Progrès Economique Du Ruanda -Urundi, 1957
114. Le Ruanda-Urundi est avant tout un pays pauvre et surpeuplé. Au point de vue vivrier, il se suffit à lui-même, bien que l’irrégularité du régime des pluies ait causé dans le passé des famines tragiques. L’augmentation croissante de la population pose un problème continuel à cause du manque de terres et des difficultés causées par la surcharge d’un bétail sans intérêt économique (overstocking). La seule exportation actuelle vraiment importante est le café.
115.Le budget ordinaire a été excédentaire ou en équilibre pendant de nombreuses années, malgré une augmentation constante des dépenses (1939 : 40 millions de francs, 1949 : 328 millions; 1955 : 680 millions; prévisions pour 1958 : 1.064 millions), mais ces dernières années et principalement à partir de 1956 il y a eu des déficits croissants. Pour 1958, les accroissements prévus de recettes n’atteignaient que 87 millions, tandis que les dépenses augmentaient de 144 millions. Le Gouverneur du Ruanda-Urundi caractérisait cette situation dans les termes suivants :
« Les besoins d’une population, d’une part en foudroyante expansion numérique, et d’autre part à standing économique en régulière amélioration, c’est-à-dire par voie de normale conséquence à exigences sociales de plus en plus impérieuses, requièrent des finances publiques toujours plus abondantes, conditions qui ne se réalisent malheureusement qu’avec un retard sensible par rapport à l’augmentation des besoins, ainsi qu’en témoignent les déficits dangereusement croissants du budget ordinaire. La majoration indispensable que nous attendons des recettes publiques ne peut donc provenir que d’une conversion profonde et systématique des méthodes actuelles d’exploitation des ressources naturelles du pays, conversion seule capable de nous sortir du cercle vicieux dans lequel nous tournons désespérément depuis quelques années : peu de progrès économique car développement proportionnellement excessif des dépenses publiques à caractère social et dépenses sociales malgré tout insuffisantes faute de ressources publiques que ne parvient pas à augmenter un progrès économique trop lent ».
116.Ces considérations ne sont pas inconnues de certaines couches de la population autochtone, qui réagissent parfois avec mauvaise humeur en faisant remarquer, comme dans la « Mise au point » du Conseil supérieur du Ruanda que « l’économie et les conditions matérielles de notre pays sont toujours présentées sous un aspect si assombri qu’on se croirait à deux doigts de la catastrophe ».
117.La Mission est pleinement consciente du sérieux de la situation et des problèmes que pose l’avenir du Territoire sous tutelle. Mais avant d’examiner les moyens que préconise l’Autorité administrante pour y faire face, la Mission voudrait faire part de l’impression favorable qu’elle a recueillie dans le Territoire devant l’ampleur de l’effort fait par l’Autorité administrante, devant les réalisations spectaculaires des dernières années et devant les travaux en cours. La Mission ne fait pas seulement allusion ici aux extraordinaires résultats en matière de lutte antiérosive, d’extension de cultures et de reforestation dont la constatation est devenue familière au Ruanda-Urundi, mais ce qu’elle vise surtout ici c’est le vigoureux effort d’équipement du pays, assuré en ordre principal par l’application du plan décennal élaboré en 1951.
118.Divers aspects de ce développement l’ont particulièrement frappée : les programmes de construction routière (dont la dorsale Usumbura-Astrida-Kigali, destiné à devenir une route tout à fait moderne et capable de supporter le trafic lourd jusqu’à des trains de charge de 2 tonnes; le premier tronçon de quarante kilomètres qui traversera la crête Congo-Nil coûtera 132 millions de francs et sera achevé en 1960; la construction d’aérodromes (le nouvel aérodrome d’Usumbura,avec une grande piste de classe internationale, coûtera 142 millions de francs); la construction d’un port intérieur à Usumbura (la première tranche de ce travail coûtera 116 millions de francs); des bâtiments d’écoles tout à fait modernes (comme le Collège interracial d’Usumbura, dont le coût s’élève à 148 millions de francs); des hôpitaux et des sanatoria remarquables (comme les sanatoria de Kibumbu et de Rwamagana); les stations agricoles et vétérinaires de l’INFAC; le centre d’études scientifiques del’IRSAC, les travaux d’adduction de la mission hydrologique, dont l’ampleur et l’efficacité sont particulièrement impressionnantes ; etc., etc.
119.Le financement de cet effort considérable dans le cadre du budget extraordinaire et de la réalisation du plan décennal est assuré en ordre principal par une annuelle de 400 millions de francs sans intérêt, de la Belgique (soit 4 milliards de francs ou 80 millions de dollars pour la période décennale) et des subsides du Fonds du bien-être indigène (456 millions de francs au cours des cinq dernières années). De plus, le Ruanda-Urundi a obtenu récemment un prêt de 240 millions de francs (4,8 millions de dollars) de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement pour le financement de travaux d’infrastructure routière et portuaire.
120.La Mission félicite l’Autorité administrante pour la façon énergique avec laquelle elle a entrepris d’équiper le Territoire sous tutelle. Elle approuve entièrement la déclaration du Gouverneur du Ruanda-Urundi que « dans une économie neuve et plus encore dans une économie en expansion, il faut pouvoir prendre des risques ». Elle considère que pour développer un pays sous-développé, surpeuplé et pauvre comme le Ruanda-Urundi, il faut de la hardiesse et du courage, et elle estime que l’Autorité administrante en a fait preuve.
121.Aussi les informations qui suivent, données à titre documentaire, et qui sont relatives aux difficultés découlant de la situation budgétaire du Ruanda-Urundi ne doivent en aucune façon être interprétées comme des critiques implicites et ne signifient nullement que la Mission met en doute la sagesse des plans de l’Autorité administrante. Elle souhaite fermement, bien au contraire, qu’elle puisse continuer sans ralentir ses réalisations hardies dans tous les domaines, et espère que la situation budgétaire se redressera d’elle-même avec le développement de la productivité du pays.
122.Le plan décennal, élaboré en 1951, avait vraisemblablement sous-évalué le développement des dépenses de caractère social et les dépenses récurrentes de fonctionnement et d’entretien. Il émettait en 1951 cette prévision optimiste que le budget ordinaire du Ruanda-Urundi serait vraisemblablement en boni pendant de nombreuses années et présenterait en 1959 un boni de 124 millions de francs (699 millions de recettes et 575 millions de dépenses). Or le budget en voie d’élaboration pour 1958 prévoit des dépenses de l’ordre de 1.C64 millions et un déficit de 220 millions de francs. Pour prévenir un déséquilibre permanent, il a été maintenant décidé de donner une priorité aux investissements susceptibles de développer les revenus, et partant d’élargir la base de la fiscalité. D’autre part, vu la majoration des prix et des services, les réalisations du plan décennal reviennent plus cher que prévu. La détérioration de la situation budgétaire fatalement traduite par un retard sensible et une désorganisation partielle dans le développement du plan décennal. L’Autorité administrante suit l’exécution du plan décennal de très près et s’efforce d’en sauvegarder au maximum la fidélité. Mais il a fallu opérer certaines amputations ou ralentissements de programme. L’Autorité administrante s’efforce aussi de trouver certaines sources complémentaires de financement.
123.Un emprunt de 4,8 millions de dollars vient d’être consenti par la Banque internationale pour financer la construction du nouveau port d’Usumbura et la construction du nouvel axe routier au départ de la ville. Il est intéressant cependant de signaler que lorsque le Gouvernement belge a informé le Ruanda-Urundi que la Banque internationale désirait que l’emprunt en cause soit ratifié par le Conseil général du Ruanda-Urundi, celui-ci, à sa session de juillet 1957, lui a réservé un accueil très froid; la majorité des membres estimait qu’il était conclu à des conditions beaucoup trop onéreuses (environ 6 pour 100 d’intérêt et un remboursement en dix-sept ans), et qu’il aurait été possible d’obtenir l’argent nécessaire en Belgique ou au Congo belge à un taux inférieur, et même peut-être indirectement au Ruanda-Urundi en utilisant le Fonds d’égalisation des cafés, se montant à 400 millions de francs et dont une partie est actuellement placée en emprunts congolais. Il fallut l’intervention du Gouverneur pour que le Conseil finalement adoptât la motion suivante : « Le Conseil général accepte d’approuver le projet qui lui est soumis mais prie les instances belges de reconsidérer si de leur côté elles ne jugent pas préférable de lui refuser leur ratification et souligne de toute manière que les termes de ce financement ne conviennent point pour les projets ultérieurs pour lesquels il pourrait être question à l’avenir de chercher l’assistance de la Banque internationale, et exprime le désir que ce document soit transmis in extenso et séparément aux instances métropolitaines ».
124.Le problème de la nécessité de l’appui des capitaux étrangers – publics et privés – fait déjà aussi l’objet de l’attention de certains milieux indigènes. Si quelques pétitionnaires anonymes et manifestement mal informés expriment leur méfiance (« Quelle est cette banque internationale qui intervient pour la construction du port d’Usumbura et la plaine d’aviation? Le Conseil de l’Urundi est-il au courant? » demande l’un. « On crie sur tous les que le Ruanda-Urundi est pauvre et que la Belgique lui avance annuellement 400 millions. C’est pour élever la dette de telle manière qu’aucun autre pays ne puisse accepter de prendre en tutelle le Ruanda-Urundi et pouvoir dire que le seul salut du Ruanda-Urundi consiste dans son annexion au Congo belge »), des sources plus sérieuses, notamment la « Mise au point », soulignent la nécessité de l’apport de capitaux venant de Belgique, ou même au besoin d’organismes internationaux. De même, ajoute la « Mise au point », il faut attirer les capitaux privés, mais la « peur de l’émancipation à l’avenir donne parfois le frisson à celui qui veut investir les capitaux au Ruanda-Urundi ».
125.Cependant, conclut la « Mise au point », les sociétés privées peuvent avoir confiance dans le pays, et cette confiance leur serait garantie s’ils l’inspirent à leur tour en s’associant aux intérêts des autochtones, car en principe aucune entreprise ne devrait être envisagée sans que le pays lui-même n’y participe financièrement.
126.Lorsque la Mission souleva la question de savoir si le Statut du Territoire et son avenir politique avaient eu pour conséquence une hésitation des capitaux à s’investir dans le pays, le Gouverneur, tout en reconnaissant que dans certaines sphères des hésitations avaient pu se manifester à la suite d’articles parus dans les journaux ou de déclarations faites à des réunions internationales, a rejeté la validité de toute hésitation et a estimé que son rôle était de démontrer que personne ne devait craindre d’investir au Ruanda-Urundi travail et capitaux; qu’il y avait des chances d’en assurer la rentabilité, la garantie et l’amortissement dans les meilleures conditions, et qu’en fait les venues de capitaux privés au Ruanda-Urundi étaient encore très substantielles.
127.La grosse question cependant pour l’avenir du Ruanda-Urundi, a affirmé le Gouverneur, est moins l’attente des capitaux étrangers que la conversion profonde et systématique des méthodes actuelles d’exploitation des ressources naturelles du pays, qui assoirait les finances publiques du Ruanda-Urundi sur une économie consolidée. L’Administration envisage de stimuler cette conversion. En matière agricole, l’effort porte sur l’augmentation massive de la production vivrière, sur le développement maximum de la culture du café et du plus grand nombre possible de cultures industrielles accessoires; enfin sur la valorisation du bétail. En matière d’industrialisation, qui est essentielle dans un pays aussi surpeuplé, mais qui n’en est qu’à ses débuts, l’effort portera sur l’exploration systématique des ressources naturelles en gites minéraux et en gîtes hydro-électriques.
128.La Mission ne peut qu’approuver cette façon d’envisager l’avenir du pays, et fait confiance dans l’énergie et la compétence de l’Autorité administrante. Elle tient cependant à souligner que le facteur essentiel de succès ou d’échec sera en définitive la population autochtone elle-même, et que l’élément psychologique jouera un rôle important. Dans quelle mesure cette population participera-t-elle activement, consciemment et volontairement à la mise en valeur du Ruanda-Urundi? Dans quelle mesure sentira-t-elle qu’en dernière analyse c’est avant tout elle-même qui en bénéficiera? Dans quelle mesure se sentira-t-elle associée et intéressée à ce programme d’avenir? Economiquement, le niveau de vie de la majorité des autochtones est encore très bas et il y a encore un abîme entre eux et les Européens. Néanmoins, ce niveau n’est plus assez bas (et c’est encore plus vrai pour les classes moyennes et dirigeantes autochtones où il est même relativement élevé) pour que les Barundi et les Banyaruanda demeurent passifs ou indifférents, et qu’ils ne se mettent à tirer des conclusions sur ce qu’ils voient et entendent autour d’eux, et sur les plans qui s’élaborent pour le Territoire.
129.Certains correspondants – anonymes pour la plupart – ont exprimé à la Mission des vues très pessimistes : « les Belges sont sur place pour « manger » le pays; les fonctionnaires s’enrichissent et les indigènes deviennent de plus en plus pauvres; l’argent du budget sert à construire des maisons et des routes pour les blancs ». D’autres ont exprimé des doutes, comme la « Mise au point » du Conseil supérieur du Ruanda qui parle « d’une barrière économique jusqu’ici infranchie » qui s’oppose au rapprochement entre noir et Européen; ajoutant que « celui qui voudrait se pencher sur le problème de discrimination économique n’arriverait pas à épuiser le sujet ; que la population a adopté « une attitude de résignation qui attend un libérateur éventuel »; que pourtant les populations autochtones s’attacheraient à ceux oui leur offriraient un marché honnête et des perspectives d’avenir, sans rappeler à tout propos la dette de reconnaissance contractée envers la Belgique; et que tout serait à espérer « d’un rapprochement se fondant sur une réduction de l’écart de revenus entre les deux groupes de la population ». L’Autorité administrante, de son côté, est confiante et enthousiaste.
130.La Mission est heureuse de constater que l’Autorité administrante est consciente du problème. L’Administration lui a déclaré en effet que la nécessité d’un service de promotion sociale était évidente; qu’une opération « confiance » dans les paysannats et autres secteurs de modernisation agricole et pastorale était lancée; que partout des efforts d’éducation et de propagande s’avéraient indispensables pour « muer sur les collines l’exécutant docile et incompréhensif d’hier en un acteur conscient du but poursuivi; convaincu aussi de ce que le produit de son action lui restera en majorité, personnellement, acquis ».
131.Etant donné que la population du Ruanda-Urundi en est arrivée au stade où elle réclame avec véhémence une véritable inflation des services sociaux, tout particulièrement dans le domaine de l’enseignement, ce n’est que si elle comprend elle-même que ses vœux ne peuvent être comblés que par la mise en valeur du pays, au point de vue économique, et que si elle estime que les projets et directives de l’Administration assureront ce développement économique, dans l’intérêt des habitants, et sont par conséquent dignes de son active collaboration, qu’on peut espérer un développement économique, social et politique harmonieux au Ruanda-Urundi.
132.la Mission espère par conséquent que l’Autorité administrante fera un très gros effort de propagande et de persuasion dans ce sens, faute de quoi il n’y a pas lieu de se montrer optimiste pour l’avenir du Territoire sous tutelle.
- Un autre problème a aussi frappé la Mission. Lors de l’examen du budget pour 1958, un membre de la Commission du budget du Conseil général a fait remarquer que l’union douanière entre le Congo belge et le Ruanda-Urundi empêchait la perception de droits d’entrée sur les marchandises en provenance du Congo belge, alors qu’un nombre de plus en plus grand d’achats du Ruanda-Urundi se faisaient pour le Ruanda-Urundi, soit comme droits d’entrée, soit comme impôts sur les revenus (bénéfices industriels et salaires) perçus au Congo. Il pensait que si l’on ajoutait à ce manque à gagner celui découlant de la perception au profit du Congo belge des droits d’accises sur les marchandises consommées au Ruanda-Urundi et que si l’on tenait compte des pertes résultant pour le Ruanda-Urundi du placement en dehors du Territoire des capitaux d’épargne constitués au Ruanda-Urundi, et du produit de la taxe d’égalisation sur les cafés, il serait éventuellement possible en corrigeant ces situations d’équilibrer le budget pour 1958. A son avis, les efforts du Ruanda-Urundi en vue d’accroître sa production nationale ne peuvent améliorer la situation budgétaire que pour autant que l’accroissement des revenus et de l’activité donne lieu à des recettes au profit du pays et non au profit du territoire voisin. La commission du budget, approuvant cette argumentation, avait conclu que la séparation budgétaire du Ruanda-Urundi était en opposition avec le principe d’union douanière et financière du Ruanda-Urundi et du Congo belge et que là résidait le malaise profond des finances publiques du Ruanda-Urundi, malaise que le progrès économique ne pourrait pas mais risquerait au contraire d’accentuer. Elle avait suggéré certains palliatifs à cette situation. Lorsque cette question fut débattue en séance plénière du Conseil général, le Président estima qu’il n’était pas possible de discuter immédiatement les importants principes soulevés en matière d’éventuelle augmentation des possibilités de recettes publiques, sans une étude approfondie.
134, La Mission espère que l’Autorité administrante communiquera au Conseil de tutelle et à son Comité permanent des unions administratives les conclusions de l’étude qu’elle ne manquera pas de faire sur ce sujet important.