux, ne pas regarder en face un plus grand que soi, ne pas se montrer curieux quand on est chez autrui -; ne pas interrompre une conversation entre adultes ; ne pas s’asseoir au milieu de gens supérieurs à soi ; contrôler ses gestes et éviter tout mouvement brusque ; ne pas manifester trop vite sa pensée, son humeur, son mécontentement, sa colère, sa joie ou sa tristesse ; éviter toute exubérance ou spontanéité primesautière ; éviter tout éclat de voix ; ne pas s’engager à la légère ; ne pas divulguer les secrets d’autrui ; ne pas appeler un parent ou un plus âgé par son nom ; ne pas répondre par des insultes quand les parents vous adressent des reproches ; respecter les vieillards (« celui qui mange un vieillard vomit des cheveux blancs ») ; exprimer sa reconnaissance, y compris avec obséquiosité s’il y a quelque avantage à le faire. L’enfant saluait ses parents le matin et les remerciait après chaque repas.
La parole étant rigoureusement codifiée en tant qu’instrument d’échange social, le langage devait être tout particulièrement surveillé : on apprenait à l’enfant à beaucoup écouter et à parler peu, à avoir un langage adapté au contexte et aux interlocuteurs (« l’abondance de parole n’est pas signe d’intelligence », « il faut se comporter comme si on n’avait pas de bouche, mais des yeux et des oreilles ») ; on lui montrait comment discerner les intentions des autres, apprécier les circonstances, ne pas dire n’importe quoi, n’importe où, à n’importe qui, n’importe comment, envelopper d’amabilités des vérités dures, délicates ou dangereuses. La plaisanterie était de mise avec les uns et sévèrement proscrite avec d’autres, fussent-ils très proches. L’euphémisme était de rigueur pour tout ce qui touchait au sexe ou aux besoins du corps (manger se disait « s’aiguiser les dents » ou « mélanger de l’eau au lait », et déféquer « s’enlever une épine »).
Lors des réunions festives, où il était de bon ton d’inviter un maximum de notables, il fallait soigneusement veiller aux règles protocolaires et au besoin désigner à cet effet un chef du protocole. Il s’agissait de placer chacun au rang qui lui convenait dans la configuration d’ensemble de l’assemblée et de veiller aux règles de préséance en respectant des critères d’âge, de sexe et de statut social, par exemple au moment de venir boire à la cruche de bière de sorgho. Il s’agissait aussi de veiller à ce que la boisson ne vienne jamais à manquer et d’éviter tout désordre, querelle ou violence suscités par l’alcool. Les règles de politesse amenaient l’enfant à se composer un personnage, à des degrés certes divers selon son statut social. Les motivations sous-jacentes étaient en tout la sauvegarde de l’unité du groupe et de la coexistence pacifique avec autrui.
A l’opposé des formules de politesse, on trouve les invectives moqueuses ou offensantes, très courantes dans la société des jeunes. Elles exigeaient un discernement en fonction de leur contenu, de leur degré de gravité, mais aussi du statut respectif de l’émetteur et du destinataire. Ce n’était pas la même chose que l’injure porte sur un défaut physique, une imperfection morale ou l’honneur d’une famille. Le sommet de l’offense était atteint quand l’expression employée portait atteinte aux parties génitales de la personne visée, de ses parents (surtout de sa mère) et de ses beaux-parents, car c’était toucher aux racines mêmes de la vie. A l’inverse, entre « parents à plaisanterie », des moqueries et des injures bien précises, mais parmi les plus grossières, étaient quasiment exigées par la rencontre. Plus communément, on se narguait d’une colline à l’autre, là encore en des formules stéréotypées, des surnoms collectifs ou des références à quelque particularité ou événement du passé. On apprenait ainsi à s’affirmer comme membres d’une communauté de voisinage.
Les bonnes manières
Dans les milieux à cheval sur l’étiquette, le père mangeait seul et avant les autres. A genoux, la femme lui tendait des deux mains l’eau pour se laver, puis la nourriture, elle-même allant manger dans les dépendances. La viande, s’il y en avait, était réservée en priorité à l’homme, mais il pouvait laisser des restes à partager parmi les autres. Au cas où la famille mangeait en commun, personne ne se plaçait en face du père ; de même, quand il y avait des visiteurs, la femme et les enfants mangeaient à l’extérieur, tout cela « pour ne pas regarder dans la bouche » de ceux qu’il convenait d’honorer, ce qui aurait passé pour une impolitesse grave.
« Par respect, les enfants ne mangent pas clans le même plat que les parents, souvent même ils le font dans une autre chambre. / Pour manger, les enfants se mettent dans un coin, et les parents dans un autre coin où les enfants ne les voient pas et n’entendent pas leur conversation. / Avant l’âge de quinze ans, je n’avais aucun droit de partager le repas de mes parents, sauf au moment des travaux agricoles. Normalement les restes de la table sont laissés aux plus jeunes. / Pour montrer son affection, le père peut laisser un peu de nourriture pour son enfant / L’enfant ne doit jamais voir la bouche de son père quand il mange. / On apprend à tout partager, ne fût-ce qu’un morceau de patate. / C’est l’enfant qui apporte du feu à son père et àsa mère au moment de fumer la pipe.
Interrogés sur les règles de conduite qui entourent les repas, les écoliers ont énuméré les suivantes :
« Laisser les parents se laver les mains en premier, / ne pas aller tenir compagnie à des adultes en train de manger, / ne pas se servir avant les plus âgés et avant d’y avoir été
/ ne pas regarder dans la bouche des autres, sauf s’ils sont du même âge, / ne pas demander à manger ou à boire quand il y a d’autres personnes, / ne pas regarder le plat des autres, / manger ce qui est devant soi, / ne pas fixer les convives, / ne rien dire ou faire qui puisse provoquer le dégoût : ne pas cracher par terre, ne pas se moucher avec les mains, ne pas péter, ne pas jeter de nourriture par terre, ne pas manger la bouche ouverte, ne pas se gratter, ne pas aller faire ses besoins pendant le repas, ne pas ouvrir la bouche pour montrer la nourriture qui est dedans, ne pas parler la bouche pleine, ne pas montrer aux autres les saletés qu’on peut trouver dans les aliments, / ne pas jouer ou chanter tout en mangeant, / ne pas se lever sans permission, / ne pas se battre pendant qu’on mange, / ne pas prendre le plus gros morceau, / ne pas manger avec gloutonnerie jusqu’à ne plus pouvoir respirer et à avoir mal au ventre, / ne pas refuser de manger quand on est en colère, / parler à voix modérée, mais non garder le silence (ce qui serait signe de gourmandise), / à la fin du repas, dire « merci maman ». On interdisait aux garçons de rôder autour des cuisines et de participer aux travaux de préparation : « A la tombée de la nuit, ma mère et mes soeurs s’occupaient à la cuisine. Souvent je les y rejoignais, non pour aider, mais pour goûter les mets, singulièrement la pâte de manioc, et me chauffer, car à l’extérieur il faisait déjà froid. Un soir, mon père m’appela rudement : « Muburangobyi, tu seras un chien ; ne va plus à la cuisine. » Le terme ainsi employé signifie « celui qui n’a pas de peau de mouton grâce à laquelle on porte les enfants sur le dos », ce qui revient à dire « que tu sois sans enfants, sans progéniture ». Il s’agit donc d’une insulte on ne peut plus grave. Je revins sans rien dire. Mon père ne parlait pas beaucoup, mais quand il parlait c’était sec et sérieux. A partir de ce soir-là je ne suis plus retourné à la cuisine pour des raisons futiles. J’avais peut-être cinq ans. Je compris qu’il était déshonorant pour un homme de s’occuper de travaux culinaires’.
L’unique repas était généralement pris vers 19 heures et on mettait un peu de côté pour le lendemain. En principe, les adultes ne mangeaient pas avec les enfants, de même que des supérieurs évitaient de manger devant des inférieurs. Il n’y avait le plus souvent qu’un seul plat (haricots, pois, patates douces, maïs, pâte de sorgho avec légumes cuits à l’eau ou sous la cendre). La viande était rare, ainsi que le sel considéré comme une friandise. La mère posait la part de chacun sur le plat commun, et l’eau passait dans la calebasse de main en main.
La mère devait habituer très tôt ses enfants à ne manifester aucune précipitation et à partager la nourriture avec les frères et soeurs, voire les enfants du voisinage. Il était malséant de demander à manger quand on était chez autrui et il fallait savoir supporter la faim. Un homme bien éduqué devait faire semblant de n’accorder aucune importance à la nourriture. Les punitions comme les gratifications recouraient volontiers au registre oral. D’une manière générale, l’acte de se restaurer était entouré d’une certaine pudeur : en effet, dans toute l’Afrique, manger, parler, rire et plaisanter en compagnie s’entourent de connotations sexuelles.
Les visites qu’on se rendait les uns aux autres constituaient une pièce maîtresse de la sociabilité rwandaise. Elles étaient toujours appréciées, même si on arrivait à l’improviste. « La houe qui sarcle l’amitié, c’est le pied », dit le proverbe, et « un ami vaut mieux que le gain d’une journée ». L’enfant assistait au rituel des visites pour accueillir, puis reconduire les visiteurs. Il convenait en effet que le maître et la maîtresse de maison raccompagnent leurs hôtes un bout de chemin, la longueur du trajet étant fonction de leur respectabilité. En plus des visites purement amicales, il y avait les visites protocolaires obligatoires, d’une épouse à ses parents lors de naissances, par exemple, ou les visites des inférieurs aux supérieurs.
Face à des étrangers
L’ancien Rwanda connaissait des règles d’hospitalité précises dont les Rwandais étaient extrêmement fiers. Mes étudiants à l’Université de Butare affirmaient haut et fort qu’aucun peuple n’était aussi hospitalier que le leur. De vieux récits rapportent comment une antilope rouge poursuivie par Gihanga, le héros civilisateur par excellence, trouva refuge dans un enclos dont le propriétaire refusa « Au Rwanda il existe une conception quasi sacrée du devoir d’hospitalité, qui peut aller jusqu’au respect et à la protection de l’ennemi tant qu’il se trouve dans l’enclos familial. / On ne pouvait pas tuer le serpent rencontré sur le chemin parce qu’il était considéré comme un voyageur. Lors d’une chasse on ne pouvait pas tuer un animal qui s’enfuyait dans une maison d’habitation, parce qu’il était considéré comme un visiteur. / On accorde l’hospitalité à. cause des préceptes moraux d’Imana, ou parce que l’étranger peut venir pour demander la main d’une fille de la famille, ou parce qu’il peut représenter l’autorité et être en mission officielle. / H est impensable qu’un Rwandais manque d’un toit pour s’abriter, d’un lit pour dormir et d’un plat pour calmer sa faim. L’hôte est reçu comme membre d’une famille élargie. / Le Rwandais éprouve une joie incomparable à donner l’hospitalité aux visiteurs, même s’il ne les connaît pas. / On apprendra à l’enfant à ne jamais fermer la porte quand on mange. La coutume veut que celui qui trouve les autres mangeant, mange avec eux. S’il refuse, on considère cela comme une insulte. / Celui qui a reçu doit cependant apporter sa part dans la relation qui se crée. Il ne lui est pas permis de rester passif et il lui est demandé de fournir en échange, sous forme d’informations, d’anecdotes, etc., l’apport de son expérience personnelle et de ce qu’il a pu apprendre à l’extérieur durant ses voyages. / Le niveau général du caractère hospitalier mondial ne trouve sa perfection, sinon son achèvement complet, que chez le peuple rwandais ». Auprès des enfants on insiste donc pour qu’eux aussi sachent accueillir dignement des personnes extérieures à leur cercle habituel. On trouve les recommandations suivantes : leur indiquer le chemin, avoir des gestes corrects (donner la main, s’incliner), les recevoir dans l’enclos en l’absence des parents, leur montrer où s’asseoir, leur donner à boire et du feu s’ils en demandent, rester évasif quand ils posent des questions, ne pas les observer de manière insistante, ne pas les singer, ne pas rire ou chuchoter dans leur dos.
La solidarité et l’entraide
Nous avons déjà vu l’importance de l’entraide entre voisins, qu’il s’agisse de solidarité dans le travail ou de solidarité pécuniaire. Elle s’organisait par réseaux de réciprocité, car l’aide n’était pas accordée à n’importe qui dans n’importe quelles conditions, ce qui supposait conciliabules, réunions, conseils, palabres : il ne s’agissait pas seulement d’agir en commun, mais aussi d’arriver à penser en commun. « Il n’y a pas d’homme qui puisse être seul », « l’homme sans aide reçoit des coups jusque chez lui », « un seul pilier ne suffit pas pour faire tenir debout une maison ». L’esprit d’entraide devait donc être cultivé dès le plus jeune âge au travers des multiples circonstances de la vie. Ainsi une chose reçue par l’enfant devait-elle être partagée et non gardée pour soi.
« Mes parents étaient très généreux et rendaient rarement le mal pour le mal… Je me souviens de cette petite scène : un jour, tôt le matin, ma mère venait de mettre l’urwagwa, la bière de bananes, dans les cruches lorsqu’un voisin s’amena sous prétexte qu’il voulait du feu pour allumer sa pine en réalité pour demander de la ‘bière. Et moi de dire : « Maman, ne lui donne pas de notre bière ; il nous en refuse quand il y en a chez lui ! » Maman me remit à la place du regard, et je me tus. L’homme parti, elle me dit à peu près ceci : « Je lui donne pour lui apprendre à donner ».
« Chez nous, dès l’âge le plus bas, on apprend au petit garçon à ne pas pleurer, en lui répétant que pleurer est pour les femmes, donc très humiliant ».
L’enfant était incité à vaincre ses peurs (des autres, de l’obscurité, de la solitude, des fantômes, etc.). L’âge venu, on n’hésitait pas à l’envoyer au loin, plus ou moins livré à lui-même, pour la garde d’animaux ou des commissions à effectuer. Au cas où les adultes assistaient à des disputes d’enfants, ils séparaient ceux-ci s’ils voyaient qu’ils étaient de forces trop inégales ; mais dans le cas contraire, ils n’intervenaient pas, voire les excitaient à la lutte par des cris, des mots pour rire ou en jetant à leurs fils une poignée de paille disant : « voici le bouclier de ton père ». Ubugabo, « la- virilité », « le fait d’être vraiment un homme », désignait le courage, la maîtrise de soi, le fait de ne pas reculer devant le danger, l’endurance, la persévérance. Le compliment le plus valorisant qu’on pouvait adresser à un garçon était de lui dire : « tu es un homme. » Les enfants voyaient les hommes adultes toujours munis d’un moyen de défense (lance, serpette, bâton, etc.), même en des réunions amicales.
On incitait aussi les jeunes à obtenir de petits gains en vendant des objets qu’ils ont fabriqués ou en effectuant des travaux rémunérés auprès d’autres personnes. Le paresseux (« bras-pendants mais gorge-qui-avale ») était stigmatisé « Les biens ne viennent pas d’eux-mêmes, il faut les chercher » ; « on devient bête quand on reçoit gratuitement » ; « si tu cultives assis, tu récolteras couché ».
Savoir garder le secret :« Ce qui a dépassé la bouche revient difficilement » (adage)
Dans une société où il fallait se défendre par tous les moyens contre l’emprise du pouvoir qui s’insinuait dans tous les interstices du tissu social, le secret demeurait une des seules armes efficaces pour préserver l’identité personnelle et de groupe. La vie et la force de la dynastie régnante étaient conditionnées, pensait-on, par le caractère secret de son code rituel ; le guérisseur refusait de communiquer ses secrets médicinaux même à ses enfants par crainte de mourir prématurément ; au sorcier la seule connaissance des noms donnait prise sur les personnes et on ne pouvait se prémunir de ses attaques que par une extrême discrétion ; l’intérieur de l’enclos familial, et plus encore de la maison, devait rester inaccessible au regard extérieur ; le nombre de vaches qu’on avait en sa possession n’était révélé à personne ; etc. Demandait-on à quelqu’un où il allait, la réponse courante était : »je vais quelque part » ou « je ne sais pas où je vais ».
Il n’est donc pas étonnant qu’on retrouve cette culture du secret et de la dissimulation dans l’éducation. Aux enfants on intimait l’ordre de ne rien dire à ceux du dehors de ce qui se passait dans la famille, de ne pas révéler leur nom ou l’identité de leurs parents, de répondre aux questions indiscrètes de manière évasive, etc.
« On incite le garçon à ne pas trop bavarder, car cela est le propre des vieilles femmes, donc dégradant pour l’homme ».
« Les paroles inconsidérées, sous l’empire de l’ivresse par exemple, sont scandaleuses. Elles laissent paraître l’intérieur des entrailles, le siège de la volonté. Elles rendent vulnérable ».
La parole ne prend sa pleine valeur que Maîtrisée, c’est-à-dire accompagnée de silence et de secret. Dominer sa langue, c’est être maître de soi. Le sous-entendu, l’absence calculée de précision dans un énoncé, l’allusion volontairement vague, l’euphémisme, l’allégorie, la fuite devant les questions, faisaient partie des techniques les plus courantes de l’expression orale qu’il convenait d’intégrer progressivement dès l’enfance.
Les dissimulations
C’est surtout autour des noms que la dissimulation se cultivait. Les enfants apprenaient vite que certains noms ne pouvaient être prononcés : la femme n’avait pas le droit d’appeler son mari par le sien, cela aurait été vouloir le dominer ; les enfants ne pouvaient prononcer ceux de leurs parents ou d’aînés de la famille ; on ne citait pas celui d’un supérieur hiérarchique, d’un ennemi ou d’un défunt (car cela aurait été l’appeler) ; d’une manière générale, on ne devait pas prononcer son propre nom. Pour une femme mariée, ceux des beaux-parents faisaient l’objet d’un interdit particulièrement sévère (elle ne pouvait même pas prononcer un nom qui s’en approchait, ni les termes servant à les désigner, et ce même en leur absence). Il ne fallait pas répondre quand on entendait son nom appelé une fois qu’il faisait nuit : cela aurait été courir le risque de s’abandonner entre les mains d’un sorcier. On disait aux enfants de ne pas livrer leur nom à n’importe qui sous peine de ne pas grandir. Et il était évidemment inconvenant de demander directement le sien à un interlocuteur. Tout cela montre à quel point le nom participait dans la pensée traditionnelle très intimement de la personne. Dans la littérature on trouve une multitude de noms composés, parfois emphatiques, qui par leur pouvoir évocateur permettent de situer les personnages, mais exigent un décryptage.
Gestes
Les gestes liés à la bienséance étaient strictement codifiés : manières de se prendre dans les bras (« s’embrasser » mais sans baiser), de soutenir de la main gauche le bras droit qu’on tend, de recevoir tout don des deux mains, de ne pas lever les yeux en parlant à des personnes plus âgées, etc. La parole devait être accompagnée d’attitudes sobres et contenues.
La peur du poison inspirait certains gestes. Quand on buvait ensemble à une même calebasse ou en faisant circuler un même chalumeau, il fallait donner aux mouvements des mains une visibilité maximale afin de prouver l’absence de mauvaises intentions et que les autres voient qu’on n’introduisait pas quelque produit maléfique dans le récipient commun. Il fallait toujours goûter au préalable la boisson qu’on offrait, ne pas souffler dans le chalumeau, ne pas tourner le dos à la cruche, etc.
Plus profondément, il faudrait parler de tous ces gestes fondamentaux qu’on croit purement naturels, mais qui en fait sont marqués culturellement : les manières de se tenir debout, de marcher, de s’incliner, de courir, de s’asseoir, de se coucher, de prendre la nourriture, de mâcher, de boire, de se laver, de faire ses besoins, etc. Dans ce domaine des « techniques du corps » l’apprentissage conscient n’intervient que faiblement, alors que joue à plein une sorte d’imprégnation inconsciente.
L’hygiène et les soins du corps
Les jeunes Tutsi avaient l’habitude de se laver régulièrement, y compris à l’eau chaude, et de s’enduire de beurre. Les éleveurs étaient habitués à veiller à la propreté méticuleuse de tout ce qui touchait au lait : pots, barattes, etc. Il y avait à cela entre autres des raisons d’ordre magique : en effet, si le lait entrait en contact avec un élément impur, la vache était censée en souffrir. L’eau étant considérée comme dangereuse pour le lait, les récipients en bois étaient lavés à l’urine de vache.
Quant aux jeunes Hutu, ils auraient accordé moins d’importance à leur propreté. Les filles, qui se savaient observées et étaient soucieuses de garder une peau fine et lisse, se montraient pourtant plus soigneuses que les garçons chez qui les soucis d’esthétique ne s’éveillaient qu’à l’adolescence. Souvent on ne se lavait régulièrement que les mains et le visage, soit par manque d’eau, soit à cause du froid, soit parce que par pudeur on ne voulait pas se dévêtir à la rivière. Les dents étaient frottées avec des herbes ou du calcaire pulvérisé. Les petits enfants étaient réputés ne pas sentir le froid : on les lavait, on les frictionnait et on pouvait les laisser tout nus sans égard à la température. Tout le monde marchait pieds nus.
Les hommes tutsi ainsi que les jeunes tutsi et hutu non mariés se coupaient les cheveux de manière à laisser d’élégantes houppes aux contours nettement dessinés, entretenues au peigne, en forme de crêtes, de croissants, de pyramides, de touffes censées évoquer les cornes des vaches, la lance ou la pointe de la hutte ; elles étaient partagées par des plages et des sillons soigneusement taillés. Des houppes particulières distinguaient les représentants du pouvoir. Les autres adultes avaient le crâne rasé. Mais, selon les modes, on voyait aussi les femmes mariées laisser croître leurs cheveux d’une seule masse et parfois les dresser à la verticale à force de coups de peigne. La barbe en pointe s’observait couramment. Des scarifications ornementales étaient pratiquées dès le plus jeune âge. Le beurre ranci, l’huile de ricin, des boues argileuses et des terres rougeâtres servaient aux soins de la peau. Les anneaux de cuivre ou de fer, ainsi que les bracelets et colliers ornés de perles de couleur étaient très appréciés. S’y ajoutaient charmes, talismans et couronnes de maternité. Traditionnellement le vêtement de l’enfant était du ressort du père : soit il y veillait directement, soit il donnait à la mère, voire aux enfants eux-mêmes, de quoi y pourvoir.
La décence et la pudeur
Même si le vêtement était sommaire, voire absent, on était très sensible à la correction de la tenue et de la mise. Les règles concernant la pudeur et les relations avec l’autre sexe étaient plus impératives pour les filles que pour les garçons, surtout quand approchait l’adolescence et qu’on se tenait en haut de l’échelle sociale. Comme on voyait dans le fait de ne pas arriver vierge au mariage un signe d’échec de l’éducation parentale qui exposait toute la famille au mépris, la sauvegarde de la virginité pouvait devenir chez les mères une véritable hantise. Aux interdits classiques s’ajoutaient de multiples dispositions concernant la fréquentation des garçons. Ainsi défendait-on aux jeunes filles de se mêler aux jeunes gens, ou d’avoir des conversations avec eux allant au- delà des salutations et des propos anodins, surtout en seul à seul. Quand des assemblées réunissaient hommes et femmes, il valait mieux pour elles s’en tenir à l’écart, sinon elles risquaient d’avoir mauvaise réputation, ce qui pouvait jouer défavorablement sur les demandes en mariage. Pas question de se fréquenter en vue d’une alliance future, sauf dans le cas d’unions préférentielles au sein du cousinage. Une fois les fiançailles conclues, il convenait d’éviter soigneusement toute rencontre avec le fiancé, de prendre une autre direction à sa vue, voire de se cacher ; il fallait même éviter d’être confrontée à des personnes mâles de sa parenté. La communication ne pouvait se faire que par l’intermédiaire des frères, soeurs et amies. Sur ces points, les jeunes filles hutu bénéficiaient d’une plus grande liberté d’allure que les tutsi.
Un des principes majeurs de la pudeur stipulait que les ouvertures corporelles devaient être fermées aux yeux d’autrui. Ainsi était-il malpoli de montrer sa langue et ses dents, ce qui allait de pair avec la maîtrise de la parole. Même la pratique du gukuna, qui consistait à allonger les nymphes, aurait eu pour but, entre autres, de dérober à la vue « l’intérieur des entrailles » de la femme au moment des accouchements. Il était interdit aux filles de s’asseoir sur leurs talons, de sorte que les orteils seuls soient en contact avec le sol, posture considérée comme masculine. Elles devaient s’habituer à s’asseoir les cuisses serrées et les jambes sur le côté.
La propriété des enfants
A titre de récompense ou en des occasions festives, des cadeaux étaient faits aux enfants, tels un bananier, un lopin de terre ou une tête de bétail (p. ex. la « vache des mèches » au moment de la première coupe de cheveux). En fait, il s’agissait là de dons honorifiques dont. ils ne pouvaient disposer comme ils voulaient, et la possession n’en était pas assurée. Elle l’était davantage quand il s’agissait de petits objets. La notion d’un « argent de poche » donné régulièrement par les parents ne semble pas avoir existé. Mais il était courant que vers douze ans les enfants fassent des gains personnels en se livrant soit à des cultures dont les produits étaient vendus au marché, soit à un petit commerce, soit à un travail rémunéré.
Les dons aux parents
Pour remercier ses parents et montrer de quoi on était capable, il convenait de leur faire un don au moment de prendre quelque distance par rapport à eux :
« Chaque enfant, une fois parvenu dans sa pleine jeunesse, devait offrir à ses parents quelque chose de bien, d’estimable : objets usuels intéressants, denrées alimentaires, tête de bétail surtout, de leur acquisition personnelle, comme prémices de leur valeur et de leur avenir, en témoignage de leurs capacités morales et sociales… Or, comme au Rwanda pastoral et féodal, la meilleure chose qu’un homme pût désirer, qui fait en même temps sa fortune et son prestige, était la vache, cette coutume s’orienta rapidement vers celle-ci. On ne pouvait trouver meilleure preuve de sa valeur que de donner une vache. La première vache gagnée par un garçon, de quelque façon que ce soit, fait féodal ou autrement, fut nécessairement acquise à ses parents ». Ceux-ci devaient, à cette occasion, avoir des rapports sexuels destinés à souhaiter bonne chance au garçon et une nombreuse descendance à la vache.
La formation religieuse
A aucun moment on n’a dispensé une instruction systématique en matière de religion, mais l’enfant entendait à travers le langage courant des références constantes à Imana qui voit tout et entend tout. Les récits (petits mythes étiologiques, contes et légendes) où intervenaient des êtres de l’autre monde imprégnaient de manière décisive son esprit. Il assistait au culte des ancêtres devant les édicules qui leur étaient consacrés et autour du foyer familial, et il entendait les adultes exprimer leur peur des mauvais bazimu. Il arrivait qu’on lui demande de tenir les animaux au moment de les immoler. Il pouvait participer au moins à une partie des cérémonies en l’honneur des imandwa, et il lui arrivait d’accompagner ses parents quand ils allaient consulter le devin. Enfin, il entendait parler des rites grandioses célébrés à la cour royale autour de cet imam qu’était le mwami.
Entre jeunes, mais aussi de mère à fille, on se transmettait des recettes de philtres, d’amulettes et de procédés de petite magie pour se donner du charme, attirer attention et sympathie, éveiller l’amour, neutraliser ses défauts, voire assouvir jalousies et désirs de vengeance. Ainsi connaissait-on des herbes « pour être désirée », « pour captiver les coeurs des jeunes gens », « pour que les jeunes gens se disputent pour vous », « pour qu’on vienne de partout vous demander en mariage », « pour effacer ce qui pourrait vous rendre antipathique », etc. En ramassant des brindilles, il fallait par contre veiller à ne pas toucher à la plante umwanga dont le nom vient d’un verbe signifiant « ne pas aimer », « détester ». Comme il y a toujours, pensait-on, des gens malveillants aux aguets pour agir par maléfice et provoquer des stérilités, il importait d’être d’une extrême prudence pour ne pas laisser tomber entre leurs mains des cheveux ou des objets qu’on a portés sur soi. L’art des charmes, amulettes, talismans, philtres, etc. se développait surtout dans le cadre de la polygamie et exigeait un savoir et un savoir-faire stupéfiants.
« Les acrobaties auxquelles se livraient les femmes pour fabriquer leurs charmes et les porter là où ils devaient être pour avoir de l’effet étaient nombreuses : c’était un travail de longue haleine qui nécessitait un courage et une minutie exceptionnels. En effet, (il fallait) cueillir telle ou telle herbe, arracher les poils du pubis de son mari, faire téter discrètement le mari au sein pendant son sommeil, chercher l’intestin d’un serpent, une lanière d’antilope ou la verge d’un chien ; sécher tout cela, le moudre, mettre la poudre obtenue dans la nourriture du mari ou porter cela clans le lit de la rivale… Celle qui était attrapée en flagrant délit… était considérée comme une empoisonneuse avec toutes les conséquences ».
Pour que le chef de famille ne connaisse qu’un seul foyer, la femme enterrait un lièvre entier sous son siège, car cet animal était réputé pour n’avoir qu’un seul terrier.
La vérité et le mensonge
La question de la dissimulation de la vérité est centrale dans l’ethos rwandais. Idéalement, elle était fustigée : « le mensonge ne nourrit son homme que pendant deux ans » ; « à celui qui te trompe en disant « je ne mange pas », tu répliques le ne me couche pas » ; « à qui te donne du vent aux fiançailles de ta fille, tu donneras du mensonge au mariage de ton fils » ; « le menteur doit subir les conséquences de son mensonge » ; « le mensonge est découvert là où on balaie’ (on va au fond des choses).
Mais dans la réalité, on admirait celui qui savait mentir habilement, et on est allé jusqu’à dire que les anciens Rwandais ont fait du mensonge une sorte de sport national ou l’ont classé parmi les beaux-arts.
« la vérité.., varie suivant celui qui l’écoute, celui qui en bénéficie ou celui qui risque d’en subir les conséquences.. .(Elle) varie selon les milieux et les circonstances… Il faut à tout moment être attentif à la vérité que le chef veut entendre, pour rester dans ses faveurs. Le plus simple est de répéter ce qu’il dit ».
Il convient d’appliquer à la question du mensonge les principes qui d’une manière générale régissaient la morale traditionnelle, comme l’a fait longuement D. Nothomb : il ne faut rien faire qui puisse porter préjudice au groupe familial auquel on appartient et à ses membres ; la moralité des actes se mesure à leur utilité pour la survie du groupe, l’harmonie en son sein, sa prospérité, sa cohésion, la transmission de ce qu’il a reçu ; est donc moralement mauvais tout ce qui l’affaiblit, le divise, l’appauvrit, l’humilie, et moralement bon tout ce qui le renforce, le protège, le restaure. Par contre, transgresser un interdit est toujours mauvais, car une punition s’en suivra automatiquement d’une manière ou d’une autre.
Si on applique ces principes au langage, on tirera les conclusions suivantes : le mensonge n’est pas en lui-même frappé d’interdit ; la parole est moralement bonne lorsqu’elle contribue au bien du groupe social et ‘qu’elle ne transgresse aucun tabou ; au cas où elle est prohibée par une autorité, mais n’est pas connue d’elle et donc pas punie, il n’y a pas à la regretter ; mentir avec la certitude que personne ne s’en rendra compte est légitime, car l’usage de la parole n’est pas au service de la vérité, mais du bien-être du groupe auquel on appartient. Est moralement condamnable la parole qui compromet le groupe et lui porte préjudice, qui transgresse un interdit ou qui, prohibée par une autorité, est découverte et punie.
On apprenait donc à l’enfant à utiliser la parole de sorte qu’elle ne procure aucun dommage aux siens ; qu’on pouvait dire oui à l’un et non à l’autre pourvu que la contradiction ne soit pas découverte ; que le mensonge était légitime, voire louable, signe d’intelligence et d’habileté, lorsqu’il n’entraînait pas de conséquences néfastes, qu’il était profitable aux bonnes relations et contribuait au succès des entreprises de son groupe.
Devant la justice, l’art oratoire et l’entregent étaient plus importants que la – vérité objective ; gagner un procès se disait « renverser un adversaire » : ce qui comptait ce n’était pas de faire triompher le vrai, mais d’avoir le dessus. L’essentiel était donc d’apprendre à mentir avec conviction et vraisemblance (cf. plus loin : la notion d’ubgenge).
Les apprentissages manuels
Pour l’exécution des différents travaux exigeant quelque savoir-faire, on demandait à l’enfant d’imiter l’action qu’il pouvait observer, quitte à décomposer devant lui la suite des opérations, puis d’essayer par lui-même. Occasionnellement, l’aîné complétait ce qui était montré de manière informelle par une instruction donnée de préférence à l’aide de formules plus ou moins lapidaires. Dans la plupart des apprentissages, la part verbalisée de la transmission sous forme d’explications était réduite. On évitait de donner une réponse avant que la question ne soit née dans l’esprit de l’élève, et surtout de communiquer un savoir abstrait avant l’expérience concrète. Quand quelque chose se passait, les enfants étaient toujours présents, attentifs et muets, regardant, écoutant, enregistrant. Ils savaient par la suite reproduire fidèlement par le geste, la mimique, la parole, avec un sens du détail et une justesse extraordinaire ce qui s’est déroulé sous leurs yeux. Il était inhabituel qu’on poussât l’enfant artificiellement Vers des performances toujours plus élevées. Quand on s’adressait à lui sensiblement dans les mêmes formes et sur le même ton qu’à l’adulte, cela constituait pour lui la meilleure reconnaissance. Le reproche, la gronderie, l’appel à la honte et au ridicule étaient d’autant plus durement ressentis et en principe réservés aux cas graves.
Les sanctions
« Quand l’enfant commet une faute, on essaie de lui montrer les conséquences qui en découlent et qu’une mauvaise action fait toujours du tort aux autres. / Dans l’ancien Rwanda, l’enfant devait obéir à toute personne plus âgée que lui : si elle le prenait en flagrant délit, elle avait le droit de le punir même sévèrement ».
L’enfant était sanctionné quand il franchissait les limites de la convenance et quand son comportement attirait des ennuis à la famille. Les sanctions ordinaires connaissaient comme partout une gradation subtile. La désapprobation pouvait se manifester d’abord par une inflexion de la voix, une altération du regard et du visage ; puis on passait à l’observation verbale, à la réprimande et à l’insulte; enfin on en venait aux punitions corporelles : gifles, coups sur les fesses avec des baguettes ou des touffes d’orties, privations de nourriture, de mets de choix, de bière, de vêtement, de natte ou de couverture pour la nuit, exclusions de la maison, obligation de passer la nuit lié au poteau de la hutte, etc. Mais si on menaçait beaucoup, en fait on punissait relativement peu. L’enfant s’en-fuyait-il pour échapper à un châtiment, on lui lançait : «va-t’en, mais Gashiga (personnification du foyer) te ramènera ri ou « la faim te fera revenir I » Le refuge idéal se trouvait évidemment auprès d’une grand-mère ou d’une tante compréhensive et compatissante. Quand les pères imposaient des sanctions excessivement dures, les mères ne manquaient pas d’intervenir en disant : « Les bâtons cassent les os, mais ne soignent pas les vices. »
Si les sanctions lourdes étaient rares, elles pouvaient être d’un grand sadisme à l’image de la manière dont on réprimait les délits à la cour royale ou a celle des grands chefs : bastonnades, ligatures très serrée des bras derrière le dos, mutilations par le feu, aveuglements par cautérisation, enfin mises à mort par section des membres, rupture du cou, dépeçage, empalement, crucifixion au sol, strangulation, etc. En cas de vols répétés de la part d’un enfant, on lui brûlait la main ou on lui coupait un morceau de doigt ou d’oreille. On était particulièrement indisposé quand par négligence on subissait une perte de bétail ou un autre dommage matériel, ou quand une faute provoquait des conflits de voisinage, une atteinte à la réputation du groupe ou l’intervention des autorités.
Tant que les enfants étaient petits, c’est surtout la mère qui réagissait. Le père commençait à punir les garçons à partir de l’âge de six ans environ, alors que pour les filles il passait par la mère. En tout cas, il n’avait plus le droit de frapper sa fille une fois pubère. On y a vu une des causes de l’affection particulière que les fils semblent avoir eu pour leurs mères et les filles pour leurs pères. En l’absence des parents, les aînés avaient aussi un certain droit de punir leurs cadets.
Plus fréquents que les punitions proprement dites étaient les menaces, les appels à des croquemitaines, les moqueries. Les premières avaient évidemment pour but de faire peur : mais trop fréquentes, inconsistantes et rarement appliquées, elles n’avaient en général pas grand effet. Parmi les menaces les plus courantes, il y avait celle de rapporter une faute commise au père ou de gronder, voire de punir le coupable devant d’autres enfants pour lui faire honte.
« Un jour, après la naissance de ma petite soeur, on m’a dit de lui céder la place sur le lit J’ai refusé en pleurant. Papa m’a fait sortir et a fermé la porte. C’était la nuit. Mes grands frères m’ont dit que l’hyène viendrait me manger. J’ai activé mes pleurs et on m’a fait rentrer en me disant de ne plus recommencer, sinon on laissera cet animal me dévorer ». Les sanctions positives quand un enfant était particulièrement rapide, actif et soigneux dans exécution des tâches qui lui étaient confiées prenaient la forme de félicitations et de gratifications verbales et matérielles. Les récompenses auraient été relativement rares. Le cadeau suprême que l’on pouvait faire à un enfant méritant, lors d’une fête par exemple, était celle d’une tête de bétail (le summum étant le don d’une vache). On lui reconnaissait ainsi un certain droit à posséder de menus objets, une bête ou le produit d’un lopin de terre qu’il a cultivé ; mais comme cette propriété n’était guère respectée par l’entourage, le jeune pouvait en tirer une impression d’insécurité.
On s’est interrogé sur les différences que l’on pouvait observer selon les « ethnies » dans l’application_ des sanctions. Comme les parents tutsi se montraient distants, calmes et fermes envers leurs enfants, les réactions gratifiantes l’emportaient sous forme d’encouragements, de louanges et de récompenses sur la répression frustrante. Au besoin on avait recours à la correction verbale, à la critique ironique, et seulement en cas d’échec à des contraintes physiques qui pouvaient être fort lourdes. Chez les Hutu, les parents surchargés de travail et peinant sous le poids de la dépendance, avaient des réactions plus affectives, extériorisées et brutales, pas toujours rationnelles et efficaces. Chez les Twa, les enfants étaient précocement autonomes de sorte que les sanctions n’avaient qu’une faible incidence.
La sanction la plus grave était évidemment la malédiction prononcée par le père ou d’autres parents plus âgés avec imprécations et crachats : déshérité, chassé de chez lui, le coupable était coupé du courant de vie qui parcourt la lignée, donc isolé non seulement au plan social, mais aussi ontologique.
La formation de l’intelligence et de la sensibilité
Il était rare que le savoir traditionnel se transmette au travers d’un ensemble de concepts généraux soigneusement délimités. L’enfant était le plus souvent instruit à l’aide d’images, de récits et d’actions symboliques dont le contenu dépassait en signification ce qu’il pouvait en saisir dans l’immédiat. Il était d’emblée familiarisé sur un mode accessible avec les grands thèmes qui allaient constituer sa pensée sa vie durant. Tout cela se déposait en lui et ne s’explicitait que très progressivement. D’autre part, l’accent était toujours mis sur la manière de se comporter pratiquement dans une conjoncture donnée. Apprendre, c’était d’abord s’adapter aux nécessités d’une situation réelle et s’engager dans des tâches de la vie courante. Les principaux schèmes de conduite étaient donnés d’emblée sous une forme simplifiée, et c’est peu à peu que l’expérience acquise les étoffait, les enrichissait et les affinait. En observant des groupes de fillettes,on se rend compte par exemple que le schéma général des mouvements de danse est présent dès trois ou quatre ans, mais il ne cesse de se perfectionner jusqu’à l’âge adulte. On part de situations d’ensemble pour aller vers une différenciation progressive. La culture du groupe était ainsi assimilée de manière synthétique, organique et globale. Evoquons quelques aspects de cette transmission.
Les veillées familiales
« C’est le soir, autour du foyer, que l’enfant reçoit en premier lieu son éducation intellectuelle : berceuses, chants, danses, contes, légendes, devinettes, poèmes de bergers, poèmes guerriers, etc. ; celui qui en retient beaucoup est considéré comme intelligent’.
« Le moment de la journée où, peut-être, l’âme rwandaise vibre le plus intensément et connaît la jouissance la plus spirituelle, est l’heure du gitaramo (veillée), où les yeux, le visage entier, jusqu’aux muscles du corps et la cadence de la respiration, sont suspendus aux sons rythmés et glissants enregistrés par des oreilles attentives et tendues. Pendant ces minutes pleines, le reste du monde a disparu, rien n’existe plus que cette musique alternée et subtile. Toute la valeur de la déclamation semble résider dans l’incantation des mots et la rapidité aisée et souplement cadencée de leur débit. Chose curieuse : le geste n’intervient aucunement dans la perfection de l’art oratoire ; tout le secret de l’émotion doit provenir de la parole.
« Le soir, à la veillée, (la flamme du foyer) illumine le logis, quand les auditeurs sont réunis tout autour, écoutant les histoires fantastiques, pleines d’intérêt et de surprises qu’un conteur en verve leur raconte sous l’effet des boissons fermentées. C’est là que se rapportent les événements du jour, se nouent les intrigues, que les esprits railleurs exer-cent leurs talents et trouvent écho à leurs plaisanteries. L’atmosphère sera d’autant plus envoûtante sites lueurs de l’éclair, suivies du tonnerre, filtrent à travers le clayonnage qui sert de porte, que l’hyène ricane sur la colline ou que le lion rugit au loin ».
« Qu’est-ce qu’on était heureux en famille quand j’étais enfant. Les soirées pendant la saison sèche, lorsque la terre doit se reposer, mon père nous racontait des histoires. « Le bon éducateur connaît Cent histoires », dit un de nos proverbes. Ma mère, toujours effacée, surveillait la marmite des haricots. Moi et mon petit frère, nous posions des questions. Nous aimions beaucoup qu’il nous parle de l’invisible et qu’il explique les traditions de nos Anciens ».
Les veillées familiales, le soir, soit dans l’enclos près des vaches, soit dans la maison autour de l’âtre, étaient donc les lieux privilégiés de la transmission orale et du façonnement des sensibilités. On a parlé récole familiale du soie ». La causerie y tenait toute sa place, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre : la parole était laissée pour une large part aux vieux, puis les jeunes questionnaient tandis que les enfants écoutaient. Une fois l’auditoire mis en verve, on débitait contes, fables, récits historiques, mythes, légendes, devinettes, poésies, chants, parfois en les accompagnant d’instruments de musique. De longues strophes étaient déclamées d’un débit rapide et d’un seul souffle. C’est là que même dans le petit peuple se cultivait un beau parler riche en allusions aux coutumes et faits du passé, où il suffisait parfois d’un demi-mot ou d’une interjection pour faire surgir tout un monde truffé d’images, de figures et de symboles.
Au cours de ces réunions étaient aussi abordées de manière informelle toutes les questions pouvant intéresser le groupe : les problèmes relationnels et sociaux du moment, les situations familiales, les biens communs, leur délimitation et leur gestion, les travaux à entreprendre, mais aussi la marche du monde tant du point de vue politique que cosmologique (les mouvements des astres, leur influence sur les saisons et les travaux agricoles, etc.).
Chaque famille avait son héritage culturel à elle constitué de savoirs particuliers, de généalogies et d’une histoire familiale qui permettait de remonter plusieurs générations. Comme certains genres littéraires étaient plus ou moins réservés aux hommes, d’autres aux femmes, d’autres encore aux enfants, les apprentissages afférents étaient différenciés selon l’âge et le sexe. P. delPerugia a décrit la splendeur des veillées à la cour royale, où se succédaient de multiples spécialistes du récit et de la déclamation et qui jouaient un rôle de premier plan dans la formation des jeunes nobles présents en qualité de « pages ».
L’exercice de la mémoire
Dans une civilisation qui ignorait la « mémoire de papier », tout reposait sur la mémorisation des multiples données de l’existence. En l’absence de cadastre, par exemple, il fallait savoir exactement où se situaient les limites des terres de culture en prenant pour points de repère des sentiers, des arbres ou des rochers. Comme on héritait de relations ancestrales entre familles et lignages, aussi bien d’amitié, d’alliance et d’assistance que d’inimitié, il fallait savoir s’y retrouver dans des généalogies qui remontaient parfois bien haut, jusqu’à se perdre dans les méandres de la légende, concernant les fondateurs dans leurs rapports avec les rois et les chefs. Le savoir agricole, médical et magique reposait sur la connaissance de centaines de végétaux. A force d’entendre aux veillées ou lors de festivités des récits historiques, humoristiques ou merveilleux, des commentaires d’adages et de maximes, des poèmes et des chants, chacun se constituait un bagage littéraire plus ou moins consistant qu’il fallait loger dans la mémoire avec précision si on voulait pouvoir s’en servir. Sans parler de ces professions qui évoluaient dans les hautes sphères de l’Etat et avaient pour fonctions explicites de garder un souvenir exact et inaltérable des grands textes sur lesquels se fondaient le fonctionnement, l’idéologie et le prestige de la royauté, ce qui nécessitait le recours à des moyens mnémotechniques hautement élaborés.
On pouvait donc s’attendre à ce que, dans la formation des hommes a tous les échelons, on prêtât une particulière attention au développement de ta mémoire. Les enfants étaient appelés à faire des commissions et à transmettre des messages dont l’exactitude et la fidélité devaient être garantis ; à leur retour on leur demandait de faire un rapport circonstancié de ce qu’ils avaient dit, vu et entendu.
« Lorsque l’enfant a fait une promenade et qu’il rentre au foyer, sa mère lui demande le récit complet de sa randonnée, tout ce qu’il a pu observer, les personnes qu’il a rencontrées, les paroles qui lui furent adressées. Dès que l’enfant a terminé son rapport, sa mère le félicite, l’embrasse et lui donne en guise de récompense certaines douceurs que l’enfant aime. Les fois suivantes, l’enfant fera davantage attention et s’habituera ainsi observer, à coordonner tout ce qu’il voit, afin d’en donner un rapport plus logiquement disposé. Il arrive également qu’il y ait concours en ce domaine, entre plusieurs enfants, ce qui attire leur émulation ».
Le même auteur raconte que lors du passage d’un conteur ou d’un « troubadour », son père lui demandait de reconstituer ce que ces professionnels du récit, de la déclamation et du chant avaient dit. Celui qui y excellait recevait des félicitations et était invité à boire quelques gorgées à la gourdelette paternelle – honneur suprême T -, alors que celui qui n’avait rien retenu était réprimandé et traité avec mépris.
Autres entraînements intellectuels
Sur le plan intellectuel, on retrouve au Rwanda la plupart des formes d’éducation qui ont été décrites dans le reste de l’Afrique. Comme les principaux apprentissages s’opéraient par imitation et par imprégnation, la part de l’explicitation et de l’explication était relativement réduite, sans pour autant être inexistante : on montrait, on laissait l’enfant s’essayer à telle tâche, on corrigeait et il apprenait par essais et erreurs. Les transmissions majeures s’opéraient au travers de l’ensemble des activités quotidiennes dans et hors de la famille. Les adultes recherchaient des occasions pour stimuler l’esprit d’observation, la réflexion et l’aisance -à s’exprimer. On incitait l’enfant à reconnaître les plantes et les insectes, à les nommer et à énoncer leur utilité ou leur nocivité ; on lui donnait des problèmes à résoudre, et on le soumettait à de petites épreuves, voire à des « attrapes », pour tester ses capacités, ses acquis et ses réactions. Le système de parenté fournissait un terrain particulièrement propice à la gymnastique mentale. Il n’était pas forcément bien vu de la part d’un enfant de poser des questions à la légère : face à une inconnue ou à un problème, on attendait de lui qu’il essaie d’y voir clair par lui-même et n’interroge l’adulte qu’une fois qu’il est allé au bout de ses possibilités.
Si le pouvoir d’imagination des petits avait du mal à se développer dans Je vide, sitôt qu’ils arrivaient à utiliser comme supports les matériaux même les plus simples et les plus bruts, celui-ci se mettait puissamment en mouvement ainsi que le prouvent de multiples créations en terre glaise, en tiges de mil, en roseaux, en fils de fer, etc.
Comme les procès occupaient une grande place dans la vie sociale, on invitait le plus tôt possible les jeunes à assister aux palabres et aux plaidoiries devant les tribunaux de proximité (gacaca) ; progressivement on sollicitait leur avis et on leur soumettait des cas à solutionner. Il arrivait même qu’on organise à domicile des plaidoyers fictifs pour y exercer la génération montante et lui faire adopter les comportements appropriés au groupe « ethnique » auquel elle appartenait. Il s’agissait là d’un entraînement à la fois au maniement des procédures et des concepts juridiques, à l’éloquence, au raisonnement, à la prudence et à la circonspection dans l’usage des paroles, enfin à l’art du compromis. Il importait de s’y retrouver dans les détours d’une pensée allusive et d’un discours volontiers « oblique », affectionnant les zigzags compliqués pour ne pas donner prise à l’interlocuteur, et de savoir discerner le dessous des cartes. Comme tous les préceptes moraux et juridiques n’avaient pas une égale importance, il importait d’apprendre à les sérier, à les hiérarchiser et à les remettre à leur place sur une échelle globale : un précepte divin est plus qu’une prescription ancestrale, une loi civile plus qu’un usage local, de sorte que les uns et les autres n’ont pas le même degré de contrainte. Par leur contenu souvent métaphorique, les proverbes exigeaient une grande mobilité d’esprit.
On ne dissociait pas qualités du coeur et qualités de l’intelligence. Idéalement le savoir devait se doubler de finesse d’esprit, de sensibilité morale, de Sens de la responsabilité, de capacité de discernement, de savoir-vivre et de rectitude intellectuelle. On trouve dans la tradition gnomique des formules équivalentes au « science sans conscience n’est que mine de l’âme ».
La famille était donc attentive à transmettre le patrimoine culturel du pays et par là à éveiller l’intelligence des jeunes. La connaissance de ces traditions et la manière souvent exaltante de laquelle elles étaient présentées jouaient un rôle important dans le processus d’identification qui reliait le jeune à son groupe familial, mais aussi à sa nation.