Dans le but de se former des auxiliaires, les missionnaires catholiques s’employèrent dès leur arrivée au Rwanda, à créer des écoles et à y attirer des jeunes Rwandais pour leur apprendre non seulement la doctrine religieuse chrétienne mais encore quelques matières profanes jugées utiles pour l’accomplissement des tâches qu’ils leur destinaient à remplir. Les débuts de cette entreprise ne furent pas faciles: en butte à la résistance des dirigeants et de la population en général, les Pères Blancs ne purent avoir comme pupilles que des enfants de basse extraction sociale ou ceux dont les familles voyaient dans les étrangers une certaine solution aux problèmes divers qui leur étaient posés, surtout la misère. Aussi, les enfants des familles aisées en général et ceux de la classe dirigeante en particulier, se tinrent-ils à l’écart de l’école des Missions pendant la période coloniale allemande parce qu’ils ne voyaient pas trop l’intérêt qu’il y avait à se faire instruire. Comme dans le cas du catéchuménat, l’école fut l’affaire des pauvres d’abord, puis celle des dominants et des aisés aussi.

Même si la proclamation faite par Kabare en 1907 sur la liberté de Religion favorisait la marche vers l’école pour tous les Rwandais, l’effectif scolaire demeura faible jusqu’à la première guerre mondiale. Au 30 juin 1913, les Missions catholiques comptaient seulement 2658 élèves, (971 filles et 1687 garçons), répartis dans 40 écoles primaires inégalement distribuées dans les neuf stations d’alors. Nyundo avait 12 écoles avec un total de 1176 élèves (522 filles et 654 garçons, Save comptait 7 écoles groupant 359 élèves (172 filles et 187 garçons), Rwaza venait avec 6 écoles ayant ensemble 475 élèves (95 filles et 380 garçons), Kabgayi et Mibilizi avaient chacune trois écoles, Kansi en avait deux, les autres stations avaient réussi à créer une seule école chacune. Cette situation dans les écoles des Pères Blancs changea à partir de l’installation du régime colonial belge et de l’instauration de l’instruction obligatoire.

Comme seuls les missionnaires avaient à ce moment-là quelques établissements scolaires, ce fut vers eux que les jeunes se dirigèrent pour apprendre des « nouvelles choses » et pour connaître ubwenge bw’abazungu – le savoir des Blancs.

Au début de cette poussée vers l’instruction, soit en 1917, le Rwanda ne comptait qu’une seule école que nous pouvons appeler « école officielle »: l’école de Nyanza qui avait été abandonnée en 1915 suite à l’éclatement de la première guerre mondiale et qui venait de reprendre sous la direction des Pères Blancs et cela, en réponse à la demande du Résident de Kigali. Pendant l’année 1917-1918, cette « école officielle » fut fréquentée par seulement 60 fils de chefs. A la même période, les missionnaires dénombrèrent 58 écoles primaires totalisant 2963 élèves: 1390 filles et 1573 garçons. Par rapport à 1912-13, leurs établissements scolaires avaient augmenté de 45% tandis que les effectifs avaient enregistré un taux de croissance de 11,47%. Si nous considérons que l’école de Nyanza était elle-même dirigée par les missionnaires, nous aboutissons à cette conclusion que tout l’enseignement était entre les mains des Pères Blancs, au début de l’administration coloniale belge au Rwanda.

Les prêtres catholiques allaient-ils continuer à se réserver le monopole de l’enseignement jusqu’en 1931 et même après? Partant du fait que « qui a la jeunesse a l’avenir » et étant donné que parmi les jeunes gens qui fréquentaient les écoles en 1918, il y avait des futurs responsables du pays, pouvons-nous déterminer l’influence que les écoles ont eu sur les conversions ou connaitre leur part dans l’implantation des Missions catholiques au Rwanda? Vu que les documents nous disent qu’après 1918 les Missionsprotestantes et les Missions adventistes ainsi que l’Etat se sont intéressés eux aussi à l’instruction des Rwandais, nous allons procéder à l’inventaire des établissements et des effectifs scolaires de chacune des parties impliquées dans l’enseignement afin de juger de leur place et de leur rôle dans ce domaine. Pour ce faire, nous allons nous pencher successivement sur les chiffres des années 1923, 1926, 1930 et 1931.

Notre but étant celui d’étudier l’installation des Missions au Rwanda, il convient de préciser que le nombre d’élèves enregistrés dans les écoles des Missions catholiques, des Missions protestantes et des Missions adventistes nous servira d’indice de conversion des jeunes gens au catholicisme, au protestantisme et à la doctrine religieuse du septième jour. La raison de cette assertion est que ni les Pères Blancs ni les Pasteurs protestants ou adventistes, ni même l’Etat n’ont instruit les Rwandais parce qu’il fallait leur tirer de 1″ignorance » ou parce qu’il fallait élargir leurs connaissances ou encore parce qu’ils « les aimaient tant »; tous cherchaient plutôt à se former des aides, des auxiliaires, des collaborateurs et des continuateurs autochtones de l’œuvre européenne commencée dans le pays. De ce fait, l’école nous paraît avoir été l’un des outils importants de l’expansion de la Religion chrétienne et de la civilisation occidentale. Les élèves des écoles catholiques propageaient les vérités religieuses des catholiques, les élèves des écoles protestantes répandaient autour d’eux les données doctrinales de leurs maîtres, les élèves des écoles adventistes prêchaient à leur tour la Religion reçue de leurs éducateurs scolaires; tous essayaient d’assimiler et de faire assimiler la nouvelle façon de se comporter, de penser, de travailler; bref, ils défendaient les concepts de la Culture des Blancs.

Aussi, trouvons-nous que l’influence de chacune des sectes religieuses installées au Rwanda peut se constater à partir du contingent scolaire qu’elle regroupait aux différentes périodes ci-haut choisies. En 1923, les Missions catholiques se réservaient, non pas le monopole, mais la part du lion dans l’enseignement.

       
     
     
       
       
       

La prépondérance notoire des Missions catholiques dans l’instruction de la jeunesse s’explique, en partie, par le fait qu’au moment où les protestants et les adventistes ont débuté dans l’enseignement après 1917, les Pères Blancs dont l’œuvre a survécu à la guerre, avaient déjà un passé qui leur permettait d’avancer plus vite. Mais encore, la position des Pères découlait de l’influence qu’ils avaient sur la population en général, sur les autorités coloniales belges et les dirigeants autochtones en particulier. Dans le cas des autorités coutumières, il s’agissait de s’appuyer sur les prêtres catholiques car ceux-ci s’affirmaient plus amis au colonisateur que ne l’étaient les Pasteurs. Les batware durent encourager les efforts des Pères Blancs dans l’enseignement et les garder contre toute « concurrence étrangère dangereuse » afin de faire montre de zèle dans la nouvelle orientation de l’évolution du pays et de pouvoir gagner ainsi la confiance des Belges, car être bien vu par les Pères Blancs signifiait presque automatiquement être bien vu par le colonisateur belge.

L’attitude des autorités coutumières rwandaises à l’endroit des écoles catholiques se comprend parce qu’à l’arrivée des Belges au Rwanda, les chefs et sous-chefs, le Mwami Yuhi V Musinga lui-même, constatant le rôle dévolu aux Pères Blancs dans la politique de la nouvelle administration coloniale, se sentirent dans l’obligation de plier devant leurs œuvres. Ils allèrent jusqu’à leur faire plus ou moins la cour. Même si intérieurement Musinga supportait mal la présence des prêtres (celle de tous les Blancs aussi) dans son royaume, il ne manquait pas de leur témoigner de temps à autre son penchant à leur entreprise ainsi que son amitié et de se montrer contre toute œuvre de sectes religieuses non catholiques:

Nyanza 18/4/1924

A mes chefs: (suivent quatre noms).

Salut beaucoup.

Par la présente, je vous annonce que les Bapadri sont mes amis actuellement comme ils l’ont toujours été. Donc, s’ils veulent installer des Écoles pour instruire les Banyarwanda, donnez-leur du terrain et aidez-les. Je suis heureux sous le régime de Bula-Matari (Gouvernement Belge) et pour cette raison, j’aime que dans mon royaume il n’y ait pas d’Européen d’autre nationalité.

Et vous aussi dites à vos sous-chefs, ce que je viens de vous dire.

C’est moi le Roi du Rwanda,

Yuhi Musinga « .

Cette lettre favorable à l’expansion des écoles catholiques n’est que le reflet de ce qui se passait dans le domaine de l’enseignement depuis 1917-1918. Partout où les Pères Blancs ont voulu se porter, les écoles catholiques ont été accueillies grâce aux relations directes qui s’établissaient entre l’école des Pères et le pouvoir colonial belge.

Devant les chiffres de 1922-1923, nous ne pouvons pas déterminer le nombre d’élèves qui fréquentaient l’école à différents niveaux de l’enseignement primaire. Cependant, nous devons signaler qu’en 1923, les écoles de l’Etat et celles des Pères Blancs offraient le cycle primaire et le cycle secondaire. A ce dernier niveau, les missions protestantes et adventistes ne possédaient aucune école, alors que les missionnaires catholiques assuraient l’enseignement au secondaire en entier, soit 7 années du petit séminaire et avaient aussi le cycle complet de l’enseignement supérieur, soit 9 ans du grand séminaire. En décembre 1923, le petitséminaire de Kabgayi comptait 123 jeunes gens à qui enseignaient 4 Pères Blancs, un prêtre rwandais et un moniteur. Le grand séminaire avait, à cette même date, 30 séminaristes et 2 professeurs Pères Blancs.

Cette avance des Missions catholiques sur les autres Missions dans les niveaux d’enseignement comme dans le nombre des Rwandais fréquentant Les écoles, témoigne de la place importante que les Pères Blancs occupaient dans la transformation du pays. Sur le plan de l’expansion des Missions catholiques, ce fait nous montre que le catholicisme dominait tellement le protestantisme et les adventistes que son avenir paraissait assuré. En procurant à quelques Rwandais une formation poussée (dans des séminaires), les Pères Blancs préparaient par ce fait même des auxiliaires sûrs et capables de répandre le savoir tant religieux que profane qu’ils recevaient. Mais encore, ces élèves et ex-élèves des Pères devaient s’efforcer d’être plus influents que les jeunes protestants et les jeunes adventistes, ce qui entrainait un jeu de concurrence entre les doctrines religieuses étrangères pouvant déclencher parmi les Rwandais, des divisions et même des affrontements dangereux. Dans ce genre d’opposition, la loi du nombre aurait sans doute l’avantage de l’emporter auprès de l’opinion et les plus instruits s’assureraient plus d’influence auprès des employeurs.

Dans ces perspectives, les jeunes catholiques avaient la situation bien en mains car en plus de leur supériorité en nombre, c’était parmi eux que les Belges recrutaient souvent leurs auxiliaires, clercs, chefs et autres commis et c’étaient les catholiques qui avaient souvent plus d’études faites à « l’européenne » que les non-catholiques. Plus la présence des chrétiens catholiques dans l’administration publique devenait grande, plus l’Eglise catholique ne croissait en importance. En effet, dans le cadre du prosélytisme, clercs, moniteurs, commis divers, chefs, etc., ex-élèves des Pères Blancs devaient recruter de nouveaux adeptes pour le catéchuménat et de nouveaux jeunes pour les écoles des Missions catholiques. L’influence de l’Eglise catholique augmentait aussi parce qu’en plus des Belges qui collaboraient étroitement déjà avec les Pères, ceux-ci avaient parmi les Rwandais des gens capables non seulement d’attirer leurs compatriotes vers les Missions catholiques mais ayant quelquefois encore le pouvoir coercitif d’orienter leur entourage vers le catholicisme. C’est dans ce cadre que beaucoup de jeunes Rwandais sont allés étudier parce qu’ils craignaient les iminyafu – « fouets » des chefs, des sous-chefs, des clercs, etc. Dans l’enseignement, comme dans le catéchuménat, l’école grossit parfois son effectif grâce aux « coups de bâtons ».

A cause de tous ces facteurs favorables aux Pères Blancs, leurs écoles continuèrent à occuper la première position quant au nombre des établissements secondaires et des élèves. En 1926, les Missions catholiques comptaient 328 écoles qui regroupaient en tout 17.975 élèves dont s’occupaient 12 Pères Blancs, 27 Sœurs Blanches, 10 Sœurs indigènes et 315 moniteurs autochtones. Les Missions protestantes dénombraient 1646 élèves (1584 élèves pour la SociétéBelge des Missions et 62 élèves pour la Church Missionary Society), 23 moniteurs de la Société Belge des Missions et 3 moniteurs de la ChurchMissionary Society. A cette même période, les Missions adventistes avaient 11 écoles, 1201 élèves et 35 moniteurs. En tout, les établissements des Missions rassemblaient 20.822 élèves: 86,32% allaient aux Missions catholiques, 7,90% aux Missions protestantes et 5,78% aux Missions adventistes. En plus des écoles des Missions, l’Etat s’occupait de 4 écoles: Cyangugu: 70 élèves, Ruhengeri: 49 élèves, Gatsibo: 102 élèves et Rukira: 70 élèves. En outre, il y avait l’école de Nyanza qui comptait, au 31 décembre 1926, un enseignant européen, 3 moniteurs rwandais et 323 élèves tutsi. Ces derniers chiffres, ajoutés aux précédents nous donnent un total de 21.436 élèves pour l’année 1926:

Etat: 2,86% Protestants: 7,67% Adventistes: 5,62% Catholiques: 83,85%.

D’après cette distribution des écoliers, la prépondérance des Missions catholiques était nette dans le domaine de l’enseignement. D’une manière générale, le rôle des Missions dans l’éducation scolaire des jeunes rwandais, comparé à celui de l’Etat, était très important. Cela s’explique par ceci que les premières touchaient toutes les couches de la Société rwandaise tandis que le deuxième se limitait seulement à une infime minorité parmi la classe dirigeante. Mais, cette position de l’Etat découlait aussi d’une situation inaugurée assez ouvertement en 1924. En effet, s’étant trouvé devant beaucoup de préoccupations d’ordre politique, administratif et de « développement » de la colonie, le gouvernement colonial déposa sa responsabilité d’instruire ses sujets dans les mains des Missions religieuses. Dans le Rapport sur l’Administration belge au Ruanda-Urundi pendant l’année 1925, le Gouvernement belge expliqua ainsi qu’il suit le motif de son attitude:

« Les missions religieuses sont mieux qualifiées et mieux outillées que tout autre institution pour répandre largement dans le pays les bienfaits de l’instruction. Les missionnaires ont reçu une formation pédagogique spéciale. N’ayant d’autres préoccupations que celle de leur apostolat; spécialisées en vue de celui-ci dans l’étude de la langue et de la mentalité indigènes; faisant dans la même région des séjours beaucoup plus longs que les fonctionnaires de l’Etat – séjours que n’interrompent que de bien rares congés – ils sont les meilleurs éducateurs de l’indigène. Ils s’occupent en outre depuis de longues années de former des auxiliaires: un clergé indigène, un corps nombreux de catéchistes, des artisans de tous les métiers.Sans doute le souci fondamental des missions est celui de l’éducation religieuse. Mais l’évangélisation elle-même comporte un minimum d’enseignement général. Il appartient à l’Etat, par octroi de subsides suffisants d’amener les missions à perfectionner leur outillage scolaire et développer le programme de leurs écoles. »

Cette politique scolaire du gouvernement colonial belge déjà expérimentée au Congo impliquait une entente préalable et des conventions contractuelles avec des Missions religieuses dites « nationales » représentées principalement par les Missions catholiques. C’est avec ces dernières que le gouvernement mena toutes ses négociations à partir de 1925. Rendant compte de l’état des pourparlers, le Rapport de 1926 stipule: »Les deux Vicariats Apostoliques (celui du Rwanda et celui du Burundi) ont accepté de fournir au Gouvernement la collaboration demandée pour l’organisation d’un enseignement public contrôlé et subsidié par l’Etat. Les modalités de l’octroi des subsides sont encore à l’étude; mais dès à présent les Missions se sont mises résolument à l’œuvre pour préparer le personnel scolaire, perfectionner les méthodes et améliorer les installations. »

D’emblée, nous comprenons que cette politique scolaire du gouvernement colonial belge favorisait beaucoup l’action des Missions catholiques dans l’enseignement parce que c’étaient-elles qui possédaient les ressources humaines et matérielles nécessaires à sa réalisation. Legouvernement nous paraît conscient de la situation car il a cherché à doter Chaque station de Mission d’une école primaire au cycle complet. Cela se voit aussi d’après les accords qu’il conclut avec des Congrégations religieuses catholiques: « Le Gouvernement a également conclu un accord avec une Congrégation enseignante (les Frères de la Charité) en vue d’une création d’une école professionnelle• » Enfin, le gouvernement lui-même minimisait plus ou moins l’apport des autres Missions religieuses. A peine a-t-il parlé d’une seule d’entre elles dans le rapport sur les négociations: Société belge des Missions protestantes contribuera également, dans la mesurede ses possibilités, à la réalisation du programme ci-dessus décrit. »

 De là nous saisissons pourquoi en 1926 les Missions catholiques occupaient une place importante dans l’enseignement par rapport aux autres Missions et par rapport à l’Etat. Cette prépondérance s’accrut au fur et à mesure que le programme des écoles subsidiées était mis en œuvre et que l’instruction publique du niveau primaire prenait son extension. Quand fut signée l’entente finale concernant l’enseignement libre subsidié, soit le 1er Janvier 1930, les Missions catholiques accusaient une réelle avance sur les autres sectes religieuses. Par ce fait, elles avaient réussi, mieux que les autres, à s’implanter parmi la population car, comme l’a dit Mgr Classe: « Qui aura les écoles, aura la jeunesse et par elle le peuple entier ».