L’année 1917 fut non seulement le début des réformes constitutionnelles au Rwanda, elle marqua aussi le commencement d’une phase nouvelle dans la chrétienté catholique du pays. L’attitude du pouvoir colonial belge influença le mouvement de conversion des Rwandais non pas parce que les Belges les forcèrent à embrasser la Religion occidentale, mais parce que des esprits ouverts constatèrent, non sans raison, que les Pères Blancs étaient devenus des points de relais entre les indigènes et les administrateurs coloniaux, réels détenteurs du pouvoir dans le royaume du Rwanda. En effet, les missionnaires qui, au temps des Allemands, menaient leur action sans se référer à l’administration coloniale comme cette dernière s’adressait rarement à eux, étaient visiblement associés au nouveau régime colonial et travaillaient de concert avec lui pour implanter la Civilisation européenne dans le pays. Souvent même, sinon toujours, ils paraissaient guider décidément les Belges si bien que ceux-ci ont, sciemment ou non, solutionné plus ou moins les problèmes qu’avait posés l’évangélisation du Rwanda durant toute la période coloniale allemande.

En contraignant l’autorité locale à accepter l’entreprise européenne et à travailler même à sa réussite, les Belges favorisèrent d’abord l’action des Pères Blancs qui, déjà, avaient jeté des jalons dont le nouveau pouvoir colonial put se servir car ils étaient les vrais embryons de l'”œuvre civilisatrice” et “colonisatrice” de l’Européen. Parmi les bases posées par les prêtres, les fonctionnaires de l’administration coloniale belge choisirent de prime abord des personnes initiées aux “choses” du Blanc pour en faire leurs propres associés favorisant ainsi que l’avait fait le missionnaire les gens de la classe dominée.

Réaction? Un revirement d’attitude parmi les dirigeants à l’égard des Missions fut imposé par une situation de fait: les bonnes dispositions du gouvernement colonial belge à l’endroit de l’Eglise catholique. Le sort des armes ayant obligé la Cour rwandaise à plier devant le Belgique, à la reconnaître officiellement en novembre 1918 et à traiter avec elle non pas d’égale à égale mais de faible à forte parce que c’étaient les Belges qui à la fois édictaient désormais les lois à promulguer et en supervisaient l’application, avait mis le Mwami sous l’influence du Résident. Étant donné que celui-ci et son équipe appuyaient manifestement l’œuvre des Missions, ils menèrent Musinga à lever officiellement l’ostracisme qui frappait les chrétiens et handicapait l’évolution des conversions de son peuple, surtout des nobles, au catholicisme. Mieux encore, il faudrait dire que, vue l’influence qu’avaient les Pères Blancs sur la nouvelle administration coloniale, le Résident a été mené à intimer au Mwami l’ordre de promulguer un décret proclamant la “Liberté de conscience”.

 

  1. “Liberté de conscience”

Jusqu’à la fin de la période allemande au Rwanda, la noblesse s’était toujours refusée d’abandonner la Religion rwandaise pour embrasser celle des Pères Blancs. Elle avait combattu même cette dernière. Cependant, elle avait un peu diminué son opposition contre l’Eglise et les chrétiens ainsi que les catéchumènes rwandais entre 1907 et 1916 suite au retrait dunon licet et à la proclamation de la liberté de religion pour tous par le grand Chef Kabare. Observateur et politicien, celui-ci avait invité ceux de sa classe et de son ethnie de changer leur comportement vis-à-vis des Pères, de se mettre de leur côté car il remarquait qu’une révolution était en train de prendre forme et que ses bénéficiaires seraient des associés des missionnaires. Il avait de l’avance sur son temps, il voyait plus loin que les autres grands du pays. De tout ce qu’il demanda, il ne reçut que la tolérance de la Religion chrétienne. La noblesse tutsie en général resta “réfractaire” aux vues de Kabare.

La raison de sa position s’explique par ce fait qu’elle avait plus intérêt à rester è retrait des Missions, à défendre encore son Culte, vrai fondement de la Société rwandaise. Elle espérait même qu’un jour tout le contingent européen séjournant au Rwanda finirait par partir si bien qu’en 1914, elle voyait (elle et même le reste de la population) dans le début de la guerre la fin de la présence blanche dans son royaume et le retour à l’indépendance complète. Déception! La première guerre mondiale mit le royaume sous la gouverne des Belges en remplacement des Allemands-. Avec les Belges s’inaugura, entre les Missions et l’Etat colonial, une collaboration qui avait manqué sous le régime précédent. La noblesse se rendit alors compte que force lui était de suivre le programme tracé jadis par le chef Kabare, aller dans les salles de catéchuménat, suivre les instructions des prêtres dans les écoles afin de bien s’adapter à la nouvelle conjoncture.

Le Mwami lui-même se montra désormais extérieurement favorable à l’école parce que le gouvernement belge poussait les gens à l’instruction. Il ne s’occupa pas uniquement de “son école” de Nyanza mais de toutes les autres également jusqu’à demander aux supérieurs des stations les noms des Tutsi qui refusaient à leurs enfants l’autorisation d’aller à l’école afin de les punir: ici nous sommes manifestement en présence d’un début d’un grand tournant dans la conversion du royaume du Rwanda à la Civilisation chrétienne occidentale. Contraint de suivre la volonté du Résident, plus particulièrement celle des missionnaires que cachait ce dernier, le Mwami Musinga promulgua le décret suivant, signé en 1917:

“Tout chef ou sous-chef qui défendra à ses sous-ordres, à ses sujets ou aux enfants de ceux-ci de pratiquer la religion vers laquelle ils se sentent attirés, ou de suivre les cours des écoles pour y recevoir une instruction, sera puni de un à trente jours de réclusion.”

Ce décret qui, de par sa nature, nous paraît avoir été inspiré par les missionnaires, fit tomber les barrières qui faisaient obstacle à l’entrée dans les temples chrétiens. Cependant, il est utile de souligner que cette déclaration royale n’a pas profité uniquement à l’œuvre missionnaire en particulier, à la Civilisation occidentale en général. Nous pensons qu’elle a sauvé aussi les intérêts de la noblesse rwandaise car elle risquait de se faire remplacer par une classe de personnes de basse extraction sociale qui, parce que déjà initiées et plus ou moins ouvertes à la pensée, à la religion et a la technique de l’Européen, répondaient aux exigences de l’administration publique du temps. Le décret de juillet 1917 a précisément répondu à l’attente de quelques Tutsi désireux de sauvegarder leur position. Il faut dire aussi que ce décret a permis aux membres de la classe dirigeante sympathiques à la nouvelle Religion, de se faire baptiser, vouant ainsi la Religion rwandaise à une disparition à plus ou moins brève échéance.

Si nous essayons de donner à la “victoire” de la pratique religieuse chrétienne parmi le corps des dirigeants coutumiers sa première date, ce serait sans doute le jour du baptême du chef Naho qui, bien avant l’arrivée des Belges, avait tenté de s’instruire chez les Pères Blancs de la Mission de Kabgayi. Malgré les obstacles qu’il dut rencontrer, car les autres chefs se moquaient de lui et cherchaient de toutes les manières à le détourner des missionnaires et à le maintenir dans la Religion du pays, Naho alla jusqu’au bout:

“Mais Naho (c’est son nom) ne pensa pas un instant à retourner en arrière, au contraire, il s’efforça de gagner à notre cause d’autres jeunes gens de son rang.Aussi, après une dernière épreuve de six mois, il demanda et reçut le saint baptême à la Noël 1917. Le troisième frère, l’aîné, se fait instruire et porte la médaille des catéchumènes. Quant à Charles Naho, notre premier chef chrétien, il est devenu un chrétien exemplaire, et a réussi à gagner deux ou trois autres chefs ou fils de chefs.”

En examinant l’attitude de ce premier chef chrétien tutsi, nous pouvons dire que sa conversion n’a pas été inspirée par la situation dans laquelle se trouvait la classe rwandaise au pouvoir après la guerre. Son cas nous prouve que l’influence des missionnaires catholiques ne s’est pas seulement limitée, pendant la période allemande, à la masse des dominés, les Hutu surtout, mais qu’elle a gagné aussi quelques éléments parmi les dominants. Après 1907, cette influence s’est manifestée de plusieurs manières, mais souvent elle s’est traduite par un certain “collaborationnisme” entre les Chefs, les sous-chefs et les Pères Blancs. S’agissait-il de construire une école, des maisons des prêtres, de leurs auxiliaires, etc., les missionnaires faisaient appel aux chefs des environs qui répondaient presque toujours positivement en rassemblant leurs sujets pour couper le bois nécessaire à la construction et pour le transporter jusqu’au chantier.

A ce niveau de collaboration, les chefs étaient poussés par les intérêts qu’ils escomptaient tirer de la Mission: “Les chefs dépendants de Kitatire nous amenèrent aujourd’hui (27 juillet 1911) les dernières pièces de menuiserie. Ils sont payés en étoffes et en perles et en miroirs:

1)Lwamakombi reçoit 5 roupies

2)Kikwekwe 1 roupie 1/2

3)Nzajibwami 1 roupie 1/2

4)Nzabakike 1 roupie 1/2

5)Ngendo 1 roupie 1/2

6)Kasagarire 1 roupie 1/2

7)Les 21 chefs de Kigembe 1 roupie 1/2

Restent encore 3 ou 4 petits chefs à payer; et surtout Kitatire qui s’était réservé le gros de la récompensé.”

Toutefois, ce type de relations créait progressivement un climat de détente entre les autorités rwandaises des provinces et les prêtres, même si les récompenses que ceux-ci donnaient à celles-là à cause des services rendus n’étaient jamais arrêtées avant l’exécution du travail. C’était au supérieur de station de décider, selon sa volonté, de la nature de la récompense et de la quantité à offrir. Plus les Pères se montraient affables à l’égard des batware, plus ceux-ci se disposaient à marcher avec eux.

A la différence des Hutu et des petits tutsi, les batware ne devenaient pas dépendants des Pères Blancs suite aux objets européens que ces derniers leur offraient. Ils changeaient tout simplement leur comportement défavorable à l’endroit des Missions si bien qu’ils rendaient fréquemment des visites aux prêtres, s’entretenaient avec eux et échangeaient même des cadeaux. Cependant, quelques chefs comme Naho manifestaient le désir de connaître davantage les “choses” des Blancs en s’instruisant soit dans les écoles-chapelles, soit dans les salles de catéchuménat, mais demeuraient empêchés par la peur d’être traités de réfractaires par la Cour et de tomber dans le rang des ibicibwe – bannis. Pour cette catégorie de nobles, la proclamation de 1917 sur la liberté de fréquenter l’école de son Choix et de pratiquer la religion de ses préférences est arrivée au moment voulu ou peut-être un peu en retard.

Pour un autre groupe de Tutsi, le décret royal a été une réponse au désir de se soustraire à l’autorité du Mwami. En se faisant instruire, quelques jeunes nobles considéraient qu’ils deviendraient éligibles aux postes de clercs, de commis, de moniteurs, de catéchistes, de prêtres, etc. et dépendraient plus de l’étranger que de la Cour et de sa suite. La position de ces gens mérite une petite explication. Pour devenir chef ou pour avoir d’autres avantages du temps: troupeaux de vaches, terres et Hutu (pris ici dans le sens de bagaragu – serfs), il fallait faire la cour au Mwami, se plier à tous ses ordres, qu’ils soient bons ou mauvais; bref, On restait prisonnier de la Cour. Or, depuis l’arrivée des Blancs au Rwanda, surtout depuis l’entrée des Belges comme nouveaux colonisateurs du pays, il se trouvait un mode plus facile et plus avantageux pour accéder au commandement et à la richesse que celui de se vendre au monarque et à ses principaux courtisans: l’école des Pères Blancs.

Enfin, il existe une dernière catégorie de Tutsi pour laquelle la déclaration de Musinga fut bénéfique. C’est, celle de nobles qui, devant les nouvelles conjonctures, voyaient dans l’école, dans le ralliement aux missionnaires, une solution au problème crucial posé: comment pouvoir conserver le rang d’intermédiaire entre les hauts gouvernants et la masse dirigée?

Pour les uns comme pour les autres, la promulgation de la liberté de conscience comportait des avantages. Comme nous pouvons le constater, ces derniers ne s’adressaient qu’aux éléments “progressistes” de la classe dominante. ii y avait parmi celle-ci, ceux qui n’y trouvaient que désavantages: perte de l’autorité, abandon de la Religion rwandaise, etc. Mais, ceux-là étaient obligés, même si à la dérobée ils s’opposaient aux ordres du Résident et du Mwami, de ne pas agir ostensiblement, de peur d’être réprimandés ou même dégommés par ces derniers. Aussi, même si les écrits missionnaires ne révèlent pas tout, pouvons-nous comprendre pourquoi les supérieurs des stations de Mission déclaraient déjà dans leurs Rapports de 1917-1918 que le décret royal ” a été bien interprété par les chefs et la population.” La position de faiblesse de ces batware désavantagés nous expliquer également la raison de l’empressement des jeunes nobles à la conversion au catholicisme et l’espoir des missionnaires qui voyaient dans ce dernier mouvement le lever de “l’aurore d’une ère nouvelle au Rwanda.

Les conversions “massives” des chefs et des sous-chefs ainsi que celles des membres de leurs familles ont souvent reçu comme date de départ les années 1926, 1927 parce que ce fut à ce moment que les Liber batizatorum  ont commencé à accuser une présence de plus en plus nombreuse des grands parmi les baptisés. Nous pensons, quant à nous, que les vrais débuts du mouvement de conversion de la classe dirigeante se situent en 1917-1918. Déjà la Noël de 1917 a enregistré deux baptêmes de deux Tutsi du groupe des dominants: Naho, chef et Semutwa, fils de Cyitatire et donc neveu du Musinga (parce que Cyitatire, chef de la province du Bwanamukali était frèredu monarque). C’était un départ de l’enrôlement des grands dans l’Eglise catholique. Plus encore, en considérant que se faire catéchumène, c’est se convertir au catholicisme, nous aboutissons à la conclusion suivante: les années 1926, 1927 ne se présentent que comme un monument achevé dont les vrais débuts remontent dans environ cinq, six, sept années et davantage. En effet, la période de préparation au baptême était de quatre à cinq années pour les postulants de basse couche qui réussissaient bien leurs épreuves; pour les aspirants de la noblesse, ce délai pouvait être plus long surtout quand il s’agissait de Tutsi célibataires ou de jeunes ménages princiers qui n’avaient pas encore d’enfant héritier de son père.

Au cours de l’année 1918-1919, les missionnaires furent unanimes pour noter qu’un profond mouvement d’opinion se faisait sentir dans la couche qui était au pouvoir; la noblesse s’intéressait de plus en plus à la Religion chrétienne:

“Un point à noter, qui n’est pas de minime importance, c’est que dans son entourage (celui de Musinga) notre sainte religion rencontre des sympathies. D’assez nombreux fils de chefs se préoccupent de la question religieuse. Prions Dieu de disposer toute chose pour que ces âmes en quête de vérité, y tendent en toute sincérité, et qu’Il fasse aboutir un mouvement sérieux vers le catholicisme.”

Une partie de cette prière semble effectivement avoir été exaucée car aux premiers aspirants se sont ajoutés d’autres Tutsi. Année après année, le nombre de catéchumènes nobles prenait une courbe ascendante. Cependant, nous sommes dans l’impossibilité de donner le chiffre exact de Tutsi qui se faisait annuellement inscrire comme aspirants au baptême.A ce stade, les documents qui sont à notre disposition ne nous mettent en présence de leur mouvement de conversion (au niveau du catéchuménat) que sous la forme littéraire plutôt que statistique: “De plus en plus l’on remarque que la question religieuse préoccupe la jeunesse de la classe dirigeante (Batutsi) du pays.”

Après constatation une question peut se poser: la mobilisation des Tutsi vers l’Eglise catholique s’est-elle uniquement cantonnée parmi l’élément jeune de la noblesse? D’après nos sources, chaque fois qu’il s’agit du ralliement des grands â la Religion des Pères Blancs, l’accent est mis sur la jeunesse. En 1928, Mgr Classe écrivait sans équivoque: “Notre jeunesse Mututsi devient de plus en plus avide d’enseignement religieux. C’est une véritable poussée vers le Baptême, et les demoiselles de haute lignée commencent sérieusement à suivre les traces de leurs frères. Où est le temps où dames et demoiselles, de cette race se cachaient avec soin de tout regard européen”

Nous pensons que ce n’est pas par omission volontaire que les Pères Blancs n’ont pas fait souvent état de la conversion des vieux tutsi, ceux de la haute noblesse surtout. Ils ont été obligés de ne rien dire à ce propos parce que ces gens gardaient toujours leur écart à l’endroit de la nouvelle religion. Malgré la situation dans laquelle le Rwanda se trouvait et qui amenait beaucoup de gens à renoncer à la Religion rwandaise et àdes autres pratiques traditionnelles non conformes à la volonté des Européens, les vieux ont regardé toujours d’un mauvais œil ceux des leurs qui, dans un “élan effréné”, manifestaient tant d’enthousiasme Pour la Religion des missionnaires et dent de dédain pour celle de leurs pères et grands-pères. Ils toléraient facilement les dispositions de la jeunesse devenue “intraitable”, mais ils supportaient toujours difficilement et sourdement qu’une personne de leur âge et de leur rang se fit baptiser.

Par peur peut-être de se voir banni du groupe des antiquissimi dierum – anciens du Royaume, les vieux tutsi marquèrent sans relâche; une attitude “négative” à l’égard des pratiques religieuses chrétiennes. Leur position fut connue aussi bien des Pères Blancs que de la population de telle sorte que les rares cas de baptêmes des personnes âgées issues de la noblesse attiraient l’attention du public et faisaient courir des commentaires très divers originant aussi bien de la région avoisinante que des régions plus éloignées de la maison du converti(Un baptême qui a fait parler dans la région est celui de Nyiranshongore. Nyiranshogore, une des nombreuses femmes de Rwabugiri, père et prédécesseur du roi actuel). Aussi, pouvons-nous dire que l’enraiement des Tutsi dans l’Eglise catholique a été plus le fait des jeunes que celui des vieux, trop attachés encore à leurs coutumes toujours valables, même si les Européens et leurs auxiliaires rwandais s’employaient à saper leurs fondements pour enfin les reléguer dans l’oubli.

A suivre la montée de la jeunesse tutsi vers la nouvelle Religion et par voie de conséquence vers la Civilisation occidentale et ses références, l’ombre de l’oubli menaçait effectivement les acquis de la Civilisation rwandaise et surtout la Religion. Certains chiffres sont éloquents à cet égard. En 1928, la Mission de Mibilizi compta 193 baptêmes de Tutsi contre 200 de Hutu. A Kiziguro, la moitié des baptêmes administrés en 1930 s’adressèrent aux Tutsi. En 1931, enfin, Mgr Classe dressa ainsi qu’il suit le bilan des conversions: “Sur les 9,014 baptêmes solennels de l’année, plus du cinquième, 1,984, sont des Batutsi. Plus tard en 1935, nous constatons que le mouvement de conversion parmi les chefs a pris assez d’ampleur: 90% des 1,250 chefs du royaume du Rwanda étaient catholicisés. Dans certaines circonscriptions missionnaires, presque tous les dirigeants étaient membres de l’Eglise catholique:

A Kibeho, sur 39 chefs, 25 sont baptisés, 11 sont catéchumènes et les trois autres ont leurs fils chrétiens; à Kaduha, c’est mieux encore: tous les chefs du Bunyambiriri sont chrétiens, y compris celui de la province, marié à une des filles, chrétienne aussi, de l’ancien sultan Musinga.”

Nous sommes ici en présence d’un “net changement” des pratiques religieuses de la classe dirigeante du Royaume du moins celles des jeunes nobles. Devant ce revirement des Tutsi, les Pères Blancs crièrent à la Victoire du Sacré chrétien sur le Sacré païen: D’accord mais… En se faisant en quelque sorte “l’avocat du diable”, il y a lieu de reposer cette même question que R. Saussus, rédacteur en chef de La Semaine d’Averbodeadressait à un missionnaire œuvrant au Rwanda: “Les Noirs, n’auraient-ils pas quelque avantage à se convertir et ces conversions sont-elles solides?”. La première partie de cette question a déjà reçu sa réponse détaillée plus haut; à ce propos» il demeure que l’adhésion des grands au catholicisme a été dictée par les intérêts généralement temporels. Partant nous pouvons esquisser un élément de réponse à la deuxième partie de la question. Mais, même si les dirigeants rwandais ont été attirés vers les Missions parce que celles-ci étaient devenues des points-relais entre la population et les administrateurs coloniaux belges, détenteurs réels du pouvoir au Rwanda, il reste difficile de nous prononcer sur la solidité spirituelle des conversions de la noblesse.

Toutefois, en nous référant encore à ces paroles des Rwandais: kwemera ntibibuza uwanga kwanga. – dire oui ne contraint personne à ne pas dire non par après, nous pouvons émettre l’idée qu’il s’agissait souvent de sauver la face devant les Européens: administrateurs et missionnaires, qu’il était question de gagner la confiance de ces derniers sans pour autant renier complètement la Culture rwandaise en général, la Religion en particulier. Cependant, il n’était pas rare de rencontrer parmi les chrétiens et les catéchumènes tutsi des personnes qui abandonnaient, même publiquement, leurs pratiques divinatrices et religieuses qui leur procuraient assez de biens et de respect pour enfin vivre la nouvelle tradition religieuse, celle des Bapadiri- Père Blancs. Les diaires des Missions et les Rapports annuels des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs) relatent, en certains endroits, ces cas:

“Un grand sorcier mututsi, de Kibungu vient de brûler devant la foule ses amulettes et autres histoires, au grand étonnement de tous.. Il lui a fallu cinq jours pour faire le nettoyage. Il se fait instruire avec sa femme, trois de ses fils et son frère.”

Les écrits des missionnaires sont souvent riches en données fort exagérées sur le mouvement de conversion: “cinq jours pour faire le nettoyage”. Mais à travers leurs témoignages il y a toujours lieu de nous faire une idée plus ou moins plausible sur les dispositionsspirituelles des Rwandais face au christianisme des Pères Blancs.

Aussi, à voir les pratiques chrétiennes vécues, pendant et’ après les années 1917-1931, par certaines familles tutsi converties au catholicisme, il y a lieu de convenir avec les Pères Blancs qu’il y avait, il y a toujours, parmi les Tutsi ceux qui possédaient une “foi religieuse solide”.

La conversion des Tutsi s’offre à une analyse encore plus intéressante quand nous la plaçons dans le cadre général de la marche de la population rwandaise vers le catholicisme. En effet, dès le moment où les Pères Blancs ont commencé à parler de l’adhésion de quelques nobles à la Religion chrétienne, ils ont signalé en même temps un renouveau dans le mouvement de la masse hutu vers les Missions et les salles de catéchuménat. Déjà, dans son rapport ecclésiastique de l’année 1917-1918, le supérieur de la station de Kabgayi soulignait que le baptême du chef Naho avait influé sur la marche générale de la Mission parce que ce chef avait réussi à gagner d’autres tutsi comme lui et parce que “bon nombre de ses 600 sujets viennent très régulièrement assister aux instructions.

Plus tard en 1931, parlant des conversions dans son vicariat, Mgr Classe nota: “Les chefs et toute la jeunesse mututsi ont franchement pris la tête du mouvement. (…) La caste dirigeante paraît bien pour nous et à nous et c’est elle qui, maintenant, entraîne le peuple qui l’avait précédé (…).”

Cette participation des gouvernants dans le recrutement des adeptes était enfin la réalisation du plan du Cardinal Lavigerie pour qui la conversion d’un seul chef à la Religion chrétienne valait plus que l’adhésion isolée de plusieurs personnes du petit peuple parce que le dirigeant, une fois qu’il a décidé de se mettre du côté de la Mission, emmène avec lui tout le reste de ses sujets.

Appliquant toujours leur tactique d’exiger de chaque catéchumène de présenter quelques nouveaux aspirants avant de recevoir le baptême, les prêtres créèrent chez les Tutsi ainsi qu’il en était le Cas chez les Hutu, un esprit de prosélytisme et les lancèrent dans l’enraiement des postulants: Pour les chefs, ce n’était pas difficile de se trouver des gens à présenter auxBapadiri pour satisfaire à une des exigences du baptême: ils avaient le commandement, ils devaient être obéis et leurs ordres devaient être suivis sans faute. Pour inciter leurs sujets à se convertir, les batware prenaient à leur endroit des mesures souvent menaçantes.

Pour connaitre davantage l’action des grands dans l’implantation de la Religion chrétienne parmi les Rwandais, il faut plus interroger quelques autochtones, témoins de l’événement plutôt que se fier uniquement aux seules archives missionnaires. C’est ici que la tradition orale joue son grand rôle dans notre histoire car elle nous permet de savoir ce que les Rwandais ont vécu, ce qu’ils on ressenti mais que les prêtres n’ont pas voulu nous livrer. C’est dans cette recherche de la vision même des convertis que Claudine Vidal s’est approchée des vieux rwandais qui lui ont brossé le tableau de la position du paysan face à la nouvelle vague de conversions:

“Tu allais voir ton patron qui te disait qu’à tel endroit il y avait un catéchiste: “Si tu ne commences pas à apprendre le catéchisme, je vais tout te prendre, détruire ta maison et te chasser de la colline!” Figure-toi que la contrainte, ça existait de ce temps-là! Alors moi Mashiro, je me disais: “Je vais être chassé à cause des ancêtres!” Je disais à ma femme: “Ou bien j’apprends, ou bien le chef me chasse!” – “Mais comment? Tu vas apprendre sans même dire aurevoir à Lyangombe de ta mère, à Lyangombe de ta grand-mère (…): Et cet ancêtre à qui tu as promis de donner de la bière? Et la chèvre que le devin t’a dite de sacrifier?” “(…) Tu es folle! Tu veux me faire chasser!” Bon je réfléchissais quand même toute la nuit: “Si je vis apprendre, sans même avertir mes ancêtres, ils vont m’attaquer, c’est sûr! Pourquoi ne pas leur dire au revoir?”. Alors le disais à ma femme de moudre le sorgho et de puiser de l’eau: “Impossible d’aller apprendre sans le faire, ça se tournerait contre moi. Prépare de la bière.0n en offrira à Lyangombe de ma mère, à Lyangombe de ma grand-mère, à Binego de mon père et aux autres ancêtres. On leur expliquera qu’on ne peut pas faire autrement, que le chef nous y force, même si je suis le meilleur client de mon patron !”

Les anciens adversaires de la Religion chrétienne, les chefs autrefois défenseurs acharnés des coutumes de leurs pays et surtout du Culte aux ancêtres, se sont convertis et sont devenus “ardents” propagateurs de la foi des Pères Blancs. jadis, c’était le Hutu converti à la Religion de ces derniers qui était puni et qui subissait différentes sortes d’humiliations. Aujourd’hui, le “maudit”, c’est le Hutu païen, c’est lui qui est persécuté et qui, pour se sauver et sauvegarder ses biens, sa position et sa personne, est obligé désormais de suivre son patron au catéchuménat.

Dès lors, nous assistons à un nouveau type de conversions dues elles aussi à la recherche des intérêts. Entre 1900 et la guerre mondiale, il s’agissait des Hutu et des petits Tutsi qui voyaient dans les Missions un moyen d’améliorer leur situation. A partir des années 1917-1918, les grands Tutsi, pour s’ajuster aux conditions du moment, se rallièrent aux missionnaires et formèrent avec eux une “coalition nationale” qui força la paysannerie, encore attachée à ses habitudes religieuses, à se faire enrôler dans le catholicisme. Celle-là plia. A ces différentes étapes, l’élément intérêt a été déterminant dans la marche de la population vers l’Eglise catholique. Mais, c’est à partir du moment oùla coercition (elle-même inspirée par la recherche de l’intérêt) s’est ajoutée à l’élément intérêt que le mouvement de conversion au catholicisme a été “net et accéléré”.

Au cours de la décade 1920-21-1930-31, les observateurs intéressés par la conquête de la Religion chrétienne au Rwanda s’accordèrent pour dire que les Missions catholiques dans ce pays étaient en pleine “effervescence”. Mais ce fut à partir des années 1926-27 que les témoignages d’un événement nouveau dans l’Eglise du Rwanda abondèrent dans les écrits des missionnaires. Les supérieurs des stations de Mission parlèrent d'”élan, de “mouvement de catéchuménat qui a repris d’une façon extraordinaire, du “catéchuménat (qui) a rebondi d’une façon miraculeuse. Pour tout nous résumer la situation qui prévalait dans la chrétienté catholique rwandaise en 1931, le P.Hurel, supérieur de la Mission de Save écrit: “Nous assistons à un mouvement vraiment extraordinaire de conversions. C’est par milliers qu’il faut compter les “priants”. Ceux-ci se composaient de baptisés et de catéchumènes, adultes et enfants, hommes et femmes. Certains allaient à la Mission pour y recevoir des sacrements et d’autres pour apprendre le catéchisme ou pour suivre des cours d’enseignement profane.

Quand nous considérons les baptêmes annuels, nous remarquons qu’il y a un bond lorsque le nombre de baptisés est passé de 4.937 à la fin de juin 1930 à 9.014 à la fin de juin 1931 donnant ainsi une augmentation de 82,58% et de 588,61% par rapport à la fin de juin 1918. Cet essor fut également manifeste dans la réception des autres sacrements. Le nombre de communions annuelles passa de 878.109 en juin 1930 à 1.109.757 en juin 1931 faisant une augmentation de 26,36% et de 181,68% par rapport à juin 1918. Les confessions de 1930-31 accusèrent une hausse de 14,04% par rapport à 1929-30 et de 105,09% par rapport à 1917-1918. Les mariages annuels des baptisés passèrent de 766 en 1929-30 à 1.320 en 1930-31, marquant une augmentation de 72,32% et de 534,61% par rapport à 1917-1918.

Suite à cette montée de la population vers la Religion chrétienne, la Mission qui était relativement peu prospère avant la guerre 1914-1918. “recrutée par apostolat individuel et par voie de noyautage” devint une “église de multitude”. La marche tâtonnante vers le catholicisme céda la place aux “conversions en masse”. Cependant, quand nous considérons que la population totale du Rwanda était de 2,000,000 d’habitants en 1931 et que dans cette même année seulement 101,485 (38,410 catéchumènes et 63,075 baptisés) Rwandais avaient adhéré au catholicisme, nous nous rendons compte que le mouvement de conversion a été trop amplifié par les écrits des Pères Blancs. En effet avec 101,485 adeptes, nous n’avons que 5,07% de la population du pays qui était du côté de la Religion des Missionnaires en 1931.

Des “conversions en masse” changent encore leur face quand nous constatons que parmi les 101,485 catholiques de 1930-1931, il y avait 29,767 élèves, soit 29,32% du total de la catholicité rwandaise. Étant donné que les 70,68% qui restent comprenaient à leur tour un grand nombre de jeunes (catéchumènes et baptisés), nous arrivons à cette conclusion qu’en réalité le souffle de l’Esprit-Saint, n’a surtout atteint jusque-là que la jeunesse du pays, que les vieux marchaient encore lentement vers les Missions.

De plus, face aux conversions des Rwandais au christianisme, il faut souligner que leur enrôlement dans l’Eglise catholique n’était pas également réparti sur toute l’étendue du territoire. Cet enrôlement a souvent concerné les populations qui environnaient les Missions, elles-mêmes inégalement réparties dans les régions du Rwanda. Mais alors que nous nous attendrions à ce que les vieilles Missions occupent la première place dans le mouvement et que les plus jeunes viennent en dernière position, nous remarquons que le nombre d’adhérents ne correspond pas toujours à l’âge des stations. La population catholique de certaines premières Missions vient après celle de certaines Missions plus jeunes. C’est le cas de Kabgayi qui dominait toutes les autres Missions en catholiques avec ses 35,252 convertis de 1931-1932 alors qu’elle n’a été fondée qu’après Save, Zaza, Nyundo, Rwaza et Mibilizi. Il en est de même pour Kansi qui était, à cette même période, la deuxième après Kabgayi, alors qu’elle n’a vu le jour qu’après huit autres stations de Mission.

Face à toutes ces différentes données, nous réalisons encore une fois que les écrits des Pères Blancs ont présenté avec exagération le mouvement des conversions des Rwandais au catholicisme. Toutefois, deux faits demeurent exacts: 1′ “élan” ou la “course éperdue” de la classe dirigeante vers les Missions et l’augmentation très sensible de la population globale des catholiques au cours de la décennie 1920-21-1930-31 par rapport à la période 1900-1916-17. Nous pensons que ce serait peut-être à partir de ces deux derniers éléments que les prêtres ont construit leurs témoignages sur la situation des conversions au Rwanda, de l’avènement des Belges à la destitution du Mwami Musinga. Nous sommes mêmeportés à supposer que le revirement de la noblesse aurait plus influencé le jugement des Pères Blancs sur la marche des Rwandais vers le catholicisme.

En effet, le changement de cap de l’attitude de la classe dirigeante, le ralliement de quelques grands Tutsi à la Religion importée de l’Occident chrétien constituaient, pour les Pères Blancs, une phase importante voire décisive dans la conquête missionnaire du Rwanda car, les chefs convertis faisaient convertir leurs sujets ou les entraînaient eux-mêmes sur leurs traces. En plus, considérant que la jeunesse tutsi, future responsable de la direction du pays, fréquentait “en masse” les écoles des Missions soit par contrainte, soit par libre volonté, les prêtres purent effectivement se dire que l’ère du tâtonnement était achevée, que celle de l’implantation décidée des Missions “était arrivée”.