Plusieurs auteurs, tels les premiers voyageurs et administrateurs allemands, les missionnaires ethnologues,  ont tenté de décrire la société rwandaise précoloniale, ou pour le moins monarchique, en essayant de faire abstraction des influences européennes à une époque où cela était encore possible. Il se trouve que beaucoup de coutumes, de comportements et de traits de mentalité parfaitement actuels ne peuvent se comprendre qu’en prenant en compte les structures d’antan qu’à tort ou à raison on a qualifiées de “féodales”, au centre de gravité desquelles se tenait une royauté sacrale et dont la haute classe tutsi constituait, dans la plus grande partie du pays, l’armature politique et économique. Comme les fonctions des trois composantes du peuple rwanda – Tutsi, Hutu et Twa – étaient, ces derniers siècles, de plus en plus différenciées et hiérarchisées, l’éducation était dispensée de manière notablement différente à chaque niveau, malgré un très riche fonds commun.

 

 De cette éducation de sensibilité coutumière, l’enfant en milieu rural bénéficie à plein avant qu’il n’entre à l’école ; il continue à en être marqué en parallèle pendant qu’il fréquente celle-ci ; et il la retrouve dans la majorité des cas une fois qu’il l’a quittée. Elle seule nous permet de comprendre ce qu’il y a “par derrière” la formation dispensée par une institution d’origine coloniale et d’inspiration culturellement extravertie. Mais quand on parle d’éducation, ce ne sont pas seulement les enfants et les adolescents qui sont concernés : on apprend à tout âge, et dans une société soumise à un changement rapide, c’est constamment qu’on est obligé d’adapter et donc de restructurer ses comportements.

On aurait certainement tort de ne pas tenir compte de ce versant plus “informel” de la réalité, d’autant plus qu’une partie importante de la jeunesse a toujours échappé à

l’école ou a connu une scolarisation de faible intensité : pour elle, seule a compté et compte encore l’éducation dispensée par le milieu de vie au sein de laquelle s’amalgament de multiples influences, anciennes et nouvelles. Une chose est tout à fait évidente : il y a longtemps qu’on ne peut plus observer l’éducation “traditionnelle” dans sa “pureté” et sa cohérence. Si elle subsiste, ce n’est plus que sous forme de lambeaux plus ou moins sortis de leur contexte originel et réinterprétés à des profondeurs diverses. Concrètement on assiste le plus souvent à des juxtapositions et à des combinaisons qui varient quasiment d’un cas à l’autre et n’aboutissent que rarement à de véritables synthèses entre apports différents.

On peut jeter sur l’éducation de type ancien un regard nostalgiquement passéiste. Ce n’est pas sous cet angle que je l’aborderai ici. Ma perspective est double. Je me situe d’abord dans l’optique propre à une histoire et à une ethnologie de l’éducation, en essayant de comprendre les pratiques anciennes à partir des documents disponibles. Je me situe ensuite, à plus longue échéance, dans une optique proprement pédagogique, car je suis convaincu qu’il y a intérêt à prendre en compte dans la réflexion actuelle autour de l’école, de la famille et de la politique nationale en matière d’éducation cette part de l’ancien système qui fait toujours partie de la culture rwandaise vivante.

Beaucoup de langues africaines n’ont pas de mot pour dire “éducation” au sens où l’entendent les langues du Nord. D’un enfant qu’on a élevé, on dira le plus souvent “je l’ai nourri” ou “je l’ai fait grandir”. Les Mossi du Burkina Faso ont un concept qu’on pourrait traduire par : “naître et voir” ou “ce qu’on trouve en naissant”. Une part importante de ce travail revient à cet aspect des choses : qu’est-ce que le petit Rwandais de jadis trouvait en venant au monde ? quelles étaient les “structures d’accueil” qu’il lui fallait petit à petit intérioriser et auxquelles il lui fallait s’identifier ?

Bien entendu, le domaine est immense et ce n’est que très sommairement que je pourrai traiter des complexes socio-culturels majeurs qui ont une incidence directe sur l’éducation et le façonnement de la personnalité : milieu naturel et culture matérielle ; famille et groupes de parenté ; structures sociales, politiques et économiques patrimoine culturel, pensée, représentations et croyances ; compétences professionnelles ; structures mentales ; normes et valeurs. Conjointement, il nous faudra passer en revue les grands domaines où concrètement s’exerce l’éducation. Enfin, à chaque étape, nous devrons tenir compte des différenciations internes à la société rwandaise. Comme par la force des choses on est acculé à des choix, je donnerai la priorité aux aspects de la culture qui me semblent avoir le plus marqué la population en sa mentalité.

Il m’arrivera de prendre en compte des données concernant le Burundi voisin quand celles-ci sont pertinentes et éclairantes : les deux cultures sont très proches l’une de l’autre, même si au plus haut niveau les structures politiques anciennes différaient notablement et si une inimitié tenace opposait les deux royaumes frères.

Si dans la rédaction j’emploie habituellement l’imparfait, cela ne veut pas dire que les faits ainsi rapportés appartiennent irrémédiablement au passé. Ils peuvent demeurer très actuels dans les couches les moins touchées par la modernité.

 Malgré son appartenance au vocabulaire le plus courant, la notion d’éducation résiste à la définition. Selon qu’on l’envisage en philosophe, en sociologue, en économiste, en psychologue, en ethnologue ou en pédagogue, on aboutit à des appréhensions nettement différentes. E. Durkheim la définissait ainsi :

“L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné”.

Et d’ajouter :

“Cette action est de tous les instants et elle est générale. Il n’y a pas de période dans la vie sociale, il n’y a même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes générations ne soient pas en contact avec les aînés, et où, par suite, elles ne reçoivent de ces derniers l’influence éducative. Car cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très courts où parents et maîtres communiquent consciemment, et par la voie d’un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons, par les actes que nous accomplissons, nous façonnons de manière continue l’âme de nos enfants”.

“Chaque type de peuple a son éducation qui lui est propre et qui peut servir à le définir au même titre que son organisation sociale, politique et religieuse. C’est un des éléments de sa physionomie. Voilà pourquoi l’éducation a si prodigieusement varié suivant les temps et les pays”.

Cela revient à dire qu’à la base de toute éducation il y a une certaine conception du monde, de l’homme et de la société qui en détermine les fins, les contenus et les méthodes.

  1. Durkheim a eu le mérite de souligner qu’en parlant d’éducation, celle-ci peut être entendue en un sens restreint ou en un sens large. En effet, l’action exercée par les générations adultes ou par les représentants autorisés de la société peut être consciente, délibérée, voulue. Mais dans la réalité des choses, elle s’exerce de manière infiniment plus fréquente, plus subtile et peut-être plus prégnante en dehors de tout projet éducatif et sans même que les intéressés se rendent compte de l’influence qui émane d’eux ou qu’ils subissent. En ce sens on peut dire à la limite que l’éducation quasiment se confond avec la vie concrète et quotidienne du groupe.

La différence entre un sens restreint et un sens large peut encore être envisagée sous un autre angle. Quand on considère un groupe humain, il convient de distinguer son état effectif et la représentation qu’il se fait de lui-même, ce qu’il est et ce qu’il croit ou voudrait être, la réalité et l’idéal. On a tendance couramment à réduire la “véritable” éducation à celle qui a pour but de ne laisser pénétrer en l’enfant que les influences conformes à l’image idéale que chaque société se fait d’elle-même. Mais l’éducation consiste aussi et bien plus largement en l’ensemble des pressions qu’exercent sur le jeune être toutes les instances, toutes les structures et toutes les énergies sociales, qu’elles soient jugées bonnes ou mauvaises.

La notion d’éducation au sens large rejoint alors celle de socialisation. Cette dernière déborde l’autre précisément parce qu’elle intègre toutes les influences, qu’elles soient conscientes ou inconscientes, qu’elles soient jugées conformes aux normes qui ont cours dans la société ou qu’elles s’en écartent. On l’emploie plus précisément quand il s’agit de l’intégration sociale de l’individu à son groupe d’appartenance, avec tous les apprentissages que cela nécessite. “L’éducation en Afrique est d’abord une socialisation”, a écrit LêThânh Khôl .

La notion d’inculturation” (ou enculturation, voire parfois acculturation) est parallèle à celle de socialisation. Les rapports entre les deux sont en gros identiques à ceux qui existent entre culture et société ou entre ethnologie et sociologie. En devenant membre d’une société (socialisation), on est aussi appelé, dans le même mouvement, à devenir porteur d’une culture (inculturation). Les deux processus sont indissociables comme le recto et le verso d’une même réalité. Les distinguer n’est qu’une affaire de regard.

La rapidité du changement vécu et observé peut alors faire oublier qu’en réalité celui-ci n’est possible que dans la mesure où il se déploie sur un fond infiniment plus riche et plus solide de permanence. La technologie, par exemple, pourra évoluer très vite, tandis que la langue dont elle se sert restera, dans ses structures majeures, semblable à elle-même, et avec l’édifice de la pensée et de la symbolique sociale. Les mentalités se renouvellent rapidement en surface, mais plus en profondeur la personnalité de groupe ne se transforme jamais qu’avec lenteur, sauvegardant ainsi heureusement chez les individus une impression de continuité sans laquelle il ne peut y avoir sentiment d’identité. La pédagogie de nos écoles connaît chaque année des nouveautés qu’on prétend révolutionnaires, mais depuis vingt-cinq siècles elle se réduit pour l’essentiel à un apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul élémentaire. C’est tout ce qui de manière peu spectaculaire perdure ainsi dans nos civilisations et constitue cet arrière-plan, ce décor en profondeur sur lequel les différentes scènes se succèdent, qui représentera toujours la partie stable des processus éducatifs dont la fonction première est de permettre à une société de survivre et de se penser elle-même dans sa propre durée avec une certaine constance.

C’est en ce sens que R. Hubert a pu écrire : “Toute éducation est premièrement une conservation. Avant de chercher à se transformer, toute société commence par communiquer aux jeunes les éléments fondamentaux et permanents de sa nature” (p. 96). De l’enfant aborigène d’Australie à celui des quartiers riches des grandes villes américaines, ne s’est-on pas complu à relever une somme énorme d’apprentissages communs, qui représentent un fonds incomparablement plus important que les éléments soumis à variation, mais aussi à ce point omniprésent qu’on n’y prête plus attention ?

C’est d’ailleurs parce que l’éducation est d’abord d’essence conservatrice qu’elle se trouve pratiquement toujours en retard sur l’évolution et décalée vis-à-vis de l’état présent des sociétés. Il est rare qu’elle précède les mutations, comme le voudrait la logique ; le plus souvent elle les suit et s’y adapte avec plus ou moins de bonheur.

L’intervention éducative se diversifie considérablement selon les grands stades de la croissance. Durant les premières étapes de la vie, où les enfants jouissent d’un extraordinaire pouvoir d’imitation, on éduque plus par ce qu’on est que par ce qu’on dit et même par ce qu’on fait. Les rapports sont davantage vécus, dans la joie ou l’inquiétude, que pensés. Lorsque l’enfant grandit, les interventions du milieu se font plus explicites : on défend, on stimule, on incite, on conseille, on explique, on propose ouvertement des modèles, on sanctionne. C’est le moment des apprentissages voulus comme tels, parfois des dressages, où l’autorité de l’adulte joue à plein. On sensibilise le petit d’homme à un idéal de conduite, à ce qui est bien et à ce qui est mal. Mais cette pédagogie des valeurs n’aurait évidemment ni sens ni portée si elle ne reposait sur le roc beaucoup plus ferme des manières de faire, des attitudes et des jugements qui à l’intérieur d’une société vont de soi. En procédant à un apprentissage technique ou en exigeant un type de conduite morale, l’adulte prend conscience de son rôle éducatif en même temps qu’il juge à présent l’enfant capable de comprendre, de recevoir une instruction et de soumettre sa conduite à une direction délibérée. Quand des institutions de type scolaire ou initiatique se mettent en place, la société élabore très réellement, encore que de manière parfois confuse, un projet pédagogique avec son programme, ses spécialistes, ses lieux, son calendrier, ses épreuves, son style, etc.

Si par certains côtés la culture apparaît comme une force impersonnelle existant par elle-même en dehors de l’esprit et de l’action des hommes, il ne s’agit là que de l’une des faces de la réalité, l’autre étant la culture comprise comme la part apprise du comportement, donc interne à l’être humain. Par opposition à ce qu’est l’instinct chez l’animalla culture est incessante création. Elle est plus qu’une simple somme de traits culturels: elle est essentiellement un style d’existence qui les unifie et les imprègne tous. Les formes qu’elle revêt sont multiples, variables, contingentes, libres dans une certaine mesure, susceptibles donc de changer par leur propre dynamique interne ou d’être changées sous le choc d’influences externes. Quand A. Kardiner montre comment les institutions éducatives induisent la “personnalité de base” d’un groupe, et comment celle-ci à son tour est à l’origine de créations de l’esprit à caractère projectif qui contribuent, par un mécanisme de feed-back, au remaniement des modes d’éducation, il propose un modèle peut-être simpliste, mais qui permet de comprendre comment d’une génération à l’autre se produit inéluctablement un changement, si minime soit-il, même dans la société apparemment la plus immuablement conservatrice.

On pourrait dire que tout se passe dans la vie des peuples comme dans un jeu de société bien connu : de la pièce où se trouvent les spectateurs on fait sortir les acteurs, sauf un ; on propose à celui-ci une scène à mimer et il le fait silencieusement devant un second acteur que l’on a fait rentrer pour cela ; celui-ci reproduit ce qu’il a vu devant un troisième, etc. Malgré sa volonté d’imiter le plus fidèlement possible son modèle, chacun s’éloigne dans son jeu un peu plus de la scène originelle dont il n’a pas compris tous les éléments et qu’il réinterprète à sa manière. Même si à aucun moment et chez aucun des protagonistes il n’y a eu le moindre désir de changement, la représentation finale s’éloigne notablement de l’initiale, au point, souvent, d’être méconnaissable. Il en va de même dans la vie sociale quand de génération en génération on se transmet des thèmes culturels, même si chacun a le souci de les reproduire exactement et de ne rien y ajouter de personnel, ce qui de toute façon n’est plus le cas dans les sociétés modernes.

L’éducation peut être envisagée d’un double point de vue. Considérée dans sa dynamique, elle apparaît comme le processus de transmission par lequel la culture elle-même s’actualise et se perpétue dans une nouvelle génération, mettant pour cela tout en oeuvre, son organisation, ses ressources, son génie, érigeant les enfants et les jeunes, au fur et à mesure de leur croissance, en porteurs, en représentants, puis en instruments, en médiateurs et finalement en transformateurs de cette culture. Considérée dans sa statique, elle apparaît comme l’équipement que l’individu reçoit pour pouvoir s’intégrer dans sa société, et donc comme le résultat de ce processus : langage, connaissances, système des valeurs, sensibilité, catégories de pensée et cadre général de référence.

Quand au Rwanda on parle d’éducation précoloniale”, on se réfère à celle dispensée avant l’arrivée des colonisateurs allemands dans les dernières années du XIXe siècle ; la notion d’éducation ancienne”, d’éducation dans l’ancien Rwanda”, “d’éducation aux temps anciens” ou “d’éducation au temps des rois” est plus vague, mais aussi plus extensive, puisqu’elle peut englober celle dispensée par les milieux traditionalistes ou faiblement acculturés au temps de la monarchie, et ce jusqu’à la chute de celle-ci, en gros jusqu’au milieu du XXe siècle. On a assisté à un entrecroisement des trois grandes empreintes qui ont marqué le pays : celle de la tradition ancienne, celle de la modernité et celle du christianisme, chacune présentant d’innombrables ramifications. On ne peut évidemment pas les dissocier au couteau ; souvent, néanmoins, il apparaît clairement que telle institution ou tel comportement relève de l’une ou de l’autre.

Les notions d’éducation “traditionnelle” ou d’éducation “coutumière” font référence, moins à une période de l’histoire, qu’à l’évidente permanence, à côté du secteur moderniste de la vie nationale et des comportements qu’il inspire, de la culture proprement africaine et rwandaise qui se traduit en de multiples incidences et implications éducatives. Remarquons à ce propos que les notions de “tradition’ et de “coutume” ne se superposent pas exactement, car la seconde ne représente qu’un aspect limité de la première. Si par coutume on entend ici une habitude collective héritée du passé, la tradition peut être entendue en un sens beaucoup plus large et fondamental comme l’inspiration de base qui parcourt et anime une culture ou une religion et lui confère sa spécificité, son style et son esprit propres.

Quant au sens des termes “éducation formelle”, “informelle” et “non formelle”, il diverge d’un auteur à l’autre.

Pour E. T. Hall, par exemple, l’éducation formelle est celle qui cherche à imposer par la voie du précepte et de l’admonestation des modèles que l’éducateur lui-même n’a jamais mis en question et au sujet desquels il serait bien embarrassé s’il lui fallait expliciter sa position. Pour elle il n’y a pas d’intermédiaire entre ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est vrai et ce qui est faux. Est bon et naturel ce qui se fait ici, et on découvre avec surprise qu’ailleurs on puisse faire autrement. L’influence du passé l’emporte sur les exigences du présent et du futur. Il n’y a alors qu’une manière de faire qui soit correcte, et agir autrement est impensable. Nous sommes là en plein dans le domaine de la coutume et de la tradition, dont le poids, la rigidité et la résistance au changement diffèrent d’une société à l’autre. C’est grâce à elles que chacun sait de manière plus ou moins précise ce qu’il peut attendre des autres et ce que les autres attendent de lui. Les systèmes formels représentent ce que dans une culture il y a de plus ferme et de plus consistant. Leur rigidité même a l’avantage de donner aux individus une image cohérente et précise de leur milieu social, jusque dans les déviations permises.

Dans l’éducation informelle, l’agent principal est le “modèle” (pattern) dont on use par imitation et par imprégnation, le plus souvent sans en avoir conscience : des systèmes de conduite extrêmement complexes passent d’une génération à l’autre sans que l’on se rende compte qu’ils sont appris et sans que personne ne puisse indiquer par quelles voies s’opère cette transmission. Il faut attendre que la règle soit violée pour s’apercevoir qu’elle existe. L’émotion, la perplexité et l’anxiété ne naissent que quand le déroulement normal des choses est contrarié. Cette imitation inconsciente de modèles permet un haut degré de standardisation et d’automatisme.

L’éducation devient “technique” quand il y a transmission consciente et explicite se fondant sur une analyse logique et une explicitation des processus en cours. Nous sommes alors par excellence dans le domaine de l’instruction et de l’enseignement.

Ces trois types de learning ne se trouvent jamais à l’état pur. Ils interfèrent et se mélangent, mais il en est toujours un qui domine. Outrepasser des normes formelles, informelles et techniques conduit à des sanctions de type très différent.

Selon John Dewey, l’éducation “formelle”, que d’habitude on considère comme étant la seule véritable éducation, a pour but de ne laisser pénétrer en l’enfant que les influences conformes à l’image idéale que chaque société se fait de sa nature et de sa mission. Quant à l’éducation “informelle”, composante majeure de la socialisation, elle englobe l’ensemble des pressions qu’exercent sur le jeune être toutes les instances et toutes les énergies sociales, qu’elles soient jugées adéquates ou non, bonnes ou mauvaises, utiles ou dangereuses. On sait bien que la famille, le groupe des pairs, le terrain vague, la rue, le pâturage où les petits bergers vont paître leurs troupeaux, etc., peuvent avoir des incidences socialisatrices considérables alors qu’elles ne sont peut-être pas reconnues comme “éducatives’, mais au contraire stigmatisées comme néfastes.

LêThânh Khôi, enfin, opère une distinction entre éducation formelle, informelle et non formelle. A ses yeux, l’éducation formelle est celle qui est institutionnalisée et organisée en degrés qui se suivent de façon continue : l’école en est la dispensatrice la plus typique. L’éducation non formelle est également organisée et systématique, mais s’adresse à des groupes particuliers (jeunes marginaux, populations non touchées par l’école, minorités, etc.) en vue d’apprentissages déterminés, hors du cadre scolaire classique. Quant à l’éducation informelle, elle est le processus par lequel une personne acquiert des savoirs, des compétences et des aptitudes par l’expérience quotidienne et la vie elle-même.

On confond trop souvent éducation traditionnelle et éducation informelle : même si dans le concret elles se recoupent en partie, il s’agit là de deux concepts nettement distincts ; l’éducation traditionnelle peut être, comme nous le verrons, très formelle, voire technique, et l’éducation informelle n’avoir rien de commun avec la tradition…

D’autres concepts se greffent sur ces distinctions, tels ceux d’éducation intentionnelle et non intentionnelle, d’éducation consciente et inconsciente, d’éducation explicite et implicite, d’éducation centrée et diffuse, etc. La société agit sur ceux qu’elle est appelée à intégrer par tout ce qu’elle est, sans même que les différents acteurs en aient conscience.

Dans une culture, tout doit, d’une manière ou d’une autre, être appris, assimilé, intégré, et en ce sens on peut dire que tout trait, tout élément de culture, du plus matériel au plus spirituel, du plus individuel au plus collectif, a une portée socialisatrice et éducative dans la mesure même où on cherche à le perpétuer. Il n’est alors pas faux de dire qu’étudier l’éducation d’un peuple, c’est étudier sa culture dans sa dynamique. L’éducation dispensée consciemment et intentionnellement au travers ou non d’institutions spécialisées, pour importante qu’elle soit, n’est qu’une partie mineure de l’action socialisatrice globale que peuvent déployer la famille et les communautés plus vastes auxquelles l’individu appartient ; elle ne peut donc se comprendre qu’inscrite dans le jeu des structures familiales, socio-politiques et idéologiques. C’est pourquoi il nous faudra évoquer au moins à très grands traits les lignes de force majeures de la culture rwandaise précoloniale dans son ensemble.

La pédagogie, a dit E. Durkheim, n’est autre chose que la réflexion appliquée aussi méthodiquement que possible aux choses de l’éducation. On peut se demander si à propos du Rwanda ancien cette notion a déjà un sens. Il me semble qu’un certain usage peut en être fait à un double niveau.

Au plan des structures mentales collectives d’abord, que l’ethnologue a pour tâche de déchiffrer, les pratiques éducatives, même les plus automatisées et les moins conscientes, se conforment à une orientation générale, à une ligne directrice, à un modèle sous-jacent : elles vont dans le même sens et se renforcent mutuellement pour aboutir à la formation d’une personnalité intégrée selon une certaine image. Du fait qu’il y a en toute culture une logique, un schéma organisateur, ne pourrait-on parler au moins analogiquement de pédagogie, même en admettant que celle-ci demeure purement diffuse? Par- delà l’action que déploie tel individu sur tel autre, tel adulte sur tel jeune, il faut considérer l’influence globale qu’exerce une société, par toute son orientation, sur ceux qu’elle cherche à intégrer en son sein. Or cette influence joue habituellement de manière cohérente jusque dans ses antagonismes et ses contradictions, comme si elle était consciemment élaborée à cet effet.

En second lieu, on peut considérer la réflexion pédagogique comme un fait social, une manifestation de la culture à un moment donné, un phénomène de normativité caractéristique d’un lieu et d’une époque. Cette réflexion peut prendre un tour hautement élaboré, mais se manifester aussi par des expressions purement populaires. Au Rwanda, comme dans les autres sociétés africaines, l’attitude des parents vis-à-vis des enfants, des aînés vis-à-vis des cadets et des adultes en général vis-à-vis des jeunes est codifiée, mise en forme en des maximes et des sentences que l’on cite pour justifier telle intervention et au travers desquelles on devine l’existence d’un authentique projet pédagogique. Des auteurs, tel Bruno Gutmann chez les Chaga d’Afrique de l’Est, sont parvenus à recueillir une littérature didactique très étoffée, quoique purement orale, donnant lieu à un enseignement socialement codifié et dispensé en des occasions précises. On trouve partout des institutions à visée éducative claire dont les intéressés savent rendre compte, surtout quand il s’agit de la transmission de valeurs et de normes et de l’acquisition de compétences. Au Rwanda, c’est principalement autour de la cour royale et des cours des grands chefs que s’est développée une pédagogie parfaitement consciente et méthodique à l’intention des jeunes pages.

La socialisation, disons “à dominante coutumière”, que l’on peut encore observer aujourd’hui, recèle évidemment de nombreux éléments nullement négligeables pour qui se veut attentif à la continuité entre école et milieu social. Le monde paysan rwandais est culturellement d’une étonnante richesse, y compris en ses apports intellectuels et techniques, sans parler des habitudes sociales et du climat affectif qui marquent l’enfant on ne peut plus profondément. Entre ce qui est acquis dans le milieu de vie et ce qui est appris à l’école, des interférences apparaissent inévitablement, positives quand elles facilitent les apprentissages, négatives quand elles les inhibent et les contrarient. Mais il ne sera jamais possible d’étudier celles-ci avec la même rigueur et la même technicité que les interférences proprement linguistiques, par exemple.

A la multiplicité des institutions, des statuts, des fonctions, des castes, des groupes raciaux, ethniques, professionnels, religieux, initiatiques, correspondent des normes de conduite, des modèles de comportement, et par le fait même des pédagogies et des andragogies spécifiques. L’éducation de la génération montante apparaît ainsi, considérée globalement, comme un processus extrêmement diversifié qui fait intervenir des agents, des moyens et des pratiques de nature variée, selon une chronologie plus ou moins précise. Le système est forcément parcouru de tensions et de conflits de toute sorte.

On oppose généralement l’éducation traditionnelle à celle promue au travers de l’école. Mais les situations concrètes dans lesquelles les populations ont été placées ont été fort complexes. L’école a été historiquement liée à la colonisation, phénomène multiforme s’il en est, dont les apports ont, brutalement ici, insensiblement ailleurs, touché à tous les domaines de la vie. L’école a longtemps fonctionné à la manière d’un corps étranger dont le but premier était d’extraire du milieu coutumier un certain nombre d’individus afin d’en faire des auxiliaires de l’administration, de l’Eglise ou des nouveaux acteurs de la vie économique, puis, en second lieu, de disposer la grande masse à devenir plus productive en vue de rentabiliser l’entreprise coloniale. Mais au fil du temps, l’école s’est intégrée au paysage, elle en est devenue un rouage essentiel et elle s’est “indigénisée” au point qu’il est devenu impossible de se représenter la société sans elle.

Il est inadéquat de parler au Rwanda d’éducation “villageoise” puisque, jusqu’à une époque très récente, il n’y existait que très peu de villages proprement dits et que l’unité d’occupation humaine ou l’entité sociale de base était la “colline” : c’est à elle que l’on s’identifiait ; c’est dans son cadre que se déroulait la vie de tous les jours.

Pour ce qui est de l’éducation “familiale”, nettement différente d’un milieu à l’autre, on trouve aujourd’hui encore, même dans les couches les plus acculturées de la population, des traits qui relèvent de la tradition culturelle ancienne. C’est surtout à l’âge scolaire que se font sentir les influences venues de l’extérieur, alors que plus on remonte vers la petite enfance, plus les conduites sont imprégnées de représentations et d’habitudes héritées du passé.

Les massacres à caractère génocidaire dont le Rwanda, le Burundi, voire l’Est du Congo ont été périodiquement les théâtres depuis les années 60 ont fait connaître au monde entier une structure socio-politique originale, propre à la région des Grands Lacs, qui distingue, voire oppose, au sein d’un même peuple, trois groupes ou trois strates de population : les Héma (Hima) et Tutsi d’un côté, les Hutu de l’autre, et à la marge les Twa qualifiés habituellement de “pygmoïdes”. Le Rwanda offrait à partir du XIXe siècle une forme extrême, dans sa rigidité, de cette organisation sociale. Si dans un passé reculé le “foyer culturel” de cette civilisation se trouvait sans doute du côté de l’organisation lignagère (comme ce fut encore le cas au début du XXe siècle dans le Nord du pays), il s’est déplacé au fil de l’histoire du côté d’une stratification et d’une hiérarchisation de plus en plus conflictuelles.

De quels termes sociologiques convient-il de se servir en français pour désigner les trois groupes en présence si on veut éviter de reporter sur le passé des problématiques qui lui sont étrangères ? Il est dommage qu’on ne puisse plus employer les notions d’ordre” et d”état” qui avaient cours dans la France monarchique, car elles ne seraient peut-être pas dépourvues de pertinence. Depuis un siècle on a parlé successivement et non sans à-propos de “races”, d’ethnies” (ou de “tribus”), de “castes” et de “classes”, mais chaque fois avec des réserves, des corrections et des infléchissements particuliers. Ces dénominations seront discutées un peu plus loin. En l’absence d’une terminologie adéquate et consensuelle, il m’arrivera d’utiliser les quatre, en fonction du contexte et des époques, avec une préférennce pour-celle, de “classe”, la plus polyvalente, la plus polysémique et en un sens la plus, neutre. Je les munirai de guillemets pour bien marquer qu’elles ne sont pas réellement adéquates et font l’objet d’âpres controverses. Il faudra aussi se souvenir qu’en parlant de Tutsi ou de Hutu (prononcer Toutsi et Houtou), ces termes ont pu recouvrir des réalités sociales fort diverses au sein même de la société rwandaise selon les régions et les époques.

Une prudence similaire s’impose quant au maniement du concept de “féodalité” qui dans l’Europe médiévale est né de la désintégration du pouvoir monarchique, alors qu’au contraire au Rwanda les phénomènes de vassalité et de dépendance sont apparus avec la constitution d’un pouvoir fort. Mais ne pourrait-on admettre qu’il existe différents modèles de féodalité ? ou qu’on puisse distinguer les institutions féodales de type classique d’une mentalité féodale plus large ?