Trois Univers Educatifs Sous La Monarchie Rwnadaise
Plus on remonte dans le passé, plus il est facile de constater que l’éducation des enfants a varié de façon très remarquable d’une ethnie à l’autre. On pouvait reconnaître l’ethnie selon les apparences physiques, mais aussi en observant les enfants au jour le jour dans leurs jeux et leurs façons de s’exprimer. L’enfant tutsi se faisait remarquer par sa propreté, son langage raffiné, parfois par sa malignité (au sens d’être malin ») et son orgueil. Très tôt il apprenait à ne pas se salir les habits, à manger dans un lieu caché pour ne pas s’exposer aux yeux des autres, à ne pas jouer dans la poussière, et surtout à ne pas manger ou boire du lait n’importe où, les autres familles étant considérées comme sales. Il était entraîné à être toujours poli, humoristique et malin. Il suivait les domestiques qui étaient chargés d’amuser ses parents, et de cette façon il faisait sien tout un outillage de blagues et de contes amusants. L’enfant hutu était souvent éduqué avec plus de négligence. Sa mère étant très occupée durant la journée, elle avait peu de temps pour prendre soin de lui. Il s’exprimait de manière plus grossière et, faute d’une nourriture riche comme le lait, son corps se développait plus lentement. Mais il était habile de ses mains. Le jeune twa apprenait très tôt à chasser ou à faire de la poterie, selon la profession de son père. Tout jeune, il commençait à fabriquer de petits pièges pour attraper perdrix et lapins« .
Dans The biography of an African society, Rwanda, 1900-1960, H. Codere rapporte et analyse 48 récits de vie de Tutsi, de Hutu et de Twa des deux sexes couvrant la première moitié du XXe siècle. On y voit très concrètement, en des portraits pris sur le vif, à quel point, au sein du peuple rwandais, coexistaient trois univers socio-culturels très différents à la fois imbriqués et hiérarchisés. Pour en signifier l’unité, le discours traditionnel parlait de la « corde à trois fils« .
- L’univers tutsi
Les Tutsi ont littéralement fasciné les observateurs étrangers, autrefois comme aujourd’hui. On leur a attribué les origines les plus fantaisistes : l’Ethiopie, l’Egypte, le Yémen, le Proche-Orient, l’Inde. Ils font partie de la grande famille très diversifiée des peuples éleveurs d’Afrique. Au Rwanda, leur suprématie était à la fois politique, militaire et économique. Voici quelques jugements typiques émis à leur égard :
– Le duc de Mecklenburg, un des premiers à entrer au Rwanda, a dit son impression d’avoir devant lui une classe d’hommes n’ayant rien de commun avec les autres « nègres » ; il en soulignait les manières et le langage distingués ; il notait que cette « caste étrangère » tenait les « nègres bantous » dans une « dépendance servile » et exploitait le pays ‘jusqu’au sang ».
– R.P. F. Ménard : le Mututsi est un « Européen sous une peau noire ».
- P. A. Arnoux : « Que de fois nous avons relevé, admiré même, le mot n’est pas trop fort, la dignité avec laquelle de grands chefs intimaient des ordres à leurs subordonnés revêches et mal éduqués… L’impassibilité que l’on discerne chez les Batutsi est le fruit d’une éducation sévère. Le premier principe que les parents inculquent à leurs tout jeunes enfants s’exprime ainsi : « Quoi qu’on vous fasse, quels que soient la calomnie, le mépris, les injustices dont vous aurez à souffrir, gardez toujours un masque inaltérable ; qu’on ignore constamment autour de vous les sentiments vrais qui vous animent. » Cette leçon spartiate constamment répétée, à tous les âges de la vie, produit des résultats capables de déconcerter les Blancs et même les Bahutu qui, moins maîtres d’eux-mêmes, trahissent au moindre choc leurs dispositions intimes » .
– O. Marchal : « D’un athéisme sans faille, d’une finesse sans défaut, les Batutsi jugeaient l’homme avec une infaillible sûreté. Ils savaient qu’il n’est pas bon, et n’obéit qu’à deux forces : la peur, la vanité. En modulant ces deux ressorts, ils régnaient depuis mille ans, par l’intrigue et la dérision, leur élément naturel. Ils pouvaient les porter bien au-delà des limites du commun, affranchis qu’ils étaient des sentiments habituels : grâce à quoi ils pouvaient être détruits parfois, jamais vaincus. Superbes, maîtres absolus d’eux-mêmes, narguant la vie, la mort, la souffrance, la douleur, réfractaires à la colère, – ennemis de la familiarité, ils rejetaient tout mouvement émollient du coeur. Rebelles aux transports normaux du coeur, insensibles à la pitié, le scrupule ne venait jamais ; troubler leur conscience ni assombrir leur raisonnement, et le garçon de lait surpris par le père en flagrant délit de sincérité était frappé de verges…
Le sens du péché, la compassion, le remords, la crainte de l’au-delà, l’inquiétude métaphysique n’avaient jamais détourné leur pensée de son cours naturel, élevé, tourné vers la cruauté, la dérision, la tromperie, le calcul, l’efficace.Imana leur dieu était un dieu bon et, de ce fait, ils le privaient de culte. Il n’était qu’une figure de la chance aidée par la fourberie, et ils pouvaient l’oublier tranquillement dans la joie, sans compter vraiment sur lui dans la traversée des moments de douleur. Seuls les ancêtres avaient droit aux ménagements, qui n’avaient pas vécu tous bons, et enviaient la vie des vivants jusqu’au moment où, quatre générations accomplies, portée naturelle du cycle dynastique, leurs mânes étaient mis publiquement hors d’état de nuire. Alors s’abolissait, par décret du Mwami-roi, la révérence aux morts désormais dérisoires ».
« Un Mututsi se venge toujours. » – « L’orgueil, la petite chose qui tue les Batutsi« .
– Dans les Rapports de l’administration belge de 1925 et 1926 on notait : « Le Mututsi…est doué des qualités qui font le chef. D’intelligence vive, souvent d’une délicatesse de sentiments qui surprend chez les primitifs, ayant au plus haut point le sens du commandement, possédant une extraordinaire emprise sur lui-même, et sachant sans effort se montrer bienveillant, … le Mututsi de bonne souche s’impose tout naturellement au Muhutu, au point que celui-ci, ébloui par ces qualités incontestables, fermera les yeux sur les défauts qui en sont 1e revers : l’arbitraire, l’arrivisme féroce, la passion de l’intrigue et l’esprit de domination absolue. »
– Le résident général Ryckmans : « Les Batutsi étaient destinés à régner. Leur seule prestance leur assure déjà, sur les races inférieures qui les entourent, un prestige considérable : leurs qualités — et même leurs défauts — les rehaussent encore. Ils sont d’une extrême finesse, jugeant les hommes avec une infaillible sûreté, se mouvant dans les intrigues comme dans leur élément naturel. Fiers avec cela, distants, maîtres d’eux-mêmes, se laissant rarement aveugler par la colère, écartant toute familiarité, insensibles à la pitié, et d’une conscience que les scrupules ne tourmentent jamais. Rien d’étonnant que les braves Bahutu, moins malins,plus simples, plus spontanés et plus confiants, se soient laissés asservir sans exprimer jamais un geste de révolte… Ils ont, eux, toutes les caractéristiques de la race bantoue. »
– A. Kashamura : « L’orgueil tutsi n’a pas son pareil : le Tutsi se considère comme la mesure de toute chose. Tous ceux qui ne lui ressemblent pas sont, fussent-ils Européens, des barbares… ; il dispose d’une collection d’injures mordantes pour exprimer son mépris :… insectes piquants, c’est-à-dire sous-hommes ;… civette, personne mal élevée et grossière ;… paria, homme sans honneur, mangeant n’importe quoi ; twa, pygmée, c’est-à-dire clochard, hippie. Le Tutsi parle peu. Actes, gestes, paroles, tout chez lui est pesé, concerté. II est secret, hautain, et supporte mal d’être commandé. Il est d’un tempérament doux et peu violent, mais il vise toujours la place la plus haute. Dès leur plus jeune âge, les enfants tutsi sont imprégnés de cette mentalité, et leur ambition la plus vive est d’incarner les vertus de leurs parents » .
– A. Coupez et Th. Kamanzi • « Les Tutsi interposent constamment des conventions sociales entre l’homme et la nature. Que ce soit dans leurs attitudes, leurs croyances ou leur art, l’abstraction est fondamentale. Le visage et les gestes ne reflètent pas d’autres sentiments que ceux que la société attend : autorité et mépris chez un maître, soumission et gratitude chez un sujet. Le statut des êtres vivants ne dépend pas de la biologie : le roi n’est pas un homme, la vache n’est pas un animal ».
– S. Bushayija : « Savoir travestir la vérité, donner le change sans éveiller le moindre soupçon est une science… que le Mututsi est fier de posséder ; le génie de l’intrigue, l’art du mensonge, sont à ses yeux des arts dans lesquels il s’enorgueillit d’être fort habile » .
– D. Murego : « Nous avons pu mesurer la cohésion de l’ensemble du groupe aristocratique… Et d’abord la conscience toujours affirmée de la supériorité par le sang et par le rang. La croyance au sang tutsi entraînait une représentation morale des vertus de la race. Le sentiment de l’honneur et la possession du pouvoir en étaient la traduction au niveau du comportement social. Mythe fort que rien n’entama pendant longtemps et qui s’imposa à toute la société en faisant de chaque groupe de cette société en tant que tel un groupe endogame, héréditaire, à occupations spécifiques ».
– Adages : « Le Tutsi que tu loges dans ton vestibule te sortira de ton lit. » – « Le Tutsi dont tu soignes les yeux malades les ouvrira tout grands pour te dévorer. » – « Si tu soignes les dents d’un Tutsi, dès qu’il sera guéri il te mordra. » – « Ce qui est dans le coeur du Tutsi n’est connu que de Dieu et de lui–même ».
Le monde tutsi était lui-même fortement stratifié et on pouvait distinguer ; en son sein une haute classe aristocratique (« ceux de bonne race ») seule habilitée à exercer des fonctions de gouvernement, une classe moyenne, la plus nombreuse, et une basse classe, parfois dépourvue de bétail et proche des paysans par son habitat et ses occupations. Les critères majeurs de distinction étaient le nombre de vaches et le nombre de clients. Mais quel que fut le statut, il y avait même chez les petits conscience d’une supériorité liée à la naissance. Ceux qui se comptaient parmi les « descendus » ou « tombés-du-ciel » ne pouvaient que ; commander, et non être soumis. « La vache leur a épargné la honte de la houe », disait-on. Leur souci majeur était d’affirmer et de démontrer qu’ils étaient d’essence supérieure.
« Les premiers voyageurs avaient… vu juste quand leurs récits décrivaient les hauts personnages, gravitant autour des enclos royaux, comme des pasteurs arrogants à l’égard du petit peuple des agriculteurs… Les pauvres étaient qualifiés de chiens et traités comme tels… (Ceux de lignée princière) n’avaient que dédain pour tous les éleveurs, obscurs à leurs yeux, du moment que leurs généalogies n’arrivaient pas à la souche royale… (Mais les) luttes entre factions à l’intérieur du groupe dominant étaient parfois si meurtrières qu’elles mettaient en péril la survie même de ce groupe » .
« Tout seigneur, et même tout vassal un peu snob, tente de faire remonter l’origine de sa famille jusqu’à la famille royale, régnante ou déchue. Au minimum, chacun s’efforce de découvrir dans sa lignée des ancêtres ayant rendu de glorieux services au mwami.
Dans la haute classe, le climat d’intrigues était tel qu’on n’était jamais sûr du lendemain.La moindre disgrâce pouvait conduire à la torture, au déshonneur, à la ruine et finalement à l’élimination, non seulement de l’intéressé, mais aussi de ses parents et amis. Il suffisait parfois d’un soupçon minime pour qu’un grand du royaume se suicide ou parte en exil.
La question des différences corporelles entre « ethnies » a, comme on pouvait s’y attendre, fait couler beaucoup d’encre. Le Tutsi idéal d’autrefois se caractérisait par un morphotype très précis, ce qui ne veut évidemment pas dire que tous les Tutsi étaient conformes à ce « modèle ». Les photos du début du siècle sont on ne peut plus éloquentes à ce sujet. Pour assurer la perpétuation de leur groupe et éviter à ce morphotype de se dissoudre, différentes techniques étaient mises en œuvre, consistant d’une part en une sélection rigoureuse des femmes et en un contrôle de leur circulation, d’autre part en des pratiques corporelles et diététiques appropriées. Il fallait surtout pousser à une taille élevée, permettent un port altier et dominateur. Voici quelques avis à ce sujet :
– S’interrogeant pour savoir si dans l’aristocratie rwandaise on avait mis au point des techniques pour amener les enfants de la noblesse princière à atteindre artificiellement une taille supérieure à deux mètres, ce qui était courant dans la famille royale, mais ne pouvait plus guère s’observer par la suite et n’a pas existé au Burundi, le gouverneur J. P. Harroy cite un Rapport de l’administration belge de 1925 : « Les enfants jusqu’à 12 ou 13 ans n’étaient alimentés qu’aux laitages. Et il en résultait alors à la puberté une obésité qui était combattue par de fréquentes purgations et une mise à la diète prolongée, traitement qui ne tarde pas à provoquer un amaigrissement considérable ainsi qu’une croissance rapide, donnant au jeune homme ou à la jeune fille, la taille longue et svelte, caractère physique dont la race est-si-légitimement fière ».
– S. Bushayija : « Les aliments solides, pensaient les Tutsi, solidifient et rabougrissent l’enfant trop tôt et nuisent à la souplesse et au développement musculaire…, et la beauté physique y perd ».
– A.Kashamura: « Rois, seigneurs et nobles attribuent au type de beauté qui est le leur une valeur universelle. Tout homme qui ne leur ressemble pas… n’est qu’un vilain insecte. Pour être belle, une femme doit avoir le nez mince et droit, les lèvres fines, les dents blanches et pareilles à des perles, la peau claire, le corps lisse et élancé, les jambes longues, les fesses marquées, le ventre plat, les seins en forme de mangue hémisphérique, avec une aréole bien marquée et un mamelon en cône » .
– B.Lugan (1997) (s’appuyant lui-même sur les travaux de l’anthropologue canadien J. C. Desmarais) : « Les Tutsi ont protégé leur originalité, leur différence, en dressant entre la masse hutu et eux des barrières morphotypiques infranchissables… Pour que les enfants puissent approcher du « modèle tutsi », les grands-mères et les mères agissaient parfois sur leur physique : élongation de la colonne vertébrale, application de cordelettes et de compresses d’herbes chaudes destinées à produire un crâne à la « belle » dolichocéphalie et au front bombé » …
« Plus encore que par la possession de bovins, en définitive accessibles aux Hutu par le moyen du commerce, les Tutsi protégeaient, garantissaient leur différence, et par voie de conséquence, leurs privilèges, par la sélection « raciale » des femmes tutsi. Dès lors la transmission du type physique idéal par accentuation des traits hima-tutsi ne se faisait qu’au sein du monde pastoral tutsi et les Hutu en étaient donc totalement et automatiquement écartés. Ils pouvaient posséder des vaches, mais ils ne risquaient pas pour autant de devenir Tutsi » .
Ce que confirmait J. Maquet : « On naissait Tutsi, on ne le devenait pas. » Mais sur ce point il y a divergence d’opinions (scientifique ou idéologique 7).
Comme il y avait là un modèle canonique auquel il était de bon ton de ressembler, les Hutu enrichis cherchaient par tous les moyens à se marier à des femmes tutsi pour que leurs enfants soient dotés des traits jugés idéaux. Ces mariages furent particulièrement nombreux après la révolution de 1960.
Dans la haute classe, une littérature et des rituels de cour à portée idéologique contribuaient fortement à développer les sentiments d’identité. Les Tutsi prétendaient que c’étaient eux qui avaient apporté non seulement la vache, mais aussi le fer, les semences, l’apiculture, etc. L’éducation de leurs enfants devait satisfaire à de multiples exigences : il leur fallait pouvoir répondre aux besoins à la fois de la vie pastorale et de la vie guerrière, savoir se faire obéir et dire le droit, et être en tous points dignes par leur tenue, leur culture et leur prestige de l’appartenance à une classe supérieure.
Les conditions de vie de la haute classe différaient notablement de celles des paysans. La sous-culture noble était organisée autour de la vache. Cela se traduisait dans les salutations : « (Je te souhaite) des troupeaux » – « Des bovins, ; surtout femelles« . La prétention selon laquelle la gestion du bétail était supérieure à toute autre occupation conduisait au dédain du travail agricole et artisanal. Dans les temps anciens, l’habitat était mobile pour pouvoir suivre les troupeaux dans leur transhumance. Les préoccupations des pasteurs n’étaient pas ; seulement économiques comme celles des paysans, mais aussi politiques, du fait d’une constante hantise du pouvoir et du prestige.
Les habitations des grands éleveurs étaient plus spacieuses, mieux entretenues, conçues avec un évident souci esthétique. Les cloisons internes étaient décorées et une place spéciale était aménagée pour les récipients destinés au lait. Plusieurs enclos pouvaient communiquer entre eux. Quant à la nourriture, elle comportait en abondance des laitages ; la seule viande admise était celle de vache ; le condiment préféré était le beurre salé et aromatisé ; les hommes buvaient plus qu’ils ne mangeaient :
« Lorsqu’il était encore couché au lit, un Tutsi commençait sa journée en buvant un pot de lait caillé, environ un demi litre. A midi, avant sa sieste, il consommait encore la même quantité. Aux environs de six heures, pendant qu’il conversait avec ses amis et clients, il buvait et offrait de l’hydromel et de la bière de bananes. Vers huit ou neuf heures, tout le monde quittait la hutte du Tutsi, et celui-ci prenait son repas du soir avec sa femme ou une de ses femmes, les jeunes enfants des deux sexes et ses filles, même pubères. Un menu habituel se composait de bananes et de haricots cuits dans de l’eau et mangés dans du beurre salé chaud, et d’une espèce de pain, fait avec une pâte de farine de sorgho. Naturellement on buvait du lait. Lorsqu’en de très rares occasions il y avait de la viande, elle était bouillie, coupée en petits morceaux et mangée avec du beurre chaud salé. Après cela, lorsque les femmes avaient quitté la hutte, on passait la soirée avec des amis et des clients, en de longues, subtiles et spirituelles conversations, tandis que bière et hydromel étaient encore servis ».
Il était considéré comme vulgaire de parler de ce qu’on consommait et on ne le faisait que par euphémisme. Pour un enfant, dire qu’il avait faim et demander à manger était un signe de mauvaise éducation. Les plus snobs feignaient de considérer l’action de manger comme honteuse, indigne d’eux, et se mettaient à l’écart pour y pourvoir ; certains se vantaient même de n’avoir jamais absorbé de nourriture solide comme le voulait la légende (pourtant les paysans devaient leur fournir des produits agricoles…). Il était sévèrement interdit aux serviteurs hutu de révéler ce qu’ils cuisinaient pour leurs maîtres. C’était pour ces derniers une manière de souligner qu’ils ne dépendaient en rien des paysans, voire qu’ils s’en différenciaient par nature, y compris sur le plan biologique, alors que la littérature soulignait la gourmandise des Hutu et la gloutonnerie des Twa, preuves de leur essence inférieure.
Les Tutsi avaient généralement moins d’enfants que les Hutu, car ils n’avaient pas besoin d’une multitude de bras pour cultiver. D’autre part, comme leurs enfants étaient mieux nourris et soignés, leur taux de survie était plus élevé. Cela pouvait les inciter à mieux contrôler leur démographie et à espacer les naissances, comme ils le faisaient pour les vaches les plus élégantes.
Plus on s’élevait sur l’échelle sociale, plus l’entourage était composé d’une multitude de courtisans, de clients, de concubines, de serviteurs et de servantes. En général, l’épouse tutsi était honorée par son mari, disposait d’une abondante domesticité et d’une suite nombreuse et dévouée. Il n’était pas rare qu’un mari confie à chacune de ses femmes un domaine à gérer dont elles étaient responsables. Les hommes s’absentaient et voyageaient facilement, ne fut-ce que pour se rendre à la cour des grands chefs ou du roi. Comme fonctionnaires royaux, ils pouvaient être mutés successivement en différentes régions. Ils acquéraient ainsi une vision globale du pays et se plaisaient à nouer des alliances lointaines. Alors qu’entre Hutu et Twa existaient de fortes différences régionales, le groupe tutsi bénéficiait, du fait de ces nombreux échanges, d’une grande unité et homogénéité culturelles. Comme tous les regards se portaient vers lui, il marquait de son empreinte l’ensemble du pays.
Dans les familles riches, la femme, dont on admirait les doigts longs et fins, se livrait à de petits travaux d’intérieur avec l’aide de ses servantes : modeler à l’argile de beaux foyers et des murets à l’entrée de la maison, tapisser le sol d’herbes fines, tresser des dessins géométriques sur les vanneries, etc. Le nourrisson évoluait le plus souvent entre les mains des suivantes de sa mère, une servante particulièrement propre, fidèle et dévouée assumant la responsabilité principale. L’enfant était sevré graduellement entre six et neuf mois, sauf si survenait une nouvelle grossesse. Dans une civilisation de la vache, le lait animal pouvait facilement suppléer à l’absence de lait maternel ou s’ajouter à lui ou en prendre le relai : en principe le petit ne souffrait donc d’aucun manque susceptible d’aiguiser en lui des préoccupations alimentaires ou affectives. Les exigences de propreté sphinctérienne n’étaient pas très pressantes. Les lits étant séparés par des cloisons, l’enfant n’assistait pas visuellement à la vie sexuelle de ses parents.
On était pourtant conscient des handicaps qu’allait connaître un enfant abandonné trop largement aux domestiques :
– Selon J. Maquet les enfants élevés par des servantes étaient considérés comme peu endurants, peu persévérants, manquant de caractère et de savoir-vivre, trop portés à la recherche des plaisirs.
– A. Kagame : « L’éducation initiale des enfants appartient à leur mère. Il n’est pas rare d’entendre à ce sujet le jugement des Rwandais : une jeune fille étourdie, aussi bien avant qu’après son mariage, un jeune homme peu initié au comportement de son propre cercle social, tout cela est attribué en général à la négligence ou à l’incapacité de la mère, laquelle doit initialement éduquer ses enfants en ce domaine. Il y a certaines acquisitions qu’il est impossible de faire au point de vue attitude culturelle, au point de vue mentalité ou agissements, manière de se tenir et de converser, une certaine tournure de langage en son cercle social, si on n’a pas sucé tout cela avec le lait maternel ».
– En contexte moderne, I. Mubashankwaya notait : « L’enfant élevé par une servante accusait un manque de courage et de volonté. Il était dépourvu de tout ressort vital. Les enfants des anciens nantis (du moins pour la plupart) en ont offert un exemple ahurissant. Dépourvus de tout sens social, ils n’avaient aucun respect pour les autres, surtout pour ceux de la classe moyenne. Envoyés faire des études, plusieurs échouaient lamentablement, parce que durant leur jeune âge, ces pauvres n’avaient jamais fait d’efforts. Ils se comportaient en tyrans contre les copains, parce qu’ils n’avaient pas été éduqués à la tolérance, mais à la domination. Toute action attentatoire à leur amour-propre invitait à la bataille » .
Les jeunes des hautes classes jouissaient d’une réelle aisance matérielle et de stimulations intellectuelles et sociales nombreuses, intenses et raffinées. Ils étaient tenus d’observer un respect et une politesse sans faille. Les ordres leur étaient donnés avec tant de calme et de fermeté, sans cris ni colères, que toute rébellion en devenait impensable et qu’il y avait rarement lieu de sanctionner. On les habituait à être séparés précocement des parents, par exemple pour les repas ou le couchage. N’ayant pas de travaux à effectuer ni de cadets à garder, sinon par jeu, ils jouissaient d’une grande liberté dans l’emploi de leur temps et d’abondants loisirs : ils n’étaient que rarement assujettis à des travaux matériels et se mêlaient sur un mode ludique aux courtisans et vassaux de leurs pères ou aux suivantes de leurs mères, qui leur étaient tout dévoués. Jamais isolés, ils recevaient compliments, amabilités et flatteries. Ils acquéraient très précocement le sens du commandement et une grande aisance dans le maniement des relations sociales, de cette politesse à la fois aimable et ironique qui constituait l’arme principale des gens de leur catégorie, l’art de tourner des compliments recherchés et spirituels et de rester impassibles en toute circonstance. Ils étaient très tôt initiés à un jeu de réflexion et de stratégie : l’igisoro. Avec l’adolescence et une formation plus stricte aux rapports sociaux, le contact se resserrait avec, selon le sexe, le père ou la mère.
Le père tutsi apparaissait généralement comme un personnage lointain, rarement présent, évitant les contacts physiques, un maître, un juge. Dispensateur de faveurs, il pouvait aussi ordonner, rarement il est vrai, de sévères punitions. Facilement idéalisé, mais ambigu, peu sécurisant, les rapports directs étaient rares avec lui, surtout pour les filles, mais même pour les garçons. En effet, les relations passaient habituellement par le canal des gardiens-précepteurs qui étaient assignés à ces derniers. Cela renforçait les inclinations affectives vers une mère perçue comme tutélaire, qui recueillait les demandes et les souhaits de ses enfants et tâchait de fléchir la volonté paternelle par des moyens détournés. Les conflits de génération semblent ne pas avoir été rares.
Les intérêts du garçon étaient évidemment orientés vers les soins à accorder aux troupeaux et vers les exercices physiques qui le préparaient à ses fonctions guerrières. A l’âge où il se rapprochait de son père, il s’identifiait facilement au rôle qui un jour serait le sien.
Dans la région pastorale du Nord-Est du pays, où les abreuvoirs sont rares, les jeunes Tutsi amenaient l’eau puisée à une source dans des cuves en se lançant l’un à l’autre, en une longue chaîne, de lourdes cruches de poterie tout en s’efforçant de ne pas verser une goutte : on mesurait à ce jeu d’adresse la maturité physique et psychologique des participants.
- Kagame a montré combien la fonction de « porte-pipe » était importante pour l’éducation du jeune homme qui était appelé à l’assurer : il était admis à accompagner son maître partout, même à la cour royale, donc à tout voir, à tout entendre, à se familiariser avec les personnages de la haute société, à « s’appuyer contre les cloisons » derrière lesquelles parlaient les grands, à assister ainsi au déroulement de la vie sociale jusque dans son intimité secrète, et à avoir des occasions choisies pour intervenir à propos : « un patron qui t’aime te confie sa blague à tabac« , disait-on.
Les filles étaient instruites dans des activités artisanales à haute valeur esthétique : la vannerie, la confection de bijoux, la préparation de cosmétiques et de substances colorantes (inspirées des pelages des vaches) ; elles s’occupaient des pots à lait et des barattes ; mais surtout, elles apprenaient à commander et à régir la domesticité. Pour ce qui est de l’éducation de la parole, elles étaient moins sensibilisées à l’histoire, au droit ou à l’éloquence, mais très portées sur les contes, les légendes et la poésie.
Les hommes et les jeunes gens avaient les cheveux taillés en croissants renversés. Chez les femmes, la reine-mère Kanjogera a lancé la mode consistant à porter « un toupet à façon de huppe touffue ». Tous aimaient se draper dans d’amples étoffes.
Le spectacle de la vie de cour et les propos entendus dans l’entourage paternel suscitaient une conscience nationale aiguë et le sentiment très net d’appartenir à une classe, une caste et une race supérieures. Même un Tutsi pauvre « se devait de sauver l’essentiel : jamais en arriver à être comparé à un Hutu ou considéré comme un Hutu, être inférieur » (Murego, p. 208). La solidarité de tout le groupe pouvait jouer pour éviter une telle honte.
Comment une fille de haut lignage raconte l’éducation reçue
Dans son roman fort bien documenté Afrique, Afrique (1983), 0. Marchal rapporte les dires d’une femme racontant l’éducation qu’elle a reçue à partir de huit ans avec sa cousine dans l’enclos de sa tante où un jour elle fut portée en palanquin. Une description en tout point similaire, seulement plus détaillée, est donnée dans l’autobiographie de Nyiramugwera, une femme du clan royal bega, recueillie par H. Codere, dans laquelle le romancier a probablement puisé :
« Ma tante, Nyiramugore, « Celle qui enfante la Femme », portait bien son nom. Elle n’avait que des filles. Six. Ce n’est que plus tard qu’elle donna à mon oncle le fils qu’il voulait. L’on dit parfois qu’elle le fit par le ventre d’une favorite qui aurait accouché entre ses cuisses (car mon oncle l’aimait beaucoup et n’en voulait pas d’autre)… Jamais peut-être femmes ne détinrent, plus que les femmes des Batutsi, la plénitude du règne sur le foyer. Nyiramugore gouvernait son domaine selon l’us des grandes féodales. Elle menait chez elle un constant et invisible effort de propreté, de distinction, bannissant toute parole haute, tout geste médiocre, toute nourriture coupable d’exhalaison vireuse. Grâce à elle la maison… fleurait toujours bon le chaume, l’osier, le rotin, le bambou, le jonc, le roseau, le sisal, la retenue, le souci d’être belle à voir, à entendre, à respirer. Au foyer ne brûlaient que des bois de senteur, mêlant leurs parfums légers à la citronnelle et à l’aloès, au remugle des peaux de bêtes. »
« Ma tante avait autant de domestiques qu’elle voulait, filles de noblesse et de paysannerie en service féodal… Toute la science féminine tenait en ce que le maître, la plus grande part du temps au loin, fût content à son retour et que la maison, ainsi, se sentît en fête… Six servantes nobles se dévouaient nuit et jour à nos soins. Elles-mêmes avaient, les années d’avant, fait l’objet des mêmes attentions, et elles nous élevaient sans se sentir inférieures. Elles quitteraient l’enclos de ma tante pour s’établir en mariage avec des fils de grand enclos. La reine-mère elle-même, au besoin, pourvoirait à leur couche. » « Bientôt notre main et notre alêne soumirent à volonté le trait géométrique des tissages et des vanneries, l’ornement subtil des paniers symboliques en forme de maisons, qui s’emboîtent les uns dans les autres à l’infini, de la taille d’un champignon à celle d’une termitière, la polychromie des vans et des boisseaux, des plats, des corbeilles, des vases et des stores, l’ocré du foyer quadriflore, de l’emperlage des pots, des lances, des diadèmes, le nattage du fil d’agave et de la fibre de papyrus, l’enfrangeage des parures de danse guerrière, le mouvement cabalistique des frises, le pétrissage rituel de la glaise du feu, le dosage et l’élevage de l’hydromel qui mûrit cent jours et cent nuits, nous livrèrent un à un tous leurs secrets… »
« L’éducation de ma tante était sévère. Nous n’allâmes plus nues jusqu’aux trois quarts. Je portai, comme ma mère à mon âge, la ceinture de vachette qui cache les fesses et le pubis. »
La servante noble les éveillait à la première heure pour leur infliger une potion d’urine de génisse et d’aromates au pouvoir émétique. Sur quoi, à l’abri des regards, elles accomplissaient la première promenade de santé de la journée. Très rapidement, la médication les faisait vomir. Purifiées, elles recevaient le premier lait, qui était suivi de quatre autres prises durant le jour et de trois autres durant la nuit. « Inutile de… dire que je ne boirai plus de lait de ma vie. » En vain mendiaient-elles aux servantes un peu d’eau ou une patate douce cuite à la cendre. La minceur et l’haleine pure étaient l’obsession de la noblesse : à ses yeux, seul le lait pouvait assurer la ligne de beauté et protéger la respiration des vierges.
« Au régime de lait frais succéda, à l’approche de la puberté, celui du lait caillé… Cinq fois le jour, trois fois la nuit sans fin… Sans fin le vomissement matinal, suivi de l’onction à la rouge glaise. La boue adoucissait et assouplissait la peau, ennoblissait le port de tête, effilait le col, épilait le front de tout duvet disgracieux, dénudait le corps des filles aux endroits que les doigts de l’homme, le temps venu, voudraient lisses. La ressemblance avec la gracile et hautaine grue couronnée, idéal tutélaire de la beauté, était à ce prix… A la cinquième heure, la servante diluait dans l’eau du bain le masque de boue rouge. Ointes au beurre d’aloès, gavées une fois de plus, (les filles) se résignaient à la sieste. La rémission de la chaleur, à l’heure où les petits veaux retournent au pacage, les libérait pour une courte promenade… »
« Seulement quand mon oncle était au domaine, nous pouvions assister à la remontée des vaches, écouter Kamuzinzi, javelines en mains, donner à chacune des précieuses le nom choisi par lui et convenant à son genre de beauté. L’évasion durait peu. Empoignées par les servantes, nous subissions le second bain du jour, la seconde onction au beurre d’aloès… »
A quatorze ans, les jeunes filles surent tout de la tenue d’une grande maison, du maintien et du port dédaigneux des jeunes filles nobles, et de la préparation de leur sexe à ses fonctions futures.
« Et comme ma tante était musicienne et poétesse, nous savions toute la poésie de cour, le chant pastoral, les danses… A cette époque, il nous poussa les seins… Alors, les plus belles des servantes nobles nous apprirent le travail des doigts aux lèvres du ventre pour la joie à venir de l’homme et la nôtre… Il y avait plusieurs manières de le faire. Chacune de nous eut sa servante qui nous le montra. La servante le faisait sur elle-même. Elle nous disait ce qu’elle avait gagné à le faire comme il le fallait, quand il le fallait, souvent. Heureuse d’avoir été enseignée, elle s’éjouissait d’enseigner à son tour. Je regardais, puis je le lui faisais, puis elle me le faisait. A la fin, nous nous le faisions l’une l’autre, en même temps, mais si je pantelais, elle me fermait la bouche pour me forcer à réprimer les plaintes qui me venaient à la gorge… Ma tante, pour prévenir l’attachement, nous sépara, ma servante-maîtresse et moi… Une épreuve un peu particulière nous attendait encore… A partir de cette époque, ma tante invita ses amies à venir, chaque semaine, nous regarder. Les servantes nobles ôtaient nos pagnes, et ma tante et les autres suivaient sur nos corps le progrès de la beauté. On disait que la reine-mère cherchait une femme pour le roi. »
« Puis j’eus pour la première fois mes menstrues. Informée par les servantes, ma tante me fit donner ma ceinture et demeurer allongée. Elle m’interdit le lait, pour ne pas souiller les vaches, et me voua à l’eau. Je dus compter les fuseaux du toit, un deux trois, un deux trois, mais uniquement ceux que je voyais de ma couche sans bouger. Au bout de trois jours, je m’arrêtai de compter, la grande chose avait eu lieu. Ma tante alors me dit : « Tout au long de ta vie de femme nubile, compte jusqu’à trois. Tu as fixé toi-même le cycle de ta vie intime. Il ne changera pas. » Je sus que ma cousine comptait elle aussi. Mais je ne sus pas jusqu’à combien, combien de perches faîtières elle tenait sous son regard, étendue, figée. Ma cousine ne me le dit pas. Je ne cherchai pas à le savoir. Ça ne se fait pas. Je respectai son chiffre secret, comme elle respecta le mien. »
Le lecteur intéressé trouvera dans l’ouvrage de H. Codere tout un ensemble de récits autobiographiques du plus haut intérêt. De la pratique de l’allongement des petites lèvres (gukuna) il sera question plus loin.