L’analyse des ressorts internes à l’éthique traditionnelle amène à distinguer deux sortes de fautes « morales » : – Il y avait d’une part les transgressions d’interdits, peu importe qu’elles fussent conscientes ou non : elles étaient censées être sanctionnées inévitablement par une sorte de justice immanente, car il s’agissait là de lois d’ordre religieux, dont la force prohibante provenait de Dieu lui-même (« Dieu se venge sans crier gare »).

– Il y avait d’autre part les transgressions des lois édictées par les autorités humaines qui ne comportaient pas un caractère d’offense à Dieu et n’obligeaient donc pas en conscience. Une faute de cet ordre-là ne devenait faute que si elle était découverte.

Il est capital de comprendre que dans la logique rwandaise Dieu n’est pas vraiment concerné par la vie morale, et n’est donc considéré comme coupable que celui qui se fait prendre et est amené à reconnaître son délit. Au besoin, il est légitime de s’en tirer par le mensonge. « Si on peut… éluder intelligemment (la loi) de manière à ne pas être puni, on ne sera pas inquiété sur le plan moral’. En ce sens, « La religion et la conscience religieuse n’interviennent pas dans l’éducation morale des enfants ». Et il n’y a nulle trace de l’idée qu’une faute devait être expiée après la mort.

« La première question qui se pose est la distinction entre le bien et le bon, d’une part, et entre le mal et le mauvais, d’autre part… Le bien s’oppose au mal, et le bon au mauvais. D’autre part, tout ce qui est bien n’est pas nécessairement bon, et ce qui est mauvais peut être un bien. Tout comme ce qui est mal n’est pas nécessairement mauvais, alors que ce qui est mal peut être bon… Le bien et le mal concernent spécifiquement la connaissance et la volition libre, tandis que le bon et le mauvais affectent en principe le côté ‘sensitif’ de l’homme.

Posez la question au Rwandais : « Pouvez-vous épouser votre sceur…? » Il vous répondra :… « Cela ne se trouve pas faisable : c’est interdit ! » Insistez par une question subsidiaire :… « Est-ce que voler est aussi interdit ! » Il vous répondra :… « Voler est mauvais, mais ce n’est pas interdit – « Puisque voler, ce n’est pas interdit, c’est donc bien  » – « Mais non ! ce n’est pas interdit, mais c’est mauvais, ce n’est pas bien ! » Et il vous expliquera : « Voler c’est mauvais, parce que si on vous identifie, vous serez arrêté, puni, ou même torturé ; et vous devrez rembourser l’objet volé, auquel vous ajouterez les indemnités de règle ! »

Nous voici donc dans un labyrinthe de conceptions… Le bien et le mal se rendent par des termes différents, suivant que l’acte peut être qualifié d’interdit ou non… Le substantif français « bien » n’a pas un terme correspondant en notre langue…

Dire d’un acte humain qu’il est défendu par la loi, n’intéresse pas le coupable éventuel. Lorsqu’on s’y décide, il sait qu’il risque d’être identifié… et d’en subir la sanction correspondante. Il n’en porte cependant pas le remords, mais il en éprouve la crainte d’être découvert En somme, cela ne regarde pas le coupable, c’est l’affaire de ceux qui sont chargés de le dépister… En ce domaine, il suffit d’opérer « intelligemment »… Voler avec art est un signe de finesse qu’on vante dans les assemblées. »

 Les interdits (imiziro)

« Vivre au Rwanda, c’est se soumettre aux interdits« , affirme un adage. A. Kagame a défini ceux-ci comme des « interdiction se comportant d’une façon immanente des sanctions automatiquement infligeables à quiconque les transgresse, volontairement ou involontairement, même à son insu ». Ces prohibitions, souvent édictées par quelque ancêtre lointain, n’ont aucun contenu moral ou juridique. Leur sanction est censée intervenir quasi mécaniquement à plus ou moins longue échéance : stérilité, dégénérescence du bétail, •malchance, diminution des récoltes, maladie, lèpre, perte des dents, mauvais accouchements, extinction de la lignée, calamités publiques, voire nationales, etc. Les interdits sont tellement nombreux qu’on ne peut pas ne pas en transgresser: d’où une peur permanente devant la perspective toujours possible d’un malheur. Car on est responsable même si on n’a en rien conscience d’être coupable. Il y avait là une explication toute prête pour tout coup dur, tout désastre, tout échec.

On peut distinguer

-des interdits nationaux : p. ex. dire que le roi est mort,

-des interdits claniques : p. ex. manger de tel animal « totem », – des interdits familiaux : p. ex. se marier avec des gens de telle famille ou qui ont tué un membre de votre famille ; frapper son neveu ou sa belle-mère ; dire que la couronne de maternité est brisée ;

– des interdits de sexe : p. ex. pour une femme : siffler, traire les vaches, prononcer les noms de ses beaux-parents, monter sur le toit de la maison, toucher des armes ; pour un homme : frapper sa femme pendant qu’elle tourne la pâte ou sème, pleurer en public, se masturber, faire la cuisine, se servir à manger en l’absence de sa femme ou regarder la nourriture qui reste au fond de la marmite ;

– des interdits d’âge : p. ex. pour des jeunes : brutaliser leurs parents ou un vieillard, fumer la pipe ;

– des interdits professionnels : liés p. ex. à la chasse, à l’apiculture, à la forge, etc.

Pour de nombreux interdits la sanction est précisée : insulter ses parents est, cause de mort prématurée ; manger sans partager avec les autres leur porte malheur ; marcher à reculons constitue une menace pour son père ; couper la queue à un lézard du vivant de sa mère fait tomber ses seins ; faire des trous dans l’enclos peut provoquer la mort du père ; siffler la nuit attire les léopards ; s’appuyer_ sur un autre quand on est debout provoque la nonchalance ; trahir un ami à qui on est lié par le pacte du sang conduit à la ruine totale.

« Je n’étais pas libre quand je me trouvais dans ma famille qui est esclave des mythes des coutumes et des mœurs ambiantes. En effet, quand je sifflais pendant la nuit, mon père me battait ; si je m’asseyais sur la pierre ayant soutenu la marmite, ma mère me reprochait mon imprudence ; si je m’asseyais sur un banc, si je fumais ou si je riais pendant l’orage, mes parents m’appelaient un Rwandais « blanchi » qui ne connaît pas les dangers que peuvent attirer de telles négligences. Si je mangeais du miel après avoir sucé des tiges de sorgho, je me voyais refuser le repas et j’étais considéré comme un criminel contre les abeilles. Si je buvais du lait étant debout, on me disait que je faisais du mal à la vache ».

Aussi bien avec les interdits, qu’on est d’une certaine manière obligé « en conscience de respecter, qu’avec les lois édictées par les autorités, nous sommes manifestement dans une « morale » de la contrainte qui demeure très extérieure. Mais l’éthique rwandaise comporte encore un autre versant, plus intériorisé, qui se structure autour de la notion de « cœur » et est centré sur des valeurs positives et des vertus idéales.

La notion de « cœur » (mutina)

« Le roi chéri de l’homme, c’est son cœur » (proverbe).

« La personne n’est pas une entité autonome. Qu’elle le veuille ou non, elle est prise dans tout un réseau de relations qui renforcent ou diminuent sa personnalité suivant qu’elles augmentent ou non sa force vitale. L’individualité de la personne n’est pas niée pour autant Mutina, « le cœur », est pour un Munyarwanda ce qui rend la personne personnelle, ce qui en fait l’unité et l’originalité. L’homme vaut ce que vaut son umutima, si bien qu’un homme traité de ntamutima, « sans cœur », est estimé plus proche des animaux que des hommes. Par contre, si on dit d’Un- tel qu’il « a un cœur », c’est le meilleur éloge qu’on puisse faire de lui, c’est le reconnaître comme personne. Le mutina est tellement le propre de l’homme qu’il lui survit. On dira par exemple d’un enfant qu’il a 1e cœur de son grand-père ou de sa grand-mère. C’est comme une sorte de réincarnation de la personne de l’aïeul dans son petit-fils » .

Comme l’a montré D. Nothomb (pp. 21-32), la notion à la fois philosophique, psychologique et morale de mutina, désigne l’intérieur invisible de l’homme, ce par quoi un homme est homme, ce qui fait son unité. Cette notion recouvre

– la vie affective et émotionnelle : la jalousie est dite « une plaie sur le cœur », être effrayé « avoir le cœur hors de soi », l’amour « porter l’autre sur son cœur » ;

– la vie volitive : « ce qui fait souffrir le cœur fait voyager les jambes dès le matin », dit le proverbe ;

– la vie intellectuelle : on pense, on sent, on entend dans son cœur, et « ce qui emplit le cœur déborde sur la langue », dit un autre ;

– la conscience à la fois psychologique et morale.

Le cœur est donc l’élément fondamental de la personnalité, le « totalisateur de la personne » , « le noyau des qualités d’un homme digne de ce nom ». La valeur première de l’homme, c’est d’avoir un cœur un et unifiant, beau et bon, bien placé « dans le sein » et non « dans la tête ». L’homme idéal est celui « qui a le cœur dans le ventre », « qui a pleine possession de son cœur ». « En culture rwandaise, les valeurs du cœur commandent toutes les autres ».

« 1mana a créé trois vertus : ubupfura, ubgenge (intelligence, habileté), ubumwe (solidarité). L’œuvre de Dieu était à peine terminée que les trois qualités et les défauts opposés entrèrent en lutte d’influence sur l’humanité. Ce fut à la suite de la victoire des défauts sur les qualités que les qualités devinrent presque introuvables et que la société humaine fut si mal arrangée » (p. 250).

Ubumwe : « union vitale », solidarité

Ubumwe a été traduit par « union vitale » ou « communion vitale », et de nombreux « ethnophilosophes », en particulier des prêtres africains, ont spéculé sur cette idée d’une solidarité à fondement ontologique à la suite du R. P. Placide Tempels. V. Mulago l’a définie comme « le rapport des vivants et des trépassés, unis entre eux verticalement (ascendants et descendants) et horizontalement (liens de fraternité clanique et familiale) par un principe vivifiant se trouvant en eux tous. » C’est la participation à une même vie reçue des origines qui unit à ceux qui l’ont transmise et à ceux qui la partagent. Mais c’est aussi un sentiment, celui que l’on éprouve d’une relation essentielle, intime et nécessaire, entre tous ceux qui font partie d’une même famille, d’un même lignage ou d’un même groupe d’appartenance, et qui les pousse à rechercher une harmonie et une interdépendance en quelque sorte organiques. La solidarité entre membres n’est pas seulement d’ordre moral, ou de l’ordre de l’émotion et de la volonté mais elle a aussi un fondement ontologique, ce qui la rend d’autant plus impérative.

Les idées-forces d’un tel système de pensée sont les suivantes : le groupe de parenté est un tout dont l’individu n’est qu’une partie ; un même sang venu de l’ancêtre circule dans toutes les veines ; le fait de naître dans telle famille plonge dans un courant vital spécifique.

« La communauté est un circuit vital dans lequel les membres vivent en dépendance et au profit les uns des autres. Sortir de ce circuit, se dérober à l’influence vitale des membres vitalement supérieurs, ce serait vouloir cesser de vivre ».

En conséquence, les rois, les chefs, les patriarches, les pères sont, pensait-on, autant de condensateurs et de dispensateurs de puissance vitale : ils la reçoivent de plus haut et la transmettent à ceux qui dépendent d’eux. La faute morale – et religieuse – par excellence consiste à ne pas reconnaître l’autorité, le statut et les droits des parents vivants et de leurs prolongements et projections mythiques que sont les ancêtres. Quand c’est l’homme qui est censé transmettre le bumwe clanique, c’est la lignée paternelle qui est déterminante, le rôle de la femme étant d’assurer la médiation entre les différents lignages.

Dans un pays à habitat très dispersé, où la vie en groupe élargi n’était pas quotidienne, la sociabilité était perçue d’autant plus comme une valeur à cultiver qu’elle risquait parfois de spontanément faire défaut. D’où l’importance de se saluer longuement en toute occasion, de pratiquer une large hospitalité (« on construit un enclos pour le roi et pour les voyageurs »), de se porter assistance dans la culture des champs, à charge de réciprocité. On envoyait son enfant aider une famille amie pour divers travaux. Une voisine était-elle enceinte, on allait puiser de l’eau pour elle, lui chercher du bois et de l’herbe pour la literie ; après l’accouchement, on déléguait sa fille aînée pour la décharger. En cas de maladie ou de deuil, les voisins se concertaient pour soulager la famille éprouvée. Les visites que l’on se rendait les uns aux autres selon un cérémonial compliqué pour entretenir les relations faisaient en quelque sorte figure d’institution nationale. On prenait plaisir à se retrouver autour d’une cruche de bière, à s’informer mutuellement de tout ce qui se passait et à plaisanter gaiement. On se concertait en de Multiples réunions, conseils et palabres. De la famille et du groupe social en général on disait : « un seul support ne suffit pas à la construction d’une hutte ».

Le sentiment de solidarité se traduisait aussi dans le devoir de vengeance, puisque toucher à un membre du groupe, c’était toucher à tout le groupe ; des inimitiés implacables étaient ainsi transmises de génération en génération.

Les fêtes étaient les moments privilégiés où le partage ritualisé de boissons soudait la communauté et resserrait les liens, à condition d’en user avec mesure, comme il convenait de le faire aussi de la parole. L’alcool enhardit, lève les inhibitions, dénoue les langues et libère les pensées.

« Un compromis se fait entre les idéaux contradictoires de maîtrise de soi et de convivialité… Image d’un idéal de paix et de concorde dans la vie quotidienne, les bières s’échangent, Les dons et contre-dons circulent, fondent une solidarité diffuse, matérialisent une entente » (de Lame, p. 212).

La politesse exigeait qu’en prenant en mains le chalumeau on n’essuie pas ce que le buveur précédent a laissé comme salive. Celle-ci était appelée imbuto, ‘semence », dans les contextes rituels, et on l’assimilait à la personne : le fait de la faire circuler de bouche en bouche créait une identité collective et renforçait l’identification au groupe ; l’essuyer revenait à exclure symboliquement la personne concernée de la communauté.

« Le Rwandais est porté vers toutes les formes de vie en groupe. On cherche toujours à se regrouper. Si quelqu’un a de la bière et qu’il n’en donne pas à ses voisins ou à toute personne qui arrive dans sa maison, il est considéré comme non sociable. L’éducation des enfants est considérée comme l’oeuvre de tous les membres de la famille étendue. / Le vecteur principal de la vie sociale, c’est la cruche de bière. C’est elle qui crée les liens, console, réconcilie, renforce les relations. / Chez nous tout se partage. Un même chalumeau dans une même cruche de bière sert à plusieurs personnes pour boire. On se passe une même pipe ou une même cigarette. Tout se partage, jusqu’au lit et au plat. La parole aussi doit s’échanger. / La solidarité rwandaise s’acquiert par des actes accomplis en commun. Les enfants doivent manger ensemble, c’est-à-dire dans un même plat. Un enfant qui veut manger seul est traité de gourmand. De même les enfants sont invités à dormir ensemble, sur un même lit. Cette solidarité dans le manger et le dormir facilite la socialisation : on ne peut faire du mal à quelqu’un avec qui on dort et mange. Cette étroite vie en commun n’est pas due à un manque d’assiettes ou de lits, mais est bel et bien considérée comme un moyen de socialisation… L’idée d’un travail en commun est inculquée dès le plus jeune âge à travers toutes les activités ».

Mais le sentiment d’ubumwe transcendait le cadre étroit de la parenté. Il se retrouvait à tous les échelons de la vie sociale et s’étendait au voisinage, à la colline, à la région, puis au pays, voire à l’univers entier. Il se retrouvait même dans la relation « féodale » d’ubuhake. Il atteignait son paroxysme quand se concluait un pacte du sang par lequel on « se buvait l’un l’autre » et on entrait dans la famille de l’autre devenu alter ego. Même le culte de Ryangombe a été expliqué comme une tentative d’entrer mystiquement en union vitale avec un esprit d’une puissance supérieure.

Les idéaux sont souvent promus avec d’autant plus de force qu’on sent le besoin de contrecarrer des tendances négatives inhérentes à la vie sociale. On prône l’unité et la solidarité précisément parce que dans la réalité on constate des penchants très nets vers un certain individualisme et le développement de sentiments destructeurs du lien social. J’ai été frappé en recueillant des récits de jeunesse d’étudiants rwandais de la mention très fréquente qu’ils font de mésententes familiales, de méfiances et de jalousies invétérées, de haines mortelles, dont voici quelques expressions :

« Les conflits entre familles sont nombreux, suscités par la jalousie et l’esprit de concurrence, entraînant actes de sorcellerie, empoisonnements et autres délits. Il n’est pas déplacé de parler aussi de l’individualisme et de l’égoïsme des Rwandais, symbolisés par les enclos qui entourent des cases dispersées sur les collines, aussi loin que possible les unes des autres. / Celui qui a beaucoup de champs, de vaches et d’enfants sera absolument haï par ses voisins. La haine et la jalousie se concrétisent par des attentats à la vie de ses enfants ou de ses bestiaux au moyen du poison. / Chacun tente d’évincer ses frères pour gagner les faveurs du père. / L’individualisme l’emporte sur la solidarité’.

C’est tout le problème de l’inévitable hiatus, plus ou moins profond selon les, cultures, qui existe entre idéal et réalité. La promotion des valeurs a précisément pour fonction d’infléchir vers le haut une réalité qui tend vers le bas. La même chose peut être dite à propos de l’ubupfura.

 Ubupfura : la noblesse de coeur

« La vraie noblesse est au plus intime du coeur » (adage). « Le Rwandais a le sentiment très fort de sa dignité. Sa qualité principale, celle que les parents lui inculquent, celle que tous les éducateurs évoquent dans les moments sérieux, c’est l’ubupfura. Mot qui ne souffre aucune traduction littérale. Il désigne tout à la fois sagesse de vie, respect, dignité, discrétion et simplicité. Celui qui la possède est l’imfura. Dire de quelqu’un uri imfura, c’est le canoniser.

Le mot impfura trois sens : il désigne d’abord l’enfant premier-né (qui doit servir de modèle aux autres) ; ensuite l’homme de haut rang (censé développer une personnalité idéale particulièrement exigeante que tout le monde devrait pouvoir imiter) ; enfin, d’une manière plus générale, celui qui est noble de caractère. En cette troisième acception, l’ubupfura se présente comme la vertu humaine première et suprême qui en quelque sorte englobe toutes les autres. On traduit habituellement ce terme par « noblesse de coeur ». Celle-ci contenait certes les, trois grandes composantes de l’idéal noble : ubutware, le courage militaire, ubugabo, « la qualité d’être un homme véritable », et itonde, la maîtrise de soi (Maquet, p. 139). Mais elle allait plus loin, conçue qu’elle était comme un idéal accessible à tous et non réservé à l’aristocratie, et ce grâce à l’éducation et à l’effort personnel. Quels étaient les traits majeurs de l’impfura,qui l’incarne ?

-la bonté, l’amabilité, le dévouement, l’hospitalité, la douceur, la délicatesse, l’absence de malice,

-la politesse, la courtoisie, la bienséance, la distinction, le savoir-vivre, le respect,

-la droiture, le sens de la justice, la maîtrise de soi, la réserve, la retenue, la mesure, la patience, le calme, la discrétion, la domination des sentiments tant positifs que négatifs – tels colère ou joie -, une certaine impassibilité, l’absence de hâte, la prudence, l’aptitude à ne pas étaler hors de soi son monde intérieur, la maîtrise de la parole et du geste, l’art de parler et de se taire à propos,

-la fidélité au pays, aux supérieurs, aux amis, aux engagements et à la parole donnée, et ce même dans l’adversité et jusqu’au sacrifice,

-l’intelligence des réalités du monde, des autres et de soi-même,

-l’humilité, la simplicité, la dignité, la finesse, la sobriété dans les gestes et les ‘paroles,

la force, le courage,

– la reconnaissance, par les actes comme par les paroles,

-l’habileté, l’aptitude à garder son rang, à parler à propos dans les assemblées, l’art du discours posé, indirect, allusif, ironique mais bienveillant,

– la capacité de garder le secret,

– la pudeur, surtout dans le cas de la femme.

Divers adages évoquent cette vertu : « l’ubupfura siège dans le ventre », « le noble tombe (meurt) dans le coin de la maison » (c’est-à-dire dans la partie la plus retirée, la plus secrète : autrement dit, par discrétion il n’étale pas son état ou sa souffrance) ; « le noble marche élégamment même s’il souffre à mourir » (il masque sa souffrance par le sourire, l’humour, comme si de rien n’était).

« On peut parler d’ubupfura pour une personne qui se respecte en ce sens qu’elle sera secrète même si elle a des problèmes épouvantables. Elle va garder cela à l’intérieur d’elle-même. / L’enfant qui possède l’ubupfura est obéissante aux voisins comme s’ils étaient ses parents. / L’impfura parle sans brusquerie, sans méchanceté, sans moquerie. Il n’est pas jaloux et ne se venge pas. II ne souhaite pas de mal aux autres. Il s’excuse quand il a commis une faute. Il exerce sa fonction avec sagesse et amour. Il est toujours disponible pour rendre service aux autresL’impfura, l’homme qui laisse parler son « coeur », synthétise donc le modèle complet d’humanité.

 Ubgenge : intelligence, habileté, ruse, fourberie

 « L’important n’est pas ce que l’on dit, mais ce que l’on tait« .

« Il y a de nombreuses formes d’intelligence : l’intelligence de naissance (qui distingue l’homme de l’anime, l’intelligence de malignité, l’intelligence de débrouillardise, l’intelligence de tromperie, l’intelligence qui permet de discerner le bien du mal, l’intelligence d’invention, l’intelligence de vengeance, l’intelligence de discrétion, l’intelligence de s’exprimer avec élégance, l’intelligence qui permet de se tirer de mauvaises situations. / L’ubgenge est d’abord un don inné de Dieu en arrivant sur terre. / l’lubgengeest un don que les parents font à leurs enfants par l’éducation. / On disait que les sorciers étaient intelligents, car ils connaissaient quelque chose de plus que les autres. / Quand une fille s’intéresse aux travaux ménagers, cuisine, entretien, etc., on dit qu’elle a « l’intelligence de l’enclos ». / Parler en abondance, trop vite et trop haut signifie un manque d’ubgenge. I On attribue de l’ubgenge à celui qui sait composer des chansons et des poèmes, mais aussi à. ceux qui inventent des choses, comme les menuisiers, les forgerons ou même les cuisinières quand elles inventent de nouvelles recettes. / On dit de quelqu’un qu’il est un umunyabwenge quand il sait mentir sans qu’on le découvre et se montre autre qu’il n’est » .

« On dit que les orphelins ont une intelligence qui dépasse leur âge parce qu’ils ont vécu beaucoup de choses difficiles et sont obligés de trouver du travail, de se procurer de l’argent et de s’adapter aux autres pour qu’ils leur donnent de quoi vivre. Plusieurs pro verbes soulignent cela : « Le coeur de l’orphelin a eu les cheveux blancs (signe d’expérience) avant la tête du vieillard », « le malheur enseigne l’intelligence », « la pauvreté aiguise l’intelligence ».

Avec l’ubgenge (ou ubwenge) nous sommes en présence d’une valeur marquée d’une forte ambiguïté, mais particulièrement caractéristique de la mentalité rwandaise concrète. Elle est très proche de la mêtisgrecque qu’incarnait si bien Ulysse. Le champ sémantique de ce concept est très étendu, car il comprend l’intelligence, l’expérience, l’habileté à savoir trouver des solutions, la débrouillardise, la ruse, la perspicacité, le savoir-faire ; c’est le fait d’être finaud, futé, astucieux, capable de rouler les plus malins, de se tirer d’embarras, de se divertir aux dépens d’autrui, de s’imposer, de réussir ; c’est aussi l’habileté à nouer autour de soi un réseau de relations sociales profitables, l’ingéniosité à manipuler les hommes et les situations pour en tirer des avantages personnels. Plusieurs auteurs ont essayé d’y voir clair.

« Attention, pondération et connaissance sont inséparables dans le concept rwandaïd’ubgenge… Le royaume rwanda a été construit sur l’ubgenge, comme toutes les bonnes oeuvres des hommes. Ubgenge est autant intelligence que sagesse. Elle doit scruter les desseins d’Imana (Dieu) – suprême intelligence qui a donné le monde aux rois en partage – et suivre les lois de la nature, créée par 1m ana, et fécondée par lui, grâce au roi, son hypostase » .

Les Blancs, eux, malgré leurs réalisations peut-être admirables, sont d’une désarmante naïveté : « Ils n’ont pas l’ubgenge, car ils ne comprennent rien ».

Il s’agit d’une forme particulière de l’intelligence, qui vise l’acquisition d’avantages matériels et sociaux par quelques moyens que ce soit. L’équivalent français le plus acceptable serait fourberie, si ce terme n’avait pas une connotation péjorative, alors que celle d’ubwenge est admirative… La société rwandaise est admirablement organisée pour faciliter le déploiement de l’ubwenge. Non seulement les structures politiques se subdivisent et s’entrecroisent, mais encore les institutions se compliquent de manière à se prêter à de multiples interprétations… A défaut de substantif, le français possède un adjectif assez équivalent : malin« .

Pour illustrer leur propos, les auteurs citent des récits concernant un roi du XVIème  siècle (?) et guerrier illustre, Ruganzu Ndori, qui a porté l’ubgenge à sa perfection et auquel les Tutsi ont donc prêté toutes les aventures dont ils rêvaient. Un de ces récits montre comment, pour vaincre un roi voisin, il se présenta chez lui comme transfuge du Rwanda, se fit admettre comme vassal, sut détourner tous les soupçons et toutes les dénonciations, séduire les huit filles de son protecteur et abattre son arbre tutélaire ; quand ses guerriers approchèrent, il fit croire au monarque que c’était le bruit de la pluie qu’on entendait ; le moment venu il l’abattit avec ses gens :

« Cet épisode suscite chez les auditeurs une admiration éperdue. Quant à l’étranger qui a cru à la parole et à l’amitié d’un roi guerrier, il est simplement ridicule (p. 19)… Menacé constamment et de toute part, un individu ne peut se permettre de s’affaiblir en évitant les intrigues. Dans la famille, où un des fils sera un jour le chef, chacun tente d’évincer ses frères dans la faveur du père. A force de tricher pour vivre, le grand Tutsi en arrive à vivre pour tricher : la poésie dynastique, réceptacle de ses idéaux, est en quelque sorte une tricherie institutionnalisée, bref, de l’ubwenge à l’état pur ».

Un autre récit rapporte comment Gahindiro, héritier du trône du Rwanda se déguisa en femme pour pouvoir rejoindre sa bien-aimée Bwiza, mariée à un roi du Burundi.

Pour A. Boucharlat l’intelligence dans laquelle excellaient les Rwandais réside dans la manière de comprendre à mots couverts, de nouer et dénouer les intrigues, de percer le mystère des intentions et du comportement d’autrui. Certaines fonctions, comme celle de juge, exigeaient une particulière perspicacité.

« Etre malin, c’est avoir ubgenge. Etre capable de parler vite et bien pour se tirer d’une mauvaise affaire, c’est avoir ubgenge. Quand une femme sait très bien éviter la colère de son mari, c’est ubgenge. Si un homme possède cette variété d’intelligence, il sera riche un jour, même s’il est Hutu. Normalement on attribue l’ubgenge au Tutsi comme une caractéristique limée: il est rare qu’un Hutu la possède et c’est un don du hasard’.

Les récits populaires abondent en épisodes où l’on est amené à applaudir la supériorité de l’intelligence sur la bêtise, que ce soit dans les démêlés entre lé lièvre et l’hyène, ou dans les contes « de l’enfant plus malin que le chef’ : celui-ci grandit à toute vitesse, prend la place de son père, finit par devenir conseiller le roi et par déjouer tous les pièges qu’on lui tend.

La maîtrise des émotions et l’habileté manoeuvrière qui jouent un si grand rôle dans la morale aristocratique, conduisent à une dissimulation, à un goût du secret dans les relations, à une rouerie, à un art de travestir la vérité, de donner le change sans éveiller de soupçon et de bien calculer son coup qui apparaissent comme autant de conduites très typiques qu’on cultive avec le plus grand soin. On s’exerce’ à déguiser astucieusement sa pensée, à faire semblant de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas comprendre, de ne rien ressentir, de ne pas avoir d’opinion. L’enfant est entraîné à garder le secret, à user de périphrases pour n’avoir pas à s’exprimer directement, à ne jamais révéler un fait qui pourrait nuire à. lui-même ou à sa famille (tel la présence de son père à la maison, voire son propre nom).

« On reprend sévèrement chez les enfants les moindres mensonges quelque peu pernicieux (non les mensonges joyeux), bien que les grandes personnes ne se fassent aucun scrupule de sacrifier la vérité à leurs intérêts personnels ou à ceux de la famille ». Le résident allemand R. Kandt (1921, p. 273) a certainement vu juste quand il écrivait :

« Un Tutsi ne ment pas. Combien de centaines de fois n’ai-je pas entendu cette réponse de bouche de quelqu’un qu’au même moment j’ai dû convaincre d’une contrevérité. Et pourtant il avait raison : un Tutsi ne ment pas, il nous laisse deviner la vérité. Leur manière de mentir repose inconsciemment sur un transfert dans la vie réelle de leurs jeux si plaisants à base d’énigmes par lesquels les enfants entretiennent leur sociabilité. »

Il importe de comprendre que dans une société où « la vérité n’est pas un élément dominant dans l’échelle des valeurs », où non seulement tout le monde « ment », mais où le « mensonge » est classé parmi les beaux-arts et les jeux de l’esprit les plus excitants, personne n’est dupe et tout le monde sait très exactement à quoi s’en tenir. Seuls les naïfs et ceux du dehors se font avoir.

Ces manières d’être, de dire et de faire avaient évidemment des conséquences pédagogiques et psychologiques de toute première importance. On cultivait non seulement la réserve, la discrétion et des comportements conventionnels, neutres, mesurés, d’où était bannie toute spontanéité, mais encore la dissimulation, l’art de n’exprimer ni approbation ni désapprobation et de déguiser astucieusement sa pensée. Tant qu’on ne savait pas très précisément à qui onavait à faire, il ne fallait surtout pas se dévoiler, mais observer les réactions de l’autre et feindre de ne pas comprendre ce qui était enjeu. Il était d’ailleurs mal séant de poser des questions directes, comme demander le nom ou le nombre d’enfants ou de vaches. Au besoin on y répondait par des contrevérités ou des dérobades. Pour être bien renseigné, on empruntait des voies détournées et dit s’entourait de réseaux d’alliés ou d’espions. L’obsession du secret était permanente et on se méfiait par- dessus tout des gens bavards. On punissait un enfant quand par ses propos indiscrets il nuisait à la réputation ou aux intérêts de ses parents. Il ne devait surtout pas raconter au dehors ce qui se disait ou se passait: dans la maison.

« On n’enseigne pas aux enfants à chercher envers et contre tout à connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, puis à les dire telles qu’elles sont ainsi connues… On éduque avant tout à penser et à dire les choses telles qu’elles puissent entretenir, de bonnes relations sociales, telles qu’elles ne provoquent aucun dommage personnel on collectif… Le mensonge est une action légitime, voire louable, chaque fois qu’il est une preuve d’habileté et d’intelligence et qu’il tourne à l’avantage du trompeur ou des siens (D. Nothomb, dans un article au titre significatif: « L’éducation des jeunes Banyarwanda à la sincérité et au respect de la vérité objective »).

« Outre l’art de dissimuler, on inculque aux enfants l’art de simuler, de dire le contraire de ce qu’on pense. Se montrer habilement d’accord avec son interlocuteur est une preuve de politesse. Un refus direct, une réponse négative seraient injurieux : on ne contredit pas son supérieur. Pour échapper à un ordre reçu, celui qui a de l’ubwenge commence par lanterner, puis cherche des excuses, use de faux-fuyants, promet de s’acquitter et remet toujours à plus tard… Refuser ouvertement serait malséant, mais grâce au style oblique, on use de réponses dilatoires, on promet sans s’engager, on se défile sous divers prétextes, on s’arrange pour être absent jusqu’à ce que l’interlocuteur ait compris la vanité de ses efforts et se lasse. En transposant les paroles d’un humoriste au sujet des diplomates on aurait : « quand un grand Tutsi vous dit oui, cela veut dire peut-être, quand il vous dit peut-être, cela veut dire non, et s’il dit non ce n’est pas un grand Tutsi »…

Pour l’astucieux…, le langage est un moyen employé non pour dire ce qu’on pense être vrai, mais, selon le cas, soit pour exprimer ce que l’on estime être conforme à l’opinion du supérieur (forme de politesse), soit pour obtenir gain de cause, promouvoir ses intérêts propres, sauver la face, se protéger. On trouve donc logique de se tirer d’affaire par un mensonge utilitaire…

Pour certains, le mensonge est un jeu, une joute, un sport passionnant – et ceci vaut principalement pour les grands Tutsi – un mensonge fignolé vaut tout un long poème. Le mensonge envisagé comme un des beaux-arts. Et fignolé à tel point qu’on ne peut même pas croire le contraire de ce qu’ils disent. A celui qui leur fait remarquer la chose, ces Machiavel répondent : si mon interlocuteur est intelligent, c’est à lui de voir à travers ; dans le cas contraire, tant pis pour lui » .

 Mutatis mutandis ce qui est dit du mensonge peut être dit du vol. Celui-ci ‘était jugé grave que s’il apportait une mauvaise réputation au groupe, ou si par exemple un Tutsi lésait un autre Tutsi.

Dans le fond, ‘ubgenge était le moyen par excellence de se défendre, de s’entourer d’une certaine sécurité ou tout simplement de survivre dans une société où tout était menace et où la peur était omniprésente. Mais ce moyen a été cultivé avec tant de soin et de cynisme qu’il est devenu un art de vivre non dépourvu d’une valeur esthétique.

 L’éducation patriotique

« Lorsqu’on entend parler des Banyarwanda, les mots « Rwanda », « kinyarwanda » sonnent constamment aux lèvres des interlocuteurs ».

« Les Banyarwanda étaient persuadés avant la pénétration européenne que leur pays était le centre du monde, que c’était le royaume le plus grand, le plus puissant et le plus civilisé de toute la terre. Ainsi trouvaient-ils naturel que les deux cornes du croissant lunaire fussent tournées du côté du Ruanda, comme pour le protéger« .

‘Qu’est-ce que le patriotisme ? D’abord et fondamentalement un attachement personnel au mwami, un loyalisme de vassal, n’excluant pas néanmoins un amour mystique d’une terre chérie d’Imana ».

Un dicton affirme : « Dieu passe la journée ailleurs et vient loger la nuit chez lui au Rwanda (où coulent le lait et le miel) ». A quoi les humoristes du Burundi auraient répliqué : « Conservez bien votre dicton, vous autres Rwandais ! On comprend maintenant la raison pour laquelle vous êtes si imparfaits ! Dieu n’a pas le temps de s’occuper de vous : il ne revient que le soir pour passer la nuit, sans possibilité de travailler pour vous améliorer » .

« Qui n’était pas heureux au Rwanda ne pouvait l’être nulle part… Le Rwandais sent vivre la frontière, comme il sent battre son coeur : tout est bon qui vient du Rwanda ».

Le Rwanda est un des rares pays en Afrique Noire où dans une société coutumière existait un sentiment national très intense au sens quasi moderne du mot. Si intense que la fierté virait facilement au chauvinisme. Le Rwanda, « grande extension », c’était le monde, c’était l’humanité ; plus précisément, c’était « tout lieu, tout territoire, tout royaume conquis et soumis à l’autorité nyiginya ». En dehors des frontières, dans le « Rwanda d’ailleurs », ce ne pouvait être que barbarie. On qualifiait de « hurlements » les langues autres que le kinyarwanda et les peuples voisins de « muets ».

Il fallait donc préserver le pays de toute contamination. On pouvait à la rigueur épouser des étrangères, mais on répugnait à laisser une fille rwandaise se marier au dehors. La houe neuve que l’on apportait au moment des fiançailles devait être forgée au Rwanda, d’un minerais extrait de son sol : on excluait to houe importée ou même forgée à partir de vieilles houes de provenance estr, gère, n’appartenant donc pas à la culture nationale. Si une fille enceinte hors mariage était (théoriquement) exposée sur une île du lac Kivu, et les en conçus hors mariage tués et enterrés hors du Rwanda, c’était afin de n’en souiller le sol. Personne ne doutait que le Rwanda fût le pays le plus beau, plus grand et le plus fort du monde ; c’est là qu’on était le plus hospitalier et, les moeurs étaient les plus pures ; c’est là que les femmes et les vaches étaient les plus belles : tout y était nécessairement mieux qu’ailleurs. Quand arrivèrent les premiers Européens, on disait tout étonné : « tiens, eux aussi sont intelligents. »

Le sentiment patriotique était étroitement lié à la royauté. Le mon était le « père » de tous, censé transcender les divisions de race, d’ethnie ou’ il’, classe. C’est par lui qu’on jurait La patrie était perçue comme une famille étendue, agrandie. L’histoire véhiculée par la tradition était essentiellement exaltation des exploits des souverains et des héros tutsi à travers les âges. Malgré la diversité interne, tous avaient une haute conscience d’appartenir à la même nation. Ce sentiment était favorisé par la relative homogénéité culturelle, linguistique, morale, politique et religieuse dont bénéficiait le pays, ainsi que par la participation de tous les citoyens à l’organisation militaire. Par de nombreuses voies était exaltée cette supériorité du Rwanda vis-à-vis des pays voisins traités avec mépris de barbares et d’incultes. Les guerres de conquête étaient valorisées comme moyens pour garder éveillée la conscience nationale. Les danses guerrières, les manoeuvres destinées à l’entraînement des troupes, nombreux noms qui se réfèrent à des armes ou des techniques de combat ( » vise juste », « Qui refuse de fuir »), l’exaltation littéraire et musicale de la virilité de la force et de la bravoure, une histoire nationale qui montre à quel point le Rwanda faisait trembler ses voisins, autant de moyens pour sensibiliser la population et surtout les jeunes générations.

La légende des batabazi, « sauveurs », « libérateurs » (du verbe gutabara« se porter au secours de quelqu’un ») forme une sorte de « vie des hommes illustres » ou d’hagiographie païenne . On appelait ainsi des, personnages de haut rang, souvent rois et princes, qui, en cas de nécessité, ont sauvé les autres au prix de leur vie et ont versé leur sang pour conjurer des maléfices qui étaient à l’origine de sécheresses et de famines. D’autres sont allés volontairement verser leur sang en territoire ennemi afin que magiquement leur mort entraînât la défaite de ceux que l’on s’apprêtait à attaquer. On assistait à une glorification du sacrifice de l’individu à la chose publique et d’hommes qui ont placé le souci de l’intérêt collectif au-dessus de leur vie. On invoquait leur protection par des offrandes et des hymnes.

Une des manifestations majeures de la grandeur rwandaise était le défilé festif des troupeaux nobles :

Ecolier à la mission, K. assistera à une exhibition (solennelle) des vaches à l’occasion d’une fête… C’était un troupeau de belles vaches inyambo : grandes bêtes à robe brune avec de hautes cornes… Les vaches étaient parées au front de perles en guirlande blanc-noir, avec au cou une banderole blanc-rouge… (Son) père et le chef se présentèrent en tête du troupeau exécutant des pas de danse, coupés de sauts qu’il n’aurait pas possibles de leur part… Les inyambo semblaient comprendre ce qu’on leur disait. La vache avançait ou s’arrêtait suivant les injonctions ou les caresses du pasteur, sans se troubler le moins du monde ».

Quand j’ai demandé à mes étudiants d’esquisser leur autoportrait ethnique, ils ont mis le doigt avec beaucoup de réalisme sur des traits de mentalité manifestement permanents :

« Les Rwandais sont marqués d’un complexe de supériorité qui dépasse les limites du simple patriotisme. Ils se disent plus intelligents que les autres et méprisent ce qui n’est pas rwandais. Ce trait se retrouve surtout chez les gens du peuple. L’histoire nationale contribue beaucoup à faire naître un sentiment d’honneur ; il découle aussi de ce que les parents racontent sur le folklore : les tambours, les danseurs intore, les parades de vaches, les chants des jeunes filles, la harpe, la poésie, etc. Tout cela concourt à cimenter l’orgueil national. / Pour les Rwandais, le Rwanda est le meilleur pays qui puisse, et peut-être paradoxalement le plus grand, et pourquoi ne pas l’identifier avec l’univers ? ».

 

On s’est plu à appeler le Rwanda « la Suisse de l’Afrique« . C’est sans doute à cause de l’exiguïté de son territoire, de ses cimes blanches, de ses vachess et de ses lacs. Mais c’est peut-être aussi à cause d’un certain nombre d’éléments de psychologie collective que ces petits pays de montagne ont en commun, dont un solide patriotisme qui en ses extrêmes devient facilement patriotard.

L’axiologie rwandaise apparaît ainsi liée très étroitement aux structures sociales :l’ubumwe est typiquement la valeur dont sont porteuses les institutions lignagères et familiales ; l’ubupfura est la valeur noble par excellence, dont l’aristocratie devait être la promotrice pour le moins dans les apparences ; quant l’Ubgenge, la plus ambivalente des trois, elle servait à trouver sa place dans une société ressentie par beaucoup comme dure et étouffante.

Nous sommes donc en présence d’une morale dont le caractère « clos » emporté fortement sur le caractère « ouvert », une morale dont les références à une transcendance, à un absolu, à un au-delà sont rares et faibles. Certes, le roi est imana mais son statut « divin » est lui-même comme englué dans le social malgré tous les efforts déployés pour le présenter comme un homme « qui n’est un homme ». Le fait que la notion d’imana puisse servir à la fois pour désigner le Dieu créateur et tout être doué d’une force, d’une beauté, d’une chance ou d’une destinée exceptionnelles est en lui-même significatif.La culture rwandaise et le type de socialisation qu’elle induit poussent certes ceux qui en sont marqués à éprouver le sentiment du « numineux », mais il s’agit là d’un sacré au ras du sol, immanent à la nature et à la société.

Cette axiologie transparaît fortement dans la littérature orale dont il nous faut à présent traiter en tant qu’elle est un moyen privilégié de transmission des valeurs et d’éducation.