La Révolte De Ndungutse Et La Conjoncture Coloniale Dans La Crise
{:fr} 1°) La pression européenne sur la société rwandaise.
Les effets de la mise en place du système colonial commencent à se faire sentir. Il faut se rappeler en effet que le contact est récent dans ce pays. Il ne remonte qu’au passage de l’expédition de von Götzen en 1894. A vrai dire les premières expériences ont été rudes. La chute de Rutalindwa est manifestement liée à la déroute d’Ishangi. Dans sa brièveté, cette phrase extraite d’un récit historique récemment publié nous semble lourde de sens : Nous avons été battus par les Européens et nous revenons. A notre retour Rutalindwa meurt. » Le prestige de la monarchie était atteint. De ce point de vue aussi la mort de Rutalindwa est celle d’un mutabazi. Après ce sacrifice, la situation dut néanmoins être envisagée de façon plus réaliste. Le nouveau souverain, Musinga, se présenta aux Allemands au moins à partir de 1900 et il dut tenir de plus en plus compte de cette nouvelle force. La présence européenne prit trois formes : les caravanes de marchands, les expéditions militaires, les missions chrétiennes.
Pour les marchands venus de Bukoba, ces régions montagneuses représentaient à la fois une route directe vers le lac Kivu et l’est du Congo, une zone longtemps fermée à pénétrer économiquement et des populations «ignorantes » à exploiter. On vit donc au début du XXe siècle des caravanes non seulement traverser la région, mais y acheter du bétail ou des peaux à des prix dérisoires, vivre sur le pays, piller les récalcitrants, etc. De nombreux incidents éclatèrent à ce sujet en 1904- 1905. Ces « marchands » étaient en général des Asiatiques ou des Swahili, mais aussi parfois des Européens. C’est ainsi qu’en décembre 1904 deux trafiquants, soi-disant chasseurs d’éléphants, venus de Mwanza, l’Autrichien Schindelaar et le Boer Pretorius, raflèrent du bétail au Mulera, notamment chez Lukara. L’agitation suscitée par ces abus amena les autorités allemandes à sévir. Mais combien d’autres exactions passèrent inaperçues ?
Les caravanes gouvernementales se distinguaient aussi par des abus commis par les auxiliaires africains, askaris (soldats), interprètes, guides, etc., venus en général de l’est et dont la plupart étaient swahili, c’est-à-dire étrangers au Rwanda, parlant le kiswhahili et plus ou moins islamisés. L’assassinat d’un askari en décembre 1910 entraîna une répression qui coûta aux gens de Kivuruga 65 morts, sans compter les bessés et le bétail confisqué. Or on s’aperçut ensuite que cet askari avait violé une fille de la région, ce qui avait justifié la vendetta. Le résident Kandt pouvait commenter ainsi l’affaire : ces gens du Nord s’entêtent à se faire justice eux-mêmes, mais on aura du mal à « civiliser » avec ces askaris ! On discerne le même type de responsabilité dans l’affaire de l’île de Munanira. En février 1912 Banzi, chef muhutu de cette île du lac Bulera, fait tuer deux askaris de Ruhengeri et sept porteurs, qui avaient fait halte chez lui lors d’une traversée du lac. Or ce chef avait déjà été puni antérieurement, mais sur dénonciation d’un interprète qu’on avait dû par la suite poursuivre pour ses exactions ! Il s’agissait donc manifestement d’un règlement de comptes entre ce chef et les auxiliaires des colonisateurs et non d’une rébellion contre l’autorité coloniale elle-même. Mais la question du prestige intervenant, le gouvernement se sentait obligé de couvrir plus ou moins ces abus. Or ces régions furent l’objet d’une activité militaire croissante à partir de 1908 en fonction dos problèmes de règlement. La frontière de la Rusizi et du Kivu était alors pratiquement fixée, mais il restait à trancher le sort du « Mfumbiro ». En novembre 1908 l’expédition belge du commandant Derche atteignit le lac Bulera, elle se retira finalement et un compromis germano-belge fut conclu. Puis les Allemands s’entendirent avec les Anglais et ceux-ci organisèrent une expédition en direction du lac Kivu, occupant le Bufumbira en juin 1909. Cette initiative entraîna des réactions en chaîne : réactions belges, arrivées de renforts allemands d’Usumbura et même de Dar es Salaam. La conférence de Bruxelles de 1910 régla la question par un jeu de compensations. Les Allemands reçurent la ligne des volcans jusqu’au lac Kivu, mais ils renoncèrent à l’île d’Idjwi (dans le lac Kivu) et au Mpororo (le pays de Muhumuza). Ce qui d’ailleurs mécontenta Musinga qui y vit une amputation de son royaume. Tout cela fit que le Rukiga, région écartée et « primitive » setrouva soudain au coeur d’une rivalité coloniale et sur un axe de circulation entre le lac Victoria d’une part et les lacs Kivu et Édouard de l’autre. Le choc en fut d’autant plus brutal.
Parallèlement à ces développements politiques, les missionnaires catholiques de la société des Pères Blancs fondèrent trois missions au nord du Rwanda : Nyundo dès 1901, Rwaza en 1903 et Rulindo en 1909. Ces établissements religieux représentaient pour la population environnante des obligations nouvelles d’ordre matériel. Le P. Dufays, un des fondateurs de Rwaza, l’explique. La région ne connaissait pas de corvées dues aux chefs (ubuletwa), le travail salarié y était également ignoré : « Ce n’est pas du jour au lendemain qu’il (l’indigène) se rend compte qu’au point de vue confort, l’arrivée de l’Européen peut lui être utile par le prix qu’il lui donne de son travail. » On notera l’affirmation du caractère monétaire de la civilisation occidentale et l’ambiguïté des termes de confort et d’utilité employés ici. En tout cas, si l’on voulait construire la mission, il ne restait que la contrainte. Les missionnaires utilisèrent les services d’un intermédiaire, un certain Nyakasaza, qui avait déjà servi auprès d’officiers allemands, qui savait terroriser les gens, mais qui savait aussi se faire des amis avec les biens spoliés. Ce personnage, digne de l’intendant de l’Évangile, eut au moins le mérite de faire construire la mission! D’autre part les missions furent entraînées plus ou moins de bon gré à intervenir dans la vie politique africaine. Les autorités allemandes leur en firent d’ailleurs grief à plusieurs reprises. Les résidents von Grawert et Kandt leur reprochèrent de critiquer de façon parfois imprudente la politique allemande, de dénigrer des chefs batutsi, de soustraire des gens à la justice coutumière, d’agir en croisés plus qu’en évangélisateurs. Richard Kandt notamment se plaignit de l’exemple donné de ce point de vue par le P. Brard (un des pionniers du christianisme au Rwanda) et de la ligne choisie par le vicaire apostolique, Mgr Hirth. Il déplora aussi le fait que les missions n’hésitaient pas à s’entendre même avec des chefs rebelles. De fait les rapports de Rwaza avec Basebya par exemple furent souvent amicaux : le P. Dufays lui rendit visite, Basebya offrit une vache lors de la fondation de la mission de Rulindo. On allait acheter des vivres au Bushiru en période de disette en s’entendant avec des bahinzaplus ou moins rebelles. Les exemples de cette politique contradictoire et indépendante des missions ne manqueraient pas. Mais d’une façon générale les missionnaires se font les soutiens moraux de l’influence de Musinga. A leur arrivée à Rwaza en 1903, le pouvoir royal y était presque inexistant. Le chef Nshozamihigo, responsable de la région, ne s’y montrait jamais ; son sous-chef Ruhanga y était sans influence. Les vrais maîtres étaient les petits chefs bahutu. A peine la mission était-elle créée que les Pères virent arriver un délégué mututsi de Musinga, un certain Gakwande, qui entreprit de les mettre de son côté. « Nous ne pouvions lui refuser notre appui », écrit le P. Dufays. C’est ainsi que Gakwande rusa pour les amener à être présents lors d’un raid contre le chef muhutu Ntibankunze en 1904. On comprend que celui-ci et d’autres chefs du Mulera, témoins de ce genre de situation, aient vu dans la mission une alliée des pouvoirs officiels, rwandais et allemand.
L’affaire Loupias est des plus révélatrices de cette compromission. En effet ce missionnaire joua à l’arbitre entre Lukara et son frère Sebuyangequi se disputaient. Il leur conseilla en 1909 de s’en remettre à la justice du mwami. Sebuyange alla à Nyanza et à son retour il était accompagné d’un arbitre envoyé par Musinga. Celui-ci invita Loupias à assister à la palabre qui devait se dérouler le 1eravril 1910. Chaque camp s’y présenta en armes. Le délégué de Musinga y déclara Sebuyange indépendant de son frère. Celui-ci était évidemment furieux. Là-dessus le vieux sous-chef Ruhanga en profita pour revendiquer des vaches volées et Loupias, un méridional bouillant, trouva l’occasion bonne pour remettre Lukara à sa place. Il1e saisit et le menaça. C’est alors qu’il fut grièvement blessé par des lances jetées par les guerriers du chef muhutu. Parmi les meurtriers on trouvait aussi un certain Biraboneye, un autre chef muhutu qui avait déjà subi plusieurs fois des représailles de la part des Allemands. Le rôle politique de la mission se confirme lors des événements de 1912. Les chrétiens, explique le diaire de Rwaza, nous demandaient ce qu’il fallait faire et nous leur avons conseillé de rester fidèles à Musinga. Au nom du respect du pouvoir établi (« Rendez à César… »), les missionnaires firent un choix en faveur de Musinga. L’emprise européenne, politique, militaire, économique et religieuse, se combina donc avec la politique de la cour de Musinga, la consolidant et la durcissant à la fois. Le caractère étranger, donc impopulaire, de cette cour s’en trouva renforcé.
2°) La politique de Ndungutse à l’égard des Européens.
Très habilement, comme s’il était déjà un gouvernant responsable, Ndungutse s’efforça de rassurer les Européens. Il multiplia les protestations d’amitié et les bons procédés à l’égard de la mission de Rwaza et des postes allemands. Non seulement il défendit à ses amis de toucher aux vaches appartenant à Rwaza, mais il en offrit une à la mission de Rulindo. Il appela, paraît-il, les Pères ses « oncles maternels », ce qui semblait très flatteur. Il chercha surtout à les utiliser comme intermédiaires avec les autorités allemandes, leur proposant d’abord de capturer le chef Banzi, le responsable de l’affaire de l’île de Munanira, puis de leur livrer Lukara. Mais cette offre même n’ayant pas dégelé la position des missionnaires,Ndungutse se tourna vers les représentants directs de l’administration allemande, en l’occurrence vers le poste de Kivuruga tenu par un petit gradé africain, l’ombasha (une sorte de sergent) Maruff. Les négociations menées à ce niveau aboutirent à la livraison de Lukara. Mais sont sujettes à deux interprétations. Selon la version officielle cet ombasha était chargé de s’informer sur Lukara et d’autre part deux espions batutsi placés à Ngoma par l’entremise du chef Rwubusisi (l’un pour surveiller Basebya et l’autre, Bigemana, pour surveiller Ndungutse) devaient chercher à faire tomber Lukara dans un piège. Ainsi Gudowius put ensuite se flatter d’avoir mené de front deux opérations : la préparation de l’attaque contre Ndungutse et la capture de Lukara. La réalité semble quelque peu différente.
D’après les témoignages recueillis ensuite pour le procès de Lukara auprès de l’espion Bigemana, de l’ombasha Maruff et de Lukara lui-même, il apparaît au contraire que c’est Ndungutse qui a pris l’initiative de l’affaire. Il commença par envoyer des cadeaux à Maruff : par exemple un Mututsi de son entourage, Muniga, alla lui porter un panier de petits pois. Au même moment il avait envoyé un Mutwa chercher Lukara : les espions ne firent qu’observer cela, car toute initiative de leur part eût été dangereuse. Cependant Maruff envoya des perles en remerciement des pois et fit demander en même temps des informations sur Lukara par l’intermédiaire de Muniga et d’un autre Mututsi nommé Rukebabigwe. Or dès que Lukara fut arrivé à Ngoma, au début d’avril, Ndungutse envoya Muniga et deux autres à Kivuruga, avec deux vaches à l’intention de la Résidence. C’était évidemment la plus belle preuve d’amitié venant de la part d’un Munyarwanda !Maruff commença par suggérer à Ndungutse d’aller négocier à Kigali (car il ignorait l’expédition qui s’y préparait), puis il apprit qu’il devait se replier vers le sud. Alors il s’efforça d’accélérer les choses avec l’aide de Muniga. Après trois jours d’hésitation,
Ndungutse, qui avait d’abord demandé à Maruff de venir_lui-même chercher Lukara, finit par le livrer (sans doute le 7 avril). Un beau-frère de Lukara, le Muhutu Mporanye, chef près de Ruserabwe, essaya en vain de s’opposer à cette livraison. On voit que des dissensions existaient dans le camp des rebelles, notamment sur l’attitude à adopter à l’égard des Européens. Mais en l’occurrence le poste de Kivuruga n’a fait qu’accélérer les choses, c’est bien Ndungutse qui a livré Lukara avec l’intention d’obtenir en échange l’alliance des Allemands.
Mais il ne put fléchir l’attitude des Européens, L’ombashaMaruff avait fait des promesses qui n’engageaient que lui. En fait la perte de Ndungutse était résolue à Kigali depuis février. Gudowius ne voulait plus reculer et ne pouvait pas non plus négocier un compromis, par crainte de mettre Ndungutse en éveil sur ses intentions. Celui-ci croyait en effet, devant la réserve des Allemands, qu’ils éprouvaient une certaine sympathie à son égard. Des tentatives de représailles entamées par des chefs de Musinga n’avaient-elles pas été freinées par les Allemands à la fin de février ? Mais toutes les méfiances qui existaient entre Kigali et Nyanza ne pouvaient empêcher qu’aux yeux de Gudowius le pouvoir de Musinga était plus rassurant que les innovations venues du nord. Son choix fut sans équivoque:
La conduite invariablement fidèle au gouvernement de la part du sultan depuis le début de la domination allemande rendait a priori naturel et nécessaire de répondre à sa demande d’aide contre Ndungutse et Basebya, même si l’attitude de ceux-ci ne se tournait pas à proprement parler contre les Européens.
De toute façon, ajoutait-il, toutes les bonnes intentions de Ndungutse n’empêcheraient pas qu’il serait vite débordé par ses fidèles. La promesse d’abolition des corvées s’étendrait aussi aux travaux exigés par la Résidence (comme des gens le disaient au Bushiru) et l’administration coloniale ne trouverait donc aucun intérêt dans le succès de ce mouvement. En cas d’échec elle risquerait en outre de s’aliéner le parti de Musinga. Enfin les quelques allusions au mythe des balles changées en eau provoquèrent un réel affolement chez les Allemands qui se souvenaient de la gravité prise en 1905 par le mouvement maji-maji. Indépendamment des motifs de mécontentement ou. de satisfaction qu’avait pu donner la cour de Musinga, c’est le principe même du, pouvoir royal rwandais que l’autorité coloniale décida de défendre. Par-delà la querelle régionale et dynastique, il était clair que c’était une aspiration à la liberté, à l’affranchissement politique et social,qui s’exprimait derrière Ndungutse. Et cette revendication visaiten bloc le gouvernement de Musinga et le système colonial qui s’instaurait à son ombre.
3°) La collaboration de Musinga et des Allemands.
En fait les premières années avaient été délicates. En 1904-1905, au moment où le reste de l’Ostafrika semblait s’embraser et alors que les incidents se multipliaient au Rwanda, l’administration craignit de voir la cour de Musinga soutenir tous les rebelles. Puis la politique de von Grawert et de son successeur Richard Kandt convainquit Musinga de la solidité et de l’intérêt du soutien allemand. Les autorités locales ne faisaient d’ailleurs que refléter la politique d’entente avec les souverains africains définie en haut lieu par le gouverneur von Götzen (1901-1906) et reprise par ses successeurs von Rechenberg et Schnee. De la part des dirigeants rwandais, le choix de cette collaboration répondait au souci d’éviter le pire. C’était entre autres la politique du chef Kabare, véritable premier ministre jusqu’à sa mort en 1911 et leader de ce que le chef du poste de Kisenyi von Sparr appelait en 1911 le «parti de la paix ». La façon dont Musinga lui-même accueillit le duc de Mecklemburg en 1907 est aussi révélatrice : il était entouré de guerriers batutsi, mais aussi d’un embryon de garde moderne composé d’un chaouch(une sorte de caporal) et de deux askaris, symbole de l’amitié du résident von Grawert. Et devant les progrès du mouvement de Ndungutse, il multiplia les appels d’aide auprès des Allemands.
La politique de ceux-ci mérite d’être analysée de plus près, car elle est révélatrice de leur conception du pouvoir africain au Rwanda et de ce qu’ils en attendaient. Dans le Rapport annuel de 1911-1912, Gudowius définissait ainsi les rapports avec le mwami :
Maintien de ses droits souverains héréditaires sur ses sujets, renforcement de son autorité sur les éléments indociles et stricte abstention de toute immixtion dans les affaires internes de son administration et de sa justice sur les Banyarwanda, voilà ce qui a consolidé le fidèle attachement du sultan au gouvernement allemand.
Mais le problème était en même temps de l’influencer, de lui faire sentir ses limites et d’affaiblir peu à peu sa résistance sans qu’il s’en rende compte : «Accéder aux désirs légitimes du sultan et d’un autre côté assurer la réalisation de la volonté de l’administration qu’on lui a fait connaître auparavant ».
Le résident constatait aussi que grâce à cet appui européen, le roi était devenu plus indépendant à l’égard de ses chefs. Nous traduirons en disant que son pouvoir devenait plus absolu. Mais à vrai dire le pouvoir des chefs était également renforcé, l’ensemble de la hiérarchie était consolidé. Relevons ce passage : « A l’égard des Watussi, particulièrement à l’égard des grands chefs, la Résidence s’attache à maintenir la tradition consistant à valoriser leur position de façon raisonnable parmi les indigénes. » D’une façon générale les autorités allemandes visaient à rationaliser l’ensemble du système politique rwandais par étapes progressives. La création de la résidence de Kigali au coeur du pays en 1908 était le symbole de ce vaste projet qui ne fut en réalité achevé que par les Belges à l’époque du mandat. Les mesures qui suivirent la répression de Ndungutseet de Basebya furent caractéristiques de cette méthode : les chefs de lignage de ces régions (les bakungu) furent convoqués pour se voir expliquer la nécessité d’obéir aux grands chefs batutsi nommés par Musinga et à leurs délégués. De nouveaux enclos furent construits pour ces chefs. Les pouvoirs furent concentrés (ingabo et ubutaka, c’est-à-dire pouvoirs militaires et pouvoirs fonciers) aux mains de chefs tels que Biganda à la tête du Mulera ou de Gashamora à la tête de la région de la Rugezi (le pays des Batwa). Il apparaissait que développer le pouvoir des dirigeants rwandais, c’était à terme simplifier la tâche de l’administration coloniale. Car en même temps ce pouvoir était remodelé, réorienté. Le duc de Meeklemburg décrit très bien ce processus.
On veut renforcer et enrichir le sultan et les personnalités importantes, pour les intéresser matériellement au maintien de la domination allemande, par la reconnaissance et l’acceptation des profits et des honneurs croissants qu’ils tirent de leur position. Si bien que des idées de révolte ne puissent plus germer, car leur position ne pourrait que se détériorer par la perte des avantages actuellement assurés solidement. Par là on veut, en surveillant et en guidant en permanence le sultan et en exploitant son autorité, faire oeuvre civilisatrice. Ainsi le sultan doit devenir peu à peu, presque à l’insu de lui-même et de la population, l’organe de la Résidence.
C’est un véritable protectorat qui est en cours d’édification et en même temps cela signifie que le Rwanda est poussé d’une royauté personnalisée et sacrée vers une monarchie absolue et bureaucratique. Nous avons ici un nouvel exemple de la politique des Européens outre-mer avec toutes ses ambiguïtés. Au nom de la « civilisation », des forces et des structures traditionnelles sont soutenues et renforcées : les exemples ne manquèrent pas, ni en Afrique, ni en Asie, Mais il convientd’insister sur le fait que ces forces traditionnelles ainsi renflouées sont le plus souvent remodelées de l’intérieur et déviées de leur direction originelle. Ce que les Allemands aimèrent en Musinga, c’est le mélange en lui de symbolique traditionnelle et de malléabilité face à la conjoncture. De ce point de vue leur politique précède et annonce directement celle que suivront les Belges dans les décennies suivantes.
En conclusion, le mouvement de Ndungutse est un exemple de prophétisme traditionaliste, de prophétisme du retour à l’ordre ancestral, suscité par les abus d’un pouvoir arbitraire, en l’occurrence par la politique de la cour de Musinga. Le rythme historique ainsi vécu n’est pas celui d’une révolution progressiste, mais d’une régénération par un retour au passé, d’une révolution de type cyclique. De ce point de vue ce mouvement s’enracine dans l’histoire précoloniale. Mais on a vu que le malaise provoqué par le gouvernement de Musinga ne pouvait s’interpréter indépendamment du poids de la présence européenne et de la collaboration entre la résidence allemande de Kigali et la cour de Nyanza. C’est déjà l’expression virtuelle d’un nationalisme africain face à la présence coloniale, mais on ne peut dire qu’il s’agit d’une révolte«anticolonialiste ». Elle n’est même pas ouvertement antieuropéenne. Les transformations progressives apportées par la pression administrative, économique et culturelle des étrangers sont en effet ressentis surtout indirectement, à travers le pouvoir tel qu’il est exercé par les représentants de Musinga. On ne doit pas s’étonner que la réaction soit venue du Ndorwa : ce genre de mouvement se déploie plus facilement dans les régions écartées, longtemps épargnées par les influences étrangères et soudain soumises à leur impact. Le choc en est d’autant plus ressenti et d’autres part les ressources de la tradition, restée plus vivace, sont plus aisément mobilisables. Nous avons déjà analysé un mouvement analogue au Burundi, celui d’Inamujandien 1934. Dans ce dernier cas les événements se situent également dans une zone montagneuse et forestière, longtemps épargnée avant d’être intégrée aux territoires de chefs collaborant étroitement avec la colonisation belge. Vingt-deux ans séparent ces deux événements. L’analyse de celui de 1934 avait nécessité la prise en compte des réactions de type précolonial ; pour celui de 1912 nous avons tâché de mettre en valeur l’impact de la colonisation. Mais dans les deux cas nous sommes en période transitoire et il est normal que des innovations y soient vécues selon des cadres mentaux anciens.
Cet exemple rwandais peut, à sa modeste échelle, illustrer un ensemble plus vaste de phénomènes que l’on pourrait intituler les prophétismes du tiers-monde. Il mériterait d’être approfondi et nous regrettons notamment de n’avoir pas eu l’occasion de mener à ce sujet une enquête orale. Mais nous espérons avoir montré que l’analyse historique permet de sentir les nuances et la complexité de la dynamique politique et sociale africaine, en évitant de la réduire à des schémas figés sur « la tradition » et « la modernité » ou d’en nier d’une façon ou d’une autre la dimension temporelle. On n’a que trop décrit le « Rwanda traditionnel » sous les couleurs qu’il avait prises en fait depuis les années 1930.
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